Contes divers 1882

Chapitre 13Rêves

C’était après un dîner d’amis, de vieux amis. Ils étaient cinq :un écrivain, un médecin et trois célibataires riches, sansprofession.

On avait parlé de tout, et une lassitude arrivait, cettelassitude qui précède et décide les départs après les fêtes. Un desconvives qui regardait depuis cinq minutes, sans parler, leboulevard houleux, étoilé de becs de gaz et bruissant, dit tout àcoup :

« Quand on ne fait rien du matin au soir, les jours sontlongs.

– Et les nuits aussi, ajouta son voisin. Je ne dors guère, lesplaisirs me fatiguent, les conversations ne varient pas ;jamais je ne rencontre une idée nouvelle, et j’éprouve, avant decauser avec n’importe qui, un furieux désir de ne rien dire et dene rien entendre. Je ne sais que faire de mes soirées. »

Et le troisième désœuvré proclama :

« Je paierais bien cher un moyen de passer, chaque jour,seulement deux heures agréables. »

Alors l’écrivain, qui venait de jeter son pardessus sur sonbras, s’approcha.

« L’homme, dit-il, qui découvrirait un vice nouveau, etl’offrirait à ses semblables, dût-il abréger de moitié leur vie,rendrait un plus grand service à l’humanité que celui quitrouverait le moyen d’assurer l’éternelle santé et l’éternellejeunesse. »

Le médecin se mit à rire ; et, tout en mâchonnant un cigare:

« Oui, mais ça ne se découvre pas comme ça. On a pourtantrudement cherché et travaillé la matière depuis que le mondeexiste. Les premiers hommes sont arrivés, d’un coup, à laperfection dans ce genre. Nous les égalons à peine. »

Un de ces trois désœuvrés murmura :

« C’est dommage ! »

Puis au bout d’une minute il ajouta :

« Si on pouvait seulement dormir, bien dormir sans avoir chaudni froid, dormir avec cet anéantissement des soirs de grandefatigue, dormir sans rêves.

– Pourquoi sans rêves ? demanda le voisin. »

L’autre reprit :

« Parce que les rêves ne sont pas toujours agréables, et quetoujours ils sont bizarres, invraisemblables, décousus, et que,dormant, nous ne pouvons même savourer les meilleurs à notre gré.Il faut rêver éveillé.

– Qui vous en empêche ? » interrogea l’écrivain.

Le médecin jeta son cigare.

« Mon cher, pour rêver éveillé, il faut une grande puissance etun grand travail de volonté, et, partant, une grande fatigue enrésulte. Or le vrai rêve, cette promenade de notre pensée à traversdes visions charmantes, est assurément ce qu’il y a de plusdélicieux au monde ; mais il faut qu’il vienne naturellement,qu’il ne soit pas péniblement provoqué et qu’il soit accompagnéd’un bien-être absolu du corps. Ce rêve-là, je peux vous l’offrir,à condition que vous me promettiez de n’en pas abuser. »

L’écrivain haussa les épaules :

« Ah ! oui, je sais, le haschich, l’opium, la confitureverte, les paradis artificiels. J’ai lu Baudelaire ; et j’aimême goûté la fameuse drogue, qui m’a rendu fort malade. »

Mais le médecin s’était assis :

« Non, l’éther, rien que l’éther, et j’ajoute même que vousautres, hommes de lettres, vous en devriez user quelquefois. »

Les trois hommes riches s’approchèrent. L’un demanda :

« Expliquez-nous-en donc les effets. »

Et le médecin reprit :

« Mettons de côté les grands mots, n’est-ce pas ? Je neparle pas médecine ni morale ; je parle plaisir. Vous vouslivrez tous les jours à des excès qui dévorent votre vie. Je veuxvous indiquer une sensation nouvelle, possible seulement pourhommes intelligents, disons même : très intelligents, dangereusecomme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise. J’ajoutequ’il vous faudra une certaine préparation, c’est-à-dire unecertaine habitude, pour ressentir dans toute leur plénitude lessinguliers effets de l’éther.

« Ils sont différents des effets du haschich, des effets del’opium et de la morphine ; et ils cessent aussitôt ques’interrompt l’absorption du médicament, tandis que les autresproducteurs de rêveries continuent leur action pendant desheures.

« Je vais tâcher maintenant d’analyser le plus nettementpossible ce qu’on ressent. Mais la chose n’est pas facile, tantsont délicates, presque insaisissables, ces sensations.

« C’est atteint de névralgies violentes que j’ai usé de ceremède, dont j’ai peut-être un peu abusé depuis.

« J’avais dans la tête et dans le cou de vives douleurs, et uneinsupportable chaleur de la peau, une inquiétude de fièvre. Je prisun grand flacon d’éther et, m’étant couché, je me mis à l’aspirerlentement.

« Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vaguequi devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblaitque tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme del’air, qu’il se vaporisait.

« Puis ce fut une sorte de torpeur de l’âme, de bien-êtresomnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaientcependant d’être pénibles. C’était une de ces souffrances qu’onconsent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contrelesquels tout notre corps torturé proteste.

« Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avaisdans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leurtour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fonduset que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me fairepercevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être. Jem’aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s’en étaitallée, fondue aussi, évaporée. Et j’entendis des voix, quatre voix,deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt cen’étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait.Mais je reconnus que c’étaient là simplement les bourdonnementsaccentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; jecomprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, uneprofondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit,une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultésmentales.

« Ce n’était pas du rêve comme avec le haschich, ce n’étaientpas les visions un peu maladives de l’opium c’était une acuitéprodigieuse de raisonnement, une nouvelle manière de voir, dejuger, d’apprécier les choses de la vie, et avec la certitude, laconscience absolue que cette manière était la vraie.

« Et la vieille image de l’Écriture m’est revenue soudain à lapensée. Il me semblait que j’avais goûté à l’arbre de science, quetous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l’empired’une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, desraisonnements, des preuves me venaient en foule, renversésimmédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plusfort. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J’étais unêtre supérieur, armé d’une intelligence invincible, et je goûtaisune jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

« Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujoursl’orifice de mon flacon d’éther. Soudain, je m’aperçus qu’il étaitvide. Et j’en ressentis un effroyable chagrin. »

Les quatre hommes demandèrent ensemble :

« Docteur, vite une ordonnance pour un litre d’éther !»

Mais le médecin mit son chapeau et répondit :

« Quant à ça, non ; allez vous faire empoisonner pard’autres ! »

Et il sortit.

Mesdames et Messieurs, si le cœur vous en dit ?

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