Contes divers 1882

Chapitre 18Voyage de noce

PERSONNAGES

Mme RIVOIL, cinquante ans.

Mme BEVELIN, soixante ans.

Un salon. – Sur le guéridon un livre ouvert : la Chanson desnouveaux époux, par Mme Juliette Lamber.

Mme RIVOIL. – Ça m’a fait un singulier effet, ce livre. C’estmon poème que je viens de lire, le poème dont j’ai été l’héroïne,il y a trente ans passés. Vous me voyez les yeux rouges, ma chèreamie : c’est que je pleure comme une fontaine depuis deuxheures ; je pleure tout ce vieux passé, si court, et fini,fini… fini.

Mme BEVELIN. – Pourquoi tant regretter les chosesdisparues ?

Mme RIVOIL. – Oh ! je ne regrette que celle-ci, mon voyagede noce. Et voilà pourquoi ce livre, la Chanson des nouveaux époux,m’a bouleversée à ce point.

Il n’y a dans la vie qu’un rêve réalisé, celui-là. Songez donc.On part, seule avec lui, quel qu’il soit. On va, seule avec lui,toujours, partout, mêlée à lui, pénétrée d’une délicieuse etinoubliable tendresse. Nous n’avons, dans l’existence, qu’une heurede vraie poésie, celle-là ; qu’une seule illusion, si complèteque le réveil a lieu seulement des mois après ; qu’un seulenivrement, si grand que tout disparaît, tout, hormis Lui. Vous medirez que souvent on ne l’aime pas vraiment. Qu’importe ? Onne le sait pas, alors, on croit l’aimer ; et c’est l’amourqu’on aime. Il est l’amour, il est toutes nos illusions visibles,il est toutes nos attentes réalisées ; il est l’espoirsaisi ; il est Celui à qui nous allons pouvoir nous dévouer, àqui nous nous sommes données ; il est l’Ami, notre Maître,notre Seigneur, tout.

Notre rêve, à nous femmes, c’est d’aimer, et d’avoir pour nousseules, tout à fait pour nous, dans un incessant tête-à-tête, celuique nous adorons, et qui nous adore aussi, croyons-nous. Pendant cepremier mois tout cela s’accomplit. Mais il n’y a que ce mois-làdans l’existence, pas un autre… pas un autre !

Je l’ai fait, ce voyage d’amour classique que chante MmeJuliette Lamber ; et, ce matin, mon cœur frémissait,bondissait, défaillait en retrouvant là, dans ce livre, tous ceslieux restés chers, les seuls où je fus vraiment heureuse ; eten relisant, trente ans après, les choses qu’il me disait jadis, ilme semblait recommencer ce doux passé… J’entendais sa voix, jevoyais ses yeux.

Oh ! comme il m’a fait souffrir depuis.

Oui, oui, toute ma vraie joie est enfermée dans mon voyage denoce. Je me le rappelle comme d’hier.

Au lieu de faire comme tous, de partir le soir même pourévaporer en des auberges quelconques ces premières gouttes debonheur, et gâter, au coudoiement des garçons d’hôtel en tablierblanc et des employés de chemin de fer cette première fraîcheur del’intimité, ce duvet de l’amour, nous sommes restés tout seuls, entête à tête, enfermés, embrassés, en une petite maison solitaire àla campagne.

Puis, quand ma tendresse, hésitante, inquiète, troublée d’abord,eut grandi dans ses baisers ; quand cette étincelle quej’avais au cœur fut devenue flamme et me brûla tout entière, ilm’emporta à travers ce voyage qui fut un rêve.

Oh ! oui, je me le rappelle !

Je sais d’abord que je restai six jours tout près de lui, dansune chaise de poste qui roulait sur des routes. J’apercevais detemps en temps un morceau de paysage par la portière ; mais ceque je vis le mieux assurément, c’est une moustache blonde etfrisée qui s’approchait à tout moment de ma figure.

J’entrai dans une ville dont je ne distinguai rien ; puisje me sentis sur un bateau qui s’en allait vers Naples,paraît-il.

Nous étions debout, côte à côte, sur ce plancher qui sebalançait. J’avais une main sur son épaule ; et c’est alorsque je commençai à m’apercevoir de ce qui se passait autour demoi.

Nous regardions courir les côtes de la Provence, car c’était laProvence que je venais de traverser. La mer immobile, figée, commedurcie dans une chaleur lourde qui tombait du soleil, s’étalaitsous un ciel infini. Les roues battaient l’eau et troublaient soncalme sommeil. Et, derrière nous, une longue trace écumeuse, unegrande traînée pâle où l’onde remuée moussait comme du champagne,allongeait jusqu’à perte de vue le sillage tout droit dubâtiment.

Soudain, vers l’avant, à quelques brasses de nous seulement, unénorme poisson, un dauphin, bondit hors de l’eau, puis y replongea,la tête la première, et disparut. J’eus peur, je poussai un cri etje me jetai toute saisie sur la poitrine de René. Puis je me mis àrire de ma frayeur et je regardais anxieuse si la bête n’allaitplus reparaître. Au bout de quelques secondes, elle jaillit denouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba,ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puissix qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte àleur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer.Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, ettoujours, tantôt ensemble, tantôt l’une après l’autre, comme dansun jeu, dans une poursuite gaie, elles s’élançaient en l’air par ungrand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à laqueue leu leu.

Et je battais des mains, ravie à chaque apparition des énormeset souples nageurs. Oh ! ces poissons, ces grospoissons ! J’ai gardé d’eux un souvenir délicieux.Pourquoi ? Je n’en sais rien, rien du tout. Mais ils sontrestés là, dans mon regard, dans ma pensée et dans mon cœur.

Tout à coup ils disparurent. Je les aperçus encore une fois,très loin, vers la pleine mer ; puis je ne les vis plus, et jeressentis, pendant une seconde, un chagrin de leur départ.

Le soir venait, un soir calme, doux, radieux, plein de clarté,de paix heureuse. Pas un frisson dans l’air ou sur l’eau ; etce repos illimité de la mer et du ciel s’étendait à mon âmeengourdie, où pas un frisson non plus ne passait. Le grand soleils’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afrique invisible,l’Afrique ! la terre brûlante dont je croyais déjà sentir lesardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n’étaitcependant pas même une apparence de brise, effleura mon visagelorsque l’astre eut disparu.

Ce fut le plus beau soir de ma vie.

Je ne voulus pas rentrer dans notre cabine, où l’on respiraittoutes ces horribles odeurs de navire. Nous nous étendîmes tous lesdeux sur le pont, roulés en des manteaux ; et nous n’avons pasdormi. Oh ! que de rêves ! que de rêves !

Le bruit monotone des roues me berçait, et je regardais sur matête ces légions d’étoiles si claires, d’une lumière aiguë,scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.

Vers le matin, cependant, je m’assoupis. Des bruits, des voix meréveillèrent. Les matelots, en chantant faisaient la toilette dunavire. Et nous nous sommes levés.

Je buvais la saveur de la brume salée, elle me pénétraitjusqu’au bout des doigts. Je regardai l’horizon. Vers l’avant,quelque chose de gris, de confus encore dans l’aube naissante, unesorte d’accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés,semblait posée sur la mer.

Puis cela apparut plus distinct, les formes se dessinèrentdavantage sur le ciel éclairci : une grande ligne de montagnescornues et bizarres se levait devant nous, la Corse !enveloppée dans une sorte de voile léger.

Le capitaine, un vieux petit homme, tanné, séché, raccourci,racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pontet, d’une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par lescris poussés dans les tempêtes, me demanda :

« La sentez-vous, cette gueuse-là ? »

Et je sentais, en effet, une forte, une étrange, une puissanteodeur de plantes, d’arômes sauvages.

Le capitaine reprit :

« C’est la Corse qui sent comme ça. Après vingt ans d’absence,je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J’en suis, Madame. Lui,là-bas, à Sainte-Hélène, parlait toujours de l’odeur de son pays.Il était de ma famille. »

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua,là-bas dans l’inconnu, l’Empereur, qui était de sa famille.

J’avais envie de pleurer.

Le lendemain, j’étais à Naples ; et je le fis, étape parétape, ce voyage dans le bonheur que raconte le livre de MmeJuliette Lamber.

Je vis, au bras de René, tous ces lieux restés si chers, dontl’écrivain fait un cadre à ses scènes d’amour ; c’est le livredes jeunes époux, celui-là, le livre qu’ils devront emporter là-baset garder, comme une relique, une fois revenus, le livre qu’ellerelira toujours.

Quand je rentrai dans Marseille après ce mois passé dans lebleu, une inexplicable tristesse m’envahit. Je sentais vaguementque c’était fini ; que j’avais fait le tour du bonheur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer