Conversation d’une petite fille avec sa poupée

Angelina, septième maîtresse deZozo.

Dès les premières années d’Angelina, on jugeaqu’elle auroit beaucoup d’esprit ; sa maman en étoitenchantée, elle voulut l’élever elle-même.

La tendresse excessive de madame de Vertingennuisoit beaucoup à sa fille : en allant au-devant de sesmoindres désirs, en cédant aveuglément à toutes ses volontés, ellela rendoit exigeante, capricieuse, colère, et lui préparait despeines pour l’avenir.

Un ami de M. de Vertingen essaya dedonner quelques avis à cette mère trop faible : « Madame,lui dit-il un jour, permettez-moi de vous parler avecfranchise ; vous n’avez pas encore élevé d’enfant ; jecrains fort que vous ne perdiez la vôtre, faute de connoître lamanière de la gouverner : vous devez l’élever pour les autres,et l’on seroit tenté de croire que vous ne l’élevez que pourvous-même. » Madame de Vertingen reçut fort bien ce reprocheamical ; elle promit d’en profiter, mais elle l’oubliabientôt, et continua à gâter sa fille.

Angelina croissoit cependant à vued’œil : son teint étoit vermeil comme la rose, l’espritpétilloit dans ses yeux, sa figure pleine de grâce et d’expressionplaisoit à tout le monde, et son heureux caractère ne demandoitqu’une main habile pour le plier à son avantage ; mais madamede Vertingen rioit de ses fautes, et lui cédoit en toute occasion.Quand un domestique différoit à satisfaire ses caprices, il étoitgrondé, et l’on finissoit par le renvoyer.

Aussi Angelina faisoit mille sottises parjour : la moindre contrariété la mettoit dans une colèreaffreuse ; ses traits se décomposoient, et sa faible mère,craignant pour ses jours, se hâtoit de lui accorder tout ce qu’ellevouloit. Sûre ainsi de se faire obéir, Angelina se mutinoit pourrien, et devenoit insupportable.

Cette petite fille si gâtée montoit sur lesfauteuils, se rouloit à terre, alloit partout sans guide, gâtaitles meubles, déchiroit ses vêtemens, brisoit tous ses joujoux etjamais on ne la grondoit.

Un jour elle prit un couteau pour aller dansle jardin couper une branche d’arbre, le pied lui glissa, et ellese blessa grièvement à la cuisse. La gouvernante que sa mère avoitmise auprès d’elle n’étoit point écoutée ; lorsqu’elle luifaisoit des représentations, l’enfant mutin répondoit :« Il faut bien que je m’amuse ; maman veut que je fassede l’exercice. »

Il arriva plusieurs aventures fâcheuses àl’indocile Angelina. Un jour elle voulut attraper un petit poissonrouge ; s’étant penchée sur le bord du bassin, elle tomba dansl’eau. Le jardinier de la maison, qui heureusement se trouvoit dece côté, la retint par ses jupons, et lui sauva la vie, mais ellefut sérieusement malade.

Il falloit plus d’un exemple pour corriger unenfant qui n’agissoit qu’à sa tête. Il prit fantaisie à Angelina defaire griller des escargots. Elle prit furtivement un réchaud debraise, et l’ayant allumé dans un coin, en soufflant avec sa boucheun charbon tomba sur sa robe ; en moins d’une minute elle eutles jambes, les cuisses, les bras, et même le visage, entièrementbrûlés : elle fut plus d’un mois à guérir, et souffrit desdouleurs inexprimables ; encore fut-elle tout à faitdéfigurée. Angelina étoit déjà grande qu’elle ne savoit encorerien : sa mère craignoit de la fatiguer. Aussi quand ellevoulut lui donner des maîtres, la petite, incapable d’application,s’ennuya à mourir ; elle ne prit goût à rien ; et au boutde plusieurs années, après avoir fait dépenser beaucoup d’argent àson père et à sa mère, Angelina n’eut qu’une légère teinture desarts qu’on avoit cherché à lui faire apprendre.

Madame de Vertingen avoit commencé d’abord parlui donner un maître de musique et un maître de danse. Angelina,qui étoit vive et gaie, dansoit avec plaisir ; mais son maîtrede musique étoit souvent renvoyé, sous prétexte d’un mal de tête,d’une colique, ou de quelqu’autre indisposition. Si sa mèreexigeoit qu’elle prît sa leçon, Angelina prenoit de l’humeur ;elle se mettoit au piano de mauvaise grâce, bailloit, faisoit desfautes sans nombre, et finissoit par lasser la patience du maîtrele plus complaisant.

Comme Angelina ne savoit point s’occuper, etqu’il faut passer le temps à quelque chose, elle se levoit tard,changeoit dix fois de robe dans une matinée, avoit cent caprices,mangeoit toutes sortes de friandises, tourmentoit le chat, agaçoitle chien, commandoit avec hauteur à sa femme de chambre, et faisoitgronder les domestiques dont elle dérangeoit le service pour sesfantaisies.

Sa mère, moins fâchée de la voir dure,capricieuse, ignorante, coquette et impertinente, que dereconnoître son peu de disposition pour les arts d’agrément, luifaisoit quelquefois des reproches : « Que voulez vousdevenir, ma fille ? lui disoit-elle. Vous ne saurez nimusique, ni danse, ni dessin ; vous passerez dans le mondepour une demoiselle sans éducation, et personne ne vousregardera. » Elle eût mieux fait de lui dire : Commentécrirez-vous une lettre ne sachant pas l’orthographe ? Quellesera votre conversation avec les personnes instruites, n’ayantaucune connoissance de la géographie, de l’histoire, et dessciences en général ? Qui voudra vous servir, si vous êtesexigeante et capricieuse ? Qui voudra vivre avec vous, si vousne voulez point vous occuper des autres, et que vous rapportieztout à vous-même ? Mais madame de Vertingen n’avoit pasl’esprit assez solide pour faire ces réflexions.

Les choses étoient en cet état, lorsqu’unévénement malheureux força le père et la mère d’Angelina à quitterla France. Ils abandonnèrent leur bien pour sauver leur vie. Ayantrassemblé à la hâte leur argent et leurs bijoux, ils allèrent enAllemagne attendre un temps plus heureux.

Quand on est hors de son pays, on dépensebeaucoup. Leurs fonds furent bientôt épuisés ; ils éprouvèrentles horreurs de l’indigence, d’autant plus que ni la mère ni lafille ne pouvoient s’aider du travail de leurs mains.

M. de Vertingen étant mort, leur situationdevint véritablement déplorable… C’est alors que la mère d’Angelinaouvrit les yeux pour voir les torts qu’elle avoit à se reprochersur l’éducation de sa fille !… Cette jeune personne,extrêmement laide, depuis l’accident qui lui étoit arrivé par safaute dans son enfance, ne savoit pas seulement enfiler uneaiguille !… Qu’alloit-elle devenir !… Ces tristesréflexions, jointes à la misère, mirent en peu de temps cette mèreinfortunée au tombeau !… Angelina, sans aucuneressource, fut obligée, pour ne pas mourir de faim, de se mettre enservice chez un vigneron du pays où elle étoit.

Tu vois, ma bonne amie, dit en finissantmadame Belmont à sa fille, combien il est nécessaire d’apprendre debonne heure à lire, à écrire, et à travailler. La fortune peut seperdre, mais une bonne et sage éducation est un trésor qui nemanque jamais. Tu n’aimes sûrement point Angelina ; elle n’estpas aimable non plus ; mais ses fautes seront pour toi uneleçon utile ; tu éviteras, je l’espère, de te conduire commeelle. – Je le crois bien, dit Mimi ; maman ne ressemble pas àmadame de Vertingen. Madame Belmont embrassa sa fille, et aprèsquelques autres réflexions, elle reprit son récit.

Le sort de Zozo, continua cette dame, n’avoitpas été trop heureux avec la volontaire et capricieuse Angelina.Lorsque M. et madame de Vertingen quittèrent la France, labelle poupée était dans un état pitoyable ! Elle resta entreles mains de la gouvernante d’Angelina, qui, étant entrée auservice d’une dame, lui en fit présent.

Zozo fut encore une fois réparée ; onl’habilla richement, et la dame qui en étoit devenue propriétaireen fît cadeau à la fille d’une de ses amies. C’est cette petitefille qui va faire le sujet de notre entretien.

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