Contes divers 1882

Chapitre 19Une Passion

La mer était brillante et calme, à peine remuée par la marée, etsur la jetée toute la ville du Havre regardait entrer lesnavires.

On les voyait au loin, nombreux, les uns, les grands vapeurs,empanachés de fumée ; les autres, les voiliers, traînés pardes remorqueurs presque invisibles, dressant sur le ciel leurs mâtsnus, comme des arbres dépouillés.

Ils accouraient de tous les bouts de l’horizon vers la boucheétroite de la jetée qui mangeait ces monstres ; et ilsgémissaient, ils criaient, ils sifflaient, en expectorant des jetsde vapeur comme une haleine essoufflée.

Deux jeunes officiers se promenaient sur le môle couvert demonde, saluant, salués, s’arrêtant parfois pour causer.

Soudain, l’un d’eux, le plus grand, Paul d’Henricel, serra lebras de son camarade Jean Renoldi, puis, tout bas : « Tiens, voiciMme Poinçot ; regarde bien, je t’assure qu’elle te fait del’œil. »

Elle s’en venait au bras de son mari, un riche armateur. C’étaitune femme de quarante ans environ, encore fort belle, un peugrosse, mais restée fraîche comme à vingt ans par la grâce del’embonpoint. On l’appelait, parmi ses amis, la Déesse, à cause deson allure fière, de ses grands yeux noirs, de toute la noblesse desa personne. Elle était restée irréprochable ; jamais unsoupçon n’avait effleuré sa vie. On la citait comme un exemple defemme honorable et simple, si digne qu’aucun homme n’avait osésonger à elle.

Et voilà que depuis un mois Paul d’Henricel affirmait à son amiRenoldi que Mme Poinçot le regardait avec tendresse ; et ilinsistait : « Sois sûr que je ne me trompe pas ; j’y voisclair, elle t’aime ; elle t’aime passionnément, comme unefemme chaste qui n’a jamais aimé. Quarante ans est un âge terriblepour les femmes honnêtes, quand elles ont des sens ; ellesdeviennent folles et font des folies. Celle-là est touchée, monbon ; comme un oiseau blessé, elle tombe, elle va tomber danstes bras… Tiens, regarde. »

La grande femme, précédée de ses deux filles âgées de douze etde quinze ans, s’en venait, pâlie soudain en apercevant l’officier.Elle le regardait ardemment, d’un œil fixe, et ne semblait plusrien voir autour d’elle, ni ses enfants, ni son mari, ni la foule.Elle rendit le salut des jeunes gens sans baisser son regard alluméd’une telle flamme qu’un doute, enfin, pénétra dans l’esprit dulieutenant Renoldi.

Son ami murmura : « J’en étais sûr. As-tu vu, cette fois ?Bigre, c’est encore un riche morceau. »

Mais Jean Renoldi ne voulait point d’intrigue mondaine. Peuchercheur d’amour, il désirait avant tout une vie calme et secontentait des liaisons d’occasion qu’un jeune homme rencontretoujours. Tout l’accompagnement de sentimentalité, les attentions,les tendresses qu’exige une femme bien élevée, l’ennuyaient. Lachaîne, si légère qu’elle soit, que noue toujours une aventure decette espèce, lui faisait peur. Il disait : « Au bout d’un moisj’en ai par-dessus la tête, et je suis obligé de patienter six moispar politesse. » Puis, une rupture l’exaspérait, avec les scènes,les allusions, les cramponnements de la femme abandonnée.

Il évita de rencontrer Mme Poinçot.

Or un soir il se trouva près d’elle, à table, dans undîner ; et il eut sans cesse sur la peau, dans l’œil et jusquedans l’âme, le regard ardent de sa voisine ; leurs mains serencontrèrent et, presque involontairement, se serrèrent. C’étaitdéjà le commencement d’une liaison.

Il la revit, malgré lui toujours. Il se sentait aimé ; ils’attendrit, envahi d’une espèce d’apitoiement vaniteux pour lapassion violente de cette femme. Il se laissa donc adorer, et futsimplement galant, espérant bien en rester au sentiment.

Mais elle lui donna un jour un rendez-vous, pour se voir etcauser librement, disait-elle. Elle tomba, pâmée, dans sesbras ; et il fut bien contraint d’être son amant.

Et cela dura six mois. Elle l’aima d’un amour effréné, haletant.Murée dans cette passion fanatique, elle ne songeait plus àrien ; elle s’était donnée, toute ; son corps, son âme,sa réputation, sa situation, son bonheur, elle avait tout jeté danscette flamme de son cœur comme on jetait, pour un sacrifice, tousses objets précieux en un bûcher.

Lui, en avait assez depuis longtemps et regrettait vivement sesfaciles conquêtes de bel officier ; mais il était lié, tenu,prisonnier. À tout moment, elle lui disait : « Je t’ai toutdonné ; que veux-tu de plus ? » Il avait bien envie derépondre : « Mais je ne te demandais rien, et je te prie dereprendre ce que tu m’as donné. » Sans se soucier d’être vue,compromise, perdue, elle venait chez lui, chaque soir, plusenflammée toujours. Elle s’élançait dans ses bras, l’étreignait,défaillait en des baisers exaltés qui l’ennuyaient horriblement. Ildisait d’une voix lassée : « Voyons, sois raisonnable. » Ellerépondait : « Je t’aime » , et s’abattait à ses genoux pour lecontempler longtemps dans une pose d’adoration. Sous ce regardobstiné, il s’exaspérait enfin, la voulait relever. « Voyons,assieds-toi, causons. » Elle murmurait : « Non, laisse-moi », etrestait là, l’âme en extase.

Il disait à son ami d’Henricel : « Tu sais, je la battrai. Jen’en veux plus, je n’en veux plus. Il faut que ça finisse ; ettout de suite ! » Puis il ajoutait : « Qu’est-ce que tu meconseilles de faire ? » L’autre répondait : « Romps. » EtRenoldi ajoutait en haussant les épaules : « Tu en parles à tonaise, tu crois que c’est facile de rompre avec une femme qui vousmartyrise d’attentions, qui vous torture de prévenances, qui vouspersécute de sa tendresse, dont l’unique souci est de vous plaire,et l’unique tort de s’être donnée malgré vous. »

Mais voilà qu’un matin, on apprit que le régiment allait changerde garnison ; Renoldi se mit à danser de joie. Il étaitsauvé ! sauvé sans scènes, sans cris ! Sauvé !… Ilne s’agissait plus que de patienter deux mois !…Sauvé !…

Le soir, elle entra chez lui, plus exaltée encore que decoutume. Elle savait l’affreuse nouvelle, et, sans ôter sonchapeau, lui prenant les mains et les serrant nerveusement, lesyeux dans les yeux, la voix vibrante et résolue : « Tu vaspartir ; je le sais. J’ai d’abord eu l’âme brisée ; puisj’ai compris ce que j’avais à faire. Je n’hésite plus. Je vienst’apporter la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse offrir: je te suis. Pour toi, j’abandonne mon mari, mes enfants, mafamille. Je me perds, mais je suis heureuse : il me semble que jeme donne à toi de nouveau. C’est le dernier et le plus grandsacrifice ; je suis à toi pour toujours ! »

Il eut une sueur froide dans le dos, et fut saisi d’une ragesourde et furieuse, d’une colère de faible. Cependant il se calma,et d’un ton désintéressé, avec des douceurs dans la voix, refusason sacrifice, tâcha de l’apaiser, de la raisonner, de lui fairetoucher sa folie ! Elle l’écoutait en le regardant en faceavec ses yeux noirs, la lèvre dédaigneuse, sans rien répondre.Quand il eut fini, elle lui dit seulement : « Est-ce que tu seraisun lâche ? serais-tu de ceux qui séduisent une femme, puisl’abandonnent au premier caprice ? »

Il devint pâle et se remit à raisonner ; il lui montra,jusqu’à leur mort, les inévitables conséquences d’une pareilleaction : leur vie brisée, le monde fermé… Elle répondaitobstinément : « Qu’importe, quand on s’aime ! »

Alors, tout à coup, il éclata :

– Eh bien ! non. Je ne veux pas. Entends-tu ? Je neveux pas, je te le défends. » Puis emporté par ses longuesrancunes, il vida son cœur. « Eh ! sacrebleu, voilà assezlongtemps que tu m’aimes malgré moi, il ne manquerait que det’emmener. Merci, par exemple ! »

Elle ne répondit rien, mais son visage livide eut une lente etdouloureuse crispation, comme si tous ses nerfs et ses muscles sefussent tordus. Et elle s’en alla sans lui dire adieu.

La nuit même elle s’empoisonnait. On la crut perdue pendant huitjours. Et dans la ville on jasait, on la plaignait, excusant safaute grâce à la violence de sa passion ; car les sentimentsextrêmes, devenus héroïques par leur emportement, se font toujourspardonner ce qu’ils ont de condamnable. Une femme qui se tue n’estpour ainsi dire plus adultère. Et ce fut bientôt une espèce deréprobation générale contre le lieutenant Renoldi qui refusait dela revoir, un sentiment unanime de blâme.

On racontait qu’il l’avait abandonnée, trahie, battue. Lecolonel, pris de pitié, en dit un mot à son officier par uneallusion discrète. Paul d’Henricel alla trouver son ami : «Eh ! sacrebleu, mon bon, on ne laisse pas mourir unefemme ; ce n’est pas propre, cela. »

L’autre, exaspéré, fit taire son ami, qui prononça le motinfamie. Ils se battirent. Renoldi fut blessé, à la satisfactiongénérale, et garda longtemps le lit.

Elle le sut, l’en aima davantage, croyant qu’il s’était battupour elle ; mais, ne pouvant quitter sa chambre, elle ne lerevit pas avant le départ du régiment.

Il était depuis trois mois à Lille quand il reçut, un matin, lavisite d’une jeune femme, la sœur de son ancienne maîtresse.

Après de longues souffrances et un désespoir qu’elle n’avait puvaincre, Mme Poinçot allait mourir. Elle était condamnée sansespoir. Elle le voulait voir une minute, rien qu’une minute, avantde fermer les yeux à jamais.

L’absence et le temps avaient apaisé la satiété et la colère dujeune homme ; il fut attendri, pleura, et partit pour leHavre.

Elle semblait à l’agonie. On les laissa seuls ; et il eut,sur le lit de cette mourante qu’il avait tuée malgré lui, une crised’épouvantable chagrin. Il sanglota, l’embrassa avec des lèvresdouces et passionnées, comme il n’en avait jamais eu pour elle. Ilbalbutiait : « Non, non, tu ne mourras pas, tu guériras, nous nousaimerons… nous nous aimerons… toujours… »

Elle murmura : « Est-ce vrai ? Tu m’aimes ? » Et lui,dans sa désolation, jura, promit de l’attendre lorsqu’elle seraitguérie, s’apitoya longuement en brisant les mains si maigres de lapauvre femme dont le cœur battait à coups désordonnés.

Le lendemain, il regagnait sa garnison.

Six semaines plus tard, elle le rejoignait, toute vieillie,méconnaissable, et plus enamourée encore.

Éperdu, il la reprit. Puis, comme ils vivaient ensemble à lafaçon des gens unis par la loi, le même colonel qui s’était indignéde l’abandon se révolta contre cette situation illégitime,incompatible avec le bon exemple que doivent les officiers dans unrégiment. Il prévint son subordonné, puis il sévit : et Renoldidonna sa démission.

Ils allèrent vivre en une villa, sur les bords de laMéditerranée, la mer classique des amoureux.

Et trois ans encore se passèrent. Renoldi, plié sous le joug,était vaincu, accoutumé à cette tendresse persévérante. Elle avaitmaintenant des cheveux blancs.

Il se considérait, lui, comme un homme fini, noyé. Touteespérance, toute carrière, toute satisfaction, toute joie luiétaient maintenant défendues.

Or, un matin, on lui remit une carte : « Joseph Poinçot,armateur. Le Havre. » Le mari ! le mari qui n’avait rien dit,comprenant qu’on ne lutte pas contre ces obstinations désespéréesdes femmes. Que voulait-il ?

Il attendait dans le jardin, ayant refusé de pénétrer dans lavilla. Il salua poliment, ne voulant pas s’asseoir, même sur unbanc dans une allée, et il se mit à parler nettement etlentement.

« Monsieur, je ne suis point venu pour vous adresser desreproches ; je sais trop comment les choses se sont passées.J’ai subi… nous avons subi… une espèce de… de… de fatalité. Je nevous aurais jamais dérangé dans votre retraite si la situationn’avait point changé. J’ai deux filles, Monsieur. L’une d’elles,l’aînée, aime un jeune homme, et en est aimée. Mais la famille dece garçon s’oppose au mariage, arguant de la situation de la… mèrede ma fille. Je n’ai ni colère, ni rancune, mais j’adore mesenfants, Monsieur. Je viens donc vous redemander ma… mafemme ; j’espère qu’aujourd’hui elle consentira à rentrer chezmoi… chez elle. Quant à moi, je ferai semblant d’avoir oublié pour…pour mes filles. »

Renoldi ressentit au cœur un coup violent, et il fut inondé d’undélire de joie, comme un condamné qui reçoit sa grâce.

Il balbutia : « Mais oui… certainement, monsieur… moi-même…croyez bien… sans doute… c’est juste, trop juste. »

Et il avait envie de prendre les mains de cet homme, de leserrer dans ses bras, de l’embrasser sur les deux joues.

Il reprit : « Entrez donc. Vous serez mieux dans le salon ;je vais la chercher. »

Cette fois M. Poinçot ne résista plus et il s’assit.

Renoldi gravit l’escalier en bondissant puis, devant la porte desa maîtresse, il se calma et il entra gravement : « On te demandeen bas, dit-il ; c’est pour une communication au sujet de tesfilles. » Elle se dressa : « De mes filles ? Quoi ? quoidonc ? Elles ne sont pas mortes ? »

Il reprit : « Non. Mais il y a une situation grave que tu peuxseule dénouer. » Elle n’en écouta pas davantage et descenditrapidement.

Alors il s’affaissa sur une chaise, tout remué, et attendit.

Il attendit longtemps, longtemps. Puis comme des voix irritéesmontaient jusqu’à lui, à travers le plafond, il prit le parti dedescendre.

Mme Poinçot était debout, exaspérée, prête à sortir, tandis quele mari la retenait par sa robe, répétant : « Mais comprenez doncque vous perdez nos filles, vos filles, nos enfants ! »

Elle répondait obstinément : « Je ne rentrerai pas chez vous. »Renoldi comprit tout, s’approcha défaillant et balbutia : «Quoi ? elle refuse ? » Elle se tourna vers lui et, parune sorte de pudeur, ne le tutoyant plus devant l’époux légitime :« Savez-vous ce qu’il me demande ? Il veut que je retournesous son toit ! » Et elle ricanait, avec un immense dédainpour cet homme presque agenouillé qui la suppliait.

Alors Renoldi, avec la détermination d’un désespéré qui joue sadernière partie, se mit à parler à son tour, plaida la cause despauvres filles, la cause du mari, sa cause. Et quand ils’interrompait, cherchant quelque argument nouveau, M. Poinçot, àbout d’expédients, murmurait, en la tutoyant par un retour devieille habitude instinctive : « Voyons, Delphine, songe à tesfilles. »

Alors elle les enveloppa tous deux en un regard de souverainmépris, puis s’enfuyant d’un élan vers l’escalier, elle leur jeta :« Vous êtes deux misérables ! »

Restés seuls, ils se considérèrent un moment aussi abattus,aussi navrés l’un que l’autre ; M. Poinçot ramassa son chapeautombé près de lui, épousseta de la main ses genoux blanchis sur leplancher, puis avec un geste désespéré, alors que Renoldi lereconduisait vers la porte, il prononça en saluant : « Nous sommesbien malheureux, monsieur. »

Puis il s’éloigna d’un pas alourdi.

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