Contes divers 1882

Chapitre 23Le Baiser

Ma chère mignonne,

Donc, tu pleures du matin au soir et du soir au matin parce queton mari t’abandonne ; tu ne sais que faire, et tu implores unconseil de ta vieille tante que tu supposes apparemment bienexperte. Je n’en sais pas si long que tu crois, et cependant je nesuis point sans doute tout à fait ignorante dans cet art d’aimer ouplutôt de se faire aimer, qui te manque un peu. Je puis bien, à monâge, avouer cela.

Tu n’as pour lui, me dis-tu que des attentions, que desdouceurs, que des caresses, que des baisers. Le mal vient peut-êtrede là ; je crois que tu l’embrasses trop.

Ma chérie, nous avons aux mains le plus terrible pouvoir quisoit : l’amour.

L’homme, doué de sa force physique, l’exerce par la violence. Lafemme, douée du charme, domine par la caresse. C’est notre arme,arme redoutable, invincible, mais qu’il faut savoir manier.

Nous sommes, sache-le bien, les maîtresses de la terre. Raconterl’histoire de l’Amour depuis les origines du monde, ce seraitraconter l’homme lui-même. Tout vient de là, les arts, les grandsévénements, les mœurs, les coutumes, les guerres, lesbouleversements d’empires.

Dans la Bible, tu trouves Dalila, Judith ; dans la Fable,Omphale, Hélène ; dans l’Histoire, les Sabines, Cléopâtre etbien d’autres.

Donc, nous régnons, souveraines toutes-puissantes. Mais il nousfaut, comme les rois, user d’une diplomatie délicate.

L’Amour, ma chère petite, est fait de finesses, d’imperceptiblessensations.

Nous savons qu’il est fort comme la Mort ; mais il estaussi fragile que le verre. Le moindre choc le brise et notredomination s’écroule alors, sans que nous puissions larééditer.

Nous avons la faculté de nous faire adorer, mais il nous manqueune toute petite chose, le discernement des nuances dans lacaresse, le flair subtil du TROP dans la manifestation de notretendresse. Aux heures d’étreinte nous perdons le sentiment desfinesses, tandis que l’homme que nous dominons reste maître de lui,demeure capable de juger le ridicule de certains mots, le manque dejustesse de certains gestes.

Prends bien garde à cela, ma mignonne : c’est le défaut de notrecuirasse, c’est notre talon d’Achille.

Sais-tu d’où vient notre vraie puissance ? Du baiser, duseul baiser ! Quand nous savons tendre et abandonner noslèvres, nous pouvons devenir des reines.

Le baiser n’est qu’une préface pourtant. Mais une préfacecharmante, plus délicieuse que l’œuvre elle-même, une préface qu’onrelit sans cesse, tandis qu’on ne peut pas toujours… relire lelivre.

Oui, la rencontre des bouches est la plus parfaite, la plusdivine sensation qui soit donnée aux humains, la dernière, lasuprême limite du bonheur.

C’est dans le baiser, dans le seul baiser qu’on croit parfoissentir cette impossible union des âmes que nous poursuivons, cetteconfusion des cœurs défaillants.

Te rappelles-tu les vers de Sully Prudhomme :

Les caresses ne sont que d’inquiets transports,

Infructueux essais du pauvre amour qui tente

L’impossible union des âmes par le corps.

Une seule caresse donne cette sensation profonde, immatérielledes deux êtres ne faisant plus qu’un, c’est le baiser. Tout ledélire violent de la complète possession ne vaut cette frémissanteapproche des bouches, ce premier contact humide et frais, puiscette attache immobile, éperdue et longue, si longue ! del’une à l’autre.

Donc, ma belle, le baiser est notre arme la plus forte, mais ilfaut craindre de l’émousser. Sa valeur, ne l’oublie pas, estrelative, purement convention. Elle change sans cesse suivant lescirconstances, les dispositions du moment, l’état d’attente etd’extase de l’esprit. Je vais m’appuyer sur un exemple.

Un autre poète, François Coppée, a fait un vers que nous avonstoutes dans la mémoire, un vers que nous trouvons adorable, quinous fait tressaillir jusqu’au cœur.

Après avoir décrit l’attente de l’amoureux dans une chambrefermée, par un soir d’hiver, ses inquiétudes, ses impatiencesnerveuses, sa crainte horrible de ne pas LA voir venir, il racontel’arrivée de la femme aimée qui entre enfin, toute pressée,essoufflée, apportant du froid dans ses jupes, et il s’écrie :

Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !

N’est-ce point là un vers d’un sentiment exquis, d’uneobservation délicate et charmante, d’une parfaite vérité. Toutescelles qui ont couru au rendez-vous clandestin, que la passion ajetées dans les bras d’un homme, les connaissent bien ces délicieuxpremiers baisers à travers la voilette, et frémissent encore à leursouvenir. Et pourtant ils ne tirent leur charme que descirconstances, du retard, de l’attente anxieuse ; mais, envérité, au point de vue purement, ou, si tu préfères, impurementsensuel, ils sont détestables.

Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite,la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Desgouttelettes d’eau brillent dans les mailles de dentelle noire.L’amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur depoumons liquéfiée. Le voile humide, qui déteint et porte la saveurignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeunehomme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de labien-aimée, il ne goûte que la teinture de cette dentelle trempéed’haleine froide.

Et pourtant nous nous écrions toutes, comme le poète :

Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !

Donc la valeur de cette caresse étant toute conventionnelle, ilfaut craindre de la déprécier.

Eh bien, ma chérie, je t’ai vue en plusieurs occasions trèsmaladroite. Tu n’es pas la seule, d’ailleurs ; la plupart desfemmes perdent leur autorité par l’abus seul des baisers, desbaisers intempestifs. Quand elles sentent leur mari ou leur amantun peu las, à ces heures d’affaissement où le cœur a besoin derepos comme le corps, au lieu de comprendre ce qui se passe en lui,elles s’acharnent en des caresses inopportunes, se lassent parl’obstination des lèvres tendues, le fatiguent en l’étreignant sansrime ni raison.

Crois-en mon expérience. D’abord n’embrasse jamais ton mari enpublic, en wagon, au restaurant. C’est du plus mauvais goût ;refoule ton envie. Il se sentirait ridicule et t’en voudraittoujours.

Méfie-toi surtout des baisers inutiles prodigués dansl’intimité. Tu en fais, j’en suis certaine, une effroyableconsommation.

Ainsi je t’ai vue un jour tout à fait choquante. Tu ne te lerappelles pas sans doute.

Nous étions tous trois dans ton petit salon, et, comme vous nevous gêniez guère devant moi, ton mari te tenait sur ses genoux ett’embrassait longuement la nuque, la bouche perdue dans les cheveuxfrisés du cou. Soudain tu as crié : « Ah ! le feu ! »Vous n’y songiez guère, il s’éteignait. Quelques tisons assombrisexpirants rougissaient à peine le foyer. Alors il s’est levé,s’élançant vers le coffre à bois où il saisit deux bûches énormesqu’il rapportait à grand’peine, quand tu es venue vers lui leslèvres mendiantes, murmurant : « Embrasse-moi. » Il tourna la têteavec effort en soutenant péniblement les souches. Alors tu posasdoucement, lentement, ta bouche sur celle du malheureux qui demeurale col de travers, les reins tordus, les bras rompus, tremblant defatigue et d’effort désespéré. Et tu éternisas ce baiser desupplice sans voir et sans comprendre. Puis, quand tu le laissaslibre, tu te mis à murmurer d’un air fâché : « Comme tu m’embrassesmal. » – Parbleu, ma chérie !

Oh ! prends garde à cela. Nous avons toutes cette sottemanie, ce besoin inconscient et bête de nous précipiter aux momentsles plus mal choisis : quand il porte un verre plein d’eau, quandil remet ses bottes, quand il renoue sa cravate, quand il se trouveenfin dans quelque posture pénible, et de l’immobiliser par unegênante caresse qui le fait rester une minute avec un gestecommencé et le seul désir d’être débarrassé de nous.

Surtout ne juge pas insignifiante et mesquine cette critique.L’amour est délicat, ma petite : un rien le froisse ; toutdépend, sache-le, du tact de nos câlineries. Un baiser maladroitpeut faire bien du mal.

Expérimente mes conseils.

Ta vieille tante,

COLETTE.

Pour copie conforme :

MAUFRIGNEUSE.

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