Contes divers 1882

Chapitre 24Ma Femme

C’était à la fin d’un dîner d’hommes, d’hommes mariés, anciensamis, qui se réunissaient quelquefois sans leurs femmes, engarçons, comme jadis. On mangeait longtemps, on buvaitbeaucoup ; on parlait de tout, on remuait des souvenirs vieuxet joyeux, ces souvenirs chauds qui font, malgré soi, sourire leslèvres et frémir le cœur. On disait :

– Te rappelles-tu, Georges, notre excursion à Saint-Germain avecces deux fillettes de Montmartre ?

– Parbleu ! si je me le rappelle.

Et on retrouvait des détails, et ceci et cela, mille petiteschoses, qui faisaient plaisir encore aujourd’hui.

On vint à parler du mariage, et chacun dit avec un air sincère :« Oh ! si c’était à recommencer !… » Georges Duportinajouta : « C’est extraordinaire comme on tombe là-dedansfacilement. On était bien décidé à ne jamais prendre femme ;et puis, au printemps on part pour la campagne ; il faitchaud ; l’été se présente bien ; l’herbe estfleurie ; on rencontre une jeune fille chez des amis…v’lan ! c’est fait. On revient marié. »

Pierre Létoile s’écria : « Juste ! c’est mon histoire,seulement j’ai des détails particuliers… »

Son ami l’interrompit : « Quant à toi ne te plains pas. Tu asbien la plus charmante femme du monde, jolie, aimable,parfaite ; tu es, certes, le plus heureux de nous. »

L’autre reprit :

– Ce n’est pas ma faute.

– Comment ça ?

– C’est vrai que j’ai une femme parfaite ; mais je l’aibien épousée malgré moi.

– Allons donc !

– Oui… Voici l’aventure. J’avais trente-cinq ans, et je nepensais pas plus à me marier qu’à me pendre. Les jeunes filles mesemblaient insipides et j’adorais le plaisir.

Je fus invité, au mois de mai, à la noce de mon cousin Simond’Érabel, en Normandie. Ce fut une vraie noce normande. On se mit àtable à cinq heures du soir ; à onze heures on mangeaitencore. On m’avait accouplé, pour la circonstance, avec unedemoiselle Dumoulin, fille d’un colonel en retraite, jeune personneblonde et militaire, bien en forme, hardie et verbeuse. Ellem’accapara complètement pendant toute la journée, m’entraîna dansle parc, me fit danser bon gré mal gré, m’assomma.

Je me disais : « Passe pour aujourd’hui, mais demain je file. Çasuffit. »

Vers onze heures du soir, les femmes se retirèrent dans leurschambres ; les hommes restèrent à fumer en buvant, ou à boireen fumant, si vous aimez mieux.

Par la fenêtre ouverte on apercevait le bal champêtre. Rustreset rustaudes sautaient en rond, en hurlant un air de danse sauvagequ’accompagnaient faiblement deux violonistes et une clarinetteplacés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chanttumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson desinstruments ; et la frêle musique, déchirée par les voixdéchaînées, semblait tomber du ciel en lambeaux, en petitsfragments de notes éparpillées.

Deux grandes barriques, entourées de torches flambantes,versaient à boire à la foule. Deux hommes étaient occupés à rincerles verres ou les bols dans un baquet pour les tendre immédiatementsous les robinets d’où coulaient le filet rouge du vin ou le filetd’or du cidre pur ; et les danseurs assoiffés, les vieuxtranquilles, les filles en sueurs se pressaient, tendaient les braspour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grandsflots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ilspréféraient. Sur une table on trouvait du pain, du beurre, desfromages et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps àautre : et sous le champ de feu des étoiles, cette fête saine etviolente faisait plaisir à voir, donnait envie de boire aussi auventre de ces grosses futailles et de manger du pain ferme avec dubeurre et un oignon cru.

Un désir fou me saisit de prendre part à ces réjouissances, etj’abandonnai mes compagnons.

J’étais peut-être un peu gris, je dois l’avouer ; mais jele fus bientôt tout à fait.

J’avais saisi la main d’une forte paysanne essoufflée, et je lafis sauter éperdument jusqu’à la limite de mon haleine.

Et puis je bus un coup de vin et je saisis une autre gaillarde.Pour me rafraîchir ensuite, j’avalai un plein bol de cidre et je meremis à bondir comme un possédé.

J’étais souple ; les gars, ravis, me contemplaient encherchant à m’imiter ; les filles voulaient toutes danser avecmoi et sautaient lourdement avec des élégances de vaches.

Enfin, de ronde en ronde, de verre de vin en verre de cidre, jeme trouvai, vers deux heures du matin, pochard à ne plus tenirdebout.

J’eus conscience de mon état et je voulus gagner ma chambre. Lechâteau dormait, silencieux et sombre.

Je n’avais pas d’allumettes et tout le monde était couché. Dèsque je fus dans le vestibule, des étourdissements me prirent ;j’eus beaucoup de mal à trouver la rampe ; enfin, je larencontrai par hasard, à tâtons, et je m’assis sur la premièremarche de l’escalier pour tâcher de classer un peu mes idées.

Ma chambre se trouvait au second étage, la troisième porte àgauche. C’était heureux que je n’eusse pas oublié cela. Fort de cesouvenir, je me relevai, non sans peine, et je commençail’ascension, marche à marche, les mains soudées aux barreaux de ferpour ne point choir, avec l’idée fixe de ne pas faire de bruit.

Trois ou quatre fois seulement mon pied manqua les degrés et jem’abattis sur les genoux, mais grâce à l’énergie de mes bras et àla tension de ma volonté, j’évitai une dégringolade complète.

Enfin, j’atteignis le second étage et je m’aventurai dans lecorridor, en tâtant les murailles. Voici une porte ; jecomptais : « Une » ; mais un vertige subit me détacha du muret me fit accomplir un circuit singulier qui me jeta sur l’autrecloison. Je voulus revenir en ligne droite. La traversée fut longueet pénible. Enfin je rencontrai la côte que je me mis à longer denouveau avec prudence et je trouvai une autre porte. Pour être sûrde ne pas me tromper, je comptai encore tout haut : « Deux » ;et je me remis en marche. Je finis par trouver la troisième. Je dis: « Trois, c’est moi » et je tournai la clef dans la serrure. Laporte s’ouvrit. Je pensai, malgré mon trouble : « Puisque ças’ouvre c’est bien chez moi. » Et je m’avançai dans l’ombre aprèsavoir refermé doucement.

Je heurtai quelque chose de mou : ma chaise longue. Je m’étendisaussitôt dessus.

Dans ma situation, je ne devais pas m’obstiner à chercher matable de nuit, mon bougeoir, mes allumettes. J’en aurais eu pourdeux heures au moins. Il m’aurait fallu autant de temps pour medévêtir ; et peut-être n’y serais-je pas parvenu. J’yrenonçai.

J’enlevai seulement mes bottines ; je déboutonnai mon giletqui m’étranglait, je desserrai mon pantalon et je m’endormis d’uninvincible sommeil.

Cela dura longtemps sans doute. Je fus brusquement réveillé parune voix vibrante qui disait, tout près de moi : « Comment,paresseuse, encore couchée ? Il est dix heures, sais-tu ?»

Une voix de femme répondit : « Déjà ! J’étais si fatiguéed’hier. »

Je me demandais avec stupéfaction ce que voulait dire cedialogue.

Où étais-je ? Qu’avais-je fait ?

Mon esprit flottait, encore enveloppé d’un nuage épais.

La première voix reprit : « Je vais ouvrir tes rideaux. »

Et j’entendis des pas qui s’approchaient de moi. Je m’assis toutà fait éperdu. Alors une main se posa sur ma tête. Je fis unbrusque mouvement. La voix demanda avec force : « Qui est là ?» Je me gardai bien de répondre. Deux poignets furieux mesaisirent. À mon tour j’enlaçai quelqu’un et une lutte effroyablecommença. Nous nous roulions, renversant les meubles, heurtant lesmurs.

La voix de femme criait effroyablement : « Au secours, ausecours ! »

Des domestiques accoururent, des voisins, des dames affolées. Onouvrit les volets, on tira les rideaux. Je me colletais avec lecolonel Dumoulin !

J’avais dormi auprès du lit de sa fille.

Quand on nous eut séparés, je m’enfuis dans ma chambre, abrutid’étonnement. Je m’enfermai à clef et je m’assis, les pieds sur unechaise, car mes bottines étaient demeurées chez la jeunepersonne.

J’entendais une grande rumeur dans tout le château, des portesouvertes et fermées, des chuchotements, des pas rapides.

Au bout d’une demi-heure on frappa chez moi. Je criai : « Quiest là ? » C’était mon oncle, le père du marié de la veille.J’ouvris.

Il était pâle et furieux et il me traita durement : « Tu t’esconduit chez moi comme un manant, entends-tu ? » Puis ilajouta d’un ton plus doux : « Comment, bougre d’imbécile, tu telaisses surprendre à dix heures du matin ! Tu vas t’endormircomme une bûche dans cette chambre au lieu de t’en aller aussitôt…aussitôt après. »

Je m’écriai : « Mais, mon oncle, je vous assure qu’il ne s’estrien passé… Je me suis trompé de porte, étant gris. »

Il haussa les épaules : « Allons ne dis pas des bêtises. » Jelevai la main : « Je vous le jure sur mon honneur. » Mon onclereprit : « Oui, c’est bien. C’est ton devoir de dire cela. »

À mon tour, je me fâchai, et je lui racontai toute mamésaventure. Il me regardait avec des yeux ébahis, ne sachant pasce qu’il devait croire.

Puis il sortit conférer avec le colonel.

J’appris qu’on avait formé aussi une espèce de tribunal demères, auquel étaient soumises les différentes phases de lasituation.

Il revint une heure plus tard, s’assit avec des allures de juge,et commença : « Quoi qu’il en soit, je ne vois pour toi qu’un moyende te tirer d’affaires, c’est d’épouser Mlle Dumoulin. »

Je fis un bond d’épouvante :

– Quant à ça, jamais par exemple !

Il demanda gravement : « Que comptes-tu donc faire ? »

Je répondis avec simplicité : « Mais… m’en aller, quand onm’aura rendu mes bottines. »

Mon oncle reprit : « Ne plaisantons pas, s’il te plaît. Lecolonel est résolu à te brûler la cervelle dès qu’il t’apercevra.Et tu peux être sûr qu’il ne menace pas en vain. J’ai parlé d’unduel, il a répondu : “Non, je vous dis que je lui brûlerai lacervelle.”

« Examinons maintenant la question à un autre point de vue.

« Ou bien tu as séduit cette enfant et, alors, c’est tant pispour toi, mon garçon, on ne s’adresse pas aux jeunes filles.

« Ou bien tu t’es trompé étant gris, comme tu le dis. Alorsc’est encore tant pis pour toi. On ne se met pas dans dessituations aussi sottes. De toute façon, la pauvre fille est perduede réputation, car on ne croira jamais à des explicationsd’ivrogne. La vraie victime, la seule victime là-dedans, c’estelle. Réfléchis. »

Et il s’en alla pendant que je lui criais dans le dos : « Ditestout ce que vous voudrez. Je n’épouserai pas. »

Je restai seul encore une heure.

Ce fut ma tante qui vint à son tour. Elle pleurait. Elle usa detous les raisonnements. Personne ne croyait à mon erreur. On nepouvait admettre que cette jeune fille eût oublié de fermer saporte à clef dans une maison pleine de monde. Le colonel l’avaitfrappée. Elle sanglotait depuis le matin. C’était un scandaleterrible, ineffaçable.

Et ma bonne tante ajoutait : « Demande-la toujours enmariage ; on trouvera peut-être moyen de te tirer d’affairesen discutant les conditions du contrat. »

Cette perspective me soulagea. Et je consentis à écrire mademande. Une heure après je repartais pour Paris.

Je fus avisé le lendemain que ma demande était agréée.

Alors, en trois semaines, sans que j’aie pu trouver une ruse,une défaite, les bans furent publiés, les lettres de faire-partenvoyées, le contrat signé, et je me trouvai, un lundi matin, dansle chœur d’une église illuminée, à côté d’une jeune fille quipleurait, après avoir déclaré au maire que je consentais à laprendre pour compagne… jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre.

Je ne l’avais pas revue, et je la regardais de côté avec uncertain étonnement malveillant. Cependant, elle n’était pas laide,mais pas du tout. Je me disais : « En voilà une qui ne rira pastous les jours. »

Elle ne me regarda point une fois jusqu’au soir, et ne me ditpas un mot.

Vers le milieu de la nuit, j’entrai dans la chambre nuptialeavec l’intention de lui faire connaître mes résolutions, carj’étais le maître maintenant.

Je la trouvai, assise dans un fauteuil, vêtue comme dans lejour, avec les yeux rouges et le teint pâle. Elle se leva dès quej’entrai et vint à moi gravement.

« Monsieur, me dit-elle, je suis prête à faire ce que vousordonnerez. Je me tuerai si vous le désirez. »

Elle était jolie comme tout dans ce rôle héroïque, la fille ducolonel. Je l’embrassai, c’était mon droit.

Et je m’aperçus bientôt que je n’étais pas volé.

Voilà cinq ans que je suis marié. Je ne le regrette nullementencore.

Pierre Létoile se tut. Ses compagnons riaient. L’un d’eux dit :« Le mariage est une loterie ; il ne faut jamais choisir lesnuméros, ceux de hasard sont les meilleurs. »

Et un autre ajouta pour conclure : « Oui, mais n’oubliez pas quele dieu des ivrognes avait choisi pour Pierre. »

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