Contes divers 1882

Chapitre 25Rouerie

Les femmes ?

– Eh bien, quoi ? les femmes ?

– Eh bien, il n’y a pas de prestidigitateurs plus subtils pournous mettre dedans à tout propos, avec ou sans raison, souvent pourle seul plaisir de ruser. Et elles rusent avec une simplicitéincroyable, une audace surprenante, une finesse invincible. Ellesrusent du matin au soir, et toutes, les plus honnêtes, les plusdroites, les plus sensées.

Ajoutons qu’elles y sont parfois un peu forcées. L’homme a, sanscesse, des entêtements imbéciles et des désirs de tyran. Un mari,dans son ménage, impose à tout moment des volontés ridicules. Ilest plein de manies ; sa femme les flatte en les trompant.Elle lui fait croire qu’une chose coûte tant, parce qu’il crieraitsi cela valait plus. Et elle se tire toujours adroitement d’affairepar des moyens si faciles et si malins, que les bras nous entombent lorsque nous les apercevons par hasard. Nous nous disons,stupéfaits : « Comment ne nous en étions nous pas aperçus ?»

L’homme qui parlait était un ancien ministre de l’empire, lecomte de L…, fort roué, disait-on, et d’esprit supérieur.

Un groupe de jeunes gens l’écoutait.

Il reprit :

« J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une façoncomique et magistrale. Je vais vous dire la chose pour votreinstruction.

J’étais alors ministre des Affaires étrangères et, chaque matin,j’avais l’habitude de faire une longue promenade à pied auxChamps-Élysées. C’était au mois de mai ; je marchais enrespirant avidement cette bonne odeur des premières feuilles.

Bientôt je m’aperçus que je rencontrais tous les jours uneadorable petite femme, une de ces étonnantes et gracieusescréatures qui portent la marque de fabrique de Paris. Jolie ?Oui et non. Bien faite ? Non, mieux que ça. La taille étaittrop mince, les épaules trop droites, la poitrine trop bombée,soit ; mais je préfère ces exquises poupées de chair ronde àcette grande carcasse de Vénus de Milo.

Et puis elles trottinent d’une façon incomparable ; et leseul frémissement de leur tournure nous fait courir des désirs dansles moelles. Elle avait l’air de me regarder en passant. Mais cesfemmes-là ont toujours l’air de tout ; et on ne saitjamais.

Un matin, je la vis assise sur un banc, avec un livre ouvert àla main. Je m’empressai de m’asseoir à son côté. Cinq minutes aprèsnous étions amis. Alors, chaque jour, après le salut souriant : «Bonjour, Madame. – Bonjour, Monsieur », on causait. Elle me racontaqu’elle était femme d’un employé, que la vie était triste, que lesplaisirs étaient rares et les soucis fréquents, et mille autreschoses.

Je lui dis qui j’étais, par hasard et peut-être aussi parvanité ; elle simula fort bien l’étonnement.

Le lendemain elle venait me voir au ministère, et elle y revintsi souvent que les huissiers, ayant appris à la connaître, sejetaient tout bas de l’un à l’autre, en l’apercevant, le nom dontils l’avaient baptisée : « Madame Léon. » – Je porte ce prénom.

Pendant trois mois, je la vis tous les matins sans me lasserd’elle une seconde, tant elle savait sans cesse varier et pimentersa tendresse. Mais un jour je m’aperçus qu’elle avait les yeuxmeurtris et luisants de larmes continues, qu’elle parlait avecpeine, perdue en des préoccupations secrètes.

Je la priai, je la suppliai de me dire le souci de soncœur ; et elle finit par balbutier en frissonnant : « Je suis…je suis enceinte. » Et elle se mit à sangloter. Oh ! je fisune grimace horrible et je dus pâlir comme on fait à des nouvellessemblables. Vous ne sauriez croire quel coup désagréable vous donnedans la poitrine l’annonce de ces paternités inattendues. Mais vousconnaîtrez cela tôt ou tard. À mon tour, je bégayai : « Mais… mais…tu es mariée, n’est-ce pas ? »

Elle répondit : « Oui, mais mon mari est en Italie depuis deuxmois et il ne reviendra pas de longtemps encore. »

Je tenais, coûte que coûte, à dégager ma responsabilité. Je dis: « Il faut le rejoindre tout de suite. » Elle rougit jusqu’auxtempes, et baissant les yeux : « Oui… mais… » Elle n’osa ou nevoulut achever.

J’avais compris et je lui remis discrètement une enveloppecontenant ses frais de voyage.

Huit jours plus tard, elle m’adressait une lettre de Gênes. Lasemaine suivante j’en recevais une de Florence. Puis il m’en vintde Livourne, de Rome, de Naples. Elle me disait : « Je vais bien,mon cher amour, mais je suis affreuse. Je ne veux pas que tu mevoies avant que ce soit fini ; tu ne m’aimerais plus. Mon marine s’est douté de rien. Comme sa mission le retient encore pourlongtemps en ce pays, je ne reviendrai en France qu’après madélivrance. »

Et, au bout de huit mois environ, je recevais de Venise cesseuls mots : « C’est un garçon. »

Quelque temps après, elle entra brusquement, un matin, dans moncabinet, plus fraîche et plus jolie que jamais, et se jeta dans mesbras.

Et notre tendresse ancienne recommença.

Je quittai le ministère, elle vint dans mon hôtel de la rue deGrenelle. Souvent elle me parlait de l’enfant, mais je nel’écoutais guère ; cela ne me regardait pas. Je lui remettaispar moments une somme assez ronde, en lui disant simplement : «Place cela pour lui. »

Deux ans encore s’écoulèrent, et, de plus en plus elles’acharnait à me donner des nouvelles du petit, « de Léon ».Parfois, elle pleurait : « Tu ne l’aimes pas ; tu ne veuxseulement pas le voir, si tu savais quel chagrin tu me fais !»

Enfin, elle me harcela si fort que je lui promis un jour d’allerle lendemain aux Champs-Élysées, à l’heure où elle viendrait l’ypromener.

Mais, au moment de partir, une crainte m’arrêta. L’homme estfaible et bête ; qui sait ce qui allait se passer dans moncœur ? Si je me mettais à aimer ce petit être né de moi !mon fils !

J’avais mon chapeau sur la tête, mes gants aux mains. Je jetailes gants sur mon bureau et mon chapeau sur une chaise : « Non,décidément, je n’irai pas, c’est plus sage. »

Ma porte s’ouvrit. Mon frère entrait. Il me tendit une lettreanonyme reçue le matin : « Prévenez le comte de L…, votre frère,que la petite femme de la rue Cassette se moque effrontément delui. Qu’il prenne des renseignements sur elle. »

Je n’avais jamais rien dit à personne de cette vieille intrigue.Je fus stupéfait et je racontai l’histoire à mon frère depuis lecommencement jusqu’à la fin. J’ajoutai : « Quant à moi, je ne veuxm’occuper de rien, mais tu seras bien gentil d’aller aux nouvelles.»

Mon frère parti, je me disais : « En quoi peut-elle metromper ? Elle a d’autres amants ? Que m’importe !Elle est jeune, fraîche et jolie ; je ne lui en demande pasplus. Elle a l’air de m’aimer et ne me coûte pas trop cher, endéfinitive. Vraiment, je ne comprends pas. »

Mon frère revint bientôt. À la police, on lui avait donné desrenseignements parfaits du mari. « Employé au ministère del’Intérieur, correct, bien noté, bien pensant, mais marié à unefemme fort jolie, dont les dépenses semblaient un peu exagéréespour sa position modeste. » Voilà tout.

Or mon frère, l’ayant cherchée à son domicile et ayant apprisqu’elle était sortie, avait fait jaser la concierge, à prix d’or :« Mme D…, une bien brave femme, et son mari un bien brave homme,pas fiers, pas riches, mais généreux. »

Mon frère demanda, pour dire quelque chose :

« Quel âge a son petit garçon maintenant ?

– Mais elle n’a pas de petit garçon, Monsieur ?

– Comment ? le petit Léon ?

– Non, Monsieur, vous vous trompez.

– Mais celui qu’elle a eu pendant son voyage en Italie, voicideux ans ?

– Elle n’a jamais été en Italie, Monsieur, elle n’a pas quittéla maison depuis cinq ans qu’elle l’habite. »

Mon frère, surpris, avait de nouveau interrogé, sondé, poussé auplus loin ses investigations. Pas d’enfant, pas de voyage.

J’étais prodigieusement étonné, mais sans bien comprendre lesens final de cette comédie.

« Je veux, dis-je, en avoir le cœur net. Je vais la prier devenir ici demain. Tu la recevras à ma place ; si elle m’ajoué, tu lui remettras ces dix mille francs, et je ne la reverraiplus. Au fait, je commence à en avoir assez. »

Le croiriez-vous, cela me désolait la veille d’avoir un enfantde cette femme, et j’étais irrité, honteux, blessé maintenant den’en plus avoir. Je me trouvais libre, délivré de toute obligation,de toute inquiétude ; et je me sentais furieux.

Mon frère, le lendemain, l’attendit dans mon cabinet. Elle entravivement comme d’habitude, courant à lui les bras ouverts, ets’arrêta net en l’apercevant.

Il salua et s’excusa.

« Je vous demande pardon, Madame, de me trouver ici à la placede mon frère ; mais il m’a chargé de vous demander desexplications qu’il lui aurait été pénible d’obtenir lui-même. »

Alors, la fixant au fond des yeux, il dit brusquement :

« Nous savons que vous n’avez pas d’enfant de lui. »

Après le premier moment de stupeur, elle avait repriscontenance, s’était assise et regardait en souriant ce juge. Ellerépondit simplement :

« Non, je n’ai pas d’enfant.

– Nous savons aussi que vous n’avez jamais été en Italie. »

Cette fois elle se mit à rire tout à fait.

« Non, je n’ai jamais été en Italie. »

Mon frère, abasourdi, reprit :

« Le comte m’a chargé de vous remettre cet argent et de vousdire que tout était rompu. »

Elle reprit son sérieux, mit tranquillement l’argent dans sapoche, et demanda avec naïveté :

« Alors… je ne reverrai plus le comte ?

– Non, Madame. »

Elle parut contrariée et ajouta d’un ton calme :

« Tant pis, je l’aimais bien. »

Voyant qu’elle en avait pris si résolument son parti, mon frère,souriant à son tour, lui demanda :

« Voyons, dites-moi donc maintenant pourquoi vous avez inventétoute cette ruse longue et compliquée du voyage et de l’enfant.»

Elle regarda mon frère, ébahie, comme s’il eût posé une questionstupide, et répondit :

« Tiens, cette malice ! Croyez-vous qu’une pauvre petitebourgeoise de rien du tout comme moi aurait retenu pendant troisans le comte de L…, un ministre, un grand seigneur, un homme à lamode, riche et séduisant, si elle ne lui en avait pas donné un peuà garder ? Maintenant c’est fini. Tant pis. Ça ne pouvaitdurer toujours. Je n’en ai pas moins réussi pendant trois ans. Vouslui direz bien des choses de ma part. »

Elle se leva. Mon frère reprit :

« Mais… l’enfant ? Vous en aviez un, pour lemontrer ?

– Certes, l’enfant de ma sœur. Elle me le prêtait. Je parie quec’est elle qui vous a prévenus.

– Bon ; et toutes ces lettres d’Italie ? »

Elle se rassit pour rire à son aise.

« Oh ! ces lettres, c’est tout un poème. Le comte n’étaitpas ministre des Affaires étrangères pour rien.

– Mais… encore ?

– Encore est mon secret. Je ne veux compromettre personne. »

Et, saluant avec un sourire un peu moqueur, elle sortit sansplus d’émotion, en actrice dont le rôle est fini.

Et le comte de L… ajouta, comme morale :

« Fiez-vous donc à ces oiseaux-là ! »

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