Chapitre 20LES ARGONAUTES À CHEVAL
Aprèsavoir rendu compte au roi de la mission qui lui avait été confiée,Armand-Louis demanda à Sa Majesté la permission de l’entretenir dechoses qui n’avaient d’importance que pour lui-même.
– Parlez, mon cher comte, dit le roi.
– Pensez-vous, Sire, que j’aisuffisamment servi la cause à laquelle vous avez dévoué votre bras,pour solliciter une grâce de Votre Majesté ?
– Vous savez, colonel, que je n’ai pasattendu, pour proclamer, en face de l’armée, ce que la Suède vousdevait.
– Eh bien, Sire, si je vous ai demandé unjour cinq cents hommes pour porter le dernier coup àl’ennemi ; me permettez-vous à présent de chercher dansl’armée cent volontaires qui consentent à me suivre partout où jeles mènerai ?
– Eh ! eh ! si vous vous mettezà leur tête, ils iront si loin, qu’ils pourraient bien ne revenirjamais !
– Cela se peut bien… Il me faut dessoldats qui ne reculent devant rien.
– Il s’agit donc d’une entreprisedifficile ?
– Si difficile, qu’elle peut paraîtreinsensée à tout homme qui n’y voit pas le bonheur de sa vieengagé.
– Expliquez-vous.
– Un serviteur fidèle m’a tiré des mainsdes Impériaux. Ferai-je moins pourMlle de Souvigny que ce que Magnus a fait pourmoi ? Mlle de Pardaillan est auprèsd’elle, soumise au même esclavage. Son père pleure, et mon cœursaigne. M. de Chaufontaine et moi avons juré de lesdélivrer.
– C’est donc à Prague, en Bohême, auplein cœur des provinces ennemies, je ne sais où, avec cent hommes,que vous voulez aller ?
– Oui, Sire. L’honneur m’en fait uneloi.
– Ah ! j’aurais fait comme vousautrefois ! s’écria le roi, qui saisit la main deM. de la Guerche. Allez donc ! Je ne me croiraisplus digne de la couronne que je porte si je ne vous disaispas : « Bravez tout pour délivrer celle qui vousaime ! » Mais, après le roi, l’ami ajoutera :« Ménagez-vous pour conserver un brave soldat à la Suède… Ellen’a pas trop de tous ses enfants ! »
Comme M. de la Guerche prenait congédu roi, la porte s’ouvrit, et le duc de Lauenbourg entra.Armand-Louis, qui s’éloignait, resta.
– Les hostilités viennent de recommencer,dit le duc François-Albert ; deux régiments hongrois, arrivésdepuis hier au camp impérial, ont attaqué cette nuit un escadrondes mousquetaires finlandais… Deux régiments italiens lessuivaient.
– Voilà des informations bien exactes,dit brusquement Armand-Louis. Comment les avez-vousobtenues ?
Le duc qui ne l’avait point aperçu d’abord,tourna la tête et rougit.
Tout en parlant, M. de la Guerchejouait avec une chaîne d’or passée à sa ceinture. Le scintillementdu métal attira l’attention de M. de Lauenbourg, quicherchait une réponse.
– Mais vous, monsieur, qui questionnez sibien, répondit-il alors avec un mélange de colère et de hauteur,pourriez-vous m’apprendre d’où vous tenez cette chaîne d’or quibrille sur votre pourpoint ? Voilà longtemps que je lacherche.
– Cette chaîne est à vous ? s’écriavivement M. de la Guerche.
– Elle m’a été volée. Par quelle étrangeaventure se fait-il que je la retrouve entre vos mains ?
– Ah ! vous la cherchez depuislongtemps, monsieur le duc ? Eh bien, depuis longtemps jecherche aussi le propriétaire de cette chaîne. Quelque chose mefait croire qu’il pourrait bien y avoir une connexité, bizarre aumoins, entre l’accident qui vous l’a fait perdre et un crime commisprès d’une résidence royale… il y a trois ans.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que cette chaîne, qui està vous et que vous réclamez si imprudemment, je l’ai ramassée prèsde Gothembourg, à la porte d’une maison d’où Marguerite Cabeliauvenait d’être enlevée, et où, une heure après, je vous vis,monsieur le duc, pour la première fois.
Le duc pâlit.
– Elle se sera échappée de ma ceinture,dit-il en balbutiant.
– Avant le crime, alors ; car c’estavant que Marguerite Cabeliau eût été enlevée que ma main a tirécette chaîne de l’herbe, sur laquelle on voyait encore les pas d’uncheval… du vôtre, monsieur le duc !
Un instant le duc de Lauenbourg voulutsoutenir le regard de M. de la Guerche ; mais,vaincu dans cette lutte silencieuse, ses yeux s’abaissèrentlentement.
Alors, passant devant le duc, et d’une voixdédaigneuse :
– Puisque cette chaîne est à vous,monsieur le duc, dit M. de la Guerche, reprenez-la.
Et d’un geste hautain il la jeta à ses pieds.Armand-Louis venait de s’approcher du roi, qui, tout pensif,assistait à cette scène.
– Sire, qu’en pensez-vous ?reprit-il.
Et, croyant que le reptile était écrasé, ils’éloigna.
– Eh bien ? dit le roi, qui setourna subitement vers M. de Lauenbourg.
– Ah ! si cet homme n’avait pas étévotre hôte, je l’aurais tué ! s’écria le duc.
– On ne tue pas M. de laGuerche si aisément, reprit le roi ; mais c’est de cettechaîne qu’il s’agit, et non pas de lui.
Le coup avait été rude et non moins terriblequ’imprévu ; mais le duc était seul et il savait queGustave-Adolphe l’aimait. Faisant tout à coup un appel énergique àson audace :
– Eh bien, c’est vrai, cette chaîne est àmoi, et c’est à la porte de la maison blanche que je l’ai perdue.Rappelez-vous seulement que Marguerite était belle et que j’étaisjeune. Tout ce qu’on peut faire pour étouffer un amour dont le cœurest plein, je l’ai tenté. Vains efforts ! Son image mepoursuivait partout. Est-ce ma faute si je l’ai rencontrée avantvous, Sire ? Lorsqu’une confidence, que je n’appelais pas, estvenue m’apprendre que je n’avais plus le droit d’espérer, vous nesavez pas quelle torture m’a déchiré ; j’aurais voulu fuir…disparaître… oublier celle qui était l’âme de ma vie. Un filinvisible, mais fort, me ramenait aux lieux où elle respirait, etje m’abreuvais du poison avec l’amère volupté d’un cœur que rien nepeut déshabituer de son amour. Ah ! j’ai cru cent fois quej’expirais ! Aux heures où vous étiez près d’elle, moi, ivrede désespoir, je rôdais autour de cette demeure enchantée, dontj’aurais fait mon royaume et mon paradis si Marguerite l’avaitvoulu, et mes larmes tombaient sur l’herbe lentement. Elle vousaimait, et je baisais la trace de ses pas ! Un jour cettechaîne est tombée… Ah ! vous étiez avec Marguerite,Sire !
Une émotion dont il n’était pas le maître seglissait dans le cœur du roi. Lui qui avait connu l’amour danstoute sa fièvre, pouvait-il condamner un homme qui avait soufferttoutes les angoisses de l’amour ? François-Albert connaissaittrop bien Gustave-Adolphe pour ne pas deviner, au plus léger signe,ce qui se passait en lui. Il pensa que la meilleure et la plushabile défense était une franchise absolue ; et reprenant toutà coup la parole avec une véhémence extraordinaire :
– Mais, si vous voulez ma confession toutentière, Sire, eh bien, sachez tout ! Que de tempêtes alorsdans cette poitrine toute brûlée d’un amour sans repos ! Oui,j’ai pensé à me venger !
– Vous ?
– Oui, moi ! Mille projets terriblesm’ont traversé l’esprit. Je ne savais auquel sacrifier les restesd’une misérable vie. Je voyais en vous la cause unique de tout ceque je souffrais. Il me semblait que ma plus grande joie eût été devous voir expirant, abandonné de tous. Je cherchais un moyend’apaiser, dans votre ruine, un chagrin noir qui m’obsédait.Ah ! si je les avoue, ces cauchemars, c’est que le réveil lesa dissipés. La force m’a manqué, et, malgré moi, quand j’ai voulupousser plus loin ces rêves sinistres, je me suis souvenu du passé,et mon lâche cœur a tremblé !
L’étonnement, la colère, la pitié, sepeignaient tour à tour sur le visage du roi. François-Albert, quil’observait tout en ayant l’air de s’abandonner à l’entraînementfiévreux de sa confession, continua bientôt :
– J’ai fait plus, dit-il. Je me suisrendu chez vos plus implacables ennemis : j’ai vu le comte dePappenheim, j’ai vu le duc de Friedland, comme j’ai vu celui dontvotre bras a dispersé l’armée sur les bords du Lech. Je devaismarcher avec eux contre vous, et, dans la mêlée, vous chercher etmourir, ou vous tuer ! J’ai entendu votre voix, un frisson m’apris, et cette épée, qui avait soif de votre sang, je vousl’apporte ! S’il vous paraît que je mérite la mort, frappez,voici le fer.
François-Albert avait tiré l’épée et laprésentait à Gustave-Adolphe, qu’il ne quittait pas des yeux.
– Mais en frappant, dit-il, n’oubliez pasdu moins que peut-être vous ne me deviez pas tant de misères enrécompense du passé. La joue est pâle aujourd’hui, si le cœur esttout sanglant.
Cette allusion à cette scène de leur jeunesse,que Gustave-Adolphe n’avait pas oubliée, le remua d’un seul coup.Son âme ouverte et loyale était à la hauteur de toutes lesmiséricordes, comme elle comprenait toutes les franchises. Laconfession téméraire de François-Albert en avait trouvé le chemin.Quel soupçon pouvait tenir en présence d’un tel aveu ?
Le roi tendit la main au coupable :
– Reprenez cette épée, c’estGustave-Adolphe qui vous la donne, et c’est pour la Suède qu’ilvous demande de la garder, dit-il.
François-Albert poussa un cri et porta la maindu roi à ses lèvres.
Mais, quand il fut à la porte de la tenteroyale, il secoua la poussière de ses pieds, et, frappant sur lefourreau de son épée :
– Tu me l’as rendue, dit-il, malheur àtoi !
Ce même jour, M. de la Guercheconvoqua en assemblée générale les dragons de sa compagnie ;bon nombre étaient morts à Leipzig et aux abords du Lech ;mais d’autres huguenots, accourus de toutes les provinces deFrance, avec la permission de M. le cardinal de Richelieu, lesavaient remplacés. Jamais jeunesse plus vaillante ne s’étaitpressée autour d’un capitaine. Aucune salle n’étant assez vastepour les contenir tous, il fut décidé que la réunion aurait lieu enplein vent, sur la lisière d’un bois, où l’on voyait un grandnombre d’arbres couchés par terre. C’étaient autant de sièges pourles dragons.
La nouvelle que l’armistice était dénoncéremplissait d’espoir le cœur de ces braves gentilshommes. L’heuredes périls et des batailles allait enfin renaître. Ce repos dequelques jours pesait aux moins impatients ; aux autres ilparaissait éternel.
Lorsque M. de la Guerche et Renaudse montrèrent dans le cercle des dragons, de grands cris lessaluèrent.
– Quand montons-nous à cheval ?disait l’un.
– Restons-nous avec le roi ousuivons-nous le rhingrave Otto ? disait un autre.
– Et où que nous allions, surtoutfaites-nous marcher à l’avant-garde ! reprenait untroisième.
Lorsqu’un peu de calme se fut rétabli,Armand-Louis monta sur le tronc renversé d’un chêne.
– Messieurs, leur dit-il, j’ai besoin decent hommes de bonne volonté ; avant de m’adresser aux autrescorps de l’armée suédoise, j’aurais cru faire injure aux dragons deFrance si je ne leur avais pas soumis ma demande. Ce n’est plusvotre capitaine qui vous parle, c’est votre frère d’armes, unsoldat. Ainsi, parlez sans crainte, ce n’est point d’affaire deservice qu’il s’agit.
– Les cent hommes qu’il vous faut,demanda M. de Bérail, les mènerez-vous à labataille ?
– Je les mènerai tous au fond del’Allemagne, en plein cœur des provinces autrichiennes, chezl’ennemi !
Un frisson de joie parcourut le cercle desdragons.
– Voilà qui prend tournure, ajoutaM. d’Aigrefeuille ; on peut donc espérer qu’il y auraforce dangers à courir ?
– Mon ami, M. de la Guerche m’afait confidence de son projet, dit Renaud ; il est tel, que lamoitié de ceux qui feront partie de l’expédition a quelque chancede n’en pas revenir.
– Eh ! eh ! il y aura donc uneaverse de coups d’épée à donner et à recevoir ? s’écria unjeune cornette.
– Et une tempête de coups de pistoletaussi, ajouta Renaud.
– Monsieur de Chaufontaine, vous parlezcomme un bon livre ! poursuivit M. de Bérail ;si le sort ne me fait pas tomber en route, nous causerons de cepetit voyage au retour, en face d’un pâté de venaison.Inscrivez-moi en tête de la liste.
– Et moi donc ! pensez-vous que jeveuille rester ici ? s’écria M. d’Aigrefeuille. Mais sije ne cours pas le risque d’être tué vingt fois, je vous tiendraipour un homme de mauvaise foi, et nous nous couperons la gorge,prenez-y garde !
– Tenez-vous tranquille, répliqua Renaud,qui venait de tirer de sa poche un calepin sur lequel il écrivaitles noms de M. de Bérail et deM. d’Aigrefeuille ; le moins qui puisse vous arriver,c’est de perdre une jambe ou un bras.
– Mais j’en suis aussi ! cria lecornette.
– Et pensez-vous que je veuille manquercette partie de plaisir ? reprit un gentilhomme qui brûlait defaire ses premières armes.
– InscrivezM. de Saint-Paer.
– Et M. d’Arrandes !
– Et M. de Volras !
– Et M. de Collonges !
La plume de Renaud ne pouvait plussuivre ; les cris se croisaient en feu de file et semultipliaient.
– Eh ! là ! là ! criaM. de Chaufontaine, j’ai la main lasse ! Il nousfaut cent hommes de bonne volonté : que ceux qui ont lafantaisie de nous suivre, M. de la Guerche et moi, aientl’obligeance de passer à ma droite ; nous compterons.
Tous les dragons se précipitèrent du même élanà la droite de Renaud et s’y rangèrent en foule ; il n’enresta pas un seul sur la gauche.
– Bon ! dit Renaud en fermant soncalepin, ne comptons pas !
– Moi, je maintiens mon rang par droitd’ancienneté, dit M. de Bérail en riant ; que lesautres tirent au sort.
– Tirons au sort, répondit tristementM. d’Aigrefeuille.
Un cornette mit un chapeau sur un quartier depierre, et chacun s’apprêta à y jeter son nom écrit sur un bout depapier.
Il était à moitié plein, lorsqueM. de Collonges, qui était fort jeune, renversa lechapeau d’un coup de poing.
– Nous sommes trop bêtes !s’écria-t-il : pourquoi choisir ? Partons ensemble, nousferons la route plus gaiement et si l’on nous tue tous, il n’y aurapas de jaloux.
– Eh ! dit Renaud, la vérité sortquelquefois de la bouche des enfants !… Qu’en penses-tu,capitaine ?
– Je pense, répondit Armand-Louis, quel’escadron tout entier peut passer où la compagnie se serait ouvertun chemin.
– Bien mieux même ! plus nombreuxnous serons, moins on nous remarquera, poursuivit Renaud.
– Voilà une énigme que je ne me chargepas d’expliquer, dit M. de Saint-Paer ; l’importantest que vous acceptiez. Acceptez-vous ?
– J’accepte ! s’écriaM. de la Guerche.
Tous les chapeaux volèrent en l’air ; oncriait : « Vive M. de la Guerche ; viveM. de Chaufontaine ! » on les entourait, on lesembrassait : c’était une explosion de joie.
– Et maintenant que, grâce à moi, tout lemonde est d’accord, dit M. de Collonges, peut-on, sansindiscrétion, demander où l’on va ?
– Nous allons en Bohême, réponditArmand-Louis, et quand nous y toucherons, l’armée de Wallensteinsera entre nous et les Suédois.
– On ne saurait parler plusclairement ; si bien que nous serons là-bas comme autrefoisDaniel dans la fosse aux lions, reprit M. de Bérail.
– À cette différence près que Danielétait un prophète et que nous sommes de pauvres pécheurs.
– Ce qui fait que nous avons quelquechance d’être dévorés comme des agneaux.
– Ma foi ! je plains lessacrificateurs, reprit M. d’Aigrefeuille, qui faisait sonnerle lourd pommeau de son épée.
– À présent que nous voilà en Bohême,continua M. de Collonges, qu’y faisons-nous ?
– Nous y cherchons un château fort queles habitants de l’endroit appellent Drachenfeld.
– Supposons que nous l’avons découvert…Après ?
– Messieurs, dit alors Armand-Louis, dansce château vivent deux personnes que plusieurs d’entre vous ontconnues : Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny. On les retient l’une etl’autre en captivité ; on menace leur cœur et leur foi.M. de Chaufontaine et moi avons juré de les délivrer oude perdre la vie ; mais les épées de deux hommes, si dévouésqu’ils soient, ne pourraient renverser tous les obstacles. C’estpourquoi j’ai fait appel à votre chevalerie ; nous vaincronsensemble ou nous périrons ensemble. Quant à moi, messieurs, j’enfais le serment, je reviendrai avec elles, ou je ne reviendraipas.
Trois cents épées brillèrent tout à coup ausoleil, et cette jeunesse vaillante, emportée tout à coup par un deces élans d’enthousiasme qui sont l’apanage des nobles cœurs et desnatures généreuses, fit le serment de se dévouer jusqu’à ladernière goutte de son sang à la cause pour laquelle Armand-Louiset Renaud s’étaient armés.
– Quand vous nous ferez signe de partir,nous serons prêts ! dit M. de Bérail àM. de la Guerche.
Armand-Louis sourit doucement.
– Alors, messieurs, dit-il, que voschevaux soient sellés et bridés demain. Il vous reste une nuit pourfaire vos adieux à ceux que vous aimez.
Renaud n’était pas le seul à quiM. de la Guerche avait fait part de son projet. Aussitôtque Magnus en eut reçu la confidence, le vieux reître, qui necroyait jamais impossible les entreprises les plus téméraires, etson confident Rudiger se mirent en campagne avec l’activité de deuxfourmis. Au bout de la journée, on les vit reparaître suivis detrois ou quatre charrettes chargées jusqu’à plier d’une massed’uniformes impériaux récoltés dans le camp et les environs, où,grâce aux escarmouches quotidiennes, ces objets ne manquaient pas.Carquefou, qui assistait au déchargement, écarquillait ses yeux àla vue de tant de casaques, de vestes, de manteaux, de pourpointset de ceintures aux couleurs autrichiennes. Il y avait bien de quoihabiller un régiment.
– Eh ! mon Dieu ! pour qui toutcela ? dit Carquefou.
– Pour nous, répondit Magnus.
Armand-Louis, qui paraissait au fait desprojets de Magnus, le félicita, ainsi que Rudiger, sur l’excellencede leur choix.
– Au commencement la ruse, disaitMagnus ; le tour de la force viendra toujours assez vite.
– Toujours trop vite ! ajoutaCarquefou, auquel cette odyssée en pays ennemi semblait un défi àjeter à Lucifer.
Le déguisement proposé par Magnus étaitd’ailleurs le seul moyen de traverser sans encombre, ou du moinssans trop de périls, les lignes de l’armée de Wallenstein. On eutquelque peine cependant à déterminer certains gentilshommes quipoussaient plus loin que d’autres l’esprit d’aventure à couvrirleur chapeau de la cocarde détestée. Ils n’avaient jamais,disaient-ils, caché leurs noms ni leurs visages ; or, ils nevoulaient pas de masque.
– Eh ! messieurs, que n’envoyez-vousplutôt un exprès au duc de Friedland pour lui faire connaître lejour de votre départ et le chemin que vous prétendez suivre ?s’écria Magnus impatienté.
Les pointilleux cédèrent enfin, et on nesongea plus qu’à tout mettre en ordre pour le lendemain. Uneanimation extraordinaire régna dans le quartier des dragons pendanttoute la nuit. On ne voyait que des gens affairés allant etvenant ; ceux-là pansaient leurs chevaux ou fourbissaientleurs armes ; quelques-uns écrivaient des lettres d’adieux,tandis que des soupirs furtifs gonflaient leur poitrine. Les plusjeunes chantaient des refrains qui leur rappelaient la patrieabsente ; on en voyait qui priaient à l’écart. Mais sidiverses que fussent ces occupations, le même entrain brillait surtous les visages. Pour rien au monde le plus grave de cesgentilshommes n’eût renoncé aux folies de cette expédition.
Le bruit s’en était répandu dans le campsuédois et y avait jeté une sorte de fièvre. On craignait bien dene plus revoir la plupart des téméraires qui devaient monter àcheval dès l’aurore ; mais, parmi les officiers groupés autourdu roi, un bon nombre aurait voulu les accompagner, et nul nesongeait à détourner de l’entreprise ceux-là mêmes qu’on aimait leplus.
Aux premiers sons de la trompette matinale,toute la troupe se trouva debout, le pied à l’étrier. L’arméeentière était accourue pour assister au départ des dragons de laGuerche et les saluer de ses acclamations. Quand on les vits’ébranler, tous les chapeaux volèrent en l’air, et mille crispartirent à la fois. Le soleil brillait d’un éclat radieux, le cielétait en fête. Les trois cents dragons passèrent fièrement sur lefront de bandière du camp, et se rangèrent en bataille devant latente de Gustave-Adolphe, qui était sorti pour faire honneur àcette troupe d’élite.
– Bonne chance, messieurs, et que Dieuvous garde ! s’écria Gustave-Adolphe d’une voix émue.
– Dieu nous donne la victoire et la donneà Gustave-Adolphe ! répondirent les dragons.
Le roi embrassa M. de la Guerche,les trompettes sonnèrent, et l’escadron s’ébranla.
La tête des chevaux était tournée vers lemidi.
On pouvait voir au loin la fumée desgrand-gardes autrichiennes.
Magnus marchait en tête, le premier. Ilservait de guide aux dragons et se faisait fort de les mener par leplus court au château de Drachenfeld.
Il avait pris le chemin le plus large et leplus fréquenté.
– Si nous ne voulons pas être remarqués,ne nous cachons pas, disait-il.
– Nous voilà comme les Argonautes quandils partaient pour la conquête de la Toison d’or ! s’écriaM. de Collonges.
– Il faut remarquer seulement que notreToison d’or est représentée par deux têtes blondes, réponditM. de Bérail.
– Et que conquise elle ne sera pas pournous, ajouta M. de Saint-Paer.
– On pourrait aussi nous comparer à troiscents Persées qui vont délivrer deux Andromèdes, repritM. d’Arrandes.
– Ma foi, vive la guerre ! s’écriagaiement M. de Voiras ; il n’y a que cela qui fassevivre.
– Quand cela ne tue pas, murmura tout basCarquefou.
Les propos ne tarissaient pas : on riaitbeaucoup et on faisait grand bruit.
– Messieurs, dit Magnus tout à coup, neparlons plus trop français à présent, nous sommes en paysennemi.
Et du doigt il montra aux huguenots unecompagnie de cavaliers croates qui traversaient à gué un ruisseau,chassant devant eux un troupeau de vaches.
– Le Rubicon est passé ! s’écriaM. de Collonges.
Sa joie fut telle, qu’il fit faire deux outrois pirouettes à son cheval.
– Hélas ! dit Carquefou.
Et tristement il se signa trois fois.
