Chapitre 16LE CHÂTEAU DE DRACHENFELD
Lechâteau de Drachenfeld, où de nouveaux hasards attendaient Adrienneet Diane, tenait tout à la fois de la citadelle et du couvent. On yvoyait des galeries et des salles de bal comme dans unpalais ; des casemates, des créneaux, des courtines, undonjon, comme dans un château fort ; des chapelles, uncloître, des cellules, comme dans un monastère. Pour que toutrépondît à ce triple caractère dans cette singulière habitation, onpouvait, en se promenant au hasard dans les appartements et lesjardins, rencontrer des gardes portant l’épée et le mousquet, despages vêtus de velours et de satin, de belles personnes quimaniaient l’éventail ou touchaient du luth, des aumôniers et desgens d’église pieusement enfoncés dans quelque méditation.
Au bout d’un mois, les deux cousines furent aucourant de la vie qu’on menait à Drachenfeld. Le soir appartenaitau bal et aux divertissements de toutes sortes, pour lesquelsl’imagination de Mme d’Igomer se montraitsingulièrement inventive ; on s’adonnait le matin à desexercices de religion ; s’il faisait beau après-midi, onprenait le délassement de la promenade sur de belles pièces d’eau,ou dans de profondes forêts percées de larges avenues ; onchassait aussi ; mais, si le temps était à la pluie, on serendait dans quelque chapelle, où un bon moine s’abandonnait àtoute la chaleur d’une exhortation religieuse.
Certaines fois, et quandMme d’Igomer avait mal dormi, la musique remplaçaitle sermon.
Il ne paraissait pas que l’inconsolable Théclaregrettât beaucoup Wallenstein, ni qu’elle donnât une large part deson temps à la mélancolie ; mais c’était peut-être le séjourde la campagne qui en était cause.
Un père franciscain avait la charge d’extirperdu cœur de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan les racines que lesdoctrines abominables de l’hérésie y avaient fait pousser. Il lespersécutait benoîtement.
Le gouvernement du château était dévolu à unhomme maigre, hâve, couleur de citron, sinistre, patibulaire. Lapremière fois qu’elle l’aperçut,Mlle de Souvigny frissonna. Elle gardait lesouvenir de ce profil menaçant dans un coin de sa mémoire.
Quand elle entendit prononcer le nom deMathéus Orlscopp, elle fut glacée de terreur.
– Ah ! l’homme de Bergheim !s’écria-t-elle.
C’était en effet Mathéus Orlscopp qui, vaincuau château de Rabennest, voulait prendre sa revanche au château deDrachenfeld. Les hommes lui avaient échappé, mais les femmes luirestaient. Il avait même une double offense à punir, etMme d’Igomer pouvait compter sur sondévouement.
On se rappelle que, grâce aux précautionsprises par Carquefou, Mathéus Orlscopp était resté suspendu à cecrochet qui avait porté quelque temps le corps endolori de Renaud,dans la chambre verte du château de Rabennest. Mathéus n’avaitobtenu sa délivrance que quelques heures après le départ desfugitifs. Le gardien chargé de porter sa maigre nourriture aucaptif avait trouvé le maître de Rabennest blême, glacé, fou derage et de douleur. Celui-ci ne perdit pas un temps inutile àpoursuivre des cavaliers qui avaient sur lui l’avance d’unejournée, et courut hardiment tout raconter à Jean de Werth.
L’explosion de sa haine et de sa fureur futtelle, que Jean de Werth comprit sur-le-champ que c’était un hommedont on pouvait tirer le meilleur parti. Bien loin de le punir, illui donna une gratification et l’adressa à sa complice,Mme la baronne d’Igomer, avec une lettre qui necontenait que ces mots :
Voilà un coquin que je vousrecommande.
Il n’en fallait pas davantage pour engager labaronne à prendre Mathéus Orlscopp à son service. Quand il ytrouvait son intérêt, le seigneur Mathéus était d’une franchiseterrible. Il ne cacha rien à Mme d’Igomer descirconstances qui l’avaient fait entrer dans la vie de Renaud, àBergheim comme à Rabennest. Ce qu’il venait de faire, loin derévolter la baronne, lui donna une idée de ce qu’on pouvaitattendre d’un tel homme dans l’occasion.
Ces deux haines se comprirent de prime-saut.Aussitôt que le départ de Wallenstein pour l’armée impériale futdécidé, et en se déterminant à quitter la résidence de Prague pourcelle de Drachenfeld, Mme d’Igomer pritimmédiatement la résolution d’en confier le commandement à MathéusOrlscopp.
Maîtresse deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan, elle était à Drachenfeldcomme le chasseur qui tient en cage une jolie chanterelle et attendque les perdrix viennent se faire tuer. Les perdrix cette foiss’appelaient Armand-Louis et Renaud. Elle était sûre que personnene veillerait mieux sur la cage que Mathéus Orlscopp.
Un sourire hideux rendit plus effrayanteencore la physionomie de Mathéus quand il prit le gouvernement duchâteau.
– Les imbéciles ! murmura-t-il, ilsm’avaient entre leurs mains, ils pouvaient m’étrangler et ils m’ontlaissé vivre !
Puis, tout à coup, frappant du pied avecviolence :
– Mais cette bêtise, ne l’ai-je pascommise aussi ! reprit-il. Ah ! cette fois du moinsl’expérience me servira.
Dès les premiers jours de son installation auchâteau de Drachenfeld, Mathéus Orlscopp prit à partMme d’Igomer.
– Mon devoir est de vous parler avecfranchise, dit-il ; permettez-moi, madame la baronne, d’allerau fond des choses. Certes, vous n’aimez pas celle que vous appelezMme la comtesse de Mummelsberg ?
– Oh ! non, murmura Thécla.
– Mais, il est une autre personne pourlaquelle vos sentiments ont encore plus de vivacité. J’ai nomméM. Renaud de Chaufontaine. Est-ce vrai ?
– C’est vrai.
– Pourquoi alors vous obstinez-vous àtenir Mlle de Pardaillan secrètement enferméeici comme la lumière sous le boisseau ? Que ne publiez-vous,au contraire, et à son de trompe, s’il le faut, qu’elle est àDrachenfeld, et qu’elle est votre prisonnière ?
– Il accourra !
– Eh ! n’est-ce pas là précisémentce qu’il nous faut désirer ? Qu’il vienne seulement, il neviendra pas seul… et, du même coup, Mme la baronned’Igomer, Jean de Werth et Mathéus Orlscopp, leur indigneserviteur, seront vengés. Il suffira, pour opérer ce miracle, queM. de la Guerche et M. de Chaufontaine semontrent à une portée de fusil de ce château.
Le regard que Mathéus jeta àMme d’Igomer la fit frissonner.
– Ah ! vous êtes un terriblehomme ! dit-elle.
– Non, madame, je suis un homme logiqueet tiens surtout à mériter la bonne opinion que monseigneur Jean deWerth a de mon humble personne.
– Faites à votre guise… vous avez carteblanche, dit Thécla.
– Alors je réponds de tout.
Ce jour-là même on permit aux deux cousinesd’écrire à M. de Pardaillan.
Il arrivait quelquefois àMme d’Igomer de s’absenter pendant plusieurs jours.Elle se rendait alors au camp impérial en grand mystère ; nulne le savait, que Mathéus, qui restait maître absolu du château ety exerçait une autorité souveraine. Il avait des espions quibattaient le pays tout alentour, éclairaient les routes à dixlieues à la ronde, et lui rendaient compte de tout ce qui sepassait. Ils avaient ordre de répandre habilement dans les aubergesles noms des deux prisonnières, pour que ce ne fût bientôt plus unsecret pour personne. Quelque chose en arriverait peut-être auxoreilles de M. de la Guerche et de Renaud, et lesattirerait à l’ombre des tourelles de Drachenfeld. C’était là queMathéus les attendait.
Le départ de la baronne suspendait lesfêtes : plus de danses, presque plus de musique, mais dessermons en abondance, des oraisons et des conférences pieuses,durant lesquelles le franciscain s’efforçait de convertir sesouailles. Après de longues journées passées en controverses, s’iln’obtenait rien, le digne moine plaçait dévotement ses bras encroix sur son abdomen rebondi.
– Le diable tient bon, disait-il, mais jeferai tant, que je finirai bien par l’exorciser.
Et toujours roulant sur ses courtes jambes,toujours souriant, toujours bénissant, il continuait sesprédications.
De nouvelles de M. de la Guerche etde M. de Chaufontaine, on n’en avait point.
En l’absence de Mme d’Igomer,la police intérieure, en quelque sorte intime et domestique duchâteau, appartenait à une dame cérémonieuse et formaliste quiavait la taille d’un mousquetaire, des cheveux jaunes, des yeuxpâles, la tête carrée, les jambes d’une autruche, et dontl’existence se passait à embarrasser la vie d’autrui de millepetites difficultés. Avec elle, chaque heure avait son emploi, etnulle puissance humaine ou nul événement ne l’aurait déterminée àen changer la destination. Mme de Liffenbachn’avait qu’un dogme, la règle, et qu’une foi, l’étiquette. Elle neparlait jamais qu’à voix basse et avec la douceur du vent quisoupire ; mais sous cette douceur apparente il y avaitl’entêtement du mulet. Rien ne lui échappait. Ses longues jambes lapromenaient partout, et ses yeux, d’un bleu indécis et commeeffacé, avaient des regards de lynx.
Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan étaient placées sous sasurveillance spéciale. Mme de Liffenbach neleur permettait pas une minute de repos. Ce n’était que la nuitqu’elles avaient la permission de causer librement, et encoren’était-ce point aisé, leurs chambres étant séparées par unegalerie. Aussi longtemps que durait le jour, la bonne dame, vêtued’une robe à l’ancienne mode, les instruisait des différents degrésde respect qu’il faut accorder aux personnes de Cour, suivant lerang qu’elles occupent dans la noblesse ; elle variait cespetits discours par les traités sur l’étiquette qui était en usagedans la capitale de l’électeur de Bavière, et des oraisons sur lesperfections de la grâce et les mérites de la pénitence. Par desdétours habiles, elle prenait texte de ces conférences pourinsinuer aux deux cousines que M. le comte de Pappenheim etM. le baron Jean de Werth feraient leur bonheur dans ce mondeet assureraient leur salut dans l’autre.
– C’est toujours le même air, murmuraitDiane, qui n’écoutait pas.
– Et les mêmes paroles, ajoutaitAdrienne.
Une des prétentions deMme de Liffenbach était de faire croire àMlle de Souvigny et àMlle de Pardaillan qu’elles n’étaient pointprisonnières. Captives ? allons donc ! Qui pouvaitrépandre de tels bruits calomnieux ? N’avaient-elles pas l’uneet l’autre toute faculté de se promener dans les jardins duchâteau, d’y cueillir des fleurs et d’y manger des fruits ? Neles voyait-on pas dans les salles d’apparat les jours de concert,et en toilette de bal les soirs où l’on dansait ? Si l’ontenait à ce qu’elles fussent accompagnées de personnes graves etsilencieuses, c’est qu’il n’était pas séant à des demoiselles dequalité de se promener seules ; et, si on ne leur permettaitpas de sortir de l’enceinte de Drachenfeld, c’est que toutes sortesde gens grossiers allaient et venaient dans la campagne. Tout cequ’on faisait était à cette seule fin de garantir leur repos dansce pur asile de la vertu.
Quand Mme d’Igomer revenait àDrachenfeld, les choses prenaient un autre tour. Les jeunesgentilshommes voyaient s’ouvrir pour eux les portes revêches duchâteau, et plus d’un s’appuyait galamment au fauteuil de lacharmante Thécla, tandis que la viole, le téorbe et le luthremplissaient les appartements de sons mélodieux ; maisAdrienne et Diane n’y perdaient ni un sermon du franciscain ni unevisite de Mme de Liffenbach.
À mesure cependant que le temps s’écoulait, lecoloris de la santé s’effaçait de plus en plus des joues de Diane,aussi bien que de celles d’Adrienne. Les jours succédaient auxjours, les semaines aux semaines. On avait vu le printemps, onvoyait l’été. De cruelles insomnies les dévoraient. On ne lesentendait plus chanter ni rire. Quand elles causaient, ellesn’osaient pas se faire part de leurs inquiétudes, et lorsqu’elless’embrassaient le matin, après de longues heures données auxlarmes, elles parlaient l’une et l’autre du sommeil qui les avaitcaressées et du repos qu’elles avaient goûté.
Elles n’osaient pas s’arrêter à cette penséeque M. de la Guerche et Renaud tenteraient de lesdélivrer. Diane savait à présent, par Adrienne, quel homme c’étaitque Mathéus, et, dans la crainte que cette faculté qu’on leur avaitlaissée d’écrire à M. de Pardaillan ne cachât un piège,elles n’avaient pas tout dit.
Sur ces entrefaites, une de ces suspensionsd’armées, comme on en rencontre tant dans l’histoire des guerresanciennes, arrêta pour quelques jours les hostilités entre les deuxarmées belligérantes, qui n’avaient pas cessé de combattre depuisLeipzig. Combien de braves officiers qui ne répondaient plus àl’appel du clairon ! Combien de soldats ensevelis à la hâtesous une poignée de terre ! Personne ne savait quand nicomment finirait cette guerre commencée depuis tant d’années, et oùles passions religieuses se mêlaient aux intérêts de la politique.M. de la Guerche et M. de Chaufontaine avaienteu leur part de la gloire et des dangers communs ; mais ilsmettaient au nombre des jours perdus ceux qu’ils n’employaient pasà délivrer Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan. Toutes leurs tentativesjusqu’alors avaient été inutiles, ou, ce qui revenait au même,interrompues par les impérieuses nécessités de la guerre. Lesintervalles étaient trop courts entre les sièges et les combatspour qu’ils pussent entreprendre une expédition au cœur même desprovinces occupées par l’ennemi.
Ils ne négligeaient rien cependant, mais ilsne savaient rien ; et dans les périlleuses pointes que tour àtour, un jour à droite, un jour à gauche, ils entreprenaient, rienne leur avait appris encore quelle ville ou quelle forteressecachait derrière ses murailles celles pour qui Armand-Louis etRenaud eussent versé leur sang goutte à goutte.
À la première nouvelle qui circula dans lecamp, de l’armistice conclu avec le général en chef des troupesimpériales, l’espoir renaquit dans le cœur des deux frères d’armes.Ils se présentèrent immédiatement chez Gustave-Adolphe et luidemandèrent la faveur d’être envoyés auprès de Wallenstein pournégocier l’échange des prisonniers.
– Nous savons depuis peu de temps, ditM. de la Guerche, et cela par une lettre adressée à notrevieux compagnon d’armes, M. de Pardaillan, que les deuxcaptives ont été conduites à Prague, auprès du duc deFriedland : c’est peut-être pour nous l’unique occasion devoir Mlle de Souvigny et sa cousine ;peut-être saurons-nous du moins à quel prix nous devons lesconquérir.
Sans répondre, le roi écrivit et signa unedépêche qui donnait à M. de la Guerche la qualité deministre plénipotentiaire ; puis l’embrassant :
– Partez, dit-il, et partezsur-le-champ ; ma conscience me reprocherait chaque minute queje vous ferais perdre.
Armand-Louis, cependant, etM. de Chaufontaine ne voulurent pas s’éloigner avantd’avoir vu M. de Pardaillan.
– Vous nous aviez permis de nous dévouerau salut de vos deux filles, dit Armand-Louis ; Dieu nous lesavait données, Dieu nous les a reprises. À présent nous n’auronsplus ni trêve ni repos que nous ne vous les ayons rendues.
M. de Pardaillan leur ouvrit lesbras à tous deux.
– Ah ! si je ne vous avais pas, leurdit-il, que l’espérance serait loin de mon cœur !
Armand-Louis et Renaud lui firent part de larésolution qu’ils avaient prise.
– Le duc de Friedland est à Nuremberg,dit M. de la Guerche, nous irons à Nuremberg.
– Et si ma fille, si Adrienne n’y sontpas ? S’il ne consent pas à vous les rendre ?
– La diplomatie morte, nouscrierons : « Vive l’épée ! » s’écriaRenaud.
Quelques larmes parurent sur les joues ridéesdu vieux gentilhomme.
– Ah ! dit-il, l’épée m’a trahi,hélas ! comme elle vous a trahis tous les deux !
– Dieu est Là-Haut, Dieu nous voit etnous juge ! Ayez bon espoir, reprit Renaud ; j’en fais leserment, aussi longtemps qu’un cœur battra dans ma poitrine, aussilongtemps que ma main pourra tenir ce fer, j’emploierai ce bras etce cœur à la délivrance deMlle de Pardaillan.
L’exaltation de M. de Chaufontainetoucha le vieillard.
– Revenez avec ma fille, reprit-il, etc’est un père qui vous recevra.
À ces mots du vieux capitaine, une joieimmense inonda le cœur de Renaud ; il lui sembla que le feuextraordinaire qui avait rempli d’une force invincible l’âme desanciens preux, les Roland, les Galaor, les Cid et les Tancrède,coulait dans ses veines. Rien ne lui parut plus impossible, etbaisant la main que M. de Pardaillan luitendait :
– Si votre fille ne vous est pas rendue,s’écria-t-il, dites que je suis mort !
