Chapitre 2MAGDEBOURG
Si troiscavaliers ne pouvaient pas, sans un certain péril, franchir lalongue distance qui séparait le camp suédois de la ville assiégéepar le comte de Tilly, de bien plus grands dangers les attendaientaux approches du camp impérial. Une active surveillance étaitexercée autour de la ville par de nombreuses patrouilles decavalerie qui ne permettaient à personne d’entrer à Magdebourg oud’en sortir. Tout homme arrêté par elles avait grande chance d’êtrepassé par les armes, et, le plus souvent, la balle d’un pistoletmettait fin à son interrogatoire avant qu’il eût eu le loisir derépondre. Un cordon de sentinelles relevées d’heure en heureachevait de rendre impossible toutes communications de la villeavec les campagnes environnantes. Ce n’était donc pas uneentreprise aisée que de pénétrer dans Magdebourg, et, à cet égard,Armand-Louis non plus que Renaud ne se faisaient aucuneillusion.
Le roulement lointain du canon leur appritbientôt qu’ils n’étaient plus séparés de la ville que par une minceétendue de champs et de forêts. Ce bruit formidable sembla leurcommuniquer une ardeur plus vive, et ils poussèrent hardiment leurschevaux en avant.
Au moment où ils débouchaient d’un bois dontle rideau couvrait la place, ils aperçurent de profondes colonnesd’infanterie qui s’avançaient contre la ville neuve, d’où montaientdes nuages de fumée zébrés de flammes rouges. Des pelotons decavalerie gardaient chaque route, cinquante pièces d’artillerietonnaient dans la plaine, des chevaux libres couraient de touscôtés ; des cadavres, étendus dans les champs, indiquaient quedes balles et des boulets avaient fait des victimes çà et là.
Au loin, les remparts de la ville secouronnaient de feu.
Les forts qui en défendaient les approchesportaient à leur sommet le drapeau aux couleurs impériales.
– C’est un assaut qui se prépare !dit Armand-Louis.
– Il y aura beaucoup de jambes cassées cesoir, murmura philosophiquement Carquefou, qui prudemment examinala mèche de ses pistolets.
Il connaissait trop bien son maître pourignorer qu’un assaut ne se donnerait pas dans le voisinage sansqu’il s’en mêlât.
Comme si les trois chevaux eussent compris lasecrète intention des cavaliers, ils continuèrent d’avancerlentement.
Les yeux de M. de la Guerche neperdaient rien de ce qui se passait autour de lui.
Les patrouilles de cavalerie et lessentinelles regardaient toutes avec une attention égale ce qui sefaisait du côté de la ville.
En quelques minutes, Armand-Louis, Renaud etCarquefou eurent atteint la ligne que ces postes avancés traçaientautour de l’armée impériale. Quelques soldats renversés par lamitraille jonchaient un pli de terrain. M. de la Guerchemit lestement pied à terre, et s’empara de la ceinture verte quidécorait le corps d’un officier.
– Ah ! voilà qui ne me paraît pasmaladroit ! dit M. de Chaufontaine, tandis queM. de la Guerche roulait la ceinture autour de sataille.
Il descendit de cheval, ainsi que Carquefou,et, cherchant autour d’eux, ils n’eurent point de peine à découvrirdes objets semblables.
– À présent, de l’audace ! ditArmand-Louis.
– Et au galop ! poursuivitRenaud.
– J’en étais sûr ! s’écriaCarquefou.
Excités par l’éperon, les chevaux partirent àfond de train.
Deux ou trois sentinelles tournèrent la tête,l’une d’elles abattit même son mousquet ; mais à la vue desceintures vertes elle le releva.
Une patrouille de cavalerie devant laquellepassèrent les trois hardis aventuriers ne douta pas qu’ilsn’appartinssent à l’état-major de l’armée impériale.
Plus loin, une compagnie de gens de pied setrouvait en travers d’une chaussée qu’il fallait suivre pouratteindre les faubourgs incendiés.
– Ordre du général comte de Tilly !cria M. de la Guerche, qui marchait le premier.
La compagnie ouvrit ses rangs, et il s’élançasur la chaussée, suivi de ses deux complices.
– J’ai cru voir les gueules de dix milleloups ! dit Carquefou.
Ils venaient de franchir le front de bandièredu camp ; un nouvel élan les porta à l’entrée du faubourg, oùse mêlaient confusément les bandes impériales ; des blessés setraînaient le long des murs, d’autres passaient en gémissant,ramenés par leurs camarades ; quelques balles perduescommençaient à faire sauter le plâtre des maisons autour d’eux.
– Eh ! l’ami, criaM. de la Guerche à un lansquenet, enfonce-t-on les portesde la ville ?
– Les coups pleuvent, répondit le soldat,mais elles tiennent bon ! Ces maudits bourgeois font un feud’enfer du haut de leurs remparts !
– En avant ! dit Renaud.
– Comme c’est récréatif ! murmuraCarquefou : les balles de nos amis dans le nez, et les ballesde nos ennemis dans le dos !
Ils se trouvèrent bientôt au premier rang descolonnes d’assaut. La mêlée était terrible, on se battait sous lesmurs mêmes de Magdebourg ; il était clair que le faubourg, quele comte de Tilly avait fait attaquer ce jour-là resterait aupouvoir des assaillants ; pour sauver une partie de lagarnison, écrasée par des forces supérieures, l’officier quicommandait sur ce point de la ville venait de faire ouvrir unepoterne. On voyait comme des flots d’hommes autour de cettepoterne. Le fer et le plomb y faisaient de larges trouées ;mais, comme les vagues aux bords de la mer, d’autres flotssuccédaient aux flots disparus. Les vainqueurs voulaient entreravec les vaincus.
Debout et maniant une hache d’armes avec lavigueur d’un bûcheron qui abat les arbres, Jean de Werth fendait latête à quiconque se présentait devant lui : le capitaine avaitfait place au soldat ; devant lui, n’était-ce pas la ville oùMlle de Souvigny s’était réfugiée ?
– Jour de Dieu ! c’est fait denous ! dit Carquefou, qui venait de le reconnaître.
Renaud fit un bond du côté de Jean de Werth,mais Carquefou le saisit à bras-le-corps.
– Monsieur le marquis, dit-il,oubliez-vous que nous sommes comme David dans la fosse auxlions ? Ne nous faites pas croquer avant l’heure !
Devant la poterne, encombrée de cadavres, etarc-bouté sur ses robustes jambes, Magnus faisait tournoyer autourde sa tête un mousquet dont il se servait comme d’une massue ;chaque fois que l’arme sanglante traçait un cercle, un hommetombait ; autour de lui le vide se faisait.
– Notre salut est là ! repritCarquefou, qui de la main désignait Magnus aux regards deRenaud.
Mais la fièvre de la bataille enivraitM. de Chaufontaine.
– Au diable cette guenille !cria-t-il.
Et, arrachant sa ceinture verte, l’épée haute,il fondit sur un capitaine de lansquenets.
Déjà M. de la Guerche était auxprises avec deux impériaux qui lui barraient le passage de lapoterne.
Magnus l’aperçut ; un bond terrible leporta au milieu même des Autrichiens, et le mousquet tout rouge desang abattit deux nouvelles victimes. Une poignée d’hommesdéterminés l’avaient suivi. Le feu des remparts et des toursredoubla ; les assaillants reculèrent, et un large espaceresta nu entre eux et la poterne.
– À moi ! cria Magnus.
Armand-Louis, Renaud, Carquefou, qui, têtebaissée, frappait partout, le joignirent en un instant.
– À la poterne, à présent ! cria denouveau Magnus.
– Il parle comme un sage ! grommelaCarquefou, qui battait en retraite, l’épée au poing.
Mêlés aux débris de la garnison, un mouvementimpétueux les poussa vers la poterne toute large ouverte, etderrière laquelle une troupe de Suédois se tenait prête à lesrecevoir. En ce moment, Jean de Werth les reconnut tous trois.
– Ah ! les bandits !cria-t-il.
D’un coup d’œil il mesura la distance qui leséparait des fugitifs ; ils étaient trop loin déjà pour qu’ilpût conserver l’espoir de les atteindre.
Se tournant alors vers une troupe de soldatsqui l’entouraient :
– Feu ! cria-t-il.
Mais Armand-Louis, Renaud, Carquefou et Magnusvenaient de franchir l’enceinte des remparts, les lourds battantsde la poterne roulèrent sur leurs gonds, et quelques ballesinutiles rebondirent sur les ais de chêne cuirassés de fer.
– Je crois qu’il était temps ! ditCarquefou.
Magnus ne perdit pas une minute pour conduireArmand-Louis et Renaud à la maison où il avait, dès son arrivée àMagdebourg, cherché un logement pourMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan. Le temps n’était plus, où,inquiètes et curieuses, elles mettaient la tête à la fenêtre pourvoir, à la moindre alerte, ce qui se passait dans la rue. Combienn’avaient-elles pas compté de pièces de canon traînées par desbourgeois ! combien de patrouilles, combien de compagniescourant pleines d’ardeur au combat, revenant des remparts mutiléeset noires de poudre ! Le sifflement des bombes ou le passagedes boulets les faisait encore frissonner, mais ne les effrayaitplus. Elles savaient alors à quels périls le courage et larésolution de Magnus les avaient arrachées ; ellesremerciaient Dieu et trouvaient les projectiles enflammés quiremplissaient la ville de ruines et de cendres moins terribles queMme d’Igomer, moins redoutables que le couvent deSaint-Rupert.
Les heures s’écoulaient à parler deM. de la Guerche et de M. de Chaufontaine. Quefaisaient-ils ? Vers quelles contrées les cherchaient-ilsencore ? Le messager envoyé par Magnus les avait-ilrejoints ? Certainement ils tremblaient plus qu’elles-mêmes.Elles pensaient quelquefois qu’elles ne pouvaient pas tarder à lesrevoir ; mais cette espérance si douce les remplissait tout àcoup d’effroi. À combien de dangers ne seraient-ils pas exposésdans cette cité que tant de batteries foudroyaient ? Neseraient-ils pas les premiers au feu ! Et, de plus, ceux quidirigeaient contre Magdebourg cette pluie de fer nes’appelaient-ils pas Jean de Werth et Henri dePappenheim !
Le souvenir de ces deux implacables ennemisfaisait pâlir les deux cousines.
– Fasse le Ciel qu’ils ne viennentpas ! disait alors Adrienne.
Mais les prières qu’Adrienne et Dianeadressaient à Dieu étaient bien timides ; elles se sentaientbien seules, et si quelque balle renversait Magnus, quedeviendraient-elles au milieu d’une ville livrée à toutes leshorreurs et à tous les hasards d’un siège, et où elles n’avaient niparents ni amis ?
Aussitôt que les salles préparées pour lesblessés avaient reçu leurs hôtes ensanglantés,Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, mêlées aux femmes de laville, s’employaient à secourir ceux qui étaient tombés en soldats.Leurs mains délicates s’étaient habituées au pansement des plushorribles plaies ; elles vivaient au milieu des cris et desgémissements, elles passaient de longues nuits entre des murs d’oùles plaintes de l’agonie chassaient le sommeil. Qu’ils étaient loinalors, les souvenirs de Saint-Wast !
Cette pieuse tâche accomplie, et quandd’autres jeunes filles les remplaçaient au chevet des malades,elles rentraient chez elles et taillaient des bandes ou fondaientdes balles.
À l’heure même où M. de la Guercheet M. de Chaufontaine paraissaient devant Magdebourg,Adrienne et Diane, après toute une nuit écoulée dans des hôpitauxvisités à toute minute par la mort, venaient de céder la place àleurs compagnes.
Malgré le formidable retentissement de cettelutte qui ensanglantait l’une des portes de Magdebourg, Adrienne etDiane, retirées alors au fond d’une petite pièce dont les étroitesfenêtres donnaient sur un jardin, causaient silencieusement avecleurs pensées. Toutes deux remplissaient de charpie une largecorbeille placée à leurs pieds. Quelquefois leurs mainss’arrêtaient, un soupir gonflait leur poitrine, et pensives ellesregardaient le ciel.
Les détonations de l’artillerie se succédaientde minute en minute ; une clameur qui s’élevait de la ruevoisine leur apprenait tout à coup qu’on rapportait un blessé à safamille. Alors elles tressaillaient et reprenaient leur travailpieux un instant interrompu par le rêve.
Cependant le silence s’était fait ; onn’entendait plus que par intervalle la décharge d’une pièce decanon qui répondait aux derniers efforts de la bataille. En cemoment, des bruits de pas retentirent dans la rue, et presqueaussitôt le heurtoir de la porte tombait sur le bouton de fer.
– Entends-tu ? cria Adrienne, quisauta sur sa chaise.
– C’est Magnus, répondit Diane, qui sesentait pâlir.
– C’est lui, repritMlle de Souvigny, mais il n’est pas seul… Quipeut être avec lui ?… Qui peut venir ici ?
Cependant des pas précipités montaientl’escalier.
– Dieu bon ! tu n’as pas exaucé nosprières ! s’écria Diane.
– Ah ! tu les as reconnus comme moi…C’est Armand !
– C’est Renaud !
La porte s’ouvrit, et quatre hommes toutcouverts de vêtements souillés de poudre et de sang seprécipitèrent dans la chambre. Avant même qu’elles pussent jeter uncri, Armand et Renaud étaient aux pieds d’Adrienne et de Diane.
Incapable de se soutenir,Mlle de Souvigny appuyait ses deux bras surles épaules de M. de la Guerche.
– Ah ! cruel ! lui dit-elle,vous avez donc voulu qu’à toute heure je tremblasse pourvous !
– Est-ce donc vivre que de vivre loin devous ? s’écria Armand-Louis.
Mais alors Adrienne relevant son front vers leciel :
– Vous savez si je l’aime !reprit-elle avec l’exaltation d’une âme qui s’est donnée toutentière ; si c’est votre volonté de nous unir dans la mortcomme nous étions unis dans la vie, que Votre saint nom soit béniet que Votre volonté soit faite, Seigneur !
– Viens çà, dit brusquement Magnus àCarquefou, Baliverne a fortement travaillé aujourd’hui… il estconvenable que je cause avec elle.
– Et Frissonnante ne serait pas fâchée dese restaurer un peu, répondit Carquefou ; je la sens quis’évanouit à mon côté.
Revenue de sa première émotion et plusmaîtresse d’elle-même, Diane menaça Renaud du bout de son jolidoigt. Il restait à genoux devant elle, immobile, tout interdit,muet.
– Je comprends que M. de laGuerche soit revenu, dit Mlle de Pardailland’une voix doucement railleuse, il suffit de voir son attitudeauprès de Mlle de Souvigny pour se rendrecompte des motifs qui l’ont poussé, mais vous, pourquoi le suivre àMagdebourg ?
– Je ne sais pas, répondit Renaudtroublé.
– Voyez-vous l’innocent ! Eh bien,si vous ne le savez pas, il faut vous en aller au plus vite ;le pays est malsain, il y pleut des balles, et le vent y estcouleur de feu. M. de la Guerche a le droit d’y vivre…Quelque chose l’y retient, et il consent à tout perdre pour resteravec ce quelque chose… Mais M. de Chaufontaine !…Ah ! fi ! s’il lui arrivait une égratignure, comment nousen consolerions-nous jamais !
– Vous me renvoyez ? reprit Renaud,qui respirait à peine.
– Si vous n’avez point de bonnes raisonsà me donner pour expliquer votre présence ici, il le fautbien !
– Mais, mademoiselle, je vous aime, jevous adore ! s’écria M. de Chaufontaine hors delui.
– En êtes-vous bien sûr ? réponditDiane d’un air grave.
– Si j’en suis sûr ? Mais jedonnerais dix mille vies pour vous épargner une larme !… Maisje ne m’appartiens plus depuis que je vous ai vue !… Mais lechâteau de Saint-Wast où vous m’êtes apparue a pris mon cœur et l’agardé !… Je suis à peu près fou, c’est vrai…
– À peu près ? interrompit Dianeavec un sourire.
– Fou tout à fait, si vous voulez… etquelque chose de plus avec ! Il n’est pas de sottises nid’extravagances dont je ne sois capable ; on sait des jours oùcelui qui vous parle se conduit comme un sacripant. Ah ! bonDieu ! quelle confession si je racontais tout ! Metteztous les défauts et toutes les étourderies ensemble, c’est moi.Mais je vous aime, et au plus fort de mes folies, quand ma tête etmon cœur ont le mors au dent, si vous faisiez un signe, un seul,vous me verriez comme un enfant à vos pieds. Armand le sait bien,lui qui m’a vu. Demandez-lui ce qu’il pense de ma fièvre… J’ai pucroire dans les commencements que c’était un accès… Je n’ai rienépargné pour me guérir… oh ! rien ! mais rien n’y a fait,ni les voyages, ni les batailles, ni le temps, ni l’absence, niceci, ni cela, ni même les choses dont je ne parle pas… Qu’avais-jebesoin de vous aimer, je vous le demande ? Mais cet amour estcomme un clou sur lequel on frappe… Chaque jour il s’enfoncedavantage… C’est comme un sort que vous m’avez jeté… Ma foi, j’enai pris mon parti, et il faudra bien que vous en preniez le vôtre…À présent vous me verrez éternellement où vous serez, et si quelquejour, en punition de mes péchés, – hélas ! ils sont nombreux,– vous me chassiez de votre présence, j’irais je ne sais où, aupays des Indiens, je déclarerais la guerre aux Incas d’Amérique etje me ferais tuer dans quelque île barbare en criant votre nom auxsauvages de l’endroit.
– Eh bien ! ditMlle de Pardaillan, à présent que je suis aucourant des raisons qui vous font agir, j’ai idée qu’un jour jem’appellerai Mme de Chaufontaine.
Renaud poussa un tel cri, que la maison enretentit. Il voulut se lever et fondit en larmes.
– Ah ! les bonnes larmes !reprit Diane, qui lui tendit la main, il n’est pas de paroles quiles vaillent, et en les voyant couler, moi aussi, je puis vousdire, Renaud, que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.
