Contes divers 1882

Chapitre 17Un Drame vrai

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable[2]. Je disais l’autre jour, à cette place,que l’école littéraire d’hier se servait, pour ses romans, desaventures ou vérités exceptionnelles rencontrées dansl’existence ; tandis que l’école actuelle, ne se préoccupantque de la vraisemblance, établit une sorte de moyenne, desévénements ordinaires. Voici qu’on me communique toute unehistoire, arrivée, paraît-il, et qui semble inventée par quelqueromancier populaire ou quelque dramatique en délire. Elle est, entout cas, saisissante, bien machinée et fort intéressante en sonétrangeté. Dans une propriété de campagne, mi-ferme et mi-château,vivait une famille possédant une fille courtisée par deux jeunesgens, les deux frères. Ils appartenaient à une ancienne et bonnemaison, et vivaient ensemble en une propriété voisine. L’aîné futpréféré. Et le cadet, dont un amour tumultueux bouleversait lecœur, devint sombre, rêveur, errant. Il sortait des jours entiersou bien s’enfermait en sa chambre, et lisait ou méditait. Plusl’heure du mariage avançait, plus il devenait ombrageux. Unesemaine environ avant la date fixée, le fiancé, qui revenait unsoir de sa visite quotidienne à la jeune fille, reçut un coup defusil à bout portant, au coin d’un bois. Des paysans, qui letrouvèrent au jour levant, rapportèrent le corps à son logis. Sonfrère s’abîma dans un désespoir fougueux qui dura deux ans. On crutmême qu’il se ferait prêtre ou qu’il se tuerait. Au bout de cesdeux années de désespoir, il épousa la fiancée de son frère.Cependant on n’avait pas trouvé le meurtrier. Aucune trace certainen’existait ; et le seul objet révélateur était un morceau depapier presque brûlé, noir de poudre, ayant servi de bourre aufusil de l’assassin. Sur ce lambeau de papier, quelques versétaient imprimés, la fin d’une chanson, sans doute, mais on ne putdécouvrir le livre dont cette feuille était arrachée. On soupçonnadu meurtre un braconnier mal noté. Il fut poursuivi, emprisonné,interrogé, harcelé ; mais il n’avoua pas, et on l’acquitta,faute de preuves. Telle est l’exposition de ce drame. On croiraitlire un horrible roman d’aventures. Tout y est : l’amour des deuxfrères, la jalousie de l’un, la mort du préféré, le crime au coind’un bois, la justice dépistée, le prévenu acquitté, et le filléger resté aux mains des juges, ce bout de papier noir de poudre.Et, maintenant, vingt ans s’écoulent. Le cadet, marié, est heureux,riche et considéré ; il a trois filles. Une d’elles va semarier à son tour. Elle épouse le fils d’un ancien magistrat, un deceux qui siégeaient autrefois lors de l’assassinat du frère aîné.Et voilà que le mariage a lieu, un grand mariage de campagne, unenoce. Les deux pères se serrent les mains, les jeunes gens sontheureux. On dîne dans la longue salle du château ; on boit, onplaisante, on rit, et, le dessert venu, quelqu’un propose dechanter des chansons, comme on faisait au temps ancien. L’idéeplaît, et chacun chante. Son tour venu, le père de la mariéecherche en sa tête de vieux couplets qu’il fredonnait autrefois, etpeu à peu il les retrouve. Ils font rire, on applaudit ; ilcontinue, entonne le dernier ; puis, lorsqu’il a fini, sonvoisin le magistrat lui demande : « Où diable avez-vous trouvécette chanson-là ? J’en connais les derniers vers. Il mesemble même qu’ils sont liés à quelque grave circonstance de mavie, mais je ne sais plus au juste ; je perds un peu lamémoire. » Et, le lendemain, les nouveaux mariés partent pour leurvoyage nuptial. Cependant, l’obsession des souvenirs indécis, cettedémangeaison constante de retrouver une chose qui vous échappe sanscesse, harcelait le père du jeune homme. Il fredonnait sans reposle refrain qu’avait chanté son ami, et ne retrouvait toujours pasd’où lui venaient ces vers qu’ils sentaient pourtant gravés depuislongtemps en sa tête, comme s’il avait eu un intérêt sérieux à neles point oublier. Deux ans encore se passent. Et voilà qu’un jour,en feuilletant de vieux papiers, il retrouve, copiées par lui, cesrimes qu’il a tant cherchées. C’étaient les vers restés lisiblessur la bourre du fusil dont on s’était autrefois servi pour lemeurtre. Alors il recommence tout seul l’enquête. Il interroge avecastuce, fouille dans les meubles de son ami, tant et si bien qu’ilretrouve le livre dont la feuille avait été arrachée. C’est en cecœur de père que se passe maintenant le drame. Son fils est legendre de celui qu’il soupçonne si violemment ; mais, si celuiqu’il soupçonne est coupable, il a tué son frère pour lui voler safiancée ! Est-il un crime plus monstrueux ? Le magistratl’emporte sur le père. Le procès recommence. L’assassin véritableest, en effet, le frère. On le condamne. Voilà les faits qu’onm’indique. On les affirme vrais. Les pourrions-nous employer dansun livre sans avoir l’air d’imiter servilement MM. de Montépin etdu Boisgobey ? Donc, en littérature comme dans la vie,l’axiome : « Toute vérité n’est pas bonne à dire » me paraîtparfaitement applicable. J’appuie sur cet exemple, qui me paraîtfrappant. Un roman fait avec une donnée pareille laisserait tousles lecteurs incrédules, et révolterait tous les vraisartistes.

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