Contes divers 1882

Chapitre 6L’aveugle

Qu’est-ce donc que cette joie du premier soleil ? Pourquoicette lumière tombée sur la terre nous emplit-elle ainsi du bonheurde vivre ? Le ciel est tout bleu, la campagne toute verte, lesmaisons toutes blanches ; et nos yeux ravis boivent cescouleurs vives dont ils font de l’allégresse pour nos âmes. Et ilnous vient des envies de danser, des envies de courir, des enviesde chanter, une légèreté heureuse de la pensée, une sorte detendresse élargie, on voudrait embrasser le soleil.

Les aveugles sous les portes, impassibles en leur éternelleobscurité, restent calmes comme toujours au milieu de cette gaieténouvelle, et, sans comprendre, ils apaisent à toute minute leurchien qui voudrait gambader.

Quand ils rentrent, le jour fini, au bras d’un jeune frère oud’une petite sœur, si l’enfant dit : « Il a fait bien beautantôt ! », l’autre répond : « Je m’en suis bien aperçu, qu’ilfaisait beau, Loulou ne tenait pas en place. »

J’ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus cruelsmartyres qu’on puisse rêver.

C’était un paysan, le fils d’un fermier normand. Tant que lepère et la mère vécurent, on eut à peu près soin de lui ; ilne souffrit guère que de son horrible infirmité ; mais dès queles vieux furent partis, l’existence atroce commença. Recueilli parune sœur, tout le monde dans la ferme le traitait comme un gueuxqui mange le pain des autres. À chaque repas, on lui reprochait lanourriture ; on l’appelait fainéant, manant ; et bien queson beau-frère se fût emparé de sa part d’héritage, on lui donnaità regret la soupe, juste assez pour qu’il ne mourût point.

Il avait une figure toute pâle, et deux grands yeux blancs commedes pains à cacheter ; et il demeurait impassible sousl’injure, tellement enfermé en lui-même qu’on ignorait s’il lasentait. Jamais d’ailleurs il n’avait connu aucune tendresse, samère l’ayant toujours un peu rudoyé, ne l’aimant guère ; caraux champs les inutiles sont des nuisibles, et les paysans feraientvolontiers comme les poules qui tuent les infirmes d’entreelles.

Sitôt la soupe avalée, il allait s’asseoir devant la porte enété, contre la cheminée en hiver, et il ne remuait plus jusqu’ausoir. Il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; seulesses paupières, qu’agitait une sorte de souffrance nerveuse,retombaient parfois sur la tache blanche de ses yeux. Avait-il unesprit, une pensée, une conscience nette de sa vie ? Personnene se le demandait.

Pendant quelques années les choses allèrent ainsi. Mais sonimpuissance à rien faire autant que son impassibilité finirent parexaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur, une sortede bouffon-martyr, de proie donnée à la férocité native, à lagaieté sauvage des brutes qui l’entouraient.

On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité putinspirer. Et, pour se payer de ce qu’il mangeait, on fit de sesrepas des heures de plaisir pour les voisins et de supplice pourl’impotent.

Les paysans des maisons prochaines s’en venaient à cedivertissement ; on se le disait de porte en porte, et lacuisine de la ferme se trouvait pleine chaque jour. Tantôt onposait sur la table, devant son assiette où il commençait à puiserle bouillon, quelque chat ou quelque chien. La bête avec soninstinct flairait l’infirmité de l’homme et, tout doucement,s’approchait, mangeait sans bruit, lapant avec délicatesse ;et quand un clapotis de langue un peu bruyant avait éveillél’attention du pauvre diable, elle s’écartait prudemment pouréviter le coup de cuiller qu’il envoyait au hasard devant lui.

Alors c’étaient des rires, des poussées, des trépignements desspectateurs tassés le long des murs. Et lui, sans jamais dire unmot, se remettait à manger de la main droite, tandis que, de lagauche avancée, il protégeait et défendait son assiette.

Tantôt on lui faisait mâcher des bouchons, du bois, des feuillesou même des ordures, qu’il ne pouvait distinguer.

Puis, on se lassa même des plaisanteries ; et le beau-frèreenrageant de le toujours nourrir, le frappa, le gifla sans cesse,riant des efforts inutiles de l’autre pour parer les coups ou lesrendre. Ce fut alors un jeu nouveau : le jeu des claques. Et lesvalets de charrue, le goujat, les servantes, lui lançaient à toutmoment leur main par la figure, ce qui imprimait à ses paupières unmouvement précipité. Il ne savait où se cacher et demeurait sanscesse les bras étendus pour éviter les approches.

Enfin, on le contraignit à mendier. On le portait sur les routesles jours de marché, et dès qu’il entendait un bruit de pas ou leroulement d’une voiture, il tendait son chapeau en balbutiant : «La charité, s’il vous plaît. »

Mais le paysan n’est pas prodigue, et, pendant des semainesentières, il ne rapportait pas un sou.

Ce fut alors contre lui une haine déchaînée, impitoyable. Etvoici comme il mourut.

Un hiver, la terre était couverte de neige, et il gelaithorriblement. Or, son beau-frère, un matin, le conduisit fort loinsur une grande route pour lui faire demander l’aumône. Il l’ylaissa tout le jour, et quand la nuit fut venue, il affirma devantses gens qu’il ne l’avait plus retrouvé. Puis il ajouta : «Bast ! faut pas s’en occuper, quelqu’un l’aura emmené parcequ’il avait froid. Pardié ! i n’est pas perdu. I reviendra bend’main manger la soupe. »

Le lendemain, il ne revint pas.

Après de longues heures d’attente, saisi par le froid, sesentant mourir, l’aveugle s’était mis à marcher. Ne pouvantreconnaître la route ensevelie sous cette écume de glace, il avaiterré au hasard, tombant dans les fossés, se relevant, toujoursmuet, cherchant une maison.

Mais l’engourdissement des neiges l’avait peu à peu envahi, etses jambes faibles ne le pouvant plus porter, il s’était assis aumilieu d’une plaine. Il ne se releva point.

Les blancs flocons qui tombaient toujours l’ensevelirent. Soncorps raidi disparut sous l’incessante accumulation de leur fouleinfinie ; et rien n’indiquait plus la place où le cadavreétait couché.

Ses parents firent mine de s’enquérir et de le chercher pendanthuit jours. Ils pleurèrent même.

L’hiver était rude et le dégel n’arrivait pas vite. Or, undimanche, en allant à la messe, les fermiers remarquèrent un grandvol de corbeaux qui tournoyaient sans fin au-dessus de la plaine,puis s’abattaient comme une pluie noire en tas à la même place,repartaient et revenaient toujours.

La semaine suivante, ils étaient encore là, les oiseaux sombres.Le ciel en portait un nuage comme s’ils se fussent réunis de tousles coins de l’horizon ; et ils se laissaient tomber avec degrands cris dans la neige éclatante, qu’ils tachaient étrangementet fouillaient avec obstination.

Un gars alla voir ce qu’ils faisaient, et découvrit le corps del’aveugle, à moitié dévoré déjà, déchiqueté. Ses yeux pâles avaientdisparu, piqués par les longs becs voraces.

Et je ne puis jamais ressentir la vive gaieté des jours desoleil, sans un souvenir triste et une pensée mélancolique vers legueux, si déshérité dans la vie que son horrible mort fut unsoulagement pour tous ceux qui l’avaient connu.

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