Contes divers 1882

Chapitre 8Conflits pour rire

Depuis la bruyante expulsion des moines, nous sommes entrés dansl’ère des conflits entre l’autorité civile et la dominationecclésiastique. Tantôt les départements stupéfaits assistent auduel héroïque du préfet et de l’évêque, tantôt la France entièrereste béante devant le combat singulier d’un ministre et d’uncardinal.

Mais les conflits entre les deux pouvoirs qui se partageaientjusqu’ici le pays prennent un intérêt tout particulier quand ils seproduisent entre un simple maire et un humble curé ; entre unFrère et un instituteur. Alors on assiste vraiment à des luttesdésopilantes, toute question de foi mise de côté et respectée.

On citait l’autre jour en ce journal un article de M. HenriRochefort, à propos de la nouvelle loi contre les écrits immoraux,loi qui met des foudres rechargées entre les mains de tous lesPinard et de tous les Bétolaud de l’avenir ; et à ce propos,le mordant écrivain rappelait que beaucoup de monuments ont étémutilés par le zèle aveugle d’ecclésiastiques férocement honnêtes.Je lui dédie l’histoire suivante, vraie en tous points, maisancienne déjà.

Un petit village normand possédait une église très vieille etclassée parmi les monuments historiques. Seul, le conservateurdesdits monuments pouvait donc autoriser les modifications ouréparations.

Non pas qu’on respecte beaucoup les monuments historiques quandces monuments sont religieux. L’église romane d’Étretat, parexemple, est agrémentée aujourd’hui de peintures et de vitraux àfaire aboyer tous les artistes, et les hideuses ornementations dustyle jésuite ont gâté à tout jamais une foule de remarquablesédifices.

La petite église dont je parle possédait un portail sculpté, unde ces portails en demi-cercle où la fantaisie libre d’artistesnaïfs a gravé des scènes bibliques dans leur simplicité et leurnudité premières.

Au centre, comme figure principale, Adam offrait à Ève seshommages. Notre père à tous se dressait dans le costume originel,et Ève, soumise comme doit l’être toute épouse, recevait avecabandon les faveurs de son seigneur.

D’eux sortaient, comme un double fleuve, les générationshumaines, les hommes s’écoulant d’Adam et les femmes de la mèreÈve.

Or, ce village était administré par un curé fort honnête homme,mais dont la pudeur saignait chaque fois qu’il lui fallait passerdevant ce groupe trop naturel. Il souffrit d’abord en silence,ulcéré jusqu’à l’âme. Mais que faire ?

Un matin, comme il venait de dire la messe, deux étrangers, deuxvoyageurs, arrêtés devant le porche de l’édifice, se mirent à rireen le voyant sortir.

L’un d’eux même lui demanda : « C’est votre enseigne monsieur lecuré ? » Et il montrait nos antiques parents éternellementimmobiles en leur libre attitude.

Le prêtre s’enfuit, humilié jusqu’aux larmes, blessé jusqu’aucœur, se disant qu’en effet son église portait au front un emblèmede honte, comme un mauvais lieu.

Et il alla trouver le maire, qui dirigeait le conseil defabrique. Ce maire était libre penseur.

Je laisse à deviner quels furent les arguments du prêtre et lesréponses du citoyen.

Éperdu, l’ecclésiastique implorait, suppliait, pour quel’autorité civile permît seulement qu’on diminuât un peu notre pèreAdam, rien qu’un peu, une simple modification à la turque. Cela negâterait rien, au contraire. Le conservateur des monumentshistoriques n’y verrait que du feu, d’ailleurs. Le maire futinflexible, et il congédia le desservant en le traitant derétrograde.

Le dimanche suivant, la population stupéfaite s’aperçut qu’Adamportait un pantalon. Oui, un pantalon de drap, ajusté avec soin aumoyen de cire à cacheter. De la sorte, le monument et le premierhomme restaient intacts, et la pudeur était sauve.

Mais le fonctionnaire civil fit un bond de fureur et ilenjoignit au garde champêtre de déculotter notre ancêtre. Ce quifut fait au milieu des paroissiens égayés.

Alors le curé écrivit à l’évêque, l’évêque au conservateur. Cedernier ne céda pas.

Mais voici qu’une retraite allait être prêchée dans le villageen l’honneur d’un saint guérisseur dont la statue miraculeuse étaitexposée dans le chœur de l’église ; et cette fois le curé nepouvait supporter l’idée que toutes les populations accourues desquatre coins du département défileraient en procession sous notreimpudique aïeul de pierre.

Il en maigrissait d’inquiétude : il implorait une illuminationdu ciel. Le ciel l’éclaira, mais mal.

Une nuit, un habitant voisin de l’église fut réveillé par unbruit singulier. Il écouta. C’étaient des coups violents, vibrants.Les chiens hurlaient aux environs. L’homme se leva, prit un fusil,sortit. Devant l’église un groupe singulier s’agitait ; et unelueur de lanterne semblait éclairer une tentative d’escalade, ouplutôt d’effraction, car les coups indiquaient bien qu’on essayaitde fracturer la porte. Pour voler le tronc des pauvres, sans doute,et les ornements d’autel.

Épouvanté, mais timide, le voisin courut chez le maire ;celui-ci fit prévenir les adjoints, qui s’armèrent etréquisitionnèrent les pompiers. Les valets de ferme se joignirent àleurs maîtres, et la troupe, hérissée de faux, de fourches etd’armes à feu, s’avança prudemment en opérant un mouvementtournant.

Les voleurs étaient encore là. La porte résistait sans doute.Avec mille précautions, les défenseurs de l’ordre se glissèrent lelong du monument ; et soudain le maire, qui marchait ledernier, cria d’une voix furieuse : « En avant !saisissez-les ! »

Les pompiers s’élancèrent… et ils aperçurent, grimpés sur deuxchaises, le curé et sa servante en train d’amoindrir Adam.

La servante, en jupon, tenait à deux mains sa lanterne, tandisque le prêtre frappait à tour de bras sur la pierre dure qui céda,tout juste à ce moment.

« Au nom de la loi, je vous arrête ! » hurla l’officier del’état civil, et il entraîna l’ecclésiastique désespéré et la bonneéplorée, tandis que le garde champêtre ramassait, comme pièces àconviction, le morceau que venait de perdre le générateur du genrehumain, plus la lanterne et le marteau.

De longues entrevues eurent lieu entre l’évêque et un préfetconciliant pour étouffer cette grave affaire.

Autre conflit.

Plusieurs journaux plaçaient dernièrement sous nos yeux lalettre indignée d’un brave curé à l’instituteur de son pays, poursommer ce maître d’école de déclarer si oui ou non, il avait traitél’Histoire sainte de blagues.

Les journaux religieux se sont fâchés, les journaux libéraux ontargumenté doctoralement.

Or, la question me paraît délicate et difficile.

D’après la nouvelle loi, il semble interdit aux instituteursd’enseigner l’Histoire sainte. Qui donc l’enseignera ? –Personne. – Alors, les enfants ne la sauront jamais.

Mais si l’instituteur est autorisé à exposer les aventures de cerecueil d’anecdotes merveilleuses qu’on appelle l’Ancien Testament,peut-on exiger qu’il donne comme articles de foi la création dumonde en six jours, l’arrêt du soleil par Josué, la destructionmusicale des murs de Jéricho, la promenade de Jonas dansl’intérieur mystérieux d’une baleine, etc. ?

Quand il apprendra aux futurs électeurs à ne pas croire auxbaguettes de coudrier des sorciers, leur racontera-t-il le miracleà la Rambuteau de Moïse produisant de l’eau par un moyen qui, auxtermes de la Bible, ne semble guère anormal ? S’il doitaffirmer que Mme Loth fut changée en statue de sel, comment luidéfendra-t-on de certifier énergiquement l’absolue authenticité desmétamorphoses racontées par Ovide ? S’il met l’Histoire sainteau même rang que la mythologie, s’il appelle l’une « le Récit desfables sacrées de l’Église chrétienne » et l’autre « le Récit desfables sacrées du paganisme », pourra-t-on le blâmer, leréprimander ?

Je vous le dis, en vérité, d’un bout à l’autre de la France, ence moment, surgissent des conflits ineffables.

Et comme on voudrait entendre les arguments qu’échangent avecleurs partisans et leurs adversaires, le soir, dans le jardin del’école ou sous le berceau du presbytère, ces inapaisablesrivaux !

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