Chapitre 17PROPOSITIONS ET PROVOCATIONS
Uneheure après cette courte entrevue, M. de la Guerche etRenaud, suivis seulement de Magnus, de Carquefou et de Rudiger,avaient pris le chemin de Nuremberg. Ils ne tardèrent pas longtempsà paraître au camp impérial, où un trompette avait annoncé leurarrivée.
Le duc de Friedland avait établi sa résidencedans le plus vaste château qui fût aux environs de Nuremberg. Lemême luxe qui surprenait l’Allemagne dans son palais de Prague,l’entourait dans cette halte que le bruit du canon ne devait pastarder à rompre. On comptait dans les antichambres et les cours lamême foule chamarrée de pages, d’écuyers, de chambellans ; desgardes vêtus d’uniformes particuliers et aux couleurs de sa maison,veillaient aux portes ; un peuple de laquais s’agitaitpartout. Il avait table ouverte. Des centaines d’officiers,accourus de tous les points de l’Allemagne, s’enrôlaient sous sesdrapeaux, attirés à la fois par l’éclat de son nom et lamagnificence de ses largesses. Son armée grossissait comme la boulede neige. On en voyait les tentes au loin dans la plaine ;tout soldat qui avait survécu aux désastres de Torquata Comti et ducomte de Tilly le rejoignait. Les provinces, épuisées naguère,trouvaient pour lui des hommes et de l’argent.
Plus de fêtes alors, plus de loisirs. Iln’avait conservé de ses vieilles habitudes que le faste qui éblouitet ce superbe orgueil qui le faisait l’égal des princes. Ladiscipline était revenue, et avec elle la confiance. Il neprécipitait rien et ne voulait rien donner au hasard. Les meilleursgénéraux l’avaient rallié, et parmi eux le comte de Pappenheim,qui, tout sanglant comme un lion qui revient du carnage,réorganisait dans le camp de Wallenstein, devenu une fois encorel’arbitre des destinées de l’Autriche, ce qui lui restait desvieilles bandes wallonnes et de son indomptable cavalerie.
Il avait, en attendant l’heure souhaitée descombats, de longues conférences avec le chef suprême de l’armée.Jean de Werth, de son côté, armait et enrégimentait les flotsd’aventuriers que l’appât de guerres nouvelles et l’espoir du butinpoussaient vers Nuremberg. Il en arrivait d’Espagne et de Hongrie,de Pologne et des pays italiens. Tous avaient le sentiment que degrandes choses allaient se passer. Le cœur de l’Allemagnecatholique battait à Nuremberg.
L’Europe attentive suivait avec anxiété lesmanœuvres des deux adversaires fameux qui, avant de mesurer leursforces, se préparaient à la lutte avec un surcroît de précautions.Quel prestige à conserver des deux parts ! Et quelleincertitude dans le dénouement de la lutte !
Au moment où M. de la Guercheentrait dans le camp impérial, un homme était en conférence avec legénéral et promenait son doigt sur une carte. Il suffisait del’avoir entrevu une fois, soit dans la poudre d’un champ debataille, soit dans la lumière d’une fête, pour reconnaîtreFrançois-Albert de Lauenbourg.
– Ainsi, disait le duc de Friedland, vousaffirmez que huit mille hommes conduits par la reine sont en marchepour rejoindre Gustave-Adolphe ?
– J’ai quitté la tente du roi au momentoù un courrier expédié par la reine en apportait la nouvelle,répondit François-Albert.
– Ces hommes sont peut-être encore surles bords de la mer Baltique ?
– Non, monseigneur. Quelques journées àpeine les séparent de votre camp ; ce sont des Finlandais, desUpslandais, des Suédois enfin, les plus valeureuses troupes quevous ayez encore rencontrées sur aucun champ de bataille. De plus,les corps commandés par le général Banner et le duc Bernard deSaxe-Weimar ont quitté leurs cantonnements. Hâtez-vous, avant queces renforts importants aient donné l’avantage du nombre à votreadversaire.
– Eh ! n’attends-je pas moi-même lesLorrains du duc Charles, les Espagnols qui tiennent garnison dansles forteresses du Rhin, les régiments bavarois de l’électeurMaximilien, les cosaques du roi Sigismond ? Pourquoi mehâter ? Si fort que soit le roi, je ne serai pas moins fort,et je prétends l’écraser d’un seul coup !
– Que Dieu vous vienne en aide dans cettenoble résolution ! Nul dans le monde catholique, sauvé parvotre bras, n’en sera plus joyeux que celui qui vous parle. Mais laFrance peut entrer en lice. Déjà ses armées se rapprochent del’Alsace ; peut-être regretterez-vous alors de n’avoir pasanéanti l’audacieux roi de Suède.
– La France est loin, et Gustave-Adolpheest près ! Si quelque menace arrivait du côté de l’Occident,la bataille qui me débarrassera de cet ennemi sera bientôt livrée.Vous, monsieur de Lauenbourg, retournez promptement auprès du roi,et ne manquez pas de m’avertir si quelque chose d’importantsurvenait.
– Ce que j’ai fait, je le ferai toujours,répondit François-Albert en s’inclinant.
Il souleva une lourde portière dont les plistombaient dans l’un des angles de la chambre où se tenaitWallenstein, et disparut. Un homme l’attendait à la porte dupalais.
– Les chevaux sont-ils là ? demandale duc.
– Les chevaux ? Deux hommes viennentd’arriver au camp ! répondit le capitaine Jacobus d’une voixsourde : M. de la Guerche etM. de Chaufontaine. Je ne pars plus.
Le duc hésitait.
– Écoutez, reprit le capitaine,l’armistice suspend les hostilités, mais j’ai une vieille dette àpayer. Or, je suis bon débiteur ; aujourd’hui les louveteaux,plus tard le loup.
– Restons, alors ! ditFrançois-Albert.
Mme d’Igomer était à Nurembergavec le duc de Friedland. Informée la première de l’arrivéed’Armand-Louis et de Renaud par un exprès de Jean de Werth, ellen’avait pas voulu qu’ils pussent entrer en conférence avecWallenstein en son absence. Elle sentait que la lutte engagée àSaint-Wast, et marquée déjà par les terribles épisodes deSaint-Rupert, de Magdebourg et de Rabennest, allait entrer dans unephase nouvelle.
– Voilà les deux aventuriers dont je vousai parlé, dit-elle négligemment à Wallenstein ; les chasseurssuivent la piste du gibier, mais il a plu à Sa Majesté le roi deSuède de les revêtir du caractère solennel d’ambassadeurs.Faites-leur cet honneur de les recevoir en présence de tous vosofficiers.
La chose fut décidée ainsi que l’avait désiréMme d’Igomer. Le lendemain, à midi, deux officiersconduisirent M. de la Guerche etM. de Chaufontaine au palais. Des chambellans, desécuyers, des pages, encombraient les antichambres et le grandescalier. Les envoyés de Gustave-Adolphe marchaient entre deuxhaies de mousquetaires. Une porte à deux larges battants s’ouvrit,et ils entrèrent dans une salle toute remplie d’une foule degentilshommes.
Tout au bout de la salle, Wallenstein étaitassis dans un fauteuil doré, comme un prince souverain qui donneaudience à sa Cour. Près de lui, et magnifiquement vêtue d’une robede brocart d’or, se tenait Mme d’Igomer.
Renaud la vit, et leurs regards secroisèrent.
– Nous sommes perdus ! dit-il à sonami.
Armand-Louis eut un léger frisson ; mais,sans rien laisser voir de son émotion, il présenta ses lettres decréance à Wallenstein, qui en prit lecture.
– L’échange des prisonniers aura lieu,dit-il après. Homme pour homme, officier pour officier. Un de mesaides de camp vous remettra la liste nominative des Suédois que lafortune des armes a fait tomber dans nos mains. Vous êtes libre,monsieur, de rester à Nuremberg jusqu’à complète ratification deces conventions.
Wallenstein fit un léger salut de la têtecomme s’il allait se retirer.
– Ce n’est pas tout, dit Armand-Louisvivement.
Mme d’Igomer échangea unregard avec Wallenstein et sourit ; Wallenstein resta.
– Deux femmes ont été enlevées par lestroupes impériales à Magdebourg, poursuivit M. de laGuerche, Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan. Je viens, s’il est besoin,traiter de leur rançon.
– M. le comte de Tilly est mort, etles choses ne sont plus telles qu’il les avait laissées, réponditWallenstein, avec hauteur. Nous avons plus d’or, grâce à Dieu,qu’il ne nous en faut pour nous et les besoins de notre armée.
– Si vous les retenez en qualité deprisonnières de guerre, accordez-nous, du moins pour elles,monsieur le duc, la faculté d’échange.
– Avez-vous, ce que j’ignore, quelquefille de grande maison, quelque princesse allemande retenue encaptivité dans le camp suédois ? Nommez-les, et nousverrons.
– Ah ! s’écria Renaud, dont le sangcommençait à bouillonner, croit-on ici que nous faisons la guerreaux femmes ?
Wallenstein fronça le sourcil.Mme d’Igomer s’avançant tout à coup :
– Ces messieurs ne savent peut-être pas,dit-elle, que, grâce aux efforts du digne moine franciscain que SonÉminence le légat du Saint-Siège a placé auprès d’elles,Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny commencent à ouvrir leur cœuraux saintes vérités de notre foi ? Les remettre aux mains depersonnes qui sont nourries dans le poison de l’hérésie seraitcompromettre leur salut. La politique et les liens du sang doiventle céder à la religion.
– Catholique,Mlle de Souvigny ! s’écriaM. de la Guerche.
– Catholique,Mlle de Pardaillan ! ajoutaM. de Chaufontaine.
Il allait répliquer que ce changement luiimportait peu, à lui, qui se faisait gloire d’appartenir au culteromain, lorsque deux officiers parurent dans la salle. Les groupes,qui s’étaient éloignés, s’ouvrirent devant eux.
– Et le signe le plus éclatant de leurconversion, c’est que Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny ont été fiancées à M. lecomte de Pappenheim et à M. le baron Jean de Werth, reprit leduc de Friedland.
Armand-Louis et Renaud devinrent livides.M. de Pappenheim et Jean de Werth étaient devant eux. Lenœud de ruban brodé par la main deMlle de Souvigny parait la garde de l’épée deJean de Werth.
– Quoi, vous ! s’écriaM. de la Guerche en s’adressant àM. de Pappenheim.
– Je ne sache pas avoir rien promis àM. le comte de la Guerche qui concernâtMlle de Pardaillan, réponditM. de Pappenheim. On a peut-être le droit de se rappelerà Prague, ainsi qu’à Vienne, qu’elle est, en qualité de comtesse deMummelsberg, sujette de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne, et, s’ilplaît à l’empereur Ferdinand de m’accorder sa main, il me plaît, àmoi, de l’accepter.
– Ah ! vous êtes bien toujoursl’homme de la Grande-Fortelle ! murmura M. de laGuerche.
Le visage du comte de Pappenheim changea decouleur ; on vit se dessiner en lignes pourpres les sabres quicroisaient leurs pointes sur son front. Mais, relevant latête :
– Je crois que cet homme, vous l’avezrencontré à Magdebourg, répondit-il avec hauteur.
– Ah ! traître ! s’écriaRenaud.
M. de Pappenheim le mesura des yeux,et, couvert d’une pâleur mortelle :
– Voilà un mot qui coûtera la vie à l’unde nous, dit-il.
– Eh bien, que tardez-vous à m’endemander raison ? Ne portez-vous pas une épée ? Ne noussommes nous pas déjà rencontrés maintes fois ? Ah ! sivous me haïssez autant que je vous déteste, vous devez brûlerautant que moi du désir de terminer cette querelle ? Venezdonc !
– Je vous suis… marchez !
Déjà M. de Pappenheim avait fait unpas.
– Et moi, je vous défends desortir ! s’écria Wallenstein. Qui commande ici ? Qui estle représentant et le délégué de l’empereur ?… S’il plaît àM. le marquis de Chaufontaine d’oublier son caractère, il meconvient, à moi, de me rappeler que je suis le maître à Nuremberg,donc, bas les armes ! Monsieur le grand maréchal de l’empire,vous avez un commandement qui nécessite votre présence à l’armée etne vous permet pas, sans mon ordre, de jouer votre vie dans uncombat singulier. Vous ferez ce que bon vous semble, si la fortunede la guerre vous fait rencontrer votre ennemi sur le champ debataille ; jusque-là, obéissez.
M. de Pappenheim, tout frémissant,repoussa dans le fourreau son épée à demi tirée.
Armand-Louis saisit le bras de Renaud, qui nel’imitait pas.
– Je sais bien attendre, moi,dit-il ; attends aussi !
Le duc de Friedland promena son regardimpérieux sur l’assemblée : tout était silencieux ; seuleMme d’Igomer souriait.
– Je crois, messieurs, reprit-il, que laconférence est terminée.
– Est-ce bien là, monseigneur, tout ceque vous avez à nous répondre ? dit M. de laGuerche. Songez-y, je parle au nom du roi Gustave-Adolphe, et jedemande justice.
– Monsieur, je n’ai plus rien àajouter.
M. de la Guerche salua Wallensteinet se retira ; mais, en passant auprès deM. de Pappenheim :
– Vous m’aviez promis sur l’honneur deveiller sur Mlle de Souvigny… Au revoir,monsieur le comte ! dit-il.
– Au revoir, messieurs ! réponditM. de Pappenheim.
Mme d’Igomer souriait toujoursen badinant avec son éventail ; Jean de Werth frisait sesmoustaches ; seul il n’avait rien dit.
« Allons, pensa-t-il, il faudra que jevoie le capitaine Jacobus ; en attendant, je vais envoyer unmessager à mon ami le seigneur Mathéus. J’ai idée que mes deuxgentilshommes entreront bientôt en campagne ; ils ne meprendront pas au dépourvu. »
Aucun mot ne saurait donner un idée exacte dessentiments qui agitaient l’âme de Renaud ; les regards queM. de la Guerche lui jetait à la dérobée lui montraientque de ce côté-là sa fureur et sa haine avaient un écho et unreflet. Malheureusement leur colère ne trouvait pointd’issue ; le caractère dont ils étaient revêtus l’un etl’autre, et la réponse hautaine de Wallenstein, ne leurpermettaient pas de chercher immédiatement par les armes laréparation d’une injure qu’ils ressentaient également. Il fallaitattendre et dévorer l’outrage jusqu’au jour où leur épée de soldatpourrait être librement tirée du fourreau.
– Ah ! ne me parle pas de ce comtede Pappenheim ! s’écria Renaud ; voyageur ou soldat, cethomme est toujours le même !
