Contes divers 1882

Chapitre 7Magnétisme

C’était à la fin d’un dîner d’hommes, à l’heure desinterminables cigares et des incessants petits verres, dans lafumée et l’engourdissement chaud des digestions, dans le légertrouble des têtes après tant de viandes et de liqueurs absorbées etmêlées.

On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et desexpériences du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques,aimables, indifférents à toute religion, se mirent à raconter desfaits étranges, des histoires incroyables mais arrivées,affirmaient-ils, retombant brusquement en des croyancessuperstitieuses, se cramponnant à ce dernier reste de merveilleux,devenus dévots à ce mystère du magnétisme, le défendant au nom dela science.

Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filleset chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s’étaitancrée si fortement qu’il n’admettait même point la discussion.

Il répétait en ricanant : « Des blagues ! desblagues ! des blagues ! Nous ne discuterons pas Donatoqui est tout simplement un très malin faiseur de tours. Quant à M.Charcot, qu’on dit être un remarquable savant, il me fait l’effetde ces conteurs dans le genre d’Edgar Poe, qui finissent pardevenir fous à force de réfléchir à d’étranges cas de folie. Il aconstaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encoreinexplicables, il marche dans cet inconnu qu’on explore chaquejour, et ne pouvant toujours comprendre ce qu’il voit, il sesouvient trop peut-être des explications ecclésiastiques desmystères. Et puis je voudrais l’entendre parler, ce serait toutautre chose que ce que vous répétez. »

Il y eut autour de l’incrédule une sorte de mouvement de pitié,comme s’il avait blasphémé dans une assemblée de moines.

Un de ces messieurs s’écria :

« Il y a eu pourtant des miracles autrefois. »

Mais l’autre répondit :

« Je le nie. Pourquoi n’y en aurait-il plus ? »

Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques,des communications d’âmes à travers de longs espaces, desinfluences secrètes d’un être sur un autre. Et on affirmait, ondéclarait les faits indiscutables, tandis que le nieur acharnérépétait : « Des blagues ! des blagues ! desblagues ! »

À la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans lespoches :

« Eh bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, etpuis je vous les expliquerai. Les voici :

Dans le petit village d’Étretat les hommes, tous matelots, vontchaque année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit,l’enfant d’un de ces marins se réveilla en sursaut en criant queson “pé était mort à la mé”. On calma le mioche, qui se réveilla denouveau en hurlant que son “pé était neyé”. Un mois après onapprenait en effet la mort du père, enlevé du pont par un coup demer. La veuve se rappela les réveils de l’enfant. On cria aumiracle, tout le monde s’émut, on rapprocha les dates, et il setrouva que l’accident et le rêve avaient coïncidé à peu près ;d’où l’on conclut qu’ils étaient arrivés la même nuit, à la mêmeheure. Et voilà un mystère du magnétisme. »

Le conteur s’interrompit. Alors un des auditeurs, fort ému,demanda :

« Et vous expliquez ça, vous ?

– Parfaitement, monsieur, j’ai trouvé le secret. Le fait m’avaitsurpris et même vivement embarrassé ; mais moi, voyez-vous, jene crois pas par principe. De même que d’autres commencent parcroire, je commence par douter ; et quand je ne comprendsnullement, je continue à nier toute communication télépathique desâmes, sûr que ma pénétration seule est suffisante. Eh bien, j’aicherché, cherché, et j’ai fini, à force d’interroger toutes lesfemmes des matelots absents, par me convaincre qu’il ne se passaitpas huit jours sans que l’une d’elles ou l’un des enfants rêvât etannonçât à son réveil que le « pé était mort à la mé ». La craintehorrible et constante de cet accident fait qu’ils en parlenttoujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentesprédictions coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, oncrie aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autressonges, tous les autres présages, toutes les autres prophéties demalheur demeurés sans confirmation. J’en ai pour ma part considéréplus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne sesouvenaient même plus. Mais si l’homme, en effet, était mort, lamémoire se serait immédiatement réveillée, et l’on aurait célébrél’intervention de Dieu selon les uns, du magnétisme selon lesautres. »

Un des fumeurs déclara :

« C’est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votreseconde histoire.

– Oh ! ma seconde histoire est fort délicate à raconter.C’est à moi qu’elle est arrivée, aussi je me défie un rien de mapropre appréciation. On n’est jamais équitablement juge et partie.Enfin la voici :

« J’avais dans mes relations mondaines une jeune femme àlaquelle je ne songeais nullement, que je n’avais même jamaisregardée attentivement, jamais remarquée, comme on dit.

« Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu’elle ne fûtpas laide ; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, unebouche, des cheveux quelconques, toute une physionomie terne ;c’était un de ces êtres sur qui la pensée ne semble se poser quepar hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne s’abatpoint.

« Or, un soir, comme j’écrivais des lettres au coin de mon feuavant de me mettre au lit, j’ai senti au milieu de ce dévergondaged’idées, de cette procession d’images qui vous effleurent lecerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume enl’air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l’esprit, untout léger frisson du cœur, et immédiatement, sans raison, sansaucun enchaînement de pensées logiques, j’ai vu distinctement, vucomme si je la touchais, vu des pieds à la tête, et sans un voile,cette jeune femme à qui je n’avais jamais songé plus de troissecondes de suite, le temps que son nom me traversât la tête. Etsoudain je lui découvris un tas de qualités que je n’avais pointobservées, un charme doux, un attrait langoureux ; elleéveilla chez moi cette sorte d’inquiétude d’amour qui vous met à lapoursuite d’une femme. Mais je n’y pensai pas longtemps. Je mecouchai, je m’endormis. Et je rêvai.

« Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n’est-ce pas, quivous rendent maîtres de l’impossible, qui vous ouvrent des portesinfranchissables, des joies inespérées, des brasimpénétrables ?

« Qui de nous, dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants,n’a tenu, étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensationextraordinaire, celle dont son esprit était occupé ? Etavez-vous remarqué quelles surhumaines délices apportent ces bonnesfortunes du rêve ! En quelles ivresses folles elles vousjettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelletendresse infinie, caressante, pénétrante elles vous enfoncent aucœur pour celle qu’on tient défaillante et chaude, en cetteillusion adorable et brutale, qui semble une réalité !

« Tout cela, je l’ai ressenti avec une inoubliable violence.Cette femme fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sapeau me restait aux doigts, l’odeur de sa peau me restait aucerveau, le goût de ses baisers me restait aux lèvres, le son de savoix me restait aux oreilles, le cercle de son étreinte autour desreins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne,longtemps après mon réveil exquis et décevant.

« Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.

« Le jour venu, elle m’obsédait, me possédait, me hantait latête et les sens, à tel point que je ne restais plus une secondesans penser à elle.

« À la fin, ne sachant que faire, je m’habillai et je l’allaivoir. Dans son escalier j’étais ému à trembler, mon cœur battait :un désir véhément m’envahissait des pieds aux cheveux.

« J’entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer monnom ; et soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenantefixité. Je m’assis.

« Je balbutiai quelques banalités qu’elle ne semblait pointécouter. Je ne savais que dire ni que faire ; alorsbrusquement je me jetai sur elle, la saisissant à pleinsbras ; et tout mon rêve s’accomplit si vite, si facilement, sifollement, que je doutai soudain d’être éveillé… Elle fut pendantdeux ans ma maîtresse… »

« Qu’en concluez-vous ? » dit une voix.

Le conteur semblait hésiter.

« J’en conclus… je conclus à une coïncidence, parbleu ! Etpuis, qui sait ? C’est peut-être un regard d’elle que jen’avais point remarqué et qui m’est revenu ce soir-là par un de cesmystérieux et inconscients rappels de la mémoire qui nousreprésentent souvent des choses négligées par notre conscience,passées inaperçues devant notre intelligence !

– Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous necroyez pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat, mon chermonsieur ! »

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