Contes divers 1882

Chapitre 26Yveline Samoris

La comtesse Samoris.

– Cette dame en noir, là-bas ?

– Elle-même, elle porte le deuil de sa fille qu’elle a tuée.

– Allons donc ! Que me contez-vous là ?

– Une histoire toute simple, sans crime et sans violences.

– Alors quoi ?

– Presque rien. Beaucoup de courtisanes étaient nées pour êtredes honnêtes femmes, dit-on ; et beaucoup de femmes diteshonnêtes pour être courtisanes, n’est-ce pas ? Or, MmeSamoris, née courtisane, avait une fille née honnête femme, voilàtout.

– Je comprends mal.

– Je m’explique :

La comtesse Samoris est une de ces étrangères à clinquant commeil en pleut des centaines sur Paris, chaque année. Comtessehongroise ou valaque, ou je ne sais quoi, elle apparut un hiverdans un appartement des Champs-Élysées, ce quartier desaventuriers, et ouvrit ses salons au premier venant, et au premiervenu.

J’y allai. Pourquoi ? direz-vous. Je n’en sais trop rien.J’y allai comme nous y allons tous, parce qu’on y joue, parce queles femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes. Vous connaissezce monde de flibustiers à décorations variées, tous nobles, toustitrés, tous inconnus aux ambassades, à l’exception desespions.

Tous parlent de l’honneur à propos de bottes, citent leursancêtres, racontent leur vie, hâbleurs, menteurs, filous, dangereuxcomme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, l’aristocratie dubagne enfin.

J’adore ces gens-là. Ils sont intéressants à pénétrer,intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels,jamais banals comme des fonctionnaires publics. Leurs femmes sonttoujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère,avec le mystère de leur existence passée peut-être à moitié dansune maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes etdes cheveux invraisemblables. Je les adore aussi.

Mme Samoris est le type de ces aventurières, élégante, mûre etbelle encore, charmeuse et féline ; on la sent vicieuse jusquedans les moelles. On s’amusait beaucoup chez elle, on y jouait, ony dansait, on y soupait… enfin on y faisait tout ce qui constitueles plaisirs de la vie mondaine.

Et elle avait une fille, grande, magnifique, toujours joyeuse,toujours prête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche etdansant à corps perdu. Une vraie fille d’aventurière. Mais uneinnocente, une ignorante, une naïve, qui ne voyait rien, ne savaitrien, ne comprenait rien, ne devinait rien de tout ce qui sepassait dans la maison paternelle.

« Comment le savez-vous ? »

Comment je le sais ? C’est plus drôle que tout. On sonne unmatin chez moi, et mon valet de chambre vint me prévenir que M.Joseph Bonenthal demande à me parler. Je dis aussitôt : « Qui estce monsieur ? »

Mon serviteur répondit :

« Je ne sais pas trop, Monsieur, c’est peut-être un domestique.»

C’était un domestique, en effet, qui voulait entrer chezmoi.

« D’où sortez-vous ?

– De chez Mme la comtesse Samoris.

– Ah ! mais ma maison ne ressemble en rien à la sienne.

– Je le sais bien, Monsieur, et voilà pourquoi je voudraisentrer chez Monsieur ; j’en ai assez de ces gens-là ; ony passe, mais on n’y reste pas. »

J’avais justement besoin d’un homme, je pris celui-là.

Un mois après, Mlle Yveline Samoris mourait mystérieusement, etvoici tous les détails de cette mort que je tiens de Joseph qui lestenait de son amie la femme de chambre de la comtesse.

Le soir d’un bal, deux nouveaux arrivés causaient derrière uneporte. Mlle Yveline, qui venait de danser, s’appuya contre cetteporte pour avoir un peu d’air. Ils ne la virent pass’approcher ; elle les entendit. Ils disaient :

« Mais quel est le père de la jeune personne ?

– Un Russe, paraît-il, le comte Rouvaloff. Il ne voit plus lamère.

– Et le prince régnant aujourd’hui ?

– Ce prince anglais debout contre la fenêtre ; Mme Samorisl’adore. Mais ses adorations ne durent jamais plus d’un mois à sixsemaines. Du reste, vous voyez que le personnel d’amis estnombreux ; tous sont appelés… et presque tous sont élus. Celacoûte un peu cher ; mais… bast !

– Où a-t-elle pris ce nom de Samoris ?

– Du seul homme peut-être qu’elle ait aimé, un banquierisraélite de Berlin qui s’appelait Samuel Morris.

– Bon. Je vous remercie. Maintenant que je suis renseigné, j’yvois clair. Et j’irai droit. »

Quelle tempête éclata dans cette cervelle de jeune fille douéede tous les instincts d’une honnête femme ? Quel désespoirbouleversa cette âme simple ? Quelles tortures étreignirentcette joie incessante, ce rire charmant, cet exultant bonheur devivre ? quel combat se livra dans ce cœur si jeune, jusqu’àl’heure où le dernier invité fut parti ? Voilà ce que Josephne pouvait me dire. Mais le soir même, Yveline entra brusquementdans la chambre de sa mère, qui allait se mettre au lit, fit sortirla suivante qui resta derrière la porte, et debout, pâle, les yeuxagrandis, elle prononça :

« Maman, voici ce que j’ai entendu tantôt dans le salon. »

Et elle raconta mot pour mot le propos que je vous ai dit.

La comtesse, stupéfaite, ne savait d’abord que répondre. Puiselle nia tout avec énergie, inventa une histoire, jura, prit Dieu àtémoin.

La jeune fille se retira éperdue, mais non convaincue. Et elleépia.

Je me rappelle parfaitement le changement étrange qu’elle avaitsubi. Elle était toujours grave et triste ; et plantait surnous ses grands yeux fixes comme pour lire au fond de nos âmes.Nous ne savions qu’en penser, et on prétendait qu’elle cherchait unmari, soit définitif, soit passager.

Un soir, elle n’eut plus de doute : elle surprit sa mère. Alorsfroidement, comme un homme d’affaires qui pose les conditions d’untraité, elle dit :

« Voici, maman, ce que j’ai résolu. Nous nous retirerons toutesles deux dans une petite ville ou bien à la campagne ; nous yvivrons sans bruit, comme nous pourrons. Tes bijoux seuls sont unefortune. Si tu trouves à te marier avec quelque honnête homme, tantmieux ; encore plus tant mieux si je trouve aussi. Si tu neconsens pas à cela, je me tuerai. »

Cette fois la comtesse envoya coucher sa fille et lui défenditde jamais recommencer cette leçon, malséante en sa bouche.

Yveline répondit :

« Je te donne un mois pour réfléchir. Si dans un mois nousn’avons pas changé d’existence, je me tuerai, puisqu’il ne resteaucune autre issue honorable à ma vie. »

Et elle s’en alla.

Au bout d’un mois, on dansait et on soupait toujours dansl’hôtel Samoris.

Yveline alors prétendit qu’elle avait mal aux dents et fitacheter chez un pharmacien voisin quelques gouttes de chloroforme.Le lendemain elle recommença ; elle dut elle-même, chaque foisqu’elle sortait, recueillir des doses insignifiantes du narcotique.Elle en emplit une bouteille.

On la trouva, un matin, dans son lit, déjà froide, avec unmasque de coton sur la figure.

Son cercueil fut couvert de fleurs, l’église tendue de blanc. Ily eut foule à la cérémonie funèbre.

Eh bien ! vrai, si j’avais su, – mais on ne sait jamais, –j’aurais peut-être épousé cette fille-là. Elle était rudementjolie.

« Et la mère, qu’est-elle devenue ?

– Oh ! elle a beaucoup pleuré. Elle recommence depuis huitjours seulement à recevoir ses intimes.

– Et qu’a-t-on dit pour expliquer cette mort ?

– On a parlé d’un poêle perfectionné dont le mécanisme s’étaitdérangé. Des accidents par ces appareils ayant fait grand bruitjadis, il n’y avait rien d’invraisemblable à cela. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer