Contes divers 1882

Chapitre 11Rencontre

Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cettejoie de retrouver soudain, à mille lieues du pays, un Parisien, uncamarade de collège, un voisin de campagne ? Qui n’a passé lanuit, les yeux ouverts, dans la petite diligence drelindante descontrées où la vapeur est encore ignorée, à côté d’une jeune femmeinconnue, entrevue seulement à la lueur de la lanterne, alorsqu’elle montait dans le coupé devant la porte d’une blanche maisonde petite ville ? Et, le matin venu, quand on a l’esprit etles oreilles tout engourdis du continu tintement des grelots et dufracas éclatant des vitres, quelle charmante sensation de voir lajolie voisine ébouriffée ouvrir les yeux, examiner sonvoisin ; et de lui rendre mille légers services, et d’écouterson histoire, qu’elle conte toujours quand on s’y prend bien !Et comme il est exquis aussi, le dépit qu’on a de la voir descendredevant la barrière d’une maison de campagne ! On croit saisirdans ses yeux, quand cette amie de deux heures vous dit adieu pourtoujours, un commencement d’émotion, de regret, qui sait ?… Etquel bon souvenir on garde, jusque dans la vieillesse, de cesfrêles souvenirs de route !

Là-bas, là-bas, tout au bout de la France, il est un paysdésert, mais désert comme les solitudes américaines, ignoré desvoyageurs, inexploré, séparé du monde par toutes une chaîne demontagnes, qui sont elles-mêmes isolées des villes voisines par ungrand fleuve, l’Argens, sur lequel aucun pont n’est jeté.

Toute cette contrée montueuse est connue sous le nom de « massifdes Maures ». Sa vraie capitale est Saint-Tropez, plantée àl’extrémité de cette terre perdue, au bord du golfe de Grimaud, leplus beau des côtes de France.

À peine quelques villages semés de place en place dans toutecette région que la voie de fer évite par un énorme circuit. Deuxroutes seulement y pénètrent, s’aventurent par ces vallées sans untoit, par ces grandes forêts de pins où pullulent, dit-on, lessangliers. Il faut franchir ces torrents à gué, et on peut marcherdes jours entiers dans les ravins et sur les cimes sans apercevoirune masure, un homme ou une bête ; mais on y foule des fleurssauvages superbes comme celles des jardins.

Et c’est là que je rencontrai la plus singulière et la plussinistre voyageuse qu’il m’ait été donné de voir.

Je l’avais aperçue d’abord sur le pont du petit bâtiment qui vade Saint-Raphaël à Saint-Tropez.

Vieille de soixante-dix ans au moins, grande, sèche, anguleuse,avec des cheveux blancs en tire-bouchon sur ses tempes, suivant lamode antique ; vêtue comme une Anglaise errante, d’une façonmaladroite et drôle ; elle se tenait debout à l’avant duvapeur, l’œil fixé sur la côte boisée et sinueuse qui se déroulaità notre droite.

Le bâtiment tanguait ; les vagues, brisées contre sonflanc, jetaient des panaches d’écume sur le pont ; mais lavieille femme ne se préoccupait pas plus des brusques oscillationsdu navire que des fusées d’eau salée qui lui sautaient au visage.Elle demeurait immobile, occupée seulement du paysage.

Dès que le bateau fut au port, elle descendit, ayant pour toutbagage une simple valise qu’elle portait elle-même.

Après une mauvaise nuit dans l’auberge du lieu, intituléepompeusement « Grand Hôtel Continental », un bruit de trompette mefit courir à ma fenêtre, et je vis détaler au trot de cinq rossesla diligence de Hyères, qui portait sur son impériale la maigre etsévère voyageuse du paquebot.

Une heure plus tard, je suivais à pied les bords du golfemagnifique pour aller visiter Grimaud.

La route longe la mer, et de l’autre côté de l’eau on aperçoitune ligne onduleuse de hautes montagnes vêtues de forêts de sapins.Les arbres descendent jusqu’au flot, qui mouille une longue plagede sable pâle.

Puis j’entrais dans les prairies, je traversai des torrents, jevis fuir de grandes couleuvres, et je gravis un petit mont, l’œilfixé sur les ruines escarpées d’un ancien château qui se dresse surcette hauteur, dominant les maisons blotties à son pied.

C’est ici le vieux pays des Maures. On retrouve leurs antiquesdemeures, leurs arcades, leur architecture orientale. Voici encoredes constructions gothiques et italiennes le long des rues rapidescomme des sentiers de montagne, et sablées de gros caillouxtranchants. Voici presque un champ d’aloès fleuris. Les plantesmonstrueuses poussent vers le ciel leur gerbe colossale épanouie àpeine deux fois par siècle et qui, selon les poètes, ces farceurs,éclosent en des coups de tonnerre. Voici, hautes comme des arbres,des végétations étranges, hérissées, pareilles à des serpents, etdes palmiers séculaires.

Et j’entre dans l’enceinte du vaste château, semblable à unchaos de rocs éboulés.

Tout à coup, sous mes pieds, s’ouvre un étroit escalier quis’enfonce sous terre ; j’y descends et je pénètre bientôt dansune espèce de citerne, dans un lieu sombre et voûté, avec de l’eauclaire et glacée, là-bas, au fond, dans un creux du sol.

Mais quelqu’un se dresse, recule devant moi, et, dans lesdemi-ténèbres de ce puits, je reconnais la grande femme aperçue laveille et le matin. Puis quelque chose de blanc semble passer sursa face, et j’entends comme un sanglot. Elle pleurait, là, touteseule.

Et soudain elle me parla, honteuse d’avoir été surprise.

« Oui, Monsieur, je pleure… cela ne m’arrive pas souvent ;c’est peut-être ce trou qui me fait cela. »

Fort ému, je la voulus consoler, avec des mots vagues, desbanalités quelconques.

« N’essayez pas, dit-elle ; il n’y a plus rien à faire pourmoi : je suis comme un chien perdu. »

Et elle me conta son histoire, brusquement, comme pour jeter àquelqu’un l’écho de son malheur.

« J’ai été heureuse, Monsieur, et j’ai, très loin d’ici, unemaison ; mais je n’y veux plus retourner, tant cela me déchirele cœur. Et j’ai un fils ; il est aux Indes. Si je le voyais,je ne le reconnaîtrais pas. Je l’ai à peine vu, dans toute mavie ; à peine assez pour me souvenir de sa figure, pas vingtfois depuis son âge de six ans.

« À six ans, on me le prit ; on le mit en pension. Il nefut plus à moi. Il venait deux fois l’an ; et, chaque fois, jem’étonnais des changements de sa personne, de le retrouver plusgrand sans l’avoir vu grandir. On m’a volé son enfance et toutesces joies de voir croître ces petits êtres sortis de nous.

« À chacune de ses visites, son corps, son regard, sesmouvements, sa voix, son rire n’étaient plus les mêmes, n’étaientplus les miens. Une année il eut de la barbe, je fus stupéfaite ettriste. J’osais à peine l’embrasser. Était-ce mon fils, mon petitblondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avais bercésur mes genoux, ce grand garçon brun qui m’appelait gravement “mamère” et qui ne semblait m’aimer que par devoir ?

« Mon mari mourut ; puis ce fut le tour de mesparents ; puis je perdis mes deux sœurs. Quand la mort entredans une famille, on dirait qu’elle se dépêche de faire le plus debesogne possible, pour n’avoir pas à y revenir de longtemps.

« Je restai seule. Mon grand fils faisait son droit à Paris.J’espérais vivre et mourir près de lui : je partis pour demeurerensemble. Mais il avait des habitudes de jeune homme : je legênais. Je revins chez moi.

« Puis il se maria. Je me crus sauvée. Ma belle-fille me prit enhaine. Je me retrouvai seule encore une fois. Or, comme lesbeaux-parents de mon fils habitaient les Indes, et comme sa femmefait de lui ce qu’elle veut, ils l’ont tous décidé à s’en allerlà-bas, chez eux. Ils l’ont, ils l’ont pour eux : ils me l’ontencore volé. Il m’écrit tous les deux mois ; il est venu mevoir il y a maintenant huit ans ; il avait la figure ridée etdes cheveux tout blancs. Était-ce possible ? ce vieil homme,mon fils ? Mon petit enfant d’autrefois ? Sans doute jene le reverrai plus.

« Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, commevous voyez, sans personne avec moi.

« Je suis comme un chien perdu. Adieu, Monsieur, ne restez pasprès de moi, ça me fait mal de vous avoir dit tout cela. »

Et comme je redescendais la colline, m’étant retourné, j’aperçusla vieille femme debout sur une muraille croulante, regardant legolfe, la grande mer au loin, les montagnes sombres et la longuevallée. Et le vent agitait comme un drapeau le bas de sa robe et lepetit châle étrange qu’elle portait sur ses maigres épaules.

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