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Envers et contre tous

Envers et contre tous

de Louis Amédée Eugène Achard
Chapitre 1 LES CONSEILS DU DÉSESPOIR

Laguerre de Trente Ans allait entrer dans cette période de furie qui devait promener tant de batailles et d’incendies au travers de l’Allemagne. C’était l’heure terrible où les meilleurs capitaines de l’Europe et les plus redoutés allaient se rencontrer face à face et faire de la mort la seule reine qui fût connue de l’Elbe au Danube, de la Poméranie au Palatinat. Deux figures dominent cette époque : Gustave-Adolphe, le héros de la Suède, et Wallenstein, le maître et l’épée du vieil empire germanique.

Combien d’événements qui devaient sortir de leurs tombes sitôt ouvertes !

C’est au milieu de ce déchaînement de toutes les colères, dans ce tourbillon de tempêtes sanglantes, que nous retrouvons les personnages qui figurent dans la première partie de ce récit, et que nous les suivrons dans leurs nouvelles aventures parmi les intrigues et les combats, ceux-là conduits par leursrancunes et leur haine, ceux-ci par leur dévouement et leur amour.C’est donc avec Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, le comte de Pappenheim etle comte de Tilly, Jean de Werth et Mathéus Orlscopp,Mme la baronne d’Igomer et Marguerite, Magnus etCarquefou, Armand-Louis et Renaud, que nous allons de nouveaubattre la campagne des rives de la Baltique aux champs de Lutzen,heurtant des villes et des châteaux, chemin faisant.

On se souvient sans doute queM. de la Guerche et M. de Chaufontaine, lancésà la poursuite de leurs fiancées, Adrienne de Souvigny et Diane dePardaillan, avaient poussé leurs chevaux vers le camp du roi deSuède, auprès de qui ils espéraient trouver aide et protection.

Gustave-Adolphe était alors avec quelquesmilliers d’hommes dans les environs de Potsdam, où il s’efforçait,par les remontrances les plus éloquentes, appuyées de diversespièces d’artillerie braquées contre la ville, de détourner sonbeau-père, l’électeur de Brandebourg, de l’alliance de Ferdinand.Il y avait pour lui une importance extrême à ne pas laisser, entrel’armée qu’il se proposait de conduire au cœur de l’Allemagne, etles rivages de la Suède, une province hostile dont les placesfortes, en cas de revers, pussent mettre obstacle à son retour.

Les remontrances non plus que les plaidoyersde Gustave-Adolphe en faveur des princes protestants d’Allemagne,menacés dans leur indépendance par la puissante Maison deHabsbourg, n’avaient de prise sur le cœur astucieux de GeorgesGuillaume ; mais les pièces d’artillerie produisaient unemeilleure et plus profonde impression sur son esprit. À mesure queleur nombre augmentait, l’électeur de Brandebourg se montrait deplus en plus disposé à traiter. Lorsque le roi de Suède, fatiguédes longues hésitations qui lui faisaient perdre un temps précieux,prit le parti violent de diriger les bouches de ses canons contrele palais de son beau-père, celui-ci, convaincu désormais parl’excellence des arguments qu’on lui présentait, consentitsérieusement à négocier.

Malheureusement pour la cause que le roi deSuède était venu défendre en Allemagne, Gustave-Adolphe n’était passeul au courant des pourparlers qui le retenaient tantôt sous lesmurs de Potsdam, tantôt sous les murs de Berlin. Le ducFrançois-Albert savait jour par jour ce qui se passait dans lesConseils du roi, et jour par jour il en informait le général enchef de l’armée impériale. Le comte de Tilly, à peu près sûr queGustave-Adolphe ne sortirait pas de son inaction forcée aussilongtemps qu’il n’aurait pas vaincu la résistance passive deGeorges-Guillaume, voulut frapper un grand coup et résolut des’emparer de Magdebourg, dont le prince-archevêque avait réclamél’alliance suédoise, mettant sa petite armée sous le commandementde Thierry de Falkenberg, un des lieutenants du jeune roi.

Réunissant donc à la hâte les différentestroupes éparses dans les pays voisins, et pressé par la fougue ducomte de Pappenheim, qui brûlait de se mesurer avec le héros duNord, il se présenta subitement devant la ville libre, au moment oùM. de la Guerche et Renaud se rendaient auprès deM. de Pardaillan.

Lorsque les deux gentilshommes entrèrent dansle camp suédois, la nouvelle que Magdebourg était menacé venait d’yparvenir.

Vingt-quatre heures après, un courrier arriva,annonçant que la ville était investie. Un autre messagerl’accompagnait. Mais tandis que l’un, expédié par le princeChristian-Guillaume, archevêque protestant de Magdebourg, demandaitle roi, l’autre, guidé par Carquefou, demandaitM. de Pardaillan, qu’il trouvait au lit, malade etsouffrant.

Cette nouvelle inattendue, que Magdebourgétait canonné, excita la colère du roi, en même temps que lemessage apporté par Benko jetait l’épouvante dans l’âme deM. de Pardaillan. Gustave-Adolphe y voyait un échec à lacause pour laquelle il avait tiré l’épée ; le vieux huguenotne pensait qu’à sa fille et à son enfant d’adoption exposées àtoutes les horreurs d’un siège qui empruntait au nom de l’homme quil’avait entrepris un caractère plus menaçant.

Le visage bouleversé par la terreur,M. de Pardaillan appela auprès de lui M. de laGuerche et Renaud et leur présenta le messager envoyé parMagnus.

– Elles n’ont échappé au danger le plushorrible que pour tomber dans un danger non moins redoutable !dit-il.

– Dieu ne nous les a-t-Il rendues quepour nous les ravir encore ! s’écria Armand-Louis.

– Coquin de Magnus ! murmura Renaud,dire que c’est lui, et non pas moi !… N’importe ! jel’embrasserai de bon cœur, lorsque nous entrerons à Magdebourg…

– Entrer à Magdebourg ! interrompitM. de Pardaillan ; avec qui donc comptez-vous yentrer ?

– Mais, j’imagine, avec le roiGustave-Adolphe, et je prétends que les dragons de la Guerchesoient les premiers à en passer les portes.

– Que parlez-vous du roi ! meverriez-vous si triste si Sa Majesté le roi levait son camp etmarchait contre l’ennemi ?… Ah ! ne l’espérez pas !Le comte de Tilly est seul devant Magdebourg, seul il yentrera.

– Ainsi, vous croyez que Gustave-Adolphe,ce prince à qui vous avez consacré votre vie entière, ne volera pasau secours d’une ville qui s’est donnée à lui ?

– Ah ! ne l’accusez pas !Peut-il partir quand l’électeur, son beau-père, lui marchande uneplace forte, et se réserve peut-être la chance maudite de tombersur les Suédois en cas d’échec et de les écraser pour obtenir unepaix avantageuse de l’empereur Ferdinand ?

– Ainsi, vous pensez que Magdebourg nesera pas secouru ? dit M. de la Guerche, quipâlit.

– Magdebourg ne le sera par personne, sice n’est par moi.

M. de Pardaillan fit un effort poursaisir ses armes et se lever, mais une douleur atroce le fitretomber sur son siège en gémissant.

– Ah ! malheureux !dit-il : un père seul pouvait leur tendre la main, et ce pèremisérable est réduit à l’impuissance !

– Vous vous trompez, monsieur le marquis,dit Armand-Louis : Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny, à qui ma foi est engagée, neseront pas abandonnées parce que l’âge et la maladie trahissentvotre courage : ne sommes-nous pas là,M. de Chaufontaine et moi ?

– Certes, oui, nous y sommes !s’écria Renaud, et nous vous le ferons bien voir !

M. de Pardaillan, tout ému, leursaisit les mains.

– Quoi ! vous partiriez ?dit-il.

– Ce serait nous faire injure que d’endouter, répondit M. de la Guerche. Avant une heure, nousaurons quitté le camp. Je vous demande la permission de voir leroi ; peut-être aura-t-il quelque ordre à me donner pour lecommandant de Magdebourg.

– Je ne sais pas si nous sauverons laville, dit Renaud : un secours de deux hommes, ce n’est pasbeaucoup ; mais aussi longtemps que nous serons en vie, necroyez jamais que Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny soient perdues.

– Voilà un mot que je n’oublieraijamais ! s’écria le marquis.

Il ouvrit ses bras, les deux jeunes gens s’yjetèrent, et il les retint longtemps pressés sur son cœur.

Comme ils sortaient de la tente deM. de Pardaillan, et tandis que Renaud s’essuyait lesyeux, ils rencontrèrent Carquefou, qui astiquait le pommeau de sarapière avec la manche de sa casaque de cuir.

– Monsieur, dit l’honnête valet ens’approchant de M. de Chaufontaine, j’ai les oreilleslongues, ce qui fait que j’entends même quand je n’écoute pas…Pourquoi avez-vous parlé tout à l’heure à M. le marquis dePardaillan du secours de deux hommes ? Ne me comptez-vouspoint, monsieur, ou à votre sens ne suis-je pas un homme toutentier ? On peut être poltron de naissance, poltron parcaractère et par principe, et n’en pas être moins brave dansl’occasion. C’est ce que je me propose de vous démontrer quand nousserons sous les murs de Magdebourg. Cela dit, monsieur,permettez-moi d’aller faire mon testament ; car, pour sûr,nous ne reviendrons pas de cette expédition.

Armand-Louis, ayant laissé à Renaud le soin detout préparer pour leur départ, se rendit chez le roi. Son nom luiouvrit toutes les portes. Il trouva auprès de Gustave-Adolphe leduc François-Albert, qui semblait examiner des cartes et des plansétendus sur une table.

La vue du Saxon rappela à M. de laGuerche les recommandations de Marguerite. Au sourire gracieux duduc, il répondit par un froid salut ; puis, élevant lavoix :

– Je ne viens pas près de vous, Sire,pour les affaires de mon service, dit-il : un intérêtpersonnel m’y a conduit. Puis-je espérer que Votre Majesté voudrabien m’accorder quelques instants d’entretienparticulier ?

Le duc fronça le sourcil.

– Je ne veux gêner personne,dit-il ; je sors, monsieur le comte.

Armand-Louis s’inclina sans répondre, etFrançois-Albert s’éloigna.

– Ah ! vous n’aimez pas ce pauvreduc ! s’écria le roi.

– Et vous, Sire vous l’aimez trop !dit Armand-Louis.

Le roi prit un air de hauteur :

– Si de telles paroles ne tombaient pasd’une bouche amie, reprit-il, je vous dirais, mon cher comte, queje suis seul juge de mes affections.

– Une personne dont Votre Majesté nesuspectera pas le dévouement, une femme qui priait pourGustave-Adolphe le jour où la flotte quittait les rivages de laSuède, n’aimait pas non plus M. de Lauenbourg :ai-je besoin de nommer Marguerite ?

Le roi tressaillit.

– Ah ! Marguerite vous l’a ditaussi ! s’écria-t-il ; je le savais ! il luiinspirait une sorte d’effroi ; personne autour de moi nel’aime, ce pauvre duc, mais c’est mon ami d’enfance ; un jourje l’ai cruellement offensé…

– Croyez-vous, Sire, qu’il l’aitoublié ?

– Il suffit que je m’en souvienne pourque je lui pardonne d’y penser. Ah ! mon premier devoir est detout tenter pour effacer la trace de cet outrage !

Gustave-Adolphe fit deux ou trois pas dans lasalle que François-Albert venait de quitter.

– Quel sujet vous amène ici, quevoulez-vous de moi ? reprit-il presque aussitôt.

Armand-Louis comprit qu’il ne fallait pasinsister.

– Mlle de Souvignyest à Magdebourg ; or, la diplomatie en ce moment suspend laguerre, les troupes impériales que commandait Torquato Conti netiennent plus la campagne et se dispersent dans toutes lesdirections ; ma présence ici est inutile ; je vais donc àMagdebourg, dit-il.

– À Magdebourg ! Que ne puis-je ycourir avec vous ! s’écria Gustave-Adolphe.

– Et je viens demander à Votre Majesté sielle n’a pas quelque ordre à me donner pour Thierry deFalkenberg ?

– Dites-lui qu’il tienne jusqu’à ladernière extrémité, qu’il brûle sa dernière cartouche, qu’il tireson dernier boulet, qu’il défende la dernière muraille, qu’il meures’il le faut ; foi de Gustave-Adolphe, dès que la libertéd’agir me sera rendue, j’irai lui porter le secours de monépée.

– Est-ce tout ?

– Tout ! Ah ! dites-lui que sil’électeur de Brandebourg ne m’enchaînait pas ici, c’est avec moique vous seriez arrivé !

D’un geste violent le roi froissa les carteset les plans qu’on voyait sur la table.

– Si l’électeur Georges-Guillaume n’étaitpas le père d’Eléonore, reprit-il d’une voix sourde, voilà sixsemaines qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de Spandau, etque mes cavaliers planteraient les piquets de leurs chevaux dansles rues de Berlin !

Armand-Louis fit un pas vers la porte.

– Excusez-moi, Sire ; mes heuressont comptées, dit-il. Je pars.

– Bonne chance alors, répondit le roi,qui lui tendit la main. Ah ! le plus heureux, c’estvous !

– J’ai maintenant une prière à vousadresser. Votre Majesté sait seule où je vais. Qu’elle veuille bienn’en parler à personne.

– Pas même au duc de Lauenbourg, n’est-cepas ? répondit le roi avec un sourire.

– Au duc de Lauenbourg, surtout.

– Vos affaires sont les vôtres ; jeme tairai, dit le roi avec une nuance de dépit.

Le duc François-Albert n’était pas dans lagalerie qui précédait l’appartement du roi, mais Armand-Louis ydécouvrit Arnold de Brahé.

– Ah ! dit-il en courant à lui, levisage d’un ami là où je craignais de rencontrer une figuredétestée… c’est une double bonne fortune !

Puis l’entraînant dans l’embrasure d’unefenêtre :

– Vous aimez le roi comme vous aimez laSuède ? reprit-il.

– C’est mon maître par la naissance,c’est mon maître aussi par le choix : ma vie et mon sang sontà lui.

– Alors, veillez sur Gustave-Adolphe.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Il y a un homme que le roi aime et quihait le roi.

– Le duc de Saxe-Lauenbourg ?

– Plus bas ! plus bas ! Quandcet homme sera dans la chambre du roi, soyez debout près de laporte, la main sur la garde de votre épée. S’il l’accompagne à lachasse, galopez auprès de lui. Si quelque expédition attire le roiloin du camp, ne perdez pas l’autre de vue. Qu’il sache bien qu’uncœur dévoué est là, et que des yeux fidèles surveillent toutes sesactions. Il est lâche, alors peut-être n’osera-t-il rien. Foi degentilhomme, si je vous parle ainsi, c’est que j’ai de gravesraisons pour le faire.

– Soyez sans crainte, je marcherai dansson ombre, je respirerai dans son air, dit Arnold, qui serravigoureusement la main d’Armand-Louis.

Quand la nuit vint, trois hommes qui couraientà cheval étaient déjà loin du camp. Ils suivaient la route qui deSpandau se dirige vers Magdebourg.

– Ah ! disait le duc de Lauenbourg,qui n’avait plus revu M. de la Guerche, si le capitaineJacobus était ici, je l’aurais lancé sur les traces de ce mauditFrançais !

Chapitre 2MAGDEBOURG

Si troiscavaliers ne pouvaient pas, sans un certain péril, franchir lalongue distance qui séparait le camp suédois de la ville assiégéepar le comte de Tilly, de bien plus grands dangers les attendaientaux approches du camp impérial. Une active surveillance étaitexercée autour de la ville par de nombreuses patrouilles decavalerie qui ne permettaient à personne d’entrer à Magdebourg oud’en sortir. Tout homme arrêté par elles avait grande chance d’êtrepassé par les armes, et, le plus souvent, la balle d’un pistoletmettait fin à son interrogatoire avant qu’il eût eu le loisir derépondre. Un cordon de sentinelles relevées d’heure en heureachevait de rendre impossible toutes communications de la villeavec les campagnes environnantes. Ce n’était donc pas uneentreprise aisée que de pénétrer dans Magdebourg, et, à cet égard,Armand-Louis non plus que Renaud ne se faisaient aucuneillusion.

Le roulement lointain du canon leur appritbientôt qu’ils n’étaient plus séparés de la ville que par une minceétendue de champs et de forêts. Ce bruit formidable sembla leurcommuniquer une ardeur plus vive, et ils poussèrent hardiment leurschevaux en avant.

Au moment où ils débouchaient d’un bois dontle rideau couvrait la place, ils aperçurent de profondes colonnesd’infanterie qui s’avançaient contre la ville neuve, d’où montaientdes nuages de fumée zébrés de flammes rouges. Des pelotons decavalerie gardaient chaque route, cinquante pièces d’artillerietonnaient dans la plaine, des chevaux libres couraient de touscôtés ; des cadavres, étendus dans les champs, indiquaient quedes balles et des boulets avaient fait des victimes çà et là.

Au loin, les remparts de la ville secouronnaient de feu.

Les forts qui en défendaient les approchesportaient à leur sommet le drapeau aux couleurs impériales.

– C’est un assaut qui se prépare !dit Armand-Louis.

– Il y aura beaucoup de jambes cassées cesoir, murmura philosophiquement Carquefou, qui prudemment examinala mèche de ses pistolets.

Il connaissait trop bien son maître pourignorer qu’un assaut ne se donnerait pas dans le voisinage sansqu’il s’en mêlât.

Comme si les trois chevaux eussent compris lasecrète intention des cavaliers, ils continuèrent d’avancerlentement.

Les yeux de M. de la Guerche neperdaient rien de ce qui se passait autour de lui.

Les patrouilles de cavalerie et lessentinelles regardaient toutes avec une attention égale ce qui sefaisait du côté de la ville.

En quelques minutes, Armand-Louis, Renaud etCarquefou eurent atteint la ligne que ces postes avancés traçaientautour de l’armée impériale. Quelques soldats renversés par lamitraille jonchaient un pli de terrain. M. de la Guerchemit lestement pied à terre, et s’empara de la ceinture verte quidécorait le corps d’un officier.

– Ah ! voilà qui ne me paraît pasmaladroit ! dit M. de Chaufontaine, tandis queM. de la Guerche roulait la ceinture autour de sataille.

Il descendit de cheval, ainsi que Carquefou,et, cherchant autour d’eux, ils n’eurent point de peine à découvrirdes objets semblables.

– À présent, de l’audace ! ditArmand-Louis.

– Et au galop ! poursuivitRenaud.

– J’en étais sûr ! s’écriaCarquefou.

Excités par l’éperon, les chevaux partirent àfond de train.

Deux ou trois sentinelles tournèrent la tête,l’une d’elles abattit même son mousquet ; mais à la vue desceintures vertes elle le releva.

Une patrouille de cavalerie devant laquellepassèrent les trois hardis aventuriers ne douta pas qu’ilsn’appartinssent à l’état-major de l’armée impériale.

Plus loin, une compagnie de gens de pied setrouvait en travers d’une chaussée qu’il fallait suivre pouratteindre les faubourgs incendiés.

– Ordre du général comte de Tilly !cria M. de la Guerche, qui marchait le premier.

La compagnie ouvrit ses rangs, et il s’élançasur la chaussée, suivi de ses deux complices.

– J’ai cru voir les gueules de dix milleloups ! dit Carquefou.

Ils venaient de franchir le front de bandièredu camp ; un nouvel élan les porta à l’entrée du faubourg, oùse mêlaient confusément les bandes impériales ; des blessés setraînaient le long des murs, d’autres passaient en gémissant,ramenés par leurs camarades ; quelques balles perduescommençaient à faire sauter le plâtre des maisons autour d’eux.

– Eh ! l’ami, criaM. de la Guerche à un lansquenet, enfonce-t-on les portesde la ville ?

– Les coups pleuvent, répondit le soldat,mais elles tiennent bon ! Ces maudits bourgeois font un feud’enfer du haut de leurs remparts !

– En avant ! dit Renaud.

– Comme c’est récréatif ! murmuraCarquefou : les balles de nos amis dans le nez, et les ballesde nos ennemis dans le dos !

Ils se trouvèrent bientôt au premier rang descolonnes d’assaut. La mêlée était terrible, on se battait sous lesmurs mêmes de Magdebourg ; il était clair que le faubourg, quele comte de Tilly avait fait attaquer ce jour-là resterait aupouvoir des assaillants ; pour sauver une partie de lagarnison, écrasée par des forces supérieures, l’officier quicommandait sur ce point de la ville venait de faire ouvrir unepoterne. On voyait comme des flots d’hommes autour de cettepoterne. Le fer et le plomb y faisaient de larges trouées ;mais, comme les vagues aux bords de la mer, d’autres flotssuccédaient aux flots disparus. Les vainqueurs voulaient entreravec les vaincus.

Debout et maniant une hache d’armes avec lavigueur d’un bûcheron qui abat les arbres, Jean de Werth fendait latête à quiconque se présentait devant lui : le capitaine avaitfait place au soldat ; devant lui, n’était-ce pas la ville oùMlle de Souvigny s’était réfugiée ?

– Jour de Dieu ! c’est fait denous ! dit Carquefou, qui venait de le reconnaître.

Renaud fit un bond du côté de Jean de Werth,mais Carquefou le saisit à bras-le-corps.

– Monsieur le marquis, dit-il,oubliez-vous que nous sommes comme David dans la fosse auxlions ? Ne nous faites pas croquer avant l’heure !

Devant la poterne, encombrée de cadavres, etarc-bouté sur ses robustes jambes, Magnus faisait tournoyer autourde sa tête un mousquet dont il se servait comme d’une massue ;chaque fois que l’arme sanglante traçait un cercle, un hommetombait ; autour de lui le vide se faisait.

– Notre salut est là ! repritCarquefou, qui de la main désignait Magnus aux regards deRenaud.

Mais la fièvre de la bataille enivraitM. de Chaufontaine.

– Au diable cette guenille !cria-t-il.

Et, arrachant sa ceinture verte, l’épée haute,il fondit sur un capitaine de lansquenets.

Déjà M. de la Guerche était auxprises avec deux impériaux qui lui barraient le passage de lapoterne.

Magnus l’aperçut ; un bond terrible leporta au milieu même des Autrichiens, et le mousquet tout rouge desang abattit deux nouvelles victimes. Une poignée d’hommesdéterminés l’avaient suivi. Le feu des remparts et des toursredoubla ; les assaillants reculèrent, et un large espaceresta nu entre eux et la poterne.

– À moi ! cria Magnus.

Armand-Louis, Renaud, Carquefou, qui, têtebaissée, frappait partout, le joignirent en un instant.

– À la poterne, à présent ! cria denouveau Magnus.

– Il parle comme un sage ! grommelaCarquefou, qui battait en retraite, l’épée au poing.

Mêlés aux débris de la garnison, un mouvementimpétueux les poussa vers la poterne toute large ouverte, etderrière laquelle une troupe de Suédois se tenait prête à lesrecevoir. En ce moment, Jean de Werth les reconnut tous trois.

– Ah ! les bandits !cria-t-il.

D’un coup d’œil il mesura la distance qui leséparait des fugitifs ; ils étaient trop loin déjà pour qu’ilpût conserver l’espoir de les atteindre.

Se tournant alors vers une troupe de soldatsqui l’entouraient :

– Feu ! cria-t-il.

Mais Armand-Louis, Renaud, Carquefou et Magnusvenaient de franchir l’enceinte des remparts, les lourds battantsde la poterne roulèrent sur leurs gonds, et quelques ballesinutiles rebondirent sur les ais de chêne cuirassés de fer.

– Je crois qu’il était temps ! ditCarquefou.

Magnus ne perdit pas une minute pour conduireArmand-Louis et Renaud à la maison où il avait, dès son arrivée àMagdebourg, cherché un logement pourMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan. Le temps n’était plus, où,inquiètes et curieuses, elles mettaient la tête à la fenêtre pourvoir, à la moindre alerte, ce qui se passait dans la rue. Combienn’avaient-elles pas compté de pièces de canon traînées par desbourgeois ! combien de patrouilles, combien de compagniescourant pleines d’ardeur au combat, revenant des remparts mutiléeset noires de poudre ! Le sifflement des bombes ou le passagedes boulets les faisait encore frissonner, mais ne les effrayaitplus. Elles savaient alors à quels périls le courage et larésolution de Magnus les avaient arrachées ; ellesremerciaient Dieu et trouvaient les projectiles enflammés quiremplissaient la ville de ruines et de cendres moins terribles queMme d’Igomer, moins redoutables que le couvent deSaint-Rupert.

Les heures s’écoulaient à parler deM. de la Guerche et de M. de Chaufontaine. Quefaisaient-ils ? Vers quelles contrées les cherchaient-ilsencore ? Le messager envoyé par Magnus les avait-ilrejoints ? Certainement ils tremblaient plus qu’elles-mêmes.Elles pensaient quelquefois qu’elles ne pouvaient pas tarder à lesrevoir ; mais cette espérance si douce les remplissait tout àcoup d’effroi. À combien de dangers ne seraient-ils pas exposésdans cette cité que tant de batteries foudroyaient ? Neseraient-ils pas les premiers au feu ! Et, de plus, ceux quidirigeaient contre Magdebourg cette pluie de fer nes’appelaient-ils pas Jean de Werth et Henri dePappenheim !

Le souvenir de ces deux implacables ennemisfaisait pâlir les deux cousines.

– Fasse le Ciel qu’ils ne viennentpas ! disait alors Adrienne.

Mais les prières qu’Adrienne et Dianeadressaient à Dieu étaient bien timides ; elles se sentaientbien seules, et si quelque balle renversait Magnus, quedeviendraient-elles au milieu d’une ville livrée à toutes leshorreurs et à tous les hasards d’un siège, et où elles n’avaient niparents ni amis ?

Aussitôt que les salles préparées pour lesblessés avaient reçu leurs hôtes ensanglantés,Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, mêlées aux femmes de laville, s’employaient à secourir ceux qui étaient tombés en soldats.Leurs mains délicates s’étaient habituées au pansement des plushorribles plaies ; elles vivaient au milieu des cris et desgémissements, elles passaient de longues nuits entre des murs d’oùles plaintes de l’agonie chassaient le sommeil. Qu’ils étaient loinalors, les souvenirs de Saint-Wast !

Cette pieuse tâche accomplie, et quandd’autres jeunes filles les remplaçaient au chevet des malades,elles rentraient chez elles et taillaient des bandes ou fondaientdes balles.

À l’heure même où M. de la Guercheet M. de Chaufontaine paraissaient devant Magdebourg,Adrienne et Diane, après toute une nuit écoulée dans des hôpitauxvisités à toute minute par la mort, venaient de céder la place àleurs compagnes.

Malgré le formidable retentissement de cettelutte qui ensanglantait l’une des portes de Magdebourg, Adrienne etDiane, retirées alors au fond d’une petite pièce dont les étroitesfenêtres donnaient sur un jardin, causaient silencieusement avecleurs pensées. Toutes deux remplissaient de charpie une largecorbeille placée à leurs pieds. Quelquefois leurs mainss’arrêtaient, un soupir gonflait leur poitrine, et pensives ellesregardaient le ciel.

Les détonations de l’artillerie se succédaientde minute en minute ; une clameur qui s’élevait de la ruevoisine leur apprenait tout à coup qu’on rapportait un blessé à safamille. Alors elles tressaillaient et reprenaient leur travailpieux un instant interrompu par le rêve.

Cependant le silence s’était fait ; onn’entendait plus que par intervalle la décharge d’une pièce decanon qui répondait aux derniers efforts de la bataille. En cemoment, des bruits de pas retentirent dans la rue, et presqueaussitôt le heurtoir de la porte tombait sur le bouton de fer.

– Entends-tu ? cria Adrienne, quisauta sur sa chaise.

– C’est Magnus, répondit Diane, qui sesentait pâlir.

– C’est lui, repritMlle de Souvigny, mais il n’est pas seul… Quipeut être avec lui ?… Qui peut venir ici ?

Cependant des pas précipités montaientl’escalier.

– Dieu bon ! tu n’as pas exaucé nosprières ! s’écria Diane.

– Ah ! tu les as reconnus comme moi…C’est Armand !

– C’est Renaud !

La porte s’ouvrit, et quatre hommes toutcouverts de vêtements souillés de poudre et de sang seprécipitèrent dans la chambre. Avant même qu’elles pussent jeter uncri, Armand et Renaud étaient aux pieds d’Adrienne et de Diane.

Incapable de se soutenir,Mlle de Souvigny appuyait ses deux bras surles épaules de M. de la Guerche.

– Ah ! cruel ! lui dit-elle,vous avez donc voulu qu’à toute heure je tremblasse pourvous !

– Est-ce donc vivre que de vivre loin devous ? s’écria Armand-Louis.

Mais alors Adrienne relevant son front vers leciel :

– Vous savez si je l’aime !reprit-elle avec l’exaltation d’une âme qui s’est donnée toutentière ; si c’est votre volonté de nous unir dans la mortcomme nous étions unis dans la vie, que Votre saint nom soit béniet que Votre volonté soit faite, Seigneur !

– Viens çà, dit brusquement Magnus àCarquefou, Baliverne a fortement travaillé aujourd’hui… il estconvenable que je cause avec elle.

– Et Frissonnante ne serait pas fâchée dese restaurer un peu, répondit Carquefou ; je la sens quis’évanouit à mon côté.

Revenue de sa première émotion et plusmaîtresse d’elle-même, Diane menaça Renaud du bout de son jolidoigt. Il restait à genoux devant elle, immobile, tout interdit,muet.

– Je comprends que M. de laGuerche soit revenu, dit Mlle de Pardailland’une voix doucement railleuse, il suffit de voir son attitudeauprès de Mlle de Souvigny pour se rendrecompte des motifs qui l’ont poussé, mais vous, pourquoi le suivre àMagdebourg ?

– Je ne sais pas, répondit Renaudtroublé.

– Voyez-vous l’innocent ! Eh bien,si vous ne le savez pas, il faut vous en aller au plus vite ;le pays est malsain, il y pleut des balles, et le vent y estcouleur de feu. M. de la Guerche a le droit d’y vivre…Quelque chose l’y retient, et il consent à tout perdre pour resteravec ce quelque chose… Mais M. de Chaufontaine !…Ah ! fi ! s’il lui arrivait une égratignure, comment nousen consolerions-nous jamais !

– Vous me renvoyez ? reprit Renaud,qui respirait à peine.

– Si vous n’avez point de bonnes raisonsà me donner pour expliquer votre présence ici, il le fautbien !

– Mais, mademoiselle, je vous aime, jevous adore ! s’écria M. de Chaufontaine hors delui.

– En êtes-vous bien sûr ? réponditDiane d’un air grave.

– Si j’en suis sûr ? Mais jedonnerais dix mille vies pour vous épargner une larme !… Maisje ne m’appartiens plus depuis que je vous ai vue !… Mais lechâteau de Saint-Wast où vous m’êtes apparue a pris mon cœur et l’agardé !… Je suis à peu près fou, c’est vrai…

– À peu près ? interrompit Dianeavec un sourire.

– Fou tout à fait, si vous voulez… etquelque chose de plus avec ! Il n’est pas de sottises nid’extravagances dont je ne sois capable ; on sait des jours oùcelui qui vous parle se conduit comme un sacripant. Ah ! bonDieu ! quelle confession si je racontais tout ! Metteztous les défauts et toutes les étourderies ensemble, c’est moi.Mais je vous aime, et au plus fort de mes folies, quand ma tête etmon cœur ont le mors au dent, si vous faisiez un signe, un seul,vous me verriez comme un enfant à vos pieds. Armand le sait bien,lui qui m’a vu. Demandez-lui ce qu’il pense de ma fièvre… J’ai pucroire dans les commencements que c’était un accès… Je n’ai rienépargné pour me guérir… oh ! rien ! mais rien n’y a fait,ni les voyages, ni les batailles, ni le temps, ni l’absence, niceci, ni cela, ni même les choses dont je ne parle pas… Qu’avais-jebesoin de vous aimer, je vous le demande ? Mais cet amour estcomme un clou sur lequel on frappe… Chaque jour il s’enfoncedavantage… C’est comme un sort que vous m’avez jeté… Ma foi, j’enai pris mon parti, et il faudra bien que vous en preniez le vôtre…À présent vous me verrez éternellement où vous serez, et si quelquejour, en punition de mes péchés, – hélas ! ils sont nombreux,– vous me chassiez de votre présence, j’irais je ne sais où, aupays des Indiens, je déclarerais la guerre aux Incas d’Amérique etje me ferais tuer dans quelque île barbare en criant votre nom auxsauvages de l’endroit.

– Eh bien ! ditMlle de Pardaillan, à présent que je suis aucourant des raisons qui vous font agir, j’ai idée qu’un jour jem’appellerai Mme de Chaufontaine.

Renaud poussa un tel cri, que la maison enretentit. Il voulut se lever et fondit en larmes.

– Ah ! les bonnes larmes !reprit Diane, qui lui tendit la main, il n’est pas de paroles quiles vaillent, et en les voyant couler, moi aussi, je puis vousdire, Renaud, que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.

Chapitre 3LES PROPHÉTIES DE MAGNUS

Dans lasoirée, M. de la Guerche se rendit auprès deM. de Falkenberg, qui siégeait à l’Hôtel de Ville, et luifit part de ce que le roi Gustave-Adolphe lui avait dit lors deleur rapide entrevue.

– Oh ! je tiendrai aussi longtempsque je le pourrai ! dit l’officier suédois, mais le pourrai-jelongtemps ?

Il apprit alors à M. de la Guercheque des symptômes de mécontentement commençaient à se manifesterparmi les habitants de Magdebourg. Ceux-là regrettaient leurcommerce anéanti ; ceux-ci redoutaient les conséquences d’unassaut si la fortune trahissait leurs armes. La place souffraitbeaucoup du feu des assiégeants.

– Si je n’avais pas avec moi deux millesoldats de l’armée suédoise et un gros de volontaires déterminés àpousser la résistance jusqu’au bout, repritM. de Falkenberg, Magdebourg aurait déjà ouvert sesportes.

– Vous savez ce que le roi, votre maître,désire, répondit Armand-Louis : le mot capitulation ne doitpas être prononcé.

– Moi vivant, il ne le sera jamais. Ceci,je vous le jure, repartit M. de Falkenberg.

Armand-Louis et Renaud parcoururent la villeet les remparts. Partout les traces des longs combats soutenus, despans de murs écroulés, des maisons percées par les boulets, destours éventrées, des ruines fumantes, une population morne, plus dechants ni de cris, des femmes et des enfants qui pleuraient dansles églises. Les faubourgs, envahis par les Impériaux, n’étaientplus qu’un monceau de décombres. Des flammes en sortaient çà etlà.

Cependant, si l’enthousiasme des premiersjours était tombé, la défense n’en était pas moins énergique, pasmoins vigilante. L’armée du comte de Tilly, maîtresse des forts etdes faubourgs, avait fait des pertes cruelles ; les meilleursrégiments, si souvent menés à la victoire, étaient décimés ;bon nombre d’excellents capitaines avaient perdu la vie dans cescombats meurtriers. Nulle part la ceinture des murailles quiprotégeaient Magdebourg n’était entamée. Son artillerie répondaitsans faiblir au feu de l’artillerie autrichienne. Les généraux, quisentaient les plus vieilles troupes hésiter dans leurs mains,commençaient à croire que jamais ils n’emporteraient cette villerebelle de vive force.

Les ramener à l’assaut, après l’échec de lapoterne, c’était exposer les armes de Ferdinand à une défaite dontles conséquences pouvaient être incalculables.

Un matin, après une longue séried’escarmouches qui avaient coûté la vie à un grand nombred’assaillants, les sentinelles placées au sommet des plus hautestours remarquèrent que différentes batteries qui la veille encorevomissaient la flamme et le fer contre la place, semblaientdégarnies de leurs engins destructeurs. Autour de ces batteriesdésertes, point de soldats.

Carquefou, qui était de garde près d’unepoterne, suspendit une corde à un clou et se laissa couler dans lefossé.

– Ma foi ! tant pis ! dit-il àses camarades, la peur le cède à la curiosité.

Quelques hommes résolus se répandirent à sasuite dans les faubourgs incendiés, et, se glissant de proche enproche derrière les pans de murs et le long des fossés, gagnèrentle front de bandière de l’armée impériale. Ses lignes ne serraientplus la ville si étroitement ; l’armée avait fait un mouvementde recul.

La nouvelle de cette retraite inattenduetraversa Magdebourg avec la rapidité de l’éclair. Chacun sortitdans les rues ; on questionnait ceux qui avaient été enéclaireurs reconnaître les positions de l’armée du comte deTilly.

– Je me suis timidement avancé jusqu’àl’emplacement de cette grosse batterie dont vous voyez lesépaulements là-bas, sur ce monticule, dit Carquefou. Dieu sait sij’étais prêt à courir comme un lièvre à la première alerte !…Les fascines étaient renversées, les parapets abattus, les canonsemportés : je n’ai vu qu’un rideau de cavaliers derrière unrideau d’arbres dans la plaine.

Cent bourgeois jetèrent leur bonnet enl’air.

– Ils s’en vont ! ils s’envont ! cria-t-on de toutes parts.

Et les plus joyeux embrassaient leursvoisins.

– S’ils s’en vont, dit Magnus, le momentest venu de faire bonne garde.

On le regarda de tous côtés avec l’expressiond’un grand étonnement.

– Comprenez donc ! les Impériauxbattent en retraite ! reprit-on autour de lui.

– J’entends bien ; c’est pourquoi,si vous ne veillez pas jour et nuit, un beau matin les Croatesseront dans Magdebourg.

Les bourgeois se mirent à rire.

– Les Troyens aussi riaient lorsque lafille d’Hécube parlait, dit Magnus, et cependant Troie fut prise etréduite en cendres.

Il voulut néanmoins se rendre compte de ce queCarquefou avait vu. Armand-Louis, qui pensait toujours au moyen deramener les deux jeunes filles auprès deM. de Pardaillan, l’accompagna, ainsi que Renaud,espérant que quelque route serait peut-être libre.

Ils suivirent longtemps les lignes decirconvallation, occupées la veille encore par les bandesimpériales. Pas un ouvrage d’art qui ne fût abandonné.

– Un déserteur leur aura sans douteappris que nous n’avions pas les forces suffisantes pour nous enemparer et les garder, dit Magnus d’un air soucieux.

– Magnus ne croit à rien, pas même à lafuite ! répondit Renaud, qui rêvait déjà aux douceurs duvoyage qu’il allait entreprendre avecMlle de Pardaillan.

– Le comte de Tilly n’a jamais fui,reprit Magnus. S’il recule quelquefois, c’est à la façon du tigre,pour mieux prendre son élan.

Tous trois poussèrent plus en avant, cherchantun passage ouvert ; mais, derrière une haie, ils découvrirentun cordon de fantassins ; dans l’épaisseur des bois, desescadrons de cavalerie ; sur tous les sentiers, descanons ; au milieu des villages et des fermes, desrégiments ; point de traces de désordre, point de fourgonrenversé, ni de pièce d’artillerie abandonnée. Chaque bouquetd’arbres, comme tout chemin creux, avait une sentinelle.

– L’armée impériale fait comme le loupquand il guette un agneau, dit Magnus.

– Et l’agneau, cette fois, s’appelleMagdebourg, n’est-ce pas ? répondit Armand-Louis.

Trois ou quatre coups de feu retentirent àl’instant, et trois ou quatre balles firent sauter un peu de terreautour d’eux.

– Voilà ma réponse, dit Magnus.

Ils rentrèrent dans Magdebourg, qu’ilstrouvèrent en liesse. Des feux de joie brûlaient dans les rues, onperçait des tonneaux de bière et de vin, on dressait destables ; les enfants chantaient et dansaient, toutes lesportes s’ouvraient. Ce n’étaient partout que tapage et confusion.Quelques notables parlaient d’organiser un grand banquet à l’Hôtelde Ville, pour célébrer la délivrance de leur vaillante cité.

– Si vous n’obtenez pas deM. de Falkenberg que ces bourgeois retournent sur lesremparts, Magdebourg est perdu, dit encore Magnus.

M. de la Guerche courut au palais dugouverneur.

Il le trouva rempli d’une foule immense. L’airretentissait d’acclamations. Les bourgeois, débarrassés de leursarmes, se félicitaient les uns les autres, les plus jeunesorganisaient des danses sur la place publique. Armand-Louis eutgrand-peine à pénétrer jusqu’à l’appartement où se tenait lecapitaine suédois. Il le trouva en train de répondre aux dernièresdépêches du comte de Tilly. Un bourgmestre, debout sur une table,en donnait lecture à haute voix aux magistrats et aux notables dela cité. Le ton en était extraordinairement modéré, bien que legénéral autrichien sommât encore la ville de se rendre.

– Le coq ne chante plus si haut !dit l’un des auditeurs.

– Il commence à s’apercevoir que nosmurailles ne sont pas en pain d’épices ! dit un autre.

– Le vieux coquin s’est enrhumé devantnos fossés ! reprit un troisième.

– Les médecins lui auront conseillé dechanger d’air ! ajouta un voisin.

Le bourgmestre jeta d’un air superbe lesdépêches sur la table, au milieu des éclats de rire et desquolibets de l’auditoire.

– Le comte de Tilly saura désormais ceque c’est que Magdebourg ! dit-il avec emphase.

– Et vous, Magdebourgeois, souvenez-vousdu sort de Maestricht ! dit Magnus.

Tous les yeux se tournèrent vers le vieuxsoldat : un long frémissement parcourut l’assemblée.

– Un soir, Maestricht, il n’y a paslongtemps de cela, se crut sauvé, poursuivit Magnus : l’ennemireculait, fatigué d’attaquer en vain ses remparts… le lendemainMaestricht était pris. Si vous ne voulez pas vous réveiller dansl’incendie et dans le sang, veillez, bourgeois !

Un messager entra, porteur de nouvelles. Ilavait vu les régiments wallons du corps de Pappenheim en marche surla route de Schœnbeck.

– Une portion nombreuse de l’artilleries’ébranle pour les suivre, ajouta-t-il.

À ces mots, un grand tumulte éclata dans lasalle. On ne pensait plus à ce qu’avait dit Magnus que pour lerailler.

– Si vous êtes malade, ami, ne buvez pas,mais laissez-nous nous réjouir en paix ! lui cria lebourgmestre.

– Foin du hibou qui ne veut pas qu’ons’amuse ! dit un autre.

– Si vous avez peur à Magdebourg,camarade, partez pour Maestricht !

C’était à qui lancerait son mot ; mais,tandis que les uns parlaient, d’autres, qui avaient rendu visiteaux caves de l’Hôtel de Ville, chargeaient les tables de bouteilleset de brocs.

– Bon appétit, messieurs, dit Magnusfroidement. Je ne m’assiérai pas au banquet des funérailles.

Cependant Armand-Louis s’était approché deM. de Falkenberg, et lui faisait part de ce qu’il avaitvu et de ce qu’il redoutait. Le Suédois fronçait le sourcil etpromenait ses regards autour de lui.

– Je sais, dit-il, je sais ! maispersonne ici n’est en état de m’entendre. Le princeChristian-Guillaume lui-même, qui perdra la tête si Magdebourg estpris, parcourt la ville à cheval en habit de fête. Je m’estimeraiheureux si je puis garder autour de moi quelques centainesd’hommes. La fièvre est dans l’air, elle a gagné jusqu’à messoldats.

Et du doigt le capitaine lui fit voir sur laplace des bandes de Suédois qui choquaient leurs verres contre ceuxdes bourgeois.

M. de la Guerche et Renaud sortirentde l’Hôtel de Ville plus tristes qu’ils n’y étaient entrés. Magnusne parlait plus. Chaque rue qu’ils traversaient leur présentait lespectacle d’une fête. Des musiciens, debout sur des tonneaux,raclaient leurs instruments et faisaient sauter les jeunes garçonset les jeunes filles. Des centaines de tables, dressées en pleinair, recevaient des milliers de convives. Les passants étaientinvités à s’asseoir et à boire. Tous les fourneaux flambaient. Onne voyait pas un verre vide. Les narines de Carquefou sedilataient ; il promenait amoureusement la main sur sonestomac en passant devant les cuisines. Ici, il acceptait un verrede vin du Rhin jaune comme de l’or ; plus loin une aile dechapon rôti, dorée et croustillante.

Magnus le regardait de travers.

– Ils mangent et tu les imites,malheureux ! disait-il ; et demain les ennemis serontdans Magdebourg !

– C’est justement pour cela, répondaitCarquefou ; je ne veux pas que les Autrichiens et les Croatestrouvent un os à mettre sous la dent.

Et il fourrait dans ses poches ce qu’il nepouvait pas avaler.

Quand vint la nuit, Magnus sella les chevauxde M. de la Guerche et deMlle de Souvigny, et jeta sous leur nez unboisseau d’avoine.

Carquefou l’imita scrupuleusement.

– Il ne faut rien négliger de ce qui estbon, dit-il, ni le vin ni les précautions.

Et bientôt les chevaux deM. de Chaufontaine et deMlle de Pardaillan n’eurent rien à envier àleurs voisins. Ils avaient la selle sur le dos et double provendedans leur auge.

Armand-Louis et Renaud se gardèrent bien defaire part de leurs craintes à leurs compagnes. Magnus pouvait setromper dans ses prévisions, et il était tout au moins inutile deles faire vivre toute une nuit dans des alarmes que le matin sechargerait de dissiper ou de justifier. Ils se bornèrent à lesengager à se tenir prêtes à partir aux premiers rayons du soleillevant.

Les réjouissances se prolongèrent bien avantdans la nuit. Les postes que M. de Falkenberg avait eusoin de placer le long des remparts, pour avertir la garnison encas d’alerte, se dégarnissaient petit à petit. Les soldats, encorefidèles à la consigne, mais fatigués par de nombreuses libations,s’endormaient les uns après les autres. Le silence succédait auxchants ; et bientôt on n’entendit plus, dans la ville livréeau sommeil, que le bruit vague et flottant que faisaient quelquesbons bourgeois en cherchant leurs demeures d’un pas chancelant.

Même silence dans la campagne. Des feux debivouac, qui s’éteignaient, piquaient çà et là l’horizon de leursflammes fouettées par le vent.

Cependant, à cette heure indécise où de pâleslueurs se répandent dans le ciel et font sortir confusément del’ombre les arbres et les maisons épars dans les plaines, unerumeur sourde s’éleva dans l’éloignement : c’était une rumeurlente, continue comme celle que ferait un corps de troupes enmarche.

Magnus, à qui son inquiétude défendait lerepos, et qui rôdait le long des portes, poussa une sentinelle dupied.

– N’entendez-vous rien ? dit-il.

La sentinelle prêta l’oreille une seconde etpartit d’un éclat de rire.

– C’est la cavalerie croate qui s’enva ; bon voyage ! dit-elle.

Et, appuyant sa tête sur le dos d’un camaradequi ronflait, la sentinelle ferma les yeux.

Le même bruit roulait toujours dans l’espace.Un instant, il parut à Magnus que ce bruit s’éloignait.

« C’est quelque diablerie »,pensa-t-il.

Une ligne blanche qui ondulait de l’autre côtéde l’Elbe, lui fit croire, en effet, qu’un corps de cavaleriequittait le campement de l’armée impériale.

– Le comte de Tilly battrait-ilvéritablement en retraite ? murmura Magnus. On dit cependantque c’est un bon général, et je l’ai vu à l’œuvre.

Il monta sur la crête du rempart et regarda auloin.

Rien ne troublait la profonde tranquillité deces campagnes dévastées ; pas un homme ne s’y montrait ;mais, en cherchant bien, Magnus crut distinguer, dans l’épaisseurd’un taillis dont les broussailles couvraient un pan de l’horizon,les mouvements incertains d’une troupe de soldats. Il lui semblait,en outre, qu’une ligne mince et noire, d’où sortaient quelqueséclairs, rampait dans les sinuosités d’un chemin creux.

Le soleil se leva et inonda la plaine de sesrayons. Un homme parut alors au bout d’un sentier, courant à perdrehaleine, sauta vivement dans le fossé, saisit des deux mains unecorde qui pendait le long de la muraille, et grimpa sur le rempartavec l’agilité d’un chat.

Magnus se jeta au-devant de Carquefou, qu’ilvenait de reconnaître.

– On a bon appétit, c’est vrai, mais on ade bonnes jambes, dit Carquefou. L’idée m’est venue, à la nuitclose, de faire un tour de promenade du côté du camp impérial. J’ensais le chemin, l’ayant fait en plein jour et à cheval ; je mesuis donc glissé jusqu’au bord de l’Elbe, tout là-bas. Ah !les coquins, ils sont tous sur pied !

– Les Impériaux ?

– Hé ! mordieu ! je ne parlepas des Suédois ! Artillerie, cavalerie, infanterie, toutmarche à la fois ! J’ai reconnu M. de Pappenheim àcheval, la cuirasse sur le dos, et derrière lui dix régiments. Lescavaliers ont le sabre au poing, les fantassins la pique ou lefusil sur l’épaule. Avant une heure, ils seront à Magdebourg.

– Et tu allais de ce pas… ?

– Chez M. de Falkenberg.

– Tu es un homme, Carquefou !

– Qui sait ! qui sait ! J’ai eupeur d’être pris comme un lapin dans son terrier, voilà tout.

Déjà, et tout en parlant, ils gagnaient l’unet l’autre la rue voisine. Des tables et des bancs, au milieudesquels dormaient pesamment quelques bourgeois, les encombraient.Magnus et Carquefou en poussèrent quelques-uns du bout de leurpied.

– Aux armes ! criaient-ils, l’ennemiapproche !

Deux ou trois hommes, tirés de leur sommeil,se mirent debout lourdement. L’un d’eux reconnut Magnus.

– Ah ! l’homme de Maestricht !dit-il.

Et il se rendormit sur son banc.

– Ah ! les malheureux, qui ont desoreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir !reprit Magnus.

Carquefou et lui précipitèrent leur course autravers de ces témoins d’une fête qu’un sinistre réveil allaitsuivre ; et déjà ils touchaient aux portes de l’Hôtel deVille, lorsque le bruit d’une fusillade éclata dansl’éloignement.

– Ah ! trop tard ! ditCarquefou.

Mais, tirant son épée, Magnus bondit sur lesmarches du palais.

– Aux armes ! cria-t-il.

Chapitre 4LA TORCHE ET L’ÉPÉE

Au cripoussé par Magnus, M. de Falkenberg, qui veillait entouréde quelques officiers, sauta dehors. De nouvelles décharges demousqueterie retentissaient coup sur coup dans la ville neuve. Lebruit du tocsin s’y mêlait déjà.

– Aux armes ! répéta le Suédois.

Et, rassemblant à la hâte une poignée desoldats et de volontaires qu’il avait sous la main, Thierry deFalkenberg se précipita à la rencontre de l’ennemi.

Comme il touchait à l’extrémité de la place,il rencontra M. de la Guerche et Renaud qui battaient enretraite, excitant à la résistance une troupe de bourgeois surpriset repoussés par l’ennemi.

La vue des uniformes suédois donna du cœur auxvaincus. Ils s’arrêtèrent.

– En avant ! criaM. de Falkenberg, qui se jeta le premier sur lesImpériaux.

– En avant ! répétèrent Armand-Louiset Renaud.

Le bourgmestre éperdu avait suiviM. de Falkenberg. Il aperçut Magnus qui brandissaitBaliverne.

– Ah ! que ne vous ai-je cru !dit-il.

– Le temps de pleurer n’est plus ;ferme à présent, et jouons de l’épée, dit le reître.

– Et plus tard nous jouerons de l’éperon,si faire se peut, reprit Carquefou.

Ils avaient devant eux les compagnieswallonnes, que le comte de Pappenheim avait menées à l’assaut, etqui du premier élan venaient de planter le drapeau aux couleursimpériales sur les remparts de la ville neuve, tandis que Jean deWerth, à la tête des régiments bavarois, fondait sur le côté opposéde Magdebourg.

L’attaque avait été conduite avec autant depromptitude que d’habileté ; après une retraite simulée,c’était un retour rapide et foudroyant. La tactique prévue parMagnus était du vieux comte de Tilly : l’exécution avait étéconfiée à ses plus hardis lieutenants, mais à la tête desmeilleures troupes.

Presque sans coup férir, ils venaient depénétrer au pas de course jusqu’au cœur même de Magdebourg, maisils avaient rencontré M. de Falkenberg et lesSuédois.

Électrisés par leur exemple et celui deM. de la Guerche et de Renaud, qui retournaient à lacharge, les quelques soldats et les volontaires qu’ils avaientréunis rompirent les premiers rangs des compagnies wallonnes et lesculbutèrent jusqu’aux remparts.

Mais de nouveaux cris s’élevèrent de l’autrecôté de la ville ; le bruit sinistre de la fusillade s’y mêlaplus rapide et plus retentissant de minute en minute, et un gros defugitifs se jeta parmi les Suédois, remplissant l’air de clameursd’épouvante.

Un homme qui avait la poitrine traversée d’uncoup de feu tomba aux pieds de M. de Falkenberg.

– Jean de Werth ! cria-t-il, et ilexpira.

Armand-Louis et Renaud se regardèrent.

M. de Pappenheim en face ;derrière eux Jean de Werth. Leurs deux implacables ennemis réunispour les vaincre. Ils pensèrent àMlle de Souvigny et àMlle de Pardaillan.

– Ce n’est plus l’heure de nous séparer,dit M. de la Guerche à Renaud.

Puis, s’adressant àM. de Falkenberg :

– À vous, monsieur, les Wallons du comtede Pappenheim, reprit-il ; à nous Jean de Werth et sesBavarois.

Et, comme deux lions qui chargent des ennemistrop nombreux, ils s’élancèrent à la rencontre de ces nouveauxassaillants.

En ce moment l’aspect de Magdebourg étaiteffrayant à voir.

Les femmes et les enfants arrachés de leursommeil couraient çà et là dans les rues et les places publiques,au milieu desquelles les bourgeois, privés de leurs chefs,cherchaient à se réunir ; la plupart se réfugiaient dans leséglises, dont les voûtes retentissaient de cris ; les clochessonnaient à toute volée, appelant les citoyens à la défensecommune ; la mousqueterie éclatait de tous côtés à lafois ; des volées de balles, labourant les carrefours,jetaient par terre des centaines de malheureux qui augmentaient ledésordre par leurs gémissements. Déjà les lueurs sinistres del’incendie éclairaient plusieurs quartiers de Magdebourg ; delongues colonnes de fumée montaient vers le ciel, et les flammesgagnaient de proche en proche. Des hordes nouvelles et toujoursplus nombreuses faisaient irruption dans la ville ;repoussées, elles revenaient à la charge avec une impétuosité plusfurieuse, et leur masse rendait vaine la résistance du désespoir.Ce que la hache ne renversait pas, la torche le détruisait. Lescanons des remparts, tournés contre la ville, la foudroyaient. Despans de maisons s’écroulaient dans des tourbillons d’étincelles.Tout ce qui passait à la portée des sabres et des mousquets tombaitmort. L’horreur et l’épouvante furent au comble lorsque les portes,forcées par les boulets, livrèrent passage à la cavalerie croate.Ce fut comme un torrent qui brise tout. Au bout d’une heure leschevaux piaffaient dans le sang.

Cependant M. de la Guerche et Renaudtenaient tête à Jean de Werth ; Magnus et Carquefou étaient aupremier rang. Les Bavarois trouvaient devant eux un mur d’airain.De temps à autre Magnus regardait derrière lui. Cela étonnaitCarquefou. Une bande de soldats harcelés, mais se battant toujours,parut à l’angle de la rue. Magnus reconnut l’uniforme suédois.M. de Falkenberg n’était plus là. Magnus renversa unBavarois qui s’obstinait à le charger, et s’élança vers lesSuédois.

– M. de Falkenberg ?demanda-t-il à un jeune officier tout sanglant.

– Une balle autrichienne l’a tué,répondit l’officier.

Des cris sauvages retentirent, les Wallons sejetaient en avant. Magnus rejoignit M. de la Guerche.

– La ville est perdue, dit-il.

– Eh ! répondit M. de laGuerche, un effort à présent, et sauvons celles qui nous sontconfiées.

Tous quatre, M. de la Guerche,Renaud, Magnus et Carquefou se ruèrent en avant, et, fondant surles Bavarois, en rompirent les rangs comme un bélier rompt un mur.L’espace était vide devant eux.

– L’honneur est sauf ! Augalop ! dit Armand-Louis.

Et tous les quatre disparurent par une ruelle.Peu de minutes après, groupés autour deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan, ils cherchaient une issuedans la ville enflammée.

En ce moment ceux qui restaient debout desmalheureux défenseurs de Magdebourg ne résistaient plus que pourvendre chèrement leur vie. Chaque soldat tombait à son tour. LesCroates, répandus partout, se jetaient à cheval dans les églises etmassacraient impitoyablement des troupeaux de femmes agenouillées.Leurs sabres ne se lassaient pas de frapper. Le pillage venait enaide au carnage. Une foule épouvantée, chassée hors des maisons,courait au hasard dans la ville, poursuivie par des bandes quel’ivresse du triomphe et du sang rendait implacables. On tuait pourtuer ; on brûlait pour détruire. L’incendie promenait sesravages de rue en rue.

Au milieu de cette fournaise qui avait étéMagdebourg, Armand-Louis et ses compagnons essayaient de s’ouvrirun passage jusqu’aux portes. Mais que d’obstacles devant eux !Là, une rue était obstruée par la chute d’un clocher d’où sortaitun tourbillon de fumée noire ; plus loin, une compagnie deWallons achevait d’incendier un quartier, et repoussait lesfugitifs dans les flammes à coups de piques. Cependant les quatresoldats avançaient toujours, protégés en quelque sorte par letumulte et la terreur de cette œuvre de destruction. Si quelquescavaliers croates ou hongrois les regardaient de trop près, l’épéede Renaud ou de Magnus les avait bientôt jetés par terre. Adrienneet Diane toutes frissonnantes fermaient les yeux, tandis que leurschevaux bondissaient par-dessus les cadavres. Quand ilsapercevaient au loin une troupe nombreuse d’Impériaux, les fugitifsse cachaient derrière un mur fumant ou sous la voûte effondrée etchaude encore d’une chapelle ; la troupe éloignée, ilsreprenaient leur marche.

Une compagnie de cavaliers passa tout à coupdevant eux, tandis qu’ils tournaient l’angle d’un bâtiment qu’unreste d’incendie dévorait. Tous suivaient au galop un homme vêtud’un pourpoint de satin vert qui paraissait être leur chef ;une plume écarlate flottait sur son feutre gris et de sa pointebalayait l’épaule du cavalier ; profil maigre, barbe rouge,regard de loup.

– Le comte de Tilly ! murmuraMagnus.

Carquefou se signa, puis, soulevant unmousquet accroché à l’arçon de sa selle, et qu’il réservait pourune circonstance suprême :

– S’il se retourne, il a vu son dernierjour, dit-il.

L’escadron passa. Un homme galopait à côté ducomte de Tilly ; un grand manteau de drap vert enveloppait sataille.

– Si ce n’est pas le duc deSaxe-Lauenbourg, c’est son fantôme, dit Armand-Louis.

Carquefou reposa le mousquet sur le pommeau dela selle.

– Voilà, dit-il, une balle qui perdl’occasion de se loger dans le corps d’un illustrecoquin !

Ils n’étaient plus loin des remparts,lorsqu’une troupe de bourgeois tout sanglants passa près d’euxpoursuivie par un régiment d’Impériaux.

– Ah ! mieux vaut mourir ici que defuir encore ! dit l’un des bourgeois.

Et tous se rangèrent dans le fond d’unjardin.

Armand-Louis jeta les yeux autour delui : on ne voyait partout que piques et mousquets, visagesmenaçants et sabres ensanglantés. Le torrent des bourgeois lesavait entraînés dans le jardin, qu’une vieille muraille protégeaitde trois côtés.

Tandis que M. de la Guerchecherchait une brèche, une troupe de soldats se jeta dans le jardinsur les pas des bourgeois.

– Mort aux hérétiques ! mort auxrebelles ! cria un officier wallon.

Une volée de balles partit et décima les rangsmutilés des bourgeois.

Le cheval d’Adrienne se cabra et tomba sur lesjarrets.

Armand-Louis l’enleva de selle et l’assit encroupe derrière lui.

– Fuyez ! dit-il à Renaud, je voussuivrai si je peux.

– Voilà un conseil dont tu aurais à merendre raison sur-le-champ, si mille scélérats ne nousenveloppaient de toutes parts, réponditM. de Chaufontaine.

Déjà Mlle de Pardaillans’était rapprochée de Mlle de Souvigny et luiavait saisi la main.

– Ton sort sera le mien ! luidit-elle.

On pouvait encore franchir le mur du jardin etgagner une porte ouverte sur le rempart, mais le cheval deM. de la Guerche, fatigué par le double poids qu’ilportait et blessé en deux endroits, était incapable d’un teleffort.

Tout à coup Magnus mit pied à terre, etmontrant l’une des extrémités de la rue du bout de sonépée :

– Jean de Werth ! dit-il.

– Et le capitaine Jacobus ! repritCarquefou, qui venait de l’imiter.

Et tous deux présentaient la bride de leurschevaux à M. de la Guerche.

– Non ! non ! pas à ceprix-là ! s’écria-t-il.

Mais déjà Jean de Werth les avait reconnus, etles montrant du doigt au capitaine Jacobus :

– Cette fois, ils sont à moi !s’écria-t-il.

Et, rassemblant autour de lui ses Bavarois, ilse jeta dans le jardin ; au même instant une nouvelle troupede cavaliers se montra à l’extrémité opposée de la rue ; leurscuirasses, tachées de sang, brillaient au soleil ; ilsmarchaient en bon ordre, l’épée haute, suivant d’un pas égal lechef qui s’avançait à leur tête.

– Ah ! le comte de Pappenheim !s’écria Armand-Louis, qui l’aperçut.

– Un tigre et un lion ! repritCarquefou en regardant tour à tour le capitaine bavarois et legrand maréchal de l’empire.

– Suivez-moi tous ! repritM. de la Guerche d’une voix haute.

Et sortant du jardin, malgré les Croates,malgré les Wallons, frappant et renversant tout ce qui s’opposait àson passage, il s’ouvrit un chemin sanglant jusqu’aux cuirassiersde Pappenheim, étonnés que quatre épées pussent faire tant debesogne.

– Monsieur le comte, dit alorsArmand-Louis à son terrible rival, voici deux femmes que je confieà votre loyauté. Si vous êtes vraiment celui qu’on a surnommé leSoldat, sauvez-les. Quant à nous, M. de Chaufontaine etmoi, nous sommes vos prisonniers : voici mon épée.

– Et voici la mienne, dit Renaud.

Jean de Werth venait de passer sur le ventredes bourgeois retranchés dans l’angle du jardin. Prenant alors sacourse, il arriva jusqu’auprès du groupe formé parMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan.

– Enfin ! dit-il.

Et déjà sa main levée effleurait le bras deMlle de Souvigny, comme la serre d’un vautourl’aile tremblante d’une colombe.

Mais M. de Pappenheim, plus promptque la foudre, poussa son cheval entre elle et le Bavarois.

– Monsieur le baron, dit-il d’une voiximpérieuse, vous oubliez que Mlle de Souvignyest sous ma garde. Or, qui la touche me touche !

Les regards des deux capitaines se croisèrentcomme deux lames d’épée.

Mais M. de Pappenheim était entouréde ses cuirassiers, qui lui étaient dévoués. Jean de Werth compritqu’il ne serait pas le plus fort ; il abaissa la pointe de sonsabre.

– Mlle de Souvignyprisonnière d’un général de l’empereur Ferdinand !dit-il ; je ne vous la dispute pas. Sa rançon entrera dans letrésor de Sa Majesté Apostolique et Romaine, comme y entrera cellede Mlle de Pardaillan.

S’inclinant alors vers Diane :

– C’est une capture dont le chef del’armée impériale, M. le comte de Tilly, qui connaîtM. le marquis de Pardaillan, votre père, appréciera tout leprix, ajouta-t-il.

Et Jean de Werth se retira lentement.

Chapitre 5PRIS AU PIÈGE

Le nomdu comte de Tilly, jeté dans ce débat, avait une signification quine pouvait échapper à M. de Pappenheim. Il faisait enquelque sorte du général en chef de l’armée l’arbitre deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan. Informé de ce qui venaitde se passer, et Jean de Werth ne manquerait pas de l’en instruire,le comte de Tilly ferait valoir son autorité absolue, etM. de Pappenheim prévoyait déjà qu’il ne serait pluslibre d’agir comme il l’aurait voulu. Sa première pensée avait étéde payer la dette de reconnaissance qu’il avait contractée enversM. de la Guerche, et de lui rendreMlle de Souvigny avec la liberté. C’était leplus noble moyen de montrer à ce gentilhomme qu’il comprenait commelui les fières actions et qu’il pouvait l’égaler dans la pratiquedes héroïques dévouements. MaisMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan lui appartenaient-ellesencore, à présent que le nom de Sa Majesté l’empereur Ferdinandavait été prononcé ?

Ainsi qu’il le supposait, Jean de Werthn’avait pas perdu une heure pour se transporter auprès du comte deTilly et lui rendre compte du fait dont il avait été le témoin.L’avidité du terrible général ne connaissait point de bornes ;excité par les richesses que de longues guerres accompagnées delongues rapines lui avaient permis d’amasser, il cherchait sanscesse le moyen d’en augmenter le nombre. Or, en lui nommant lesdeux prisonnières que la fortune amenait dans le camp impérial,Jean de Werth ne négligea pas de rappeler au comte de Tillyqu’elles tenaient par les liens du sang à l’un des grands seigneursles plus opulents de la Suède. Si les lois de la guerre lesdonnaient à l’un de ses lieutenants, une part de la rançon qu’ondevait exiger d’elles ne revenait-elle pas de droit augénéralissime de l’armée ?

– De plus, ajouta Jean de Werth, vousn’ignorez pas que, par sa naissance,Mlle de Pardaillan, comtesse de Mummelsberg duchef de sa mère, est tout autant bohémienne que suédoise et sujettepar ce fait de Sa Majesté l’empereur notre maître. Elle a enAutriche de grands biens placés sous séquestre… Une part peut enrevenir à celui qui la conduira aux pieds de son légitimesouverain.

L’éclair de la convoitise s’alluma dans lesyeux féroces du comte de Tilly.

« Maintenant, pensa Jean de Werth,Adrienne sera toujours à portée de ma griffe. »

Peu d’instants après cet entretien, unofficier dépêché par le comte de Tilly informaM. de Pappenheim que le général en chef l’attendait dansce même palais que M. de Falkenberg avait occupé le matinmême, et où, la veille encore, tant de réjouissances avaient étécélébrées. Le comte de Pappenheim revêtit son costume deguerre.

– Ne quittez pas cette maison, dit-il àM. de la Guerche, ni vous, ni aucun de vos amis… Cettemaison est à moi… La ville est à M. de Tilly.

Il fit ranger devant la porte, où son nomavait été écrit avec un morceau de craie, un peloton de sescuirassiers, leur donna ordre de ne laisser entrer personne, sousquelque prétexte que ce fût, et se rendit chez le vainqueur deMagdebourg.

Le nom deMlle de Souvigny et celui deMlle de Pardaillan ne tardèrent pas à êtreprononcés.

« Je m’y attendais », pensaM. de Pappenheim, qui regarda Jean de Werth.

Jean de Werth se caressait les moustaches.

– C’est une capture importante,poursuivit le comte de Tilly ; l’une de ces jeunes filles a degrands biens qui permettront à son tuteur de ne pas compter ;l’autre tient par l’origine à une des familles les plusconsidérables de l’Allemagne. Son obstination à persévérer dansl’hérésie, ou peut-être aussi quelque arrangement, peut fairepasser dans le domaine de la couronne les terres qu’elle possède duchef de sa mère. En outre, Mlle de Pardaillanest l’unique héritière d’un gentilhomme qui non seulement passepour avoir d’immenses richesses, mais qui est encore le conseilleret le confident de notre implacable ennemi. Je les réclame donc aunom de mon souverain ; captives, elles peuvent servirutilement à notre cause.

– Quand il les saura entre nos mains,M. de Pardaillan viendra certainement lui-même au campimpérial pour traiter de leur rançon, dit Jean de Werth.

– Qui sait même, reprit le comte deTilly, si l’espoir de les délivrer plus vite et sans bourse délierne lui fera pas trahir les secrets de son maître ?… Menacédans ce qu’il a de plus cher, pourquoi ne nous ferait-il pasconnaître les plans de campagne de Gustave-Adolphe ?

– M. de Pardaillan est un hommede guerre, se hâta de répondre M. de Pappenheim ; ilne fera jamais ce que vous ne feriez pas vous-même, eussiez-vousdix épées nues tournées contre votre poitrine.

– Alors il fouillera au plus profond deses coffres et les videra pour ramener sa fille et sa pupille enSuède. À défaut de révélations, dont les armées victorieuses de SaMajesté peuvent se passer, l’empereur Ferdinand, notre maître, aurade l’or pour en solder une partie de ses fidèles soldats.

– De l’or !… s’écria le comte dePappenheim, qui regarda bien en face le vieux général, il y enavait suffisamment dans Magdebourg pour entretenir une arméenombreuse pendant trois mois… Cet or, qu’est-il devenu ?

Les yeux profonds de M. de Tilly seremplirent d’éclairs ; mais, sans répondre directement à laquestion d’un capitaine dont il connaissait la violence et lapopularité dans l’armée :

– Le courrier qui porte à Munich et àVienne la nouvelle de la prise de Magdebourg, dit-il, contient lesnoms de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan parmi ceux des principauxprisonniers.

– Je ne doute pas, poursuivit Jean deWerth, que l’empereur ne s’empresse de les appeler à sa Cour. Ellesy brilleront par leur beauté, comme on voyait autrefois à la courd’Alexandre de Macédoine les filles des princes de l’Orient.

L’empereur Ferdinand prévenu, il devenaitimpossible au comte de Pappenheim d’exécuter le généreux projetqu’il avait conçu. Le coup partait d’une main habile.

– Si l’empereur mon maître les mandeauprès de sa personne, je servirai moi-même de guide et deprotecteur à Mlle de Pardaillan et àMlle de Souvigny, répondit legrand-maréchal.

– Elles ne sauraient être en meilleuresmains ! s’écria Jean de Werth ; je doute seulement que SaMajesté l’empereur Ferdinand consente à se priver des services d’unchef qui sait enchaîner la victoire à son épée.

– Oh ! la Bavière fournit descapitaines qui sauront me remplacer !

Jean de Werth sourit et n’insista pas. Il nedésespérait pas de trouver un moyen efficace pour forcer lemaréchal de l’empire à s’éloigner de ses prisonnières. L’importantpour lui était qu’elles ne fussent pas renvoyées au camp deGustave-Adolphe immédiatement.

– Vous avez aussi, m’a-t-on dit, deuxgentilshommes français dans vos mains ? repritM. de Tilly.

– M. le comte de la Guerche etM. le marquis de Chaufontaine, ajouta Jean de Werth.

– C’est vrai.

– La bonne aubaine !… ajouta Jean deWerth d’un air négligent. Deux ennemis acharnés de la causeimpériale… Ils ne paraîtront pas à la Cour, ceux-là ; un bonlogement bien clos dans une prison d’État leur suffira.

– Vous oubliez, je crois, que ces deuxgentilshommes m’ont remis leur épée, répliquaM. de Pappenheim, qui se releva fièrement.

– Ah ! je comprends, poursuivit Jeande Werth, votre intention est peut-être de leur rendre la liberté…C’est de la chevalerie…

– Comme vous l’avez pratiquée vous-mêmeun jour, si j’ai bonne mémoire, quand vous avez rendu la liberté àM. de Pardaillan à la bataille de Lutter, réponditM. de Pappenheim.

Jean de Werth se mordit les lèvres. L’argumentétait de ceux auxquels on ne répond pas.

– Çà, messieurs, ne suis-je rienici ?… s’écria le comte de Tilly. Je croyais que les ruinesfumantes qui nous entourent disaient assez qui commande àMagdebourg !

– Si vous êtes le général en chef del’armée, je crois être le maréchal héréditaire de l’empire… Ce quej’ai pris, nul n’y touche.

– Monsieur le comte… savez-vous bien quivous parle ?

– Monsieur le comte de Tilly, vous parlezau comte de Pappenheim, voilà ce que je sais !

Les deux chefs se regardaient comme au désertdeux lions qui viennent boire à la même source : l’un avectoute la hauteur du commandement dont il était revêtu, l’autre avectoute l’arrogance de la race dont il sortait ; la même pâleurcouvrait leur front. Poussé à bout, le comte de Pappenheim pouvaits’éloigner, et toute l’armée ne l’aurait point arrêté, marchant àla tête de ses cuirassiers ; peut-être même une bonne partiel’aurait-elle suivi, et l’on s’exposait à tout perdre pour avoirtout exigé.

– Eh ! messieurs, s’écria Jean deWerth, que nous fait la vie de deux capitaines dont la rançon neserait pas payée dix écus d’or ! Il est bon, au contraire, quenos ennemis sachent quel mépris nous faisons de leur épée !Ils diront aux Suédois quel sort l’armée que commande M. lecomte de Tilly réserve à quiconque lui résiste ! Ce surnomd’invincible qu’elle a mérité si longtemps, ce nom que dixvictoires ont consacré, ils sauront qu’elle le mériteencore !

Ces éloges, adroitement prodigués, dissipèrentla colère du général. Un sourire amer plissa ses traits.

– Jean de Werth a raison, dit-il ;que monsieur le maréchal de l’empire fasse donc ce qui lui plairades deux aventuriers que le hasard a mis en son pouvoir.

La conférence était terminée ; le comtede Pappenheim regagna lentement la maison devant laquelle veillaitune garde de cuirassiers. Il venait de braver en face un homme quine pardonnait pas facilement, et il connaissait suffisamment Jeande Werth pour être assuré qu’il ne renoncerait pas à ses projets,s’il les avait ajournés. Il fallait donc mettre M. de laGuerche et M. de Chaufontaine à l’abri de touteentreprise hostile.

L’air de son visage, quand il pénétra dansl’appartement occupé par les gentilshommes, leur fit comprendre quequelque chose de nouveau s’était passé. Adrienne et Diane sepressèrent l’une contre l’autre, comme deux colombes à l’approched’un vautour.

– Vous savez de chez qui je sors ?dit M. de Pappenheim. Rien n’est perdu, mais il faut vousséparer.

– Nous séparer ? répétaAdrienne.

– Le nom de quelqu’un contre lequel je nepeux rien, un nom auguste, a été prononcé.Mlle de Souvigny est prisonnière de Sa Majestél’empereur d’Allemagne. Mlle de Pardaillanl’est aussi.

Le saisissement ne permit pas àMlle de Souvigny de répondre.M. de Pappenheim profita de ce silence pour leur raconterce qui s’était passé chez M. de Tilly. En apprenant queleurs compagnes allaient être envoyées à Munich ou à Vienne,Armand-Louis et Renaud bondirent comme deux panthères dont lesflancs viennent d’être piqués par des flèches.

– Prisonnières toutes deux ! Etnous ? dirent-ils.

– Vous, messieurs, vous êtes libres.

– C’est une trahison ! s’écriaRenaud.

– Voilà, monsieur, un mot que vousn’auriez pas impunément prononcé si vous n’étiez pas mon hôte,répliqua le maréchal, qui pâlit légèrement. J’ai fait tout ce quiétait humainement possible pour vous sauver ; mais je ne suispas le maître, je ne m’appelle pas non plus Ferdinand de Habsbourg.Devant ce nom, les têtes les plus hautes s’inclinent.Rassurez-vous, cependant :Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan sont sous ma garde.

– Et vous en répondez sur votre vie, survotre honneur ! s’écria M. de la Guerche.

– Il n’est nul besoin qu’on me lerappelle, monsieur le comte. Vous, cependant, messieurs,partez.

– Déjà ? dit Armand-Louis, quis’était rapproché d’Adrienne.

– Le plus tôt sera le mieux.

– Que craignez-vous ? demandaMlle de Souvigny.

– Je ne crains rien et je redoute tout.Sais-je ce que le général qui commande à Magdebourg décidera cettenuit ? Il y a près de lui un homme qui vous hait ; ilsera peut-être fertile en mauvais conseils.

– Oh ! partez ! partezvite ! reprit Adrienne.

M. de la Guerche se leva.

– Expliquons-nous bien, dit-il d’une voixbrève : nous avons pour nous M. le comte de Pappenheim…est-ce vrai ?

– Oui, répondit le comte.

– Nous sommes sous votre toit, et je voislà des cuirassiers qui, sur un signe de leur général, se feraienttuer tous pour défendre cette maison ?

– Tous.

– Mais nous avons contre nous le comte deTilly, Jean de Werth et une armée.

– C’est-à-dire la force, la ruse et lacolère.

– Or, si nous écoutions vos conseils,nous partirions cette nuit ?

– Dans une heure.

– Et nous pousserions tout droit vers lesavant-postes suédois ?

– Sans regarder en arrière.

Adrienne et Diane sentirent un frisson courirsur leur épiderme. Armand-Louis et Renaud firent un mouvement.

– Ah ! je vous comprends, dit legrand maréchal de l’empire. Vous avez mille choses à vous dire,mille confidences à échanger… peut-être même à prendre vos mesurespour une délivrance que tous vos vœux appellent.

– Et que nous obtiendrons avec l’aide deDieu et le secours de nos épées, c’est vrai ! s’écriaRenaud.

– Restez donc… Je vous donne unenuit ; c’est une imprudence, mais cette imprudence mepermettra peut-être de mieux assurer votre retraite. Je ne lutteraipas, d’ailleurs, contre les conseils de l’amour. Je sais parexpérience combien de folies il inspire. Heureux encore lorsque cene sont que des folies !

Cette allusion aux incidents qui avaientmarqué leur rencontre à la Grande-Fortelle fit passer un voile depourpre sur le visage de Mlle de Souvigny.M. de la Guerche y vit la preuve queM. de Pappenheim n’était plus l’homme qu’il avait connuautrefois, et il lui tendit la main par un mouvement spontané.

Entraîné par ce mouvement, Renaud s’approchadu grand maréchal.

– Deux femmes sont entre vos mains,dit-il, une bonne résolution, un élan du cœur les rendrait libres…N’êtes-vous pas d’un nom à braver la colère du comte de Tilly, d’unrang à forcer même l’empereur, votre maître, au respect ?…Dites un mot, et ces deux femmes vous béniront !

Sans répondre, M. de Pappenheimouvrit violemment la fenêtre.

– Regardez, dit-il.

Et les deux jeunes gens, derrière lesquels segroupaient Adrienne et Diane, virent, aux clartés des feux, unrideau noir de soldats d’où sortaient les éclairs des piques et desmousquets.

– Là sont les bandes wallonnes, là lescompagnies bavaroises, reprit le grand maréchal. Oh ! Jean deWerth a bien pris toutes ses mesures… Voulez-vous d’une bataille oùtous les quatre vous pouvez perdre la vie ?

– Nous, ce n’est rien, mais elles !dit Armand-Louis.

Le grand maréchal repoussa la fenêtre.

– Je n’eusse pas attendu votre prière sij’avais cru la chose possible… reprit-il. Mais où commande le comteTilly, où veille Jean de Werth, un tigre et un loup, messieurs, ilfaut mettre son espoir en Dieu ! Aujourd’hui est à eux, demainsera peut-être à nous.

Chapitre 6BADINAGES AUTOUR D’UN PÂTÉ

Tandisque ces choses se passaient dans un coin de Magdebourg, un moine,qui appartenait à l’ordre des capucins, rôdait autour de la maisonoù les fourriers de l’armée avaient marqué le logement de Jean deWerth. C’était un homme long comme un échalas, maigre comme lapatte d’un lièvre, sec comme un bout de ficelle, pâle comme unlinceul. Ses yeux mobiles ne perdaient rien de ce qui se faisaitautour de lui ; toujours en mouvement, sombres, avec deséclairs rapides, ils avaient quelque chose d’inquiet, de faroucheet de félin, qui rappelait les yeux des bêtes fauves. Quelquefoisle moine oubliait de répondre au salut obséquieux des soldatschargés de butin qui lui demandaient sa bénédiction ; d’autresfois, il leur envoyait un signe de croix jeté négligemment de lamain droite, et un sourire où l’on sentait la convoitise beaucoupplus que l’humilité. Jamais il ne s’éloignait de la maison, devantlaquelle allait et venait une sentinelle bavaroise.

La nuit venait, les bruits se taisaient ;quelques maisons, qui flambaient encore, projetaient une lueurrouge sur le ciel assombri. On entendit alors, dans la rue voisine,le pas de quelques hommes dont les lourdes bottes frappaient le solà coups pressés. Bientôt l’ombre du capucin se dessina sur le murd’un bâtiment que les reflets de l’incendie éclairaient ; ilse penchait en avant pour mieux voir.

– C’est lui ! murmura-t-il ;jouons serré, et une heure peut me rendre ce que la fortune m’afait perdre !

Jean de Werth arrivait en ce moment devant lamaison ; le capucin l’aborda, et, croisant les bras sur sapoitrine, il s’inclina d’un air de componction.

– Monseigneur Jean de Werth daignera-t-ilperdre cinq minutes de son temps précieux pour écouter un humbleserviteur de l’Église ? dit-il.

– Tout de suite ? demanda leBavarois.

– Tout de suite, si cela plaît à VotreSeigneurie.

Et plus bas, il ajouta :

– Il s’agit d’une personne que l’enferréclame et que monseigneur Jean de Werth honore d’une haineparticulière : j’ai nommé M. de la Guerche.

Jean de Werth enveloppa le moine d’un regardperçant.

– Un pâté de venaison, flanqué de quatrebouteilles dérobées aux renégats de Magdebourg, vous ferait-ilpeur, mon Père ? reprit-il.

– Bien que mon habit m’ait fait rompretout commerce avec les sensualités de ce monde, pour le service dela cause que nous défendons, vous par l’épée, moi par la parole, jeme soumettrai à l’épreuve du pâté.

– Et à la tentation desbouteilles ?

– Oui, monseigneur.

– Alors, suivez-moi, nous causerons ensoupant.

Le moine s’inclina jusqu’à terre et pénétra àla suite de Jean de Werth dans une salle basse que les Croates etl’incendie avaient respectée. Une table robuste, en bois de chêne,supportait sans faiblir le poids respectable d’un pâté qu’entouraitmodestement un assortiment complet de saucisses, de boudins etd’andouilles, d’où s’échappait une vapeur épicée. Quatre longuesbouteilles, au col mince, décoraient les quatre angles de latable.

Jean de Werth sourit.

– Allons ! dit-il, Magdebourg a dubon.

Puis montrant un siège au capucin, qui sesignait dévotement :

– Buvez et mangez, reprit-il.

Le moine leva les yeux vers le ciel.

– Ah ! dit-il d’une voix attendrie,quand on a travaillé tout le jour à la vigne du Seigneur, il estdoux, aux approches du soir, de reconnaître que les modestesefforts d’un serviteur indigne de l’Église n’ont pas étédésagréables à la Providence !

Ayant ainsi parlé, il releva les largesmanches de sa robe de bure et attaqua vigoureusement le pâté, sansnégliger les andouilles, qu’il arrosa d’une forte rasade de vin duRhin.

– Monseigneur, dit-il alors en soupirant,la parole des Pères de l’Église nous enseigne le pardon desoffenses ; mais, lorsqu’on a affaire à un pécheur endurci ettrop enfoncé dans les ténèbres de l’hérésie, la sainte inquisition,que je vénère, livre le misérable qui persévère dans l’erreur, à lasévérité du bras séculier.

– La sainte inquisition ne se trompejamais, répondit Jean de Werth, qui venait de pratiquer une brècheénorme dans les flancs du pâté.

– Il m’est donc venu à la pensée qu’il nefallait accorder ni pitié ni miséricorde à ce parpaillot maudit quiest connu parmi ses frères les hérétiques sous le nom de M. lecomte de la Guerche.

– Ni pitié, ni miséricorde, c’est biencela ; malheureusement, mon Père, vous n’ignorez pas queM. le comte de la Guerche a eu l’art infernal d’intéresser àson sort un puissant dignitaire de l’empire, M. le maréchalcomte de Pappenheim.

– Je le sais, monseigneur, je le sais, etje vois en cela l’œuvre du démon ; mais les maléfices del’esprit des ténèbres ne prévaudront pas contre les armesspirituelles qu’il est de mon devoir d’employer, et nous vaincrons,s’il plaît à Dieu, l’obstination de ce huguenot.

– Le gobelet ?…

Le moine remplit son gobelet d’étain jusqu’aubord et l’avala d’un trait.

– M. le comte de la Guerche,reprit-il d’un air béat, partira certainement sous peu dejours ; il suivra naturellement la route qui, de Magdebourg,conduit par le plus court au camp de ce fils de Sennachérib et deNabuchodonosor, que les Suédois appellent entre euxGustave-Adolphe, et cela dans le but malicieux d’y chercher dessecours.

– C’est évident, et vous raisonnez, monPère, avec une lucidité d’esprit qui me charme.

– Or, en donnant aux armes spirituelles,dont je vous parlais tantôt, le secours des armes temporelles, onpourrait facilement mettre M. de la Guerche et soncompagnon, M. de Chaufontaine, hors d’état de nuire auxfils bien-aimés de notre sainte Église.

– Hors d’état, dites-vous ?

– Les chemins sont pleinsd’embûches ! Le sage ne peut jamais répondre dulendemain !

Le moine acheva de vider la bouteille et lafit sauter lestement par la fenêtre.

« Voilà un capucin qui a la main d’unreître », pensa Jean de Werth.

– Suivez bien mon raisonnement, reprit lemoine, dont l’esprit puisait des clartés nouvelles au fond dechaque bouteille qu’il égouttait. Ces mécréants, dont mes lèvres nesauraient prononcer les noms sans éprouver la sensation d’un ferchaud, partent un matin de Magdebourg l’âme remplie de noirsprojets ; ils en méditent la perpétration cheminfaisant ; mais Dieu, qui ne permet pas le triomphe desméchants, les fait entrer un soir dans une hôtellerie dont lepropriétaire est un saint homme, dévoué aux intérêts éternels de lareligion. On excite sa piété par une offrande, et il ouvre la portede sa maison au bras séculier.

– Sans que le nom et la réputation depersonne soient compromis ?

– Monseigneur prend-il cette robevénérable pour les langes d’un enfant ? Non, non, le bras quevoici a mis en pratique bien souvent la devise d’un philosophe dontle nom m’échappe : célérité et discrétion.

– C’est un bras vertueux et prudent.

Le capucin s’inclina et remplit son assietteaux dépens du pâté, qui menaçait ruine.

– J’imagine en outre, poursuivit-il, queVotre Seigneurie a horreur comme moi des violences inutiles et del’effusion du sang. Ce que nous voulons, c’est moins la mort dupécheur que sa conversion.

– Sans doute.

– Et puis un coup de poignard qui faitpasser de vie à trépas ne laisse point aux âmes le temps de serepentir et de se racheter par d’abondantes aumônes. Il faut que lespectacle des misères et des souffrances auxquelles elles vont êtrecondamnées attendrisse ces âmes et les dispose à la pénitence.Ainsi, votre huguenot mort, Mlle de Souvignypersévère dans son entêtement : qu’y gagnez-vous ? Leplaisir du triomphe. C’est quelque chose sans doute, mais ce n’estpas tout. M. de la Guerche, au contraire, enfermé dansquelque cachot profond, et suppliant cette personne obstinée derépondre aux vœux de Votre Seigneurie pour obtenir la délivrance deson corps misérable et soumis à des tortures quotidiennes, voilà lebeau ! Et c’est à quoi il faut que nos humbles efforts tendentsans relâche.

Jean de Werth regarda le moine avecadmiration. Il lui semblait que cet homme dont il ne connaissaitpas le nom dépassait l’infortuné Frantz Kreuss de cent coudées.

– Vous connaissez donc une hôtelleriedisposée à vous offrir l’hospitalité au prix d’une offrandepieuse ? reprit-il.

– Je la connais.

– Et votre bras se chargera d’ysurprendre M. de la Guerche et de le conduire en un lieuoù il aura loisir de se livrer à de longues méditations ?

– M. de la Guerche, et, si vousle permettez, M. de Chaufontaine aussi.

– Je le permets avec plaisir.

– Vous êtes un homme de bien, répliqua lemoine.

Puis, d’une voix douce, il appela un laquaiset lui commanda d’apporter quatre nouvelles bouteilles auxquellesil lui paraissait convenable d’ajouter le supplément d’unjambon.

– Je ne saurais trop admirer l’excellencede votre estomac et la force de votre appétit, dit Jean de Werth ensouriant.

– Ce sont là les privilèges d’uneconscience pure, répondit le capucin.

– Maintenant, dites-moi, mon Père, VotreSainteté se chargerait-elle de cette mission de confiance pourl’amour du prochain seulement ?

– Hélas ! non.

– Ah !

– La dureté des temps est telle, qu’ellem’oblige à solliciter de mes services une récompense moinscéleste.

– Je vous écoute, mon Père ; j’aiidée que nous pourrons unir nos efforts pour le bien commun.

– C’est mon désir le plus vif… Je n’aipas toujours été, monseigneur, un serviteur infime de la sainteÉglise ; en d’autres temps j’ai porté l’épée… Si l’humilité nes’y opposait pas, j’ajouterais même que je ne la maniais pasmal.

– Je m’en suis douté en voyant le brasque vous me montriez tout à l’heure.

– Malheureusement le diable me soufflal’esprit de colère : une nuit que nous jouions aux dés avec unécuyer de Son Excellence le duc de Friedland… j’avais perdu… jetuai l’écuyer d’un coup de dague.

– Un mouvement de vivacité, mon Père.

– J’en ai demandé pardon aux saints etaux hommes… Il faudrait maintenant obtenir ma grâce de SonExcellence le duc de Friedland.

– C’est un soin dont je me charge.

– Plus tard, étant en voyage dans lePalatinat, je fis rencontre du trésorier de Son ÉminenceMonseigneur l’archevêque de Mayence ; nous dînâmes decompagnie sous une treille. Le lendemain on ne trouva plus ni letrésorier ni le trésor. De méchantes gens firent courir le bruitque j’étais pour quelque chose dans ce singulier événement. Ilserait à désirer que Son Éminence montrât l’exemple de l’oubli desinjures en ordonnant de suspendre toute recherche et de clore laprocédure.

– J’écrirai à Monseigneur l’archevêque deMayence.

– Plus tard encore, me trouvant enBavière, dans un château où l’on célébrait un mariage, une trouped’étudiants et de bohémiens enleva la fiancée dans ses habits denoces, chargés de pierreries. Un hasard malheureux m’avaitintroduit la veille dans cette compagnie de vagabonds, quis’étaient plu à me revêtir du titre de capitaine. La fiancéeretourna au château huit jours après et entra au couvent. Mais,hélas ! on ne put jamais savoir ce qu’étaient devenues lespierreries.

– Ces choses-là s’égarent sifacilement !

– La calomnie osa m’accuser ! Ilserait opportun d’engager le maître du château, un comte duSaint-Empire, monseigneur, à ne plus penser à cette affaire qui luirappelle de si tristes souvenirs.

– J’en dirai un mot à l’électeurMaximilien, mon maître, et j’ose croire qu’il fera droit à marequête.

– J’ai bien encore quelques menuespeccadilles sur lesquelles ma conscience ne s’est pointendormie ; l’une entre autres a motivé une sentence de mortprononcée par le tribunal ecclésiastique de Trêves ; mais,grâce à l’intervention de mon saint patron, j’ai tué tant dehuguenots depuis lors, que le tribunal consentira, j’en suis sûr, àlever ma sentence si quelque âme charitable et puissante plaide macause.

– Je serai cette âme, si vous voulez.

– Il ne me reste à présent, monseigneur,qu’à vous présenter humblement une dernière prière. Je n’auraisplus de vœux à adresser au Ciel, si quelqu’un, ayant votre nom etvotre crédit, m’attachait à sa personne. La casaque va mieux à mataille que le froc ; non pas que je dédaigne ce pieuxvêtement, mais chacun a ses instincts, et les miens me poussentvers l’habit militaire. Ce qui n’empêche pas que, dans l’occasion,ma tête saura se courber sous un capuchon.

– Parbleu ! mon Père, depuis uneheure je pensais que vous étiez seul en état de remplacer unhonnête serviteur que j’ai perdu, le bon Frantz ; c’était unhomme habile, qui n’avait pas son pareil pour les entrepriseshasardeuses. Avide, c’est vrai, mais point scrupuleux. Je le pleurechaque jour. Vous êtes de sa race et de son rang, avec quelquechose de plus qui me séduit.

– Vous me flattez.

– Point. Je dis les choses comme ellessont ; peut-être même avez-vous l’esprit plus inventif, plusfertile en ressources, plus énergique et plus prompt.

– Ainsi, vous consentez ?

– Sans hésiter.

– Et je suis à vous ?

– Dès ce soir.

– Monseigneur, s’écria le moine, qui fitvoler par la fenêtre les quatre bouteilles vides, aussi vrai que ceverre fragile se brise en tombant, je jetterai à vos pieds, lespoings liés, la corde au cou, ces Français maudits qu’on appelleM. de la Guerche et M. de Chaufontaine !L’un est à vous, monseigneur, l’autre est à moi.

– Ah ! tu les hais donc aussi,toi ?

– Regardez cette cicatrice qui court surma poitrine ! Le poignard de l’un d’eux l’a faite ;fût-elle effacée, je n’oublierai jamais l’homme qui m’afrappé !

– Ton nom, mon brave ?

– Mathéus Orlscopp.

– À l’œuvre donc, Mathéus, et si turéussis, il n’y aura pas dans toute l’Allemagne de capitaine plusriche ni plus fortuné que toi !

Chapitre 7UN CHŒUR DE MOINES

L’entretien terminé et le souper fini, une vagueinquiétude traversa l’esprit de Jean de Werth ; il craignaitque sa nouvelle recrue ne fût plus en état de se lever aprèsl’effroyable quantité qu’elle avait absorbée. Quelle ne fut sasurprise de voir le capucin sauter sur ses pieds avec la dextéritéd’un chat, quand la dernière tranche de jambon eut suivi le dernierverre dans les profondeurs de son estomac ! Mathéus Orlscoppne paraissait pas plus gros que s’il eût vécu d’une croûte de paindur et d’une goutte d’eau. Maigre il était, maigre il restait.

– De l’or, à présent ! dit-il d’unevoix sonore.

Jean vida sa ceinture sur la table.

– Prenez ce qu’il vous faut, dit-il.

– Je prends tout, répondit Mathéus, quifit disparaître les pièces d’or dans ses poches. Voilà qui fermerales yeux et ouvrira les oreilles de maître Innocent.

– Ah ! il s’appelle Innocent,l’hôtelier que tu connais ?

– Oui, et jamais petit nom ne fut mieuxporté. Il ne fait jamais rien que pour rendre service auprochain.

Mathéus enjambait déjà la porte, lorsque Jeande Werth le saisit par le bras.

– Qui me répond de ta fidélité ?dit-il.

– Ceci, répliqua le capucin en posant ledoigt sur la cicatrice faite par le poignard de Renaud, et laconfession que je vous ai contée. Une petite moitié suffirait pourfaire pendre un honnête homme.

– File donc ! s’écria leBavarois.

Une heure après, un cavalier bien monté, etsuivi de deux valets qui se tenaient respectueusement à distance,sortait de Magdebourg. C’était Mathéus Orlscopp, qui voyageait engentilhomme.

En passant devant la maison du comte dePappenheim, il aperçut à l’étage supérieur une lumière quibrillait, et il entendit vibrer dans la nuit les accents purs etmélodieux d’une voix qui chantait un psaume de David.

Ce n’était pas la première fois que cette voixéclatante frappait son oreille ; elle lui rappelait l’aubergede la « Croix de Malte », dans le bourg de Bergheim.L’ombre élégante de deux cavaliers se dessinait sur la vitreétincelante.

– Chantez ! murmura Mathéus. Nousverrons bien si vous chanterez toujours !

Et il s’enfonça dans les ténèbres.

Armand-Louis et Renaud ne pouvaient s’arracherd’auprès de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan : au regret amer deles quitter s’ajoutait la mortelle angoisse de les laisser auxmains de celui qui avait été le rival de l’un d’eux et qui étaitencore leur ennemi. Si loyal qu’on le supposât, elles n’en étaientpas moins captives, et quel espoir avait-on de les délivrerjamais ? Renaud tordait ses moustaches, et de sourdesexclamations de colère s’échappaient de ses lèvres ;Armand-Louis marchait à grands pas, ou, muet et pâle de désespoir,il regardait le ciel.

– Vaincus ! répétait incessammentRenaud.

– Et toutes deux prisonnières !reprenait Armand-Louis. Il y avait des heures où les plus follesrésolutions leur traversaient l’esprit. Ils ne reculaient alorsdevant l’exécution que dans la crainte de compromettre davantageleurs compagnes. Seules, Adrienne et Diane se montraient plusfidèles à l’espérance.

– Que redoutez-vous ? disaitMlle de Souvigny d’une voix ferme. Vous ne mefaites pas l’injure de penser que mon cœur puisse changer ? Mavie a-t-elle été jusqu’à ce jour exempte de périls ? Mecroyez-vous trop faible pour ne pas supporter les rigueurs de cettenouvelle épreuve ? Mon âme saura les accepter toutes,croyez-le, et rester digne du nom que je porte. Quelques jours,quelques mois peut-être nous séparent. Qu’est-ce, en présence deslongues années que nous avons à parcourir ensemble ? Levezhaut le front, et attendez tout de l’avenir. Le Dieu qui m’a tiréedes mains de Mme d’Igomer, après nous avoirensemble ramenés d’Anvers, pensez-vous qu’il n’aura pas un regardde pitié pour nous ? J’ai meilleure confiance que vous en Sabonté. Un jour viendra peut-être où le souvenir de Magdebourg serapour vous et pour moi comme le souvenir de ces tempêtes dont lesmatelots parlent en souriant. Qu’il sera loin dans le passé !Donnez-moi votre main, Armand, et mettez votre espoir dans Celuiqui ne trompe pas !

Diane parlait le même langage à Renaud, maisavec une nuance d’ironie qui marquait les différences de soncaractère et de celui d’Adrienne.

– N’êtes-vous donc plus l’homme que j’aiconnu disait-elle, le chevalier amoureux de périls et prompt àcourir sus aux aventures ? Par hasard, votre dévotion à sainteEstocade se serait-elle amoindrie ? Ne croyez-vous plus cettebienheureuse personne en état de faire des miracles ? Ellevous a cependant laissé votre dague et votre épée, et n’a pas, queje sache fait disparaître l’héroïque Carquefou ! Renoncez-vousà pourfendre les gens, ou bien avez-vous cette pensée que votreconstance n’est pas d’un caractère à supporter quelques semainesd’absence ? Parlez, monsieur, parlez, et s’il faut que jedésespère, laissez-moi le temps de m’habituer aux larmes ! Àvrai dire, je lui faisais l’honneur de la croire d’un tempéramentplus robuste. Voulez-vous me laisser, en partant, cette pensée quevous êtes semblable à la feuille du saule, que le moindre zéphyrfait trembler, ou bien craignez-vous de perdre votre mémoire,chemin faisant, comme un enfant perd sa toupie ? Meprenez-vous pour un feu follet que le matin fait disparaître, et nevous sentez-vous plus maintenant la force de crier :Chaufontaine à la rescousse !

Renaud jurait que dix millions d’annéespassées loin de Mlle de Pardaillann’ébranleraient en rien sa constance, et qu’il était toujours leserviteur le plus croyant de sainte Estocade. Armand-Louis, de soncôté, remerciait Adrienne à genoux de lui avoir rendu le courage etl’espoir, et ce fut au milieu de ces alternatives d’abattement etde résignation que l’on attendit le moment des adieux.

L’armée du comte de Tilly, repue d’orgies etgorgée de butin, allait quitter ce monceau de ruines qui futMagdebourg. Elle devait commencer dès le lendemain sa campagnecontre l’armée de Gustave-Adolphe.

M. de Pappenheim leur en donnalui-même la nouvelle. L’heure était donc proche où il fallait seséparer. M. de la Guerche et M. de Chaufontainele savaient : ils s’y étaient préparés, et aux premiers motsdu grand maréchal, ils crurent que leur cœur allait cesser debattre.

– Vous dire adieu !… Vousquitter !… Cela se peut-il ! s’écria Armand-Louis.

– Ah ! Diane !… dit le pauvreRenaud, et il ne put continuer.

Adrienne abrégea cette heure fatale en seprécipitant dans son oratoire, où Diane la suivit.

Penchée à la fenêtre, derrière un épaisrideau, elle regardait dans la rue ; elle avait été forteaussi longtemps qu’elle avait dû raffermir le cœur déchiré deM. de la Guerche : pas une larme alors, mais unaccent viril, un sourire confiant, un visage tout illuminé par lesflammes de l’amour et de la foi ; mais quand elle les vitdisparaître derrière l’angle du mur, une pâleur mortelle serépandit sur tous ses traits, et des larmes l’inondèrent.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle lesmains jointes et dans l’attitude de la prière, mon Dieu, ayez pitiéde moi !

Derrière elle, et prosternée, sanglotait larieuse Diane de Pardaillan.

Le comte de Pappenheim, à la tête d’une bandede cuirassiers, voulut faire escorte lui-même aux deuxgentilshommes. Il avait la parole du comte de Tilly, mais ilajoutait plus de confiance aux épées et aux cuirasses de sessoldats. Un temps ils coururent sur la route, qui fuyait sur lenord, le grand maréchal en tête, et derrière eux l’escadron de sescavaliers. Quand on fut à deux heures de Magdebourg, ils’arrêta.

– Adieu, maintenant, dit-il ; vousêtes libres, la campagne est ouverte !

Quelque temps Armand-Louis et Renaudmarchèrent en silence ; leurs mains retenaient leurs chevauxcomme s’ils eussent compté les pas qui les séparaient des deuxcaptives. Au loin, de grands nuages de poussière voilaient la routeque suivait l’armée impériale. Un dôme de fumée opaque planaitau-dessus de Magdebourg. Partout des arbres abattus ou calcinés,des chaumières brûlées, des hameaux saccagés, des moissons fouléesaux pieds ; mais ce deuil de la nature n’égalait pas encore ledeuil de leur âme.

Le premier, Renaud fit sentir l’éperon à soncheval.

– Au galop ! à présent,s’écria-t-il : plus vite nous irons, plus vite nousreviendrons !

Armand-Louis se pencha sur l’encolure de soncheval, et, suivis de Magnus et de Carquefou, les deux amiscoururent vers le point de l’horizon derrière lequel ils devaienttrouver Gustave-Adolphe et les Suédois.

– Ah ! disait M. de laGuerche entre ses dents, s’il leur faut un guide pour les menerjusqu’à Vienne, je suis là !

Un soir, et après une longue traite dont leursmontures seules sentaient la fatigue, ils arrivèrent en vue d’uneauberge assise au bord de la route, sur la lisière d’un maigrechamp de sarrasin. Quelques bottes de fourrage fraîchement coupéembaumaient l’air ; les chevaux hennirent en secouant latête.

– Pauvres bêtes ! elles sentent lesouper ! dit Carquefou, qui avait une grande compassion pourles peines de l’estomac.

Les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes devant laporte de l’auberge. C’était un vaste bâtiment, dont les muraillesnoires conservaient encore quelques traces de l’incendie qui avaitdévoré le château auquel autrefois elles se reliaient. On en voyaitles ruines éparses çà et là, et au travers de ces décombres, desarbres fruitiers et des plantes potagères. Point d’enseigneau-dessus de la porte principale, mais des branches de pindesséchées. Une treille s’étendait sur l’un des côtés de cebâtiment, et, sous cette treille, un moine lisait son bréviaire, encompagnie de deux frères lais, qui marmottaient des prières enégrenant leur chapelet.

L’hôte accourut et saisit l’étrier deM. de la Guerche.

C’était un homme petit, à figure de chat, avecdes cheveux taillés en brosse et de larges mains crochues,pareilles aux serres d’un milan.

Il jeta un regard de fin connaisseur sur leschevaux.

– Voilà des animaux fourbus,dit-il ; si Vos Seigneuries ont besoin de coursiers frais,robustes et légers, elles trouveront à s’arranger ici.

– Ah ! nous sommes un peumaquignons ? répondit Renaud, qui venait de mettre pied àterre.

– On rencontre beaucoup de pauvres bêtesqui errent sans maître, cela fend le cœur, reprit l’hôtelier :je les recueille pour le service des honnêtes gens qui hantent mamaison.

Carquefou, qui avait déjà rendu visite àl’office et à la cuisine, parut sur le seuil de la porte :

– On n’a jamais vu auberge si peuplée demoines, dit-il : j’en ai compté trois autour d’une chaudièrequi répand une aimable odeur de choux et de lard ; deux dansle jardin, et deux autres encore qui méditaient devant le cellier,sans compter les quatre qui sont en prières en ce moment sous latreille.

– Ce sont des pères capucins qui serendent en pèlerinage à Cologne et qui arrivent du fond de laPoméranie, dit l’aubergiste. Leur passage répandra certainement lesbénédictions du Seigneur sur ma pauvre maison.

– Holà ! maître Innocent ! criacelui des moines qui paraissait le Supérieur, faites préparer monsouper : quelques lentilles cuites à l’eau et une poignée denoisettes.

– Hum ! fit Carquefou, que voilà unrégime propre à faire prendre la vie en dégoût !

– Je ne veux ni vin ni bière, ajouta lemoine : l’eau de la fontaine qui coule au fond du jardinsuffira pour étancher ma soif.

Le moine, ayant son froc rabattu sur les yeux,passa les mains croisées sur sa poitrine, et s’enfonça dans lejardin, suivi des deux frères lais.

Maître Innocent se précipita vers la cuisine,et en sortit un moment après avec un plat de lentilles qui fumaienttristement, et une assiette au milieu de laquelle couraientquelques noisettes. Il resta près d’un bon quart d’heure à servirce maigre repas, et comme Carquefou, que la faim rendait grondeur,lui en faisait l’observation :

– Ah ! monsieur, répondit maîtreInnocent, le saint homme me nourrissait du pain de la paroledivine !

Bientôt après, l’aubergiste fit voir àCarquefou que sa maison n’avait pas que des lentilles et desnoisettes. À la vue du festin, qui répandait partout les arômes lesplus délicats, l’honnête serviteur soupira.

– Ah ! comme nous mangerions de bonappétit, si nous n’étions pas si tristes ! dit-il.

Armand-Louis et Renaud avalèrent à la hâtequelques morceaux et n’échangèrent pas dix paroles, encore serapportaient-elles toutes à la délivrance deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan. C’était leur unique souci,leur unique pensée.

– Que les chevaux soient prêts demain àla première pointe du jour, dit M. de la Guerche.

L’hôte prit un flambeau et conduisit lesjeunes gentilshommes à leurs chambres. L’une donnait sur le jardin,l’autre sur la route, aux deux extrémités d’un long corridor.

– J’aurais voulu vous réunir dans la mêmealcôve, dit-il, mais les saints pères capucins occupent toutes leschambres à deux lits, ainsi que toutes celles qui vousséparent ; mais j’ai pris soin que rien ne manquât à VosSeigneuries ; voyez, les draps sont blancs.

– C’est bien ; une nuit est bientôtpassée, dit Renaud, qui souhaita le bonsoir à son ami.

L’hôte frissonna en le voyant placer son épéenue près du lit, à portée de sa main, et se retira lentement.

Chapitre 8L’HÔTELLERIE DE MAÎTRE INNOCENT

Tandisque maître Innocent passait le long du corridor, une porteentrebâillée laissa voir subitement le capuchon d’un moine quiavançait la tête discrètement.

– Les oiseaux sont en cage, dit tout basmaître Innocent.

Le capuchon du moine disparut.

Au bas de l’escalier, maître Innocentrencontra Magnus et Carquefou.

– Les chambres de Vos Seigneuries sonttout en haut, dit-il ; j’ai quelque regret de les avoirplacées sous les combles, mais…

– Ne vous inquiétez pas, interrompitMagnus. Nos Seigneuries couchent auprès de leurs chevaux.

C’était leur habitude, en effet, depuis leurdépart de Magdebourg. Il fallait voyager vite, et leur salut, commecelui des deux captives, dépendait peut-être de leurs montures.Magnus savait par expérience qu’un cheval négligé est souvent uncheval volé ; en conséquence, Carquefou et lui ne quittaientjamais l’écurie. Ils dormaient et veillaient tour à tour.

– Quoi ! des bottes de paille quandvous pourriez goûter le repos dans des lits mollets ! repritmaître Innocent.

Et il s’efforça de faire remarquer à Magnusque mille courants d’air rendaient l’écurie un lieu malsain, où lescourbatures et les rhumatismes semblaient pleuvoir du milieu destoiles d’araignée.

– Les fenêtres sont brisées et les portesmal closes, ajouta-t-il en finissant.

– C’est précisément pour cela, réponditMagnus ; je ne veux pas que mes chevaux s’enrhument.

Maître Innocent n’insista plus. Le visage deMagnus lui indiquait que c’était un de ces hommes têtus quitiennent à leurs idées comme un chêne à ses racines.

– Diable ! diable ! murmural’aubergiste en s’éloignant, il est heureux que les maîtres n’aientpas la même opinion touchant le respect qu’on doit aux chevaux.

Vers le milieu de la nuit, la dernièrechandelle s’éteignit dans la cuisine de l’auberge ; le silencese fit partout, interrompu seulement par le bruit sourd des chevauxqui s’ébrouaient ou mâchaient la provende répandue dans lesauges.

En ce moment une porte s’ouvrit doucement dansle corridor, et un moine sortit à pas sourds de sa chambre. Sa robeentrouverte laissait voir une casaque de peau serrée à la taillepar une ceinture d’où saillissait le pommeau de fer d’une lourdeépée. Maître Innocent parut presque aussitôt au sommet del’escalier, tenant à la main une lanterne opaque dont la lumièrefiltrait à volonté par une ouverture étroite dont un ressortfaisait jouer la charnière.

Le moine se dirigea vers la chambred’Armand-Louis, l’aubergiste vers celle de Renaud, et tous deuxpenchèrent l’oreille au trou de la serrure. Une respirationprofonde, égale, presque insensible, les avertit que les deuxcavaliers dormaient.

Le moine renversa son capuchon et jeta sarobe. On vit apparaître la figure sinistre de Mathéus Orlscopp.

– À l’œuvre maintenant ! dit-il.

Et précédé de maître Innocent, qui l’avaitrejoint, il s’enfonça dans un passage noir dont la porte étaithabilement dissimulée dans un angle du corridor.

Armand-Louis et Renaud dormaient toujours,couchés tout habillés sur leurs lits.

Peu de minutes après, un panneau de laboiserie qui entourait la chambre de M. de la Guercheglissa silencieusement dans une rainure invisible. Ce ne futd’abord qu’une fente dans laquelle on aurait pu difficilementglisser la lame d’un couteau, puis la fente s’élargit, s’ouvritencore, et dans la profonde échancrure noire qui se dessinait surla muraille, la silhouette de deux hommes se montra. L’un étaitMathéus Orlscopp, l’autre maître Innocent. Tous deux retenaientleur souffle et tous deux tenaient à la main des bouts de lanièresminces et solides.

Ils posèrent leurs pieds sur les carreaux sansfaire plus de bruit qu’un chat dont les pattes soyeuses frôlent lacrête d’un mur.

Derrière eux venaient deux moines qui, pareilsà des ombres, les suivirent dans la chambre d’Armand-Louis.

L’esprit du gentilhomme huguenot voyageaitalors dans le pays des songes. Il rêvait que la porte d’un palaiss’ouvrait et lui faisait voir dans un jardin tout resplendissant delumière, Adrienne, qui tendait vers lui ses mains chargées dechaînes. Il faisait un pas vers elle, mais un mur de cristals’élevait tout à coup entre eux. Des nains hideux et d’horriblesgéants qui riaient s’emparaient deMlle de Souvigny et l’entraînaient. Armandétendait les bras pour la délivrer, mais partout le mur de cristal,plus dur que le diamant, s’opposait à ses efforts.

Plein d’une mortelle angoisse, il sedébattait ; il voulait crier, mais sa gorge serrée ne laissaitéchapper aucun son ; ses membres se crispaient sous la tensiondes muscles, et il ne parvenait pas à se soulever. Tout à coup,enfin, il ouvrit les yeux. Quatre visages terribles étaient penchéssur sa tête ; des lanières de cuir liaient ses pieds ;d’autres s’enroulaient autour de ses poignets, et, avant même qu’unseul cri pût jaillir de ses lèvres, une main violentes’appesantissait sur sa gorge et le bâillonnait.

Tout cela n’avait pas pris deux minutes depuisl’instant où le panneau s’était ouvert jusqu’au moment oùM. de la Guerche, pareil à un mort qu’on va clouer danssa bière, gisait devant Mathéus Orlscopp.

– Me reconnaissez-vous ? dit le fauxmoine, tandis que deux de ses complices chargeaient Armand-Louissur leurs épaules robustes ; vous avez eu la première manche,à moi la revanche !

Les deux hommes et leur fardeau vivantdisparurent dans la muraille, et Mathéus Orlscopp se tournant versmaître Innocent, qui tremblait un peu :

– À l’autre, maintenant, dit-il.

Bientôt après, la scène qui venait de se jouerchez M. de la Guerche se jouait chezM. de Chaufontaine. Le même panneau de bois glissait danssa rainure, les mêmes hommes armés des mêmes lanières se penchaientautour du lit de Renaud, la même main impitoyable serrait son cou,tandis que des nœuds indestructibles emprisonnaient ses bras et sesjambes, et il sortait de sa chambre par le même chemin qu’avaitsuivi M. de la Guerche pour sortir de la sienne.

– Surtout ne faisons pas de bruit,murmurait maître Innocent, que le moindre son faisait tressaillir.Il y a là-bas deux coquins qui n’entendent pas raillerie. Noussommes dix, c’est vrai, mais ils ont force pistolets à laceinture.

– Je connais l’un d’eux, réponditMathéus. Sa peau ne vaut pas un florin… Cependant, que quelqu’unaille voir ce qu’ils font, son camarade et lui.

Un moine se glissa du côté des écuries etrevint promptement.

– L’un des valets ronfle sur un tas depaille, dit-il ; l’autre veille le pistolet au poing, l’épéesur le genou. Je n’ai point osé me faire voir.

– Et vous avez bien fait ; dépêchonsseulement, reprit maître Innocent, que de petits frissons faisaientcontinuellement trembler.

Le passage traversé et l’escalier descendu,les deux complices parvinrent dans une arrière-cour, au milieu delaquelle une litière était préparée, attelée de deux mules. Oncoucha les prisonniers dans la litière côte à côte, après queMathéus Orlscopp eut touché du doigt chacune des lanières qui lesgarrottaient.

– Gardez-vous de faire aucun mouvement,leur dit-il avant de fermer les rideaux ; à la première alertedeux balles vous casseraient la tête.

Maître Innocent comptait dans un coin lespièces d’or que Mathéus Orlscopp avait versées dans sa main.

– Elles sont peut-être un peu légères,dit-il ; mais, entre amis, on ne s’arrête pas à cesbagatelles.

Le son d’une trompette le fit sauter sur sespieds :

– Les Suédois, peut-être ! reprit-ilen pâlissant.

Mathéus Orlscopp fronça le sourcil, et, armantses pistolets :

– Tant pis pour vous, messieurs, dit-il,en appuyant la main sur la litière.

Il venait de s’envelopper d’une robe de bureet d’en rabattre le capuchon. D’un geste hautain, il fit ouvrir laporte de l’arrière-cour, et, les mains cachées sous les largesmanches de sa robe, le capuchon tombant sur son visage, uneceinture de corde autour de la taille, il sortit.

Derrière lui venait une file de moines ;la litière marchait en tête. L’aube blanchissait à l’horizon, maisquelques étoiles brillaient encore dans le ciel. Une troupe decavaliers saxons, qui rejoignaient l’armée suédoise, buvaient lecoup de l’étrier sur la porte. Maître Innocent allait de l’un àl’autre, portant dans ses bras une cruche au ventre pansu. Iltremblait malgré lui, et n’osait pas regarder du côté de lalitière, ni du côté de l’écurie.

Magnus était alors debout sur la porte del’écurie ; Carquefou, assis sur une borne, étendaitméthodiquement des tranches de saucisses sur un morceau depain.

– Maudite trompette ! murmurait-il,je dormais si bien !

Magnus fit un pas vers la litière.

– Un de nos jeunes moines que la fièvre asaisi cette nuit, dit Mathéus. Priez pour lui, mon frère.

Une sorte de gémissement sortit de lalitière ; la voix des moines qui psalmodiaient l’étouffa, etle cortège s’éloigna.

Magnus regarda du côté de l’horizon, où l’onvoyait une mince bande couleur d’opale.

« Allons ! pensa-t-il, dans uneheure nous partirons aussi. »

Et il rentra dans l’écurie.

Carquefou le suivit en bâillant et s’étenditsur une botte de paille.

– Maudite trompette ! répéta-t-il enfermant les yeux.

Maître Innocent gagna au pied, tandis que lescavaliers saxons distribuaient à leurs chevaux quelques bottes defoin et quelques poignées d’avoine, et, sautant sur un bidetvigoureux caché au fond d’un caveau, il se dirigea sournoisementd’abord au pas, puis au galop, vers un bois de sapins que l’onvoyait à une demi-lieue de l’auberge.

Il y trouva toute la bande de Mathéus en trainde faire peau neuve. La plupart des moines avaient endossé lacasaque de peau de buffle et enfourché de robustes chevaux qui lesattendaient dans l’épaisseur du taillis. D’autres auxquels maîtreInnocent se joignit, portaient le costume d’honnêtes marchands quivont de foire en foire pour trafiquer. On ne voyait plus nulletrace de robes ni de capuchons. La litière, poussée par des brasvigoureux, venait de rouler au fond d’un ravin, et les deuxprisonniers, liés sur la croupe de deux chevaux et bien garrottés,semblaient deux malfaiteurs qu’une escouade de soldats vientd’arrêter en flagrant délit de vol et d’assassinat. Ils étaientvêtus de loques et coiffés d’un débris de feutre.

– Bonne chance ! cria MathéusOrlscopp à maître Innocent en donnant le signal du départ.

– Bon voyage ! répondit letavernier.

Et les deux bandes, se séparant, poussèrent augalop chacune de son côté.

Chapitre 9LE SERMENT DE MAGNUS

Cependant, le jour succédait à la nuit ; onentendait partout dans la campagne ces bruits confus quiaccompagnent le matin ; les paysans poussaient leurs bœufsdans les guérets, cherchant d’un air inquiet s’ils n’apercevaientpas quelque ennemi sortant du coin de l’horizon ; des chariotspassaient sur la route ; les cloches d’un monastère voisinsonnaient ; le bourdonnement de la vie se réveillait. DéjàMagnus avait deux ou trois fois examiné si rien ne manquait auharnachement des chevaux. On ne distinguait plus la poussièresoulevée par la marche des cavaliers saxons, et cependant rienencore ne troublait le profond silence de l’hôtellerie.

– Voilà la première fois que mon maîtreest en retard ! dit Magnus.

– Laissez-le dormir. Dieu a béni lesommeil, répondit Carquefou.

Mais, tourmenté par l’appétit matinal auquelil n’était pas dans ses habitudes de résister, Carquefou quitta sacouche de paille et s’en alla faire un tour dans la cuisine.

Il reparut un instant après, la mineattristée.

– Voilà qui est singulier, dit-il, ni vic(tuailles) d’aucune sorte, ni cuisinier. J’ai rôdé dans tous lescoins : personne. Je crois que nous avons mis le pied dans uneauberge enchantée.

– Personne ! s’écria Magnus.

– Se mettre en route sans déjeuner, c’estlugubre !

Mais déjà Magnus ne l’écoutait plus. Ilmontait quatre à quatre l’escalier de l’auberge, franchissait lelong corridor et frappait à la porte de M. de laGuerche.

Rien ne lui répondit.

– C’est Magnus, ouvrez ! reprit-ild’une voix tonnante.

Il prêta l’oreille ; aucun son ne se fitentendre.

Carquefou, qui l’avait suivi, le vit pâlir.D’un coup de pied terrible, Magnus jeta la porte bas et seprécipita dans la chambre, qu’un rayon de lumière qui filtrait parla fente d’un volet éclairait à demi ; elle était vide. Maisla boiserie était ouverte à côté du lit, et le regard épouvanté deMagnus plongea dans ce gouffre noir.

– Là ! par là ! cria-t-il d’unevoix brisée.

Et, l’épée à la main il se jeta dans lepassage obscur. Carquefou ne le suivit pas cette fois ; maistraversant la chambre et le corridor d’un seul élan, il brisa laporte de Renaud sur ses gonds, et courut jusqu’à l’alcôve.

Un panneau semblable était ouvert dans lamuraille.

– Lui aussi ! les misérables !cria-t-il.

Et, comme l’avait fait Magnus, il s’engageadans la ruelle étroite qui rampait derrière l’alcôve.

Quelques marches se trouvèrent devant lui, illes descendit à tâtons, et arriva ainsi à l’extrémité d’un passagesecret qui aboutissait à une porte cachée dans l’angle d’unbâtiment détruit. Elle ouvrait sur les derrières de l’auberge, dansun endroit ombragé de grands arbres et semé de broussailles. Onvoyait sur la terre humide l’empreinte d’un grand nombre depas.

Carquefou y rencontra Magnus, qui l’avaitprécédé et qui rôdait comme un loup parmi les décombres. De sourdesimprécations sortaient de ses lèvres ; il était pâle à fairepeur.

Un capuchon de bure se trouva sous sespieds.

– Ah ! ce sont eux ! cria-t-il,et nous n’avons rien entendu… mais je ne suis donc plusMagnus !

Un instant la douleur fut plus forte que sonindomptable énergie ; le vieux reître tomba sur une pierre, levisage entre ses mains.

– Mon pauvre maître ! qu’en ont-ilsfait ? répétait-il en sanglotant.

Tout à coup, il se leva, et tendant la main àCarquefou, qui pleurait aussi :

– Frère, dit-il,Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan aux mains deM. de Pappenheim. M. de la Guerche etM. de Chaufontaine volés par Jean de Werth, car c’estlui, vois-tu, il ne leur reste plus à elles et à eux quenous ; mais si tu es bien résolu à tout tenter, comme je lesuis moi-même, qu’ils prennent garde ! ils ne savent pas ceque deux hommes peuvent faire !

– Compte sur moi, Magnus : commandeet j’obéirai, répondit simplement Carquefou.

– Veux-tu jurer avec moi qu’au péril dela vie, et fallût-il pousser jusqu’au bout du monde, nous sauveronsM. de la Guerche et M. de Chaufontaine et quesi l’un de nous succombe, l’autre dévouera son sang à cetteentreprise sacrée et y laissera ses os ?

– Je le jure !

– En chasse alors ! Il y a devantnous des bêtes fauves : nous les tuerons !

Carquefou se trouva en selle aussi vite queMagnus. Il n’avait plus faim, il n’avait plus soif, il n’avait pluspeur. Le premier soin des cavaliers, après avoir battu les environsde l’auberge, fut de suivre la direction qu’avait prise le troupeaudes moines ; ils arrivèrent ainsi à la forêt de sapins etdécouvrirent la litière renversée au fond du ravin. Magnus lamontra du doigt à Carquefou.

– Ils étaient là-dedans,comprends-tu ? dit-il.

Il n’y avait aucune trace de sang autour de lalitière ; l’idée d’un meurtre ne pouvait donc pas se présenterà leur esprit. D’ailleurs, si on avait voulu tuerM. de la Guerche et M. de Chaufontaine, on neles aurait pas enlevés.

– Cherchons toujours ! repritCarquefou.

Mais à l’extrémité de la clairière, au centrede laquelle les ravisseurs avaient fait halte, les tracesnombreuses imprimées sur le sol par les pieds des chevauxbifurquaient tout à coup. Deux longues traces qui couraient en sensinverse s’étendaient devant eux. Magnus retint la bride de soncheval.

– Prends à gauche, je prends à droite,dit-il à Carquefou ; celui d’entre nous qui atteindra lepremier la lisière de la forêt, la suivra à la rencontre del’autre. Aie l’œil ouvert, l’oreille tendue. Si tu découvres labande, casse une branche et incline-la dans la direction que tuauras prise ; je ne tarderai pas à te rejoindre. Ainsiferai-je de mon côté.

Magnus et Carquefou s’enfoncèrent sous lesvoûtes sombres de la forêt. Deux heures après, ils se rencontraientsur la lisière des sapins, l’un venant de l’est, l’autre del’ouest.

– Rien, dit Carquefou, si ce n’est despas de chevaux dans le sable, il y en a par centaines sur laroute.

– Tu as suivi une fausse piste, réponditMagnus : moi j’ai la bonne.

– Tu as vu le moine ?

– Le moine ? crois-tu donc qu’il aitgardé sa robe ?… Non ! non ! mais une pauvresse, quiramassait du bois mort, m’a raconté qu’elle avait vu passer deuxprisonniers, liés sur des chevaux au milieu d’une troupe d’hommesarmés. Ils allaient grand train.

– Allassent-ils plus vite que le vent,nous les atteindrons ! s’écria Carquefou.

La route dans laquelle ils venaient de sejeter les conduisit dans un gros bourg, où l’on avait vu dans lajournée vingt troupes de cavaliers ; quant aux prisonniers, onen comptait par douzaines, ceux-là jeunes, ceux-ci vieux.Quelques-unes de ces bandes s’étaient arrêtées, d’autres avaientpoursuivi leur chemin. Magnus et Carquefou couraient d’auberge enauberge sans se lasser, épiant et questionnant.

Ils n’avaient découvert aucun indice encore,lorsqu’un valet d’écurie leur parla d’un cavalier que son chevalavait renversé au moment où il mettait le pied à l’étrier. Dans sachute, l’homme s’était cassé la jambe ; on avait dû le porterdans une salle basse.

– Ce qu’il y a de plus singulier, ajoutale valet d’écurie, c’est que ce pauvre diable, qui jurait comme unpaïen, portait un énorme chapelet autour du cou : on auraitdit le chapelet d’un moine.

Ce fut pour Magnus un trait de lumière.

– Menez-moi vite auprès de cet homme,dit-il en échangeant un regard avec Carquefou, c’est lui que nouscherchons… Sera-t-il content de nous voir, bon Dieu !

Carquefou ne souffla mot et suivit Magnus, quele valet conduisait dans la chambre du blessé.

– Eh ! camarade ! dit le valeten poussant la porte, voilà des amis qui vous arrivent !

À la vue de Magnus et de Carquefou, qu’ilreconnut au premier coup d’œil, à la clarté d’une chandelle, leblessé fit un geste de terreur, qui confirma l’honnête Magnus danssa pensée première.

– Ne crie pas, ou tu es mort !dit-il en tirant le long poignard qu’il portait à la ceinture.

Carquefou ferma la porte soigneusement.

– Causez, dit-il, je me charge desimportuns.

Le blessé, couché sur un grabat, suivait tousles mouvements des deux amis d’un œil hagard.

– Tu étais avec ces coquins qui ontcouché la nuit dernière à l’auberge de maître Innocent ?reprit Carquefou.

Le blessé répondit par un gémissement.

– C’est vous qui avez enlevéM. de la Guerche et M. de Chaufontaine ?ajouta Magnus.

– Notre chef nous a enrôlés pour uneexpédition… un honnête soldat n’a que sa parole.

– Un chef, commentl’appelles-tu ?

– Mathéus Orlscopp.

– Mathéus ! cria Carquefou, qui fitun bond, tu dis Mathéus Orlscopp ?… Dieu du ciel ! sicette main ne lui ouvre pas le cœur promptement, le comte et lemarquis sont morts !

Chapitre 10COUPS D’ÉPINGLE ET COUPS DE GRIFFES

MathéusOrlscopp, pendant ce temps, poursuivait sa route ; il n’étaitpas mieux monté que Magnus et Carquefou, mais l’or ne lui manquaitpas pour troquer les chevaux fourbus contre des chevaux frais. Onne s’arrêtait que pour manger à la hâte quelques morceaux, puis labande repartait. Deux ou trois fois elle changea de route et devêtements pour égarer ceux qui auraient eu quelque velléité de selancer sur ses traces. Armand-Louis et Renaud voyageaientordinairement à cheval ; on les donnait pour des criminelsd’État que le comte de Tilly envoyait à Munich. Quelquefois aussiMathéus les faisait asseoir dans des carrosses dont les rideauxétaient hermétiquement fermés. C’étaient alors de grands seigneursmalades que le grand air incommodait. Mathéus ne perdait jamais devue Armand-Louis et Renaud, mais c’était à Renaud qu’il adressaitle plus volontiers la parole.

– Tout n’est qu’heur et malheur dans lavie, lui disait-il. Le Brandebourg et la Saxe ne ressemblent pointaux Pays-Bas. Là c’est Malines, ici c’est Magdebourg : un jouron jette par terre Mathéus Orlscopp, vilaine façon de reconnaîtrele bon souper qu’il vous a fait servir ; un autre jour, c’estMathéus Orlscopp qui se trouve le plus fort. Mais, voyez si je suismeilleur que vous : au lieu de vous faire avaler ce poignard,je vous fournis le cheval, la nourriture et l’escorte. Plus tard,le gîte auquel vous avez droit, c’est encore moi qui vousl’offrirai.

Quand on fut à quelques douzaines de milles del’hôtellerie de maître Innocent, et dans un pays où ne semontraient que des bandes détachées de l’armée impériale, Mathéus,pleinement rassuré, fit enlever les poires d’angoisse quibâillonnaient ses prisonniers.

– À présent causons, dit-il à Renaud.

Renaud, qui avait eu le temps de mâcher sacolère et qui ne se sentait pas en humeur de discuter avec cecoquin, le toisa insolemment de la tête aux pieds, et faisant lamoue :

– Mon bon, lui dit-il, vous êtes fortlaid. Faites-vous raboter le visage pour commencer, nous verronsaprès.

Quelques hommes de l’escorte partirent d’unéclat de rire. Mathéus Orlscopp devint pourpre.

– Ah ! vous raillez !s’écria-t-il. Nous verrons bien quelle figure vous ferez dansl’endroit où je vous mène !

– À Dieu ne plaise que j’en fasse une quiressemble à la vôtre ! répondit froidement Renaud.

Dès ce moment ce fut un parti pris. La laideurde Mathéus devint le thème sur lequel M. de Chaufontaineexécutait des variations à l’infini. Il ne savait pas si MathéusOrlscopp était plus laid le soir que le matin, à pied ou à cheval,à jeun ou après souper, à la clarté d’une chandelle ou à la lumièredu soleil ; il pouvait se faire cependant qu’il fût plus malbâti encore qu’il n’était laid. C’était un problème que Renaudn’avait pas encore résolu, et sur les incertitudes duquel sa vervene tarissait pas.

– Votre Seigneurie, lui disait-il, acertainement le nez d’une belette, les yeux d’un hibou et le museaud’un bouc ; mais, en revanche, elle possède le corps d’unsinge, les jambes d’un héron et les pieds d’un crapaud. On ne saitpas où se niche le plus vilain.

Mathéus avait la maladresse de laisser voirque ces plaisanteries le déchiraient, etM. de Chaufontaine, qui s’en apercevait, ne les luiépargnait pas. Quelquefois même il interpellait M. de laGuerche et lui soumettait la question.

– Cela ne te surprend-il pas, lui dit-ilun matin, qu’un homme ayant le nez si long ait encore la bouche silarge ? Il aurait dû choisir. Des yeux si petits et desoreilles si grandes, c’est trop pour un seul visage. Dis-moi tonsentiment là-dessus, le magnifique seigneur qui nous accompagnedésire le connaître.

– Et quel visage veux-tu que possède unhomme qui a l’âme plus rampante qu’un vermisseau, plus plate qu’unefeuille, plus noire que le charbon ? Ce n’est pas un visage,c’est une enseigne !

– Allons, répliqua Renaud, nousaccrocherons cette enseigne à la branche d’un chêne.

Les railleries de l’un, l’arrogance del’autre, avaient fini par faire une impression singulière surl’esprit des coquins qui marchaient à la suite de Mathéus. Ellesles réjouissaient par ce caractère d’audace et de bonne humeur quiplaît même aux natures les plus perverties. Une sorte de sympathieamollissait ces cœurs plus durs que la pierre ; déjà elle sefaisait jour en mainte occasion. Un robuste lansquenet, qui avaitpassé sa vie dans les guerres et dormi sur tous les grands chemins,ne se gênait même plus pour manifester son sentiment intime. Lemoment vint où Mathéus comprit que si une tentative était faitepour délivrer ses captifs, il ne devait plus compter sur leconcours de ses compagnons.

Son parti fut pris sur-le-champ, et un matinil appela le lansquenet.

– Ami Rudiger, lui dit-il, voilà trenterixthalers que je vous donne : c’est le salaire que je m’étaisengagé à vous payer. Comptez-les et allez au diable !

– Ah ! c’est un congé ?

– Et j’imagine que nous n’aurons plusrien à démêler ensemble.

– Vous m’avez promis une gratification,ce me semble.

– Prends garde que je ne la solde sur tondos à coups de corde, et remercie-moi. Tu as le cœur beaucoup troptendre pour n’avoir pas la peau fragile. Cela dit, file au plusvite… D’ailleurs, console-toi, tu n’es pas le seul que j’aie priébrusquement de me fausser compagnie… mon escorte fait peauneuve.

Rudiger regarda par la fenêtre et aperçut,rangés devant la porte, au milieu des hommes qui achevaient leurspréparatifs de départ, vingt nouveaux cavaliers qui faisaientpartie d’une troupe débandée à la suite d’une rencontre malheureuseavec les Suédois.

– Je les ai enrôlés cette nuit, ditMathéus ; il y a parmi eux des Croates et des Bulgares quipendraient un homme aussi aisément qu’ils videraient un verre devin.

La partie n’était pas égale.

Rudiger prit les rixthalers, et mordant seslèvres :

– Au revoir, seigneur Mathéus,dit-il.

Après le départ de Rudiger et des hommes qu’ilavait congédiés, Mathéus changea de route subitement, expédia unmessager avec ordre de ne s’arrêter ni nuit ni jour, fit fairedouble étape à ses cavaliers et arriva au bout de la semaine devantun château dont toutes les portes s’ouvrirent aussitôt qu’il eutmurmuré quelques paroles à l’oreille du gouverneur. Il y entra avectous ses hommes, en visita tous les coins et déclara que l’endroitlui paraissait bon pour un campement.

Le château de Rabennest était situé sur leflanc d’une montagne escarpée, et commandait une gorge au fond delaquelle courait un torrent. De grands bois de sapins l’entouraientà perte de vue ; il avait de solides murailles, quatre tours,des fossés, un pont-levis : c’était un repaire dont lagarnison ne pouvait pas être expulsée commodément.

Renaud fut placé dans la tour du Corbeau,Armand-Louis dans la tour du Serpent ; on ne distinguait lesdeux tours que par leur forme : l’une était ronde, l’autrecarrée.

Elles avaient d’ailleurs la même solidité et,avec les mêmes murailles, le même ameublement, c’est-à-dire unméchant grabat, deux escabeaux, un chandelier de fer, une table debois vermoulue ; deux lucarnes garnies de gros barreaux yversaient le jour ; la pluie et la bise y entraientégalement.

– Voilà l’appartement, dit Mathéus ;il est meublé.

– C’est presque aussi joli que vous,répondit Renaud.

– Comptez sur moi pour que la nourriturene laisse rien à désirer non plus, ajouta Mathéus.

– Elle ne sera donc point faite à votreimage, aimable seigneur ?

Mathéus essaya de sourire, lança à Renaud unregard sinistre, et repoussa la porte violemment.

Rien ne troubla le silence du château pendantla nuit ; le vent soufflait entre les barreaux de fer ;on entendait sur le chemin de ronde tracé au pied des deux tours lepas monotone des sentinelles. Renaud chanta, pour faire connaître àson ami la place qu’il occupait dans le château ; Armand-Louisfit un bond de panthère, et se suspendit par les mains aux barreauxd’une lucarne. En face de lui, mais séparée de la sienne par unecourtine, était la tour d’où partait la voix ; au loin, unocéan de sombre verdure s’étendait jusqu’à l’horizon.

Un profond soupir s’échappa de la poitrine deM. de la Guerche, et il se laissa retomber sur le carreaude sa chambre.

– Seigneur ! dit-il, les mainslevées vers le ciel, mon âme et mon corps sont à vous !

Le lendemain la porte s’ouvrit, et il vitentrer Jean de Werth.

– Je m’en doutais !… ditArmand-Louis. Vous faites un peu tous les métiers, à ce que jevois ?

– Monsieur le comte, répondit froidementle Bavarois, on n’a pas toujours le roi Gustave-Adolphe sous samain ; nous ne sommes pas ici à Carlscrona.

– Je m’en aperçois aux visages que jerencontre… Mais finissons ; que voulez-vous ?

– C’est fort simple : vous êtes monprisonnier, les lois de la guerre me donnent le droit d’exiger unerançon… Donnez-moi votre poids en monnaie d’or, et vous êteslibre.

– Mon poids !… mais où pensez-vousque je puisse trouver une telle somme ?

– Si je le savais, j’irais certainementla chercher le premier ! Maintenant, il est un autre moyen denous entendre, un moyen plus facile.

– Ah !

– Renoncez, par une déclaration signée, àla main de Mlle de Souvigny, rendez-lui saparole, et à l’instant les portes de ce château s’ouvrent devantvous.

– Voilà ce que vous osez appeler un moyenplus facile ? Mais, cette main sera glacée par la mort avantde signer une pareille déclaration !

– Réfléchissez cependant : le roiGustave-Adolphe ne sait pas où vous êtes, ses armées sont loind’ici, personne ne viendra vous secourir.

– Si c’est là tout ce que vous avez à medire, pourquoi cette visite ? Vous auriez pu vous en épargnerla fatigue, et m’en éviter, à moi, le dégoût !

Jean de Werth se leva et appela ; sonvisage n’avait rien perdu de son impassibilité. Quand un valet eutposé sur la table les objets qu’il avait demandés :

– Voici, reprit-il, une plume, de l’encreet du papier ; quelques mots écrits là vous rendentlibre ; peut-être ne serez-vous pas toujours aussi obstiné quevous l’êtes à présent… Les murailles de ce château sont en bonnespierres et dureront plus que vous… Adieu, monsieur lecomte !

Armand-Louis ne remua pas, et bientôt les pasde Jean de Werth se perdirent dans l’escalier de la tour.

De la tour du Serpent, le Bavarois passa danscelle du Corbeau ; il y trouva M. de Chaufontainequi égratignait le mur avec les dents d’une fourchette de fer, et ydessinait le profil de Mathéus.

– Monsieur le marquis, je suis fâché devous déranger, dit Jean de Werth en entrant ; mais, continuez,si cela vous amuse.

Renaud tourna la tête à demi, et sans paraîtrele moindrement surpris :

– Oh ! rien ne presse, j’ai toujoursmon modèle devant les yeux ; vous comprenez ? un visagesi remarquablement laid, et tel que Votre Seigneurie seule pouvaitle choisir.

– Le seigneur Mathéus Orlscopp a toute maconfiance.

– Il la mérite.

– Les fortunes de la guerre vous ont misentre ses mains.

– Entre ses griffes, monsieur lebaron.

– Il a le droit de disposer de vous.

– Mais, il me semble que Sa Seigneurieuse de ce droit !

– Cependant, si vous renonciez à la mainde Mlle de Pardaillan, je pourrais, à montour, employer mes bons offices pour vous tirer d’ici.

Renaud fit un bond.

– Mais, jour de Dieu ! je croyaisque vous pensiez à Mlle de Souvigny !s’écria-t-il.

– Oh ! j’y pense toujours ;mais, si je vous demande cette déclaration écrite et signée devotre main, c’est en vue d’un projet qui doit assurer le bonheur deMlle de Pardaillan.

– Monsieur le baron, vous êtes tropbon ; j’ai le malheur d’avoir une disposition nerveuse sisingulière, qu’elle me pousse à casser quelque chose, une table, unescabeau ou tout autre objet qui se présente à portée de ma mainsur le dos de quiconque me parle deMlle de Pardaillan ; cela pourrait nuireau riche mobilier que vous voyez. Permettez-moi donc d’espérer quel’entretien est fini.

Jean de Werth se leva, et montrant l’encre, laplume et le papier qu’un laquais venait de poser sur latable :

– Tout est là…, dit-il ; deux lignessur ce papier, et, en considération de l’amitié que je lui porte,le seigneur Mathéus voudra bien vous fournir un cheval pour quitterce château.

Jean de Werth descendit l’escalier, et bientôtaprès on entendit glisser dans leurs anneaux les chaînes dupont-levis qui s’abaissait : Jean de Werth s’éloignait.

La nuit vint de nouveau, silencieuse et noirecomme celle qui l’avait précédée. Armand-Louis se suspendit auxgrilles de son cachot et vit une lumière qui brillait dans la touroccupée par Renaud. La lumière allait et venait : c’était soncompagnon d’infortune qui, avec la fumée de la chandelle, traçaitsur le plafond de sa cellule l’image grotesque de Mathéus.

La chose finie, Renaud se mit à chanter ;il ne lui semblait pas qu’il eût perdu sa journée.

M. de la Guerche ne trouvait pasdans son caractère les mêmes sujets de distraction ; sa penséen’avait qu’un objet : Mlle de Souvigny,toujours Mlle de Souvigny. Où était-elle en cemoment ? M. de Pappenheim n’oubliait-il pas lapromesse faite au milieu des massacres et de l’incendie deMagdebourg ? Reverrait-il Adrienne un jour, et surtout laretrouverait-il aimante et fidèle ? Et le brave Magnus,qu’était-il devenu ? Ne l’avait-on pas tué ? Vivant,s’acharnerait-il à sauver son maître, ainsi qu’il l’avait fait unepremière fois ?

– Ah ! quand de tels cœurs vousappartiennent, l’espoir est toujours permis ! dit-il.

Cependant les jours succédaient auxjours ; toujours le même silence, interrompu par les rafalesdu vent dans les sapins, et les chansons de Renaud ; quandM. de la Guerche se suspendait aux barreaux des lucarnes,aucun cavalier ne se montrait sous l’ombre noire des forêts. Lesheures se faisaient longues et pesantes ; chaque jour, à midiprécis, Mathéus Orlscopp entrait dans son cachot, regardait sur latable, et, ne voyant rien, se retirait sans parler.

Armand-Louis remarqua bientôt que la maigrepitance qu’on lui servait à heures fixes pour son déjeuner et sondîner diminuait insensiblement ; la croûte de pain se faisaitplus petite, le plat contenait moins de viande. Ce fut le régimed’un convalescent appliqué à un homme valide, la nourriture d’unenfant servie à un soldat.

Il en fit l’observation, Mathéus sourit.

– Il y a eu des cas de fièvre causés dansla garnison par la trop grande chère, dit-il.

Armand-Louis dédaigna de se plaindredésormais.

Le lendemain, il fit le dîner d’unanachorète.

Au point du jour, quand il ouvrait les yeux,il avait maintes fois observé des oiseaux qui venaient par les deuxlucarnes jusque dans sa chambre pour ramasser les miettes de painéparses sur le carreau. Une idée lui traversa l’esprit au moment oùla faim commençait à se glisser dans ses entrailles. À l’aide d’unecouverture qu’il jeta adroitement sur les petits voleurs, ilréussit à s’emparer chaque matin de deux ou trois d’entre eux.Alors il suspendait à leur cou ou à leurs ailes, avec des bouts defil, des morceaux de papier sur lesquels il avait écrit cesmots : Château de Rabennest ; et plusbas : Armand-Louis de la Guerche. Cela fait, ilrendait la liberté à ses petits prisonniers, qui s’envolaient enpoussant mille cris.

« Qui sait ! pensait Armand-Louis,peut-être un de ces papiers tombera-t-il aux mains d’unami ! »

Et chaque jour des oiseaux portaient cesmessages incertains aux quatre pans de l’horizon.

Cette observation que M. de laGuerche avait faite sur le menu qu’on lui servait, Renaud l’avaitfaite aussi. C’était l’apparence d’un déjeuner, suivie de l’ombrelégère d’un dîner. Un matin, Renaud, qui avait grand appétit,faillit rompre les os au valet qui posait la pitance ironique surun coin de la table. Le jour suivant, on introduisit le plat par unjudas ; le menu avait subi une nouvelle diminution.

– C’était bien difficile cependant,murmura Renaud.

Il s’en vengea en dessinant Mathéus sous laforme d’un squelette.

Quelque temps il résista à cette torturelente, infligée avec la patience d’un chat qui tourmente unesouris ; puis il sentit ses forces s’affaiblir. De sourdesdouleurs lui traversaient les entrailles ; il avait comme desbourdonnements dans les oreilles. Il attendait l’heure de ses repasavec une farouche impatience, et se jetait sur les misérablesaliments qu’on lui servait comme un animal carnassier sur la proieimmonde qu’il découvre dans un carrefour. Cela l’indignait, mais ilcédait aux appels de la faim. Il ne retrouvait un peu de bonnehumeur que lorsqu’il apercevait Mathéus ; un flot de sarcasmespartait alors de ses lèvres pâlies par la souffrance.

Par un raffinement de cruauté, Mathéus, quijusqu’alors avait laissé Renaud dans sa tour, le fit transporterdans une pièce du bâtiment central d’où il pouvait assister auxrepas de la garnison. Le cliquetis de la vaisselle, le choc desverres, arrivaient aux oreilles du prisonnier comme le joyeuxrefrain d’une chanson ; le fumet des mets qu’on servait enabondance montait à ses narines et redoublait les angoisses de sonestomac.

– Voyons, disait alors Mathéus, uneprière, monsieur le marquis, et je vous jette un os.

Renaud se redressait.

– C’est prodigieux comme la gourmandisevous va mal, gracieux seigneur…, disait-il ; toujours pluslaid… même en mangeant !

Dans cette lutte terrible, l’avantage n’étaitpas toujours pour Mathéus ; on riait autour de lui ; plusd’un soldat le regardait du coin de l’œil, et ce phénomène quis’était produit une fois déjà sur la route de Rabennest sereproduisait de nouveau. Quelques-uns des gardiens moins endurcisfaisaient secrètement des vœux pour la délivrance d’un prisonnierqui supportait si gaillardement la mauvaise fortune.

Mathéus s’en apercevait, et sa fureur en étaitaugmentée.

Chaque soir un médecin entrait dans la chambrede Renaud, lui tâtait le pouls et hochait la tête.

– Hum ! disait-il, le pouls estviolent, dur, impétueux… Le régime est trop succulent… Un peu dediète vous ferait grand bien.

Renaud avait des envies folles de mordre cedocteur infernal ; il se contentait de lui demandersérieusement s’il était le fils de Mathéus ou son père, sonpetit-neveu ou son aïeul. Il prétendait que leurs nez étaientcousins germains.

Un matin Mathéus parut dans la chambre deRenaud. Le carreau était couvert de morceaux de papier de toutesgrandeurs sur lesquels on voyait le portrait hideux du maître deRabennest.

– Soyez prudent, mon doux seigneur,s’écria Renaud ; si vous marchiez sur ces chères images, ceserait mettre le pied d’un bouc sur le museau d’un loup… Quel deuilpour votre âme !

Mathéus s’inclina.

– Monsieur le marquis, dit-il, leseigneur Jean de Werth se lasse de vous héberger avec cettesomptuosité… un palais et un régal de prince… c’est trop… S’il nevous plaît pas de signer cette renonciation de bonne grâce, il vase voir contraint d’employer contre vous des moyens qui répugnent àma douceur.

– Prenez garde ! sil’attendrissement vous gagne, vous allez grimacer encore plus quede coutume… et ce sera épouvantable !

Mathéus fit un signe, deux valets saisirentRenaud par les bras, l’assirent sur un escabeau et passèrent unecorde autour de ses poignets. La corde était assujettie par unbâton.

– Voulez-vous signer ? demandaMathéus.

– Eh ! eh ! dit Renaud, jecrois, Dieu me pardonne, que le côté gauche de votre joli visageest encore plus contrefait que le droit ! c’est unegageure.

– Tournez ! cria Mathéus.

Les deux valets firent tourner le bâton autourduquel la corde était nouée. Renaud pâlit. La corde, serrée autourde ses poignets, venait de se tendre.

– Signerez-vous ? repritMathéus.

– Eh bien, je crois que la face l’emporteen laideur sur les deux côtés ! Regardez, vous autres, ajoutaRenaud.

Un sourire passa sur les lèvres desvalets.

– Tournez encore ! cria Mathéusblême de rage.

La corde fit un tour et entra dans les chairsde Renaud.

Il poussa un cri et ferma les yeux. Il avaitle visage d’un mort. Le médecin, qui venait de se glisser dans lachambre, épongea le front du patient baigné de sueur avec un lingeimbibé de vinaigre.

Renaud souleva les paupières.

– Ciel ! dit-il, deuxmasques !

– Tournez toujours ! hurlaMathéus.

Le bâton, saisi par les valets, traça undemi-cercle. Les os craquèrent. La tête de Renaud tomba sur sapoitrine. Le médecin posa les doigts sur une artère.

– Encore un tour, dit-il, et notreprisonnier ne souffrira plus ; ce n’est pas, je crois, ce quevous désirez.

– Non, certes, répondit Mathéus.

Avant même qu’il leur eût fait un signe, lesvalets desserrèrent les nœuds de la corde maculée de sang.

Renaud respira faiblement. Le médecin luiappliqua sur les tempes et sur le nez le linge inondé de vinaigre.Renaud rouvrit les yeux.

– Eh bien ! qu’en dites-vous ?dit Mathéus.

– De plus en plus laid ! toujoursplus laid ! murmura Renaud.

Et il s’évanouit.

Mathéus s’empara d’un poignard qu’il avait àsa ceinture et le leva.

Le médecin lui saisit le bras.

– Ne le tuez pas… Vous leregretteriez ! dit-il.

Mathéus repoussa l’arme dans sa gaine.

– Vous avez raison, reprit-il ;céder au premier mouvement, quelle folie !… Qu’on porte leprisonnier dans la chambre verte ; nous verrons demain s’ilest en état de me revoir.

On appelait la chambre verte un cachot enfoncésous les fondements du château, et taillé dans une pierre surlaquelle l’humidité étendait un enduit de mousse verdâtre etgluante : de là son nom. Le jour n’y pénétrait d’aucuncôté ; on y parvenait par une porte basse en fer massif.Quelques fétus de paille se voyaient dans un coin. On y déposaRenaud, qui ne remuait plus. On aurait pu croire qu’il était mort,si les battements irréguliers du pouls n’eussent indiqué laprésence de la vie dans ce corps robuste. Le médecin fit placer unelanterne contre le mur, et, sous la lanterne, une cruche pleined’eau et un morceau de pain noir.

– Soyons humain, dit-il.

Le jour où Renaud subissait cette terribleépreuve, Armand-Louis ne trouvait sur sa table qu’une croûte depain dur comme un caillou et un pot à demi plein d’une eausaumâtre. Il entrait dans les principes de Mathéus de ne pointavoir d’injuste préférence.

La nourriture égalisée entre ses deuxpensionnaires, ainsi qu’il appelait quelquefois M. de laGuerche et de M. de Chaufontaine, il crut honnête derétablir l’équilibre dans les logements.

C’est pourquoi Armand-Louis fut conduit dansla chambre rouge.

On appelait de ce nom, au château deRabennest, un caveau creusé sous la tour du Corbeau, et taillé dansun filon de granit couleur de brique.

On apercevait les mêmes débris de paille dansun coin, et, le long des parois, certains crochets d’un aspectsinistre.

Une lanterne fut suspendue à l’un descrochets, une cruche d’eau et un quartier de pain noir placés sousla lanterne.

Un des valets qui accompagnaient Mathéus danscette visite souterraine jeta dans un coin un paquet de cordes etquelques boulets de fer armés d’un anneau.

– Monsieur le comte, nous causeronsdemain, dit le gouverneur.

Il n’y avait pas en ce moment dans toutel’Allemagne d’homme plus heureux que le seigneur Mathéus Orlscopp.Il avait tout à profusion, bonne table et cave abondante, lit bienchaud et bière fraîche, serviteurs nombreux empressés autour delui, et gibier gras dans la forêt voisine, de l’or dans ses poches,des potences sur ses tours, et la protection d’un puissant seigneurqui avait besoin de lui. Et pour couronner cette existencefortunée, le plaisir délectable de tourmenter lentement etvoluptueusement deux braves gentilshommes qu’il haïssait du plusprofond de son âme ténébreuse.

Certes, il n’eût pas échangé les félicités decette vie contre aucune autre, si brûlante qu’elle fût. Il lescomparait en esprit aux joies de ce séjour aimable qu’il avait faitaux environs de Malines, lorsqu’en compagnie du digne don Gaspardd’Albacète y Buitrago, il savourait les plus délicieux vinsd’Espagne, que leur offrait une main généreuse. Quelle différencecependant ! Alors il agissait pour le compte d’autrui et sousles ordres d’un chef, tandis qu’à présent il avait pour guide etpour conseiller son seul caprice !

Chapitre 11LES SECOURS DU HASARD

Tellen’était pas la situation d’esprit dans laquelle se trouvaientMagnus et Carquefou, que nous avons laissés sur la grand-routeaprès leur rencontre avec l’homme à la jambe cassée.

Aux portes de la ville prochaine, où ilsétaient arrivés dans la nuit après une marche forcée, ils apprirentqu’on n’avait vu ni troupes de cavaliers, ni carrosses, niprisonniers.

– Voilà quatre jours, leur dit unbourgeois, que personne ne passe par ici. Il y a un régimentsuédois à deux lieues, vers le nord, un régiment croate à unelieue, vers le midi, si bien que personne n’ose s’aventurer sur lesroutes.

– Le coquin nous aurait-il trompés ?dit Carquefou, qui pensait au blessé.

– Non, il avait trop peur…, réponditMagnus. Le scélérat que nous poursuivons aura changé dedirection.

Ils revinrent tristement sur leurs pas. Toutindice s’effaçait. Ils marchaient au hasard dans un pays inconnu,et par des chemins hostiles où mille dangers pouvaient surgir àtoute minute. Combien de maraudeurs n’y rencontraient-ilspas ! Combien de partisans toujours en quête de belles armeset de bons chevaux ! Mais aucune considération ne pouvaitempêcher Magnus et Carquefou de persévérer dans leurs desseins, ets’ils pensaient par hasard aux périls dont leur entreprise étaitsemée, c’était seulement dans la crainte qu’un accident ne leurpermît pas d’y consacrer tout leur temps et tous leurs soins.

Ils exploraient chaque bourg, chaque village,chaque hameau ; le passage de Matheus n’avait pas laissé plusde trace que la fuite d’une anguille entre les roseaux d’un étang.Ces nouvelles déconvenues, bien loin d’abattre la résolution deMagnus, avaient pour effet de l’exaspérer. Il ne pouvait prononcerle nom de Matheus Orlscopp sans pâlir. Jamais haine pareillen’avait mordu son cœur.

Un soir qu’il dépêchait à la hâte un morceaude pain et une tranche de viande froide à la porte d’une taverne,Magnus remarqua une espèce de soldat qui le considéraitattentivement. Le vieux reître, qui ne cherchait qu’une occasiond’interroger les gens, se dirigeait déjà vers le soldat, lorsquecelui-ci se levant :

– Par hasard, camarade, dit-il,n’étiez-vous point à l’hôtellerie d’un coquin qu’on appelle maîtreInnocent, et n’y soupiez-vous pas avec deux gentilshommes le moisdernier ?

– Si vraiment… Lesconnaissez-vous ?… savez-vous où ils sont ? s’écriaMagnus.

– Je les connais pour de braves soldats…et moi qui ai contribué à les garrotter, ils m’intéressent plus queje ne saurais le dire.

– Ah ! vous étiez avec MathéusOrlscoop ! dit Magnus, qui mit la main sur la garde deBaliverne.

– Eh ! là ! là ! ne nousfâchons pas ! Je vous dis que ces braves jeunes gens m’ontgagné le cœur par leur vaillante humeur. Quant à ce Mathéus, c’estun bandit auquel je ne serais pas fâché de jouer un méchant tour…Il y avait dix pièces fausses dans les seize thalers qu’il madonnés…

– Jour de Dieu ! si vous me mettezsur ses traces, eussé-je mille ducats, ils sont à vous !

– Alors, camarades, tournez plus versl’occident. Le seigneur Mathéus a renoncé à son premier projetd’aller à Munich. Vous le trouverez, j’imagine, du côté deStolberg, et s’il vous plaît que je vous serve de guide, j’ai idéeque nous le rattraperons. Rudiger a bon pied et bon œil.

– Tope là, tu es à nous, je suis à toi,dit Magnus.

– Et à nous deux nous faisons la paire,ajouta Carquefou, qui donna une vigoureuse poignée de main à leurauxiliaire.

Rudiger, on s’en souvient, était l’un descavaliers que Mathéus avait congédiés au moment où il lui parut queleur sympathie pour M. de la Guerche et pour Renaudacquérait de trop grandes proportions.

Il prit un chemin de traverse, fit quatre oucinq lieues en plein bois, traversa une rivière à gué et retrouvales traces de Mathéus.

Magnus faillit l’embrasser.

– Ah ! si j’avais les milleducats ! dit-il.

Rudiger se mit à rire.

– Bah ! s’écria-t-il, cela me paraîtoriginal et divertissant de faire quelque chose pour rien. Ça mechange !

On poussa plus avant ; la confiance étaitrentrée dans le cœur des trois compagnons ; les chevauxeux-mêmes, comme s’ils avaient eu conscience de ce qui se passaitdans l’esprit de leurs maîtres, marchaient d’un pas plusélastique.

On resta dans la bonne voie pendant six lieuesencore ; puis les indices cessèrent tout à coup : Mathéuset sa troupe semblaient s’être évanouis comme une procession defantômes.

Magnus, Carquefou et Rudiger battirent lacampagne dans tous les sens et séparément, fouillant les cabanes etles auberges, et ne laissant pas passer un voyageur sansl’interroger. Rudiger était de cette race de chasseurs quis’acharnent sur une piste. Il rentra le soir au rendez-vous, l’airmorne et abattu.

– Ah ! le maudit renard, il a rompusa voie ! dit-il.

Magnus était pris d’une grandetristesse ; pour la première fois il sentait que le couragel’abandonnait. L’abattement de Carquefou n’était pas moindre.

– Bonté du ciel ! murmura-t-il, siMagnus pleure, tout est perdu !

Ils étaient alors dans la salle commune d’uneméchante hôtellerie où buvaient des rouliers, des chasseurs, desvoyageurs de toutes sortes. Une troupe de bohémiens s’étant arrêtéeà la porte, Rudiger sortit, emmenant Carquefou, pour se mêler àleur campement et les interroger.

Magnus, la tête dans ses mains, Baliverne surses genoux, resta dans son coin. Il lui semblait qu’il y avait ungouffre noir devant ses yeux.

Un jeune garçon d’une quinzaine d’annéesentra, tenant à la main un oiseau.

– Est-ce étonnant ! dit-il àl’hôtesse, qui dressait le couvert des voyageurs, voilà encore unoiseau qui porte au cou un bout de papier tenu par un fil. C’est letroisième que je prends depuis quinze jours. Tenez, voyez, il y ades mots écrits sur le papier.

L’enfant s’approcha d’une chandelle et ils’efforça de lire ce qu’il y avait sur le papier.

– C’est impossible ! dit-il, lapluie a lavé l’encre ; il n’y a qu’un mot que je puisdéchiffrer : toujours le même.

Il posa le papier sur le fourneau pour lefaire sécher ; quelqu’un ouvrit la porte, et un courant d’airporta le papier jusqu’aux pieds de Magnus.

Machinalement il le ramassa et le tordit entreses doigts.

– Regardez, reprit l’enfant, ne dirait-onpas qu’il y a là, tout au bas, trois mots. Il semble que ce soit lenom d’un homme. On lit aisément le premier : n’est-ce pasArmand ?… Puis le reste disparaît…

Magnus sauta sur ses pieds. Ses yeuxdévorèrent le papier, et il reconnut l’écriture de son maître.

– Armand… Armand-Louis de laGuerche ! c’est cela ! dit-il en pleurant.

Il embrassa le petit garçon, qui le regardaittout effaré.

Lorsque Rudiger et Carquefou entrèrent, ilstrouvèrent Magnus à genoux, la tête nue, les mains jointes, levisage rayonnant.

– Ô mon Dieu ! Vous êtes bon !Mon Dieu ! je crois en Vous ! disait-il.

– Qu’est-ce ? dit Rudiger.

Magnus sauta au cou de Carquefou.

– Ah ! cette fois, je letiens ! reprit-il.

– Qui ?

– Eh ! parbleu !Mathéus !

– Tu l’as vu ?

– Non ! mais regarde. Va ! jete dis que je le tiens.

Carquefou craignit que le pauvre Magnus n’eûtperdu la raison ; tout à coup, le vieux reître, étalant devantlui un bout de papier tout sale et chiffonné :

– Ah ! le petit n’a pas pulire ! mais moi j’ai d’autres yeux. Lettre par lettre, j’aitout épelé, tout rétabli. Je savais bien que je leretrouverais !

Carquefou distinguait vaguement le nomd’Armand-Louis ; l’espoir, un espoir indéfinissable,commençait à le pénétrer.

Magnus venait de se retourner vers leurcompagnon, qui ne comprenait rien à cette scène.

– Connaissez-vous dans le pays le châteaude Rabennest ? dit-il.

– Certes ! un grand diable dechâteau au fond d’un bois.

– Et sur une montagne ?

– Avec trois grosses tours.

– Qu’on appelle la tour du Serpent, latour du Corbeau et la Grande-Tour ?

– Justement !

Magnus l’embrassa brusquement.

– À présent, camarade, s’il y a vraimentun cœur dans ta poitrine, tu vas nous être d’un grand secours,s’écria-t-il. Je connais le château. Dans quelle forteresse et dansquelle citadelle d’Allemagne n’ai-je pas mis les pieds !Celui-ci n’est pas le moins formidable. Je l’ai visité du temps quej’étais jeune ; il est tout plein de repaires et de cachotsensevelis dans les entrailles de la pierre ; les murs sontépais et hauts, les fossés profonds ; mais M. de laGuerche et M. de Chaufontaine y sont, et nous sommestrois ; donc nous les sauverons !

Carquefou courut à la maîtresse de la maison,la prit par la taille, l’embrassa sur les deux joues et se mit àdanser autour de la salle, en chantant à tue-tête :

À la branche d’un chêne

On pendra le coquin ;

Si ça lui fait d’la peine

Ça nous fera du bien !

C’était un couplet qu’il venait d’improviseren l’honneur de Mathéus, et qu’il chantait dans un élan degaieté.

Le soir même, Magnus, Carquefou et Rudigercouchaient dans une chaumière située aux environs de la montagnesur laquelle on voyait le château de Rabennest.

Le cœur de Magnus se serra à la vue de cesnoires murailles, derrière lesquelles respirait Armand-Louis ;mais Carquefou, qui avait recouvré son appétit, commanda le plussucculent repas qu’il eût mangé depuis la fatale soirée passée chezmaître Innocent.

– Il n’y a rien de tel qu’un estomacplein pour ouvrir les idées, disait-il.

Magnus développa son plan de campagne à sesassociés.

– Rudiger, qui a été au service deMathéus, disait-il, devra nouer des intelligences dans laplace : il faut, à tout prix, qu’il ait le mot d’ordre.

– Je l’aurai.

– Moi, je connais un passage souterrain,grâce auquel on peut s’introduire dans le château en dépit desbandits qui le gardent. Ce souterrain a une issue dans la vallée.Combien de fois n’en ai-je pas profité pour emprunter au seigneurchâtelain des bouteilles de son meilleur vin et des quartiers devenaison que je ne lui ai jamais rendus !

– C’est dans les règles !interrompit Rudiger.

– J’en aurai bien vite retrouvél’entrée ; l’important pour nous est de bien savoir dans quelcoin Mathéus a caché M. de la Guerche etM. de Chaufontaine : est-ce tout en haut, sous lescombles, ou tout en bas, dans les caves ? voilà ce qu’il fautsavoir, pour ne pas nous heurter contre la garnison.

– Je le saurai, répondit Rudiger.

– Tu parles peu, l’ami, mais tu parlesbien.

– Et moi, que ferai-je pendant cetemps ? demanda Carquefou.

– Tu rôderas partout, comme un renard quicherche une poule ; tu feras en sorte d’entrer en relationavec l’un des habitants du château, et tu tâcheras de gagner saconfiance : deux renseignements valent mieux qu’un. Surtout,ne perds pas nos chevaux de vue : ils auront bientôt,j’espère, double charge à porter.

– Il est juste alors qu’ils aient doubleration à digérer.

Tandis que Carquefou se dirigeait versl’écurie, Rudiger prenait résolument le chemin du château, etMagnus s’enfonçait dans le taillis qui couvrait le fond de lavallée.

Au bout d’une heure de recherche, il arriva aupied d’un énorme rocher dont la base se perdait dans un fourréinextricable de ronces et de houx. Un gros genévrier croissait dansune fente du rocher.

« Ce doit être là », pensaMagnus.

Il écarta le rideau de broussailles quiobstruait le sol, et sous un enfoncement où l’on n’aurait riendeviné si l’on n’avait rien su, il découvrit une ouverture basse,voilée de longues herbes.

Il se pencha et disparut dans cette ouverture.Elle donnait accès dans un couloir étroit, qui s’enfonçait, enrampant, dans l’intérieur de la montagne. Magnus alluma unelanterne dont il s’était pourvu, et s’avança lentement. Au bout dequelques centaines de pas, il se trouva en face d’un mur quisemblait impénétrable.

Magnus l’examina longtemps, promena salanterne sur les parois humides de la pierre, et finit pardécouvrir un clou dont la tête sortait du mur. Il appuya la mainfortement dessus, et l’une des assises du mur, lentement ébranlée,tourna sur elle-même. Un air frais frappa Magnus au visage, et laclarté de sa lanterne, qu’il éleva au-dessus de sa tête, lui fitapercevoir, enfoncée dans les ténèbres, une cave immense danslaquelle plongeaient les fondements de l’une des tours.

Des tonneaux et de petits barils étaientrangés le long du mur. Les uns contenaient de la bière et du vin,les autres de la poudre.

– C’est bien cela, murmura Magnus.

Il sortit de la cave, repoussa la large pierredans son alvéole, descendit le couloir sombre, et regagnal’ouverture secrète, où la lumière écarlate du soleill’éblouit.

« Si cependant je n’avais pas étémaraudeur, pensa-t-il, jamais je n’aurais découvert cetteissue ! »

Quand il reparut dans la chaumière oùCarquefou prodiguait l’avoine aux chevaux, il y trouva Rudiger quise frottait les mains d’un air joyeux.

– Le seigneur Mathéus a le don charmantd’offenser qui le sert, dit-il : il brutalise les gens et lespaye mal, c’est trop ! La conséquence de cette sottise est quel’un des habitants du château m’a livré le mot de passe.

– C’est… ?

– Agnus Dei et Wallenstein.

– Le coquin ! Il mêle ensemble lareligion et la politique !… Patience ! il n’aurapeut-être pas longtemps à se livrer à ces fantaisies.

– De plus, quelques camaradesd’autrefois, que j’ai rencontrés là-haut, m’ont fait bon accueil…j’ai toute liberté d’aller et de venir à ma guise.

– Il fait bon quelquefois de fréquenterla mauvaise compagnie, observa philosophiquement Carquefou.

– Mais l’endroit où sont enfermés lesprisonniers ? demanda Magnus.

– L’un d’eux a été descendu aujourd’huidans le cachot de la tour du Serpent, celui qu’on appelle lachambre rouge : un grand, mince et blond.

– M. de la Guerchealors !

– C’est possible ! L’autre, le brun,a été transféré dans une partie du château qu’on n’amalheureusement pas pu m’indiquer.

– Parbleu ! s’écria Carquefou, voilàun poignard qui saura faire parler Mathéus, fût-il plus muet que latombe et plus sourd que le vent !

Magnus posa la main sur le bras deCarquefou.

– Ainsi, tu ne veux pas attendre ?dit-il.

– Attendre ! Ils sont vivants :qui sait ce qu’une heure de répit laissée à ce misérable peut luiapporter de mauvaises inspirations !… Non ! non !nos maîtres sont là-haut ! à l’œuvre !

– À l’œuvre donc ! répétaMagnus.

Chapitre 12CHACUN SON VERRE

C’étaitprécisément le jour où Mathéus avait fait appliquer la question àM. de Chaufontaine. On venait d’enfermer les deuxprisonniers dans leurs nouvelles demeures, l’un dans la chambrerouge, l’autre dans la chambre verte. Un escalier taillé dans leroc mettait en communication cette dernière pièce étroite et voûtéeavec le corps de logis occupé par Mathéus lui-même.

Mathéus venait de souper délicatement, encompagnie du médecin attaché au service du château ; égayé parla conversation de ce savant homme et peut-être aussi par deslibations trop abondantes, il voulut rendre visite à savictime.

– Je réponds de lui, dit-il d’un airdoux, et ne veux pas qu’un accident altère sa santé.

Le médecin suivit le seigneur Mathéus entrébuchant.

Les deux acolytes trouvèrent Renaud étendu parterre, grignotant son morceau de pain.

À la vue de Mathéus, Renaud cligna desyeux :

– Eh ! eh ! dit-il, voilà unrayon de lumière qui allonge furieusement votre nez : lesfouines vont vous porter envie.

Cependant, par habitude, le médecin lui tâtaitle pouls.

– Ne pensez-vous pas que l’humidité dusol, dit Mathéus, peut avoir une action malsaine sur les nerfs deM. le marquis ?

– Certainement, répondit le docteur.

Mathéus fit un signe ; deux valetspassèrent une corde sous les aisselles de Renaud, lièrent sespoignets derrière son dos, et le hissèrent à quelques pieds dusol.

– Voyez si l’anneau est solide, repritMathéus ; il ne faut pas exposer M. le marquis à unechute qui pourrait le blesser.

C’était une torture nouvelle ajoutée à cellesque Renaud avait déjà subies.

Les cordes assujetties par un nœud, Mathéussalua ironiquement Renaud.

– Bonne nuit, monsieur le marquis,ajouta-t-il, et à demain.

– À demain, joli seigneur, et ne mordezpas vos oreilles en dormant, votre bouche leur en veut ! luicria Renaud.

À la même heure, et tandis que Mathéusregagnait son appartement, Magnus conduisait Carquefou et Rudigerau pied du grand rocher sous lequel s’ouvrait le souterrain. Ils’était muni de capuchons, de cordes et de bâillons. Tous troisportaient des casaques en peau de buffle garnies de lames de fer,qu’aucune arme ne pouvait entamer ; Magnus et Carquefou,affublés de fausses barbes, étaient méconnaissables ; chacund’eux, outre son épée, avait une dague et un poignard, l’une à lamelarge, l’autre mince et court, et une paire de pistolets bienchargés et amorcés.

À l’extrémité du passage voûté, Magnus poussale clou à tête saillante qu’on voyait sur le mur, la pierre tourna,et ils entrèrent dans le souterrain, au milieu duquel le pied de latour du Serpent dressait sa lourde masse arrondie.

– Il est là ! dit Rudiger.

Magnus, sans répondre, tourna autour desfondements de la tour, consulta chaque pierre des yeux et de lamain, en découvrit une d’une forme particulière, et, poussant sonpoignard dans l’interstice qui la séparait de sa voisine, fit jouerun ressort invisible.

Carquefou et Rudiger, qui retenaient leursouffle, suivaient chacun de ses mouvements avec anxiété.

Une porte basse s’ouvrit devant eux lentementet sans bruit ; elle était faite d’un seul bloc et tournaitsur des gonds de fer.

Magnus passa le premier et projeta la lumièrede sa lanterne dans le cachot où il venait de pénétrer.

Une ombre livide s’agitait dansl’obscurité.

– Dieu ! mon maître ! criaMagnus, qui reconnut M. de la Guerche presque avant del’avoir regardé.

D’une main tremblante, il coupa les cordes quile liaient sur sa couche de paille.

– Eh ! c’est Mathéus !…reprit-il en rugissant, et il a fait cela sachant que jevis !

Libre, Armand-Louis se leva lentement.

– Ah ! je n’espérais plus !dit-il.

Magnus lui embrassait les mains et pleurait enle voyant si pâle et si décharné ; Carquefou s’essuyait lesyeux.

– Bien sûr, dit-il, le bandit n’aura pasmieux traité M. de Chaufontaine.

– Est-il libre aussi ? demandaArmand-Louis.

– Pas encore.

– Cherchons donc ; je ne sortiraipas de ce repaire sans lui.

M. de la Guerche avala à la hâtedeux ou trois gorgées d’un cordial dont, par précaution, Carquefouavait rempli une petite gourde, et sortit de la tour.

– Mais, vous chancelez ! s’écriaMagnus.

– Ah ! la pensée de délivrer monfrère d’armes me donnera des forces ! réponditM. de la Guerche.

On le couvrit d’un capuchon, on l’arma d’unpoignard et d’une paire de pistolets, et les quatre conjurésmontèrent hardiment l’escalier en colimaçon qui des cavesconduisait au rez-de-chaussée du château.

Ils se trouvèrent bientôt dans une galerieconfusément éclairée par un falot suspendu au plafond. Un hommeveillait dans un coin ; à la vue de cette petite troupe, il seleva. Rudiger courut à lui, et mettant un doigt sur seslèvres :

– Agnus Dei ! dit-il.

– Et Wallenstein ! réponditla sentinelle.

Magnus lui poussa le coude, et se penchant àson oreille :

– Des officiers de l’armée impérialeenvoyés par le comte de Tilly. Chut ! murmura-t-il ; jeles ai reçus et les conduis au seigneur Mathéus… Il y a de grandsévénements !

La sentinelle sourit d’un air satisfait, et latroupe passa. Un autre homme était debout à la porte même del’appartement occupé par Mathéus.

– Agnus Dei ! dit-il ens’avançant vers Rudiger, et la main sur la crosse d’unpistolet.

– Et Wallenstein ! réponditRudiger.

Et baissant la voix :

– Silence ! dit-il ; Jean deWerth est là, il arrive du camp… Que le seigneur Mathéus dorme oune dorme pas, il veut le voir.

L’homme au pistolet ouvrit la porte.

Un instant après, Armand-Louis et sescompagnons se trouvaient dans une pièce immense, dont l’un desangles était occupé par un grand lit à baldaquin.

Un flambeau à deux branches brûlait sur unetable.

La main de Magnus écarta brusquement lesrideaux : Mathéus Orlscopp ouvrit les yeux et vit devant luiles bouches de quatre pistolets tournés contre sa poitrine.

Les quatre personnes qui se tenaient avaientdes cagoules rabattues sur les yeux.

– Pas un mot !… dit l’uned’elles : un cri, un soupir, et tu es mort.

Mathéus restait immobile ; la penséed’une révolte traversa son esprit.

– Est-ce de l’or qu’il vous faut ?parlez, dit-il.

Armand-Louis souleva le capuchon qui cachaitson visage.

– Qu’as-tu fait de Renaud ? luidit-il.

Une sueur glacée se répandit sur le visage deMathéus ; mais les précautions qu’on employait lui firentcomprendre que le château était encore à lui ; s’il gagnait dutemps, peut-être pourrait-il avoir le dernier mot de cetteaventure.

– Vous demandezM. de Chaufontaine ?… Que ceux qui vous ont délivréle cherchent ! s’écria-t-il.

Il avait élevé la voix et fait un mouvementpour sauter à bas du lit, la pointe d’une épée toucha sa poitrinenue.

– Prends garde ! lui dit Magnus,nous avons peu de patience, et tu es en notre pouvoir.

Mathéus croisa ses bras sur sa poitrine, et lahaine l’emportant sur la peur :

– Frappez donc ! répondit-il ;si je meurs, M. de Chaufontaine mourra aussi !

Les quatre compagnons se consultèrent duregard ; chaque minute qui s’écoulait avait pour eux la duréed’un siècle ; on entendit le bruit sourd et cadencé d’uneronde qui passait dans la galerie.

Mathéus sourit.

– Ah ! mes maîtres, dit-il, vouscroyez qu’on peut entrer dans l’antre du lion, et qu’on en sortvivant !

– S’il a du cœur, nous sommesperdus ! murmura Magnus.

Carquefou secoua le gouverneur sur sonlit.

– Ainsi, tu ne veux pas ?dit-il.

– Non ! On ne meurt qu’unefois !

Carquefou saisit d’une main l’épée que Mathéusavait jetée sur un fauteuil avant de s’endormir et, de l’autre, semit froidement à en marteler la lame avec le tranchant de sonpoignard.

– Mourir n’est rien, le supplice esttout ! reprit-il. Une balle pour toi ou un bon coup d’épée enplein cœur !… allons donc ! Je fabrique une scie, et aveccette scie je couperai ton misérable corps en deux.

Mathéus devint livide.

– Magnus, bâillonnez cet homme, ajoutaCarquefou.

Et il acheva de marteler l’épée, dont ilessaya les dents sur le bois de la table.

M. de la Guerche s’approcha deMathéus Orlscopp, que la main de Magnus clouait sur son lit.

– Écoute, lui dit-il, si tu nous conduisvers M. de Chaufontaine, ta vie sera sauve et tu seraslibre ; je t’engage ma parole.

– Et si tu refuses, je jure par les millecornes du diable que les dents de cette scie s’abreuveront de tonsang jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une goutte dans tesveines ! ajouta Carquefou.

– À présent, tu as une minute, choisis,dit Magnus.

Cependant Rudiger, le pistolet au poing,veillait à la porte de la chambre.

Mathéus regarda tour à tour chacun des acteursde cette scène ; tous étaient impassibles.

Carquefou appuya la lame ébréchée de l’épéesur les flancs moites de Mathéus. Tout le corps du misérablefrissonna. Carquefou fit un mouvement, et les dents aiguës de lascie mordirent les chairs.

Les yeux de Mathéus semblèrent sortir de leurorbite.

– Ah ! je cède, dit-il ; lepassage est là, je vous conduirai.

Et ses dents claquaient tandis qu’ilparlait.

Carquefou abaissa la pointe de la scie.

Mathéus, que Rudiger et Magnus tenaient chacunpar un bras, entra dans un cabinet et s’engagea dans un escaliernoir, au bas duquel on voyait une porte ferrée.

– Il est là, dit-il.

– Ah ! sous ta main ! murmuraCarquefou. La clef, à présent.

La porte ouverte, il aperçut, à trois pieds dusol, accroché contre le mur, la tête penchée sur la poitrine,Renaud de Chaufontaine, qui ne donnait plus aucun signe de vie.

– Ah ! bandit ! criaCarquefou.

D’un bond, il enleva son maître, le coucha parterre et délia ses mains roidies et gonflées.

Renaud soupira.

Soudain Carquefou introduisit le goulot de sagourde entre les lèvres du prisonnier.

Renaud but largement et ouvrit les yeux.

À la vue d’Armand-Louis, il se leva, etmontrant Mathéus avant même de pouvoir comprendre ce qui sepassait :

– Regarde, dit-il, c’est l’homme le pluslaid que je connaisse. Cela passe la vraisemblance !

Mais déjà Carquefou s’était emparé deMathéus.

– L’anneau est encore là, dit-il ; àton tour !

Et avant que personne eût songé à s’opposer àson dessein, il l’avait accroché dans la même position et à laplace que M. de Chaufontaine occupait tout à l’heure.

– Remercie Dieu à présent queM. de la Guerche t’ait donné sa parole, poursuivitCarquefou, sans cela je te jure bien que mon épée t’aurait jetésans vie sur ce tas de paille !

– Écoute, continua Renaud, je connais leshabitudes de la maison. Demain, vers midi, on t’apportera unepoignée de lentilles délayées dans un peu d’eau. Le médecin, tonami, te prouvera que tu n’as pas mal dormi, et vous pourrezdéjeuner ensemble. Maintenant, n’oublie pas ceci : j’ai ledoux espoir de te rencontrer encore, aimable seigneur ; mais,ce jour-là, tu seras pendu si bel et si bien, non par lesaisselles, mais par le cou, que ta dernière grimace épouvantera lemonde.

Mathéus Orlscopp lié, bâillonné et suspendu,Magnus ferma la porte, et toute la troupe rentra dans l’appartementqu’elle venait de traverser. Chemin faisant, Carquefou, qui avaitl’œil à tout, fit passer dans sa poche une bourse d’une assez belletaille, et ronde à plaisir, qu’il avait vue sur une table.

– C’était une orpheline, offrons-lui unasile, dit-il.

Interrogé du regard par Renaud :

– Monsieur le marquis, reprit-il, il nefaut point laisser de munitions de guerre à l’ennemi. Les règles dela plus vulgaire prudence le commandent.

Tout en parlant, il enveloppait son maîtred’un vêtement qui avait appartenu à Mathéus.

– Quelle cruauté du sort !reprit-il, se cacher sous la peau d’un misérable loup !

Renaud pâlit tout à coup et chancela. Au mêmeinstant, une ronde passa dans-la galerie, et on cogna à laporte.

– Qu’est-ce ? demanda Magnus d’unevoix sourde.

– Le médecin fait demander à VotreSeigneurie s’il ne serait pas opportun de rendre visite auprisonnier, répondit l’homme qui avait frappé ; il pourrait sefaire qu’il vînt à trépasser dans la nuit, et ce seraitdommage.

– Le prisonnier a la vie dure, réponditCarquefou, qui soutenait Renaud ; je le connais, demain ilsera frais et grouillant comme une anguille.

Pendant que ces quelques paroles étaientéchangées, les compagnons apprêtaient leurs armessilencieusement.

Les pas de la ronde s’éloignèrent dans lagalerie, et la voix se tut.

Magnus respira.

– J’ai cru que l’heure était venue devaincre ou de mourir ici, dit-il.

– Haut le cœur, à présent, monsieur lemarquis ! reprit Carquefou ; si nous ne voulons pas êtrepris dans cette salle comme des goujons dans un filet,dépêchons-nous de partir.

Renaud fit un effort désespéré.

– J’ai tant souffert ! dit-il. Mais,sois tranquille, où l’âme commande, le corps doit obéir.

Et d’un pas lent, mais ferme, il marcha versla porte. Magnus l’ouvrit résolument ; la sentinelle, quin’avait pas remué, les regarda.

– Pas un mot ! lui souffla Magnusdans l’oreille.

Rudiger, qui venait après, se découvrit àdemi.

– Jean de Werth est là avec le seigneurMathéus. Affaire d’État ! continua-t-il. Ne dis rien auxcamarades de ce que tu as vu.

La sentinelle se rangea respectueusementcontre le mur en faisant le salut militaire.

La troupe atteignit l’extrémité de la galerie,descendit l’escalier et se trouva bientôt dans les souterrains duchâteau. Un courant d’air vif leur caressa le visage. L’ouverturesecrète pratiquée dans les fondations de la tour était béantedevant eux. Ils s’y engagèrent l’un après l’autre, Magnus marchantle dernier et Carquefou en tête ; le bloc de pierre retombadans son cadre muet, et, en quelques minutes, les fugitifsarrivèrent à l’entrée du long passage qu’ils avaient suivi, deuxheures auparavant. Quand ils eurent écarté les herbes flottantes etles ronces qui en masquaient la voûte étroite, ils virent brillerd’innombrables étoiles dans le ciel. Armand-Louis et Renaudtombèrent à genoux.

– Libres ! dirent-ils d’une communevoix.

Derrière eux Magnus, Rudiger et Carquefous’embrassaient.

Chapitre 13LA BATAILLE

Unhasard cependant pouvait donner l’éveil à la garnison ; il n’yavait pas de temps à perdre si l’on voulait mettre une grandedistance entre les fugitifs et le château de Rabennest. Leschevaux, attachés dans un coin sombre de la gorge, lesattendaient ; Rudiger se chargea d’éclairer la route, Magnuset Carquefou prirent en croupe Armand-Louis et Renaud, et l’onpartit au galop.

À la première halte, Carquefou courut dans unvillage voisin et en revint avec des chevaux frais pour sesmaîtres ; il y avait des pistolets aux fontes de la selle etune épée accrochée au pommeau.

– Il faut croire qu’on s’est battu auxenvirons, dit-il ; on m’a donné les bêtes et les armes pourvingt pistoles.

Quelques heures de sommeil et quelquestranches de gigot froid arrosées d’un bon verre de vin vieuxrendirent à M. de la Guerche et à Renaud une partie desforces qu’ils avaient perdues.

Renaud tira son épée du fourreau et en fitployer la lame.

– Fine, souple et bien en main !…dit-il. Sainte Estocade, j’imagine, me fournira prochainementl’occasion d’en essayer la trempe !

Une chose cependant chiffonnait Carquefou. Ilne put s’empêcher de s’en ouvrir à Magnus.

– Il y avait là-bas des passages noirs oùle diable lui-même n’a jamais mis les pieds, lui dit-il, despierres mouvantes et des portes secrètes qu’un sorcier nedécouvrirait pas… Quel heureux hasard vous a appris à lesconnaître ?

– Ami Carquefou, Magnus a été jeune, il ya longtemps de cela, répondit le reître ; à cette époquej’étais écuyer dans la compagnie d’un baron qui chassait sur lesterres du châtelain de Rabennest. Le châtelain à la chasse ou envoyage, le baron rendait visite au château. Or, la dame deRabennest avait une suivante fraîche et jolie… PauvreCatinka ! qu’est-elle devenue ? Où passait le baronl’écuyer passait à son tour. Comprends-tu maintenant ?

– Je comprends.

On courut jusqu’au soir sans débrider ;le mouvement et le grand air faisaient d’heure en heure retrouveraux muscles des deux gentilshommes cette force et cette élasticitéqui si longtemps leur avaient été habituelles.

À la nuit tombante, quinze lieues au moins lesséparaient de Mathéus. La direction qu’ils avaient suivie lesrapprochait des provinces où le poids des armes suédoises sefaisait sentir ; on n’avait plus grand-chose à redouter dumaître de Rabennest.

– Il faudrait peut-être savoir ce qu’estdevenu le roi Gustave-Adolphe, dit alors Armand-Louis.

Chemin faisant, ils avaient rencontré deschaumières en ruines et des hameaux en cendres ; çà et là, desmoissons hachées par le passage de la cavalerie, des arbres coupés,des vergers détruits, des coins de terre fraîchement remués, et,dans les fossés, des cadavres de chevaux à demi rongés. Il étaitclair que de nombreuses troupes de gens de guerre s’étaientheurtées dans ces campagnes. Il ne fallait pas s’exposer à tomberaux mains des Impériaux. Les escadrons croates avaient parfois desmoyens expéditifs de se débarrasser des prisonniers.

Les paysans et les hôteliers que Magnus etCarquefou interrogèrent leur apprirent effectivement que denombreux combats avaient eu lieu dans les environs ; partoutl’avantage était resté aux Suédois, mais la guerre sérieusecommençait à peine. Depuis le sac de Magdebourg, les deux arméesbelligérantes manœuvraient pour se rencontrer. Le comte de Tillyn’avait pas moins de hâte d’offrir la bataille au roi de Suède queGustave-Adolphe ne montrait d’empressement à l’attendre. Seulement,si le désir était le même, la prudence était égale. Aucun des deuxgénéraux ne voulait rien donner au hasard. L’un avait une vieilleréputation à conserver et ne voulait pas exposer une armée quijusqu’alors n’avait connu que des victoires, à la honte de subirune défaite ; l’autre, précédé d’une renommée déjà brillante,s’entourait de précautions nouvelles au moment de se mesurer contrele capitaine le plus expérimenté de l’Europe. Tous deux sentaientque de cette première bataille dépendait peut-être le sort de laguerre et par contrecoup de l’Allemagne. Cependant chaque jourleurs drapeaux se rapprochaient ; le cercle dans lequel ilsmanœuvraient allait se rétrécissant ; les escarmouchesdevenaient de plus en plus fréquentes : tout faisait présagerque le choc ne tarderait pas à ébranler un coin de la province.

– Eh ! eh ! ne manquons pas lebal ! dit Renaud enthousiasmé.

Grâce aux renseignements qu’ils obtinrent dessoldats et des déserteurs qu’ils rencontraient incessamment, ilspurent savoir d’une manière à peu près exacte le point vers lequelil fallait diriger leur course pour éviter les Impériaux etrencontrer les Suédois. Ce n’était pas chose facile, au milieu desbandes de Hongrois et de Croates qui ravageaient la campagne et queleurs caprices ou la pensée d’une proie plus riche portaient çà etlà, comme un coup de vent chasse ou ramène des nuées desauterelles.

On n’entendait plus parler de Mathéus Orlscoppet Carquefou, mis en gaieté par le voyage, répétait sa fameusechanson :

À la branche d’un chêne

On pendra le coquin…

lorsqu’un matin le vent léger qui suit lanaissance du jour leur apporta l’écho d’un bruit formidable quigrondait au loin.

– Le canon ! dit Renaud.

Tous s’arrêtèrent. C’était bien lecanon ; on entendait dans l’espace le roulement desdétonations qui se succédaient sans relâche.

Carquefou montra de la main de grands nuagesde vapeurs blanches qui voilaient un pan de l’horizon.

– Là ! dit-il.

Magnus colla son oreille contre laterre ; elle tremblait.

– Ce n’est pas une escarmouche, ni mêmeun combat, c’est une bataille, dit-il.

L’éclair de la joie brillait dans les yeux deM. de la Guerche et de Renaud ; déjà celui-citourmentait la garde de son épée, qu’il tirait du fourreau parpetites secousses.

Magnus se tourna du côté de Rudiger :

– La route est libre ! dit-il ;tu as été brave et loyal ; si tu viens avec nous, cette mainqui a serré la tienne ne t’abandonnera jamais ; si tu poussesailleurs, bonne chance ! Mais, tu étais avec les Impériaux, etje t’avertis que nous crions : « ViveGustave-Adolphe ! »

– Je suis polonais ! Où l’on se bat,je me bats ! Marchez, je suis à vous ! répondit lereître, qui, d’une main fiévreuse rassembla les guides de soncheval.

Le canon grondait toujours.

– Au canon ! cria Renaud.

Et les cinq cavaliers partirent comme lafoudre.

Comme ils tournaient la crête d’une colline,sur laquelle ils galopaient, un si magnifique spectacle frappaleurs yeux, que d’un commun accord ils retinrent leurs chevaux.

– Par sainte Estocade, ma patronne, quec’est beau ! dit M. de Chaufontaine.

Au pied de la colline, dans la plaine, lesdeux armées étaient en présence. Les régiments se heurtaient defront, l’artillerie tonnait. Aux couleurs des étendards, lesspectateurs reconnurent que les troupes impériales occupaient leflanc de la hauteur, et que les bataillons suédois avaientl’offensive. Un homme vêtu d’un pourpoint de satin vert sous unecuirasse d’acier, et portant au front une plume écarlate que levent fouettait, était à cheval au sommet d’un monticule ; desgroupes d’officiers l’entouraient.

– Le comte de Tilly ! ditMagnus.

De temps à autre, le comte de Tilly faisait unsigne de la main, un aide de camp partait ventre à terre, et lecomte de Tilly observait de nouveau les ondulations de labataille.

Les Impériaux avaient l’avantage de laposition, les Suédois et les Saxons, leurs alliés, la supérioritéde l’élan ; le feu de l’artillerie, placée à mi-côte, ne lesarrêtait pas, et telle était la furie de leur attaque, qu’ilfallait, à chaque retour offensif, que de nouveaux régimentsdescendissent la colline pour leur faire face.

Une de leurs ailes cependant venait deplier ; on voyait les rangs confondus, la terre jonchée demorts, des fuyards sans nombre débandés dans la campagne, et lesescadrons qui mettaient au loin un campement au pillage.

De grands cris de joie s’élevèrent du milieudes bandes impériales.

– Voilà les Saxons rompus ! ditMagnus.

Mais, au centre de la bataille, une trouped’élite venait de s’élancer avec une telle intrépidité, que,renversant tout devant elle, on la vit monter les premières rampesde l’escarpement ; l’armée impériale en désordre reculait.

– Le régiment bleu ! le régimentjaune ! C’est le roi ! cria Magnus.

Le comte de Tilly fit un signe de la main, unofficier partit au galop, et lui-même se jeta en avant, de toute lavitesse de son cheval.

Au même instant un corps de cavalerie quedérobait un pli de terrain entra en scène et descendit à larencontre des Suédois. Le soleil étincelait sur leurs cuirasses, uncliquetis de fer les accompagnait : hommes et chevauxpassaient comme un torrent de feu.

– Les cuirassiers de Pappenheim !dit Magnus.

Un moment après, Impériaux et Suédoisdisparaissaient dans la fumée.

Non loin des cinq cavaliers, spectateursimmobiles de ce drame sanglant, l’artillerie autrichienne faisaitpleuvoir une grêle de fer sur les régiments décimés du roi ;mais, autour de cette artillerie, il n’y avait plus alors nireîtres, ni lansquenets, ni cuirassiers, ni dragons, nimousquetaires.

– En avant ! cria M. de laGuerche, dont le visage parut tout à coup rayonnant.

Ce cri tira Renaud de son admiration et de sonsilence.

– Eh oui ! en avant !répéta-t-il.

Et il lança son cheval à la poursuited’Armand-Louis, qui déjà descendait la colline.

Magnus, Rudiger et Carquefou traversèrent àleur suite le cercle de feu où venaient de se heurter lescuirassiers de Pappenheim et les régiments du roi. Où la mêléeétait la plus épaisse, ils reconnurent Gustave-Adolphe. Un élanplus terrible les porta auprès de lui. Les balles et les bouletspassaient et trouaient les bataillons : c’était une horribleconfusion d’hommes et de chevaux. Comme une muraille de fer, lescuirassiers de Pappenheim fermaient la route aux Suédois, briséspar leurs charges successives. Avant même d’arriver sur le champ decarnage, les réserves appelées par Gustave-Adolphe étaientfoudroyées par le torrent de projectiles que les batteriesimpériales vomissaient coup sur coup.

Le roi, qui redoublait d’efforts et se portaitaux endroits les plus périlleux, sentait que la victoire allait luiéchapper. Autour de lui, les cadavres s’amoncelaient ; quandil chargeait, les rangs s’ouvraient comme tombe une muraille sousle choc d’un bélier ; lui passé, les rangs se reformaient, etla lutte gardait la même violence et la même incertitude.

– Ah ! canons maudits ! s’écriale roi ; s’ils ne cessent pas de tirer, ils me coûterontl’honneur et la vie !

Et il lança son cheval dans la direction desbatteries.

Armand-Louis, tout couvert de sang, parut àcôté de Gustave-Adolphe tout à coup.

– Sire ! donnez-moi cinq centscavaliers, et ces canons sont à nous, dit-il.

Le duc de Lauenbourg, qui était auprès deGustave-Adolphe, tressaillit.

– Quelle folie ! s’écria-t-il ;pendant qu’on le peut faire encore, battons en retraite. Monterlà-haut, c’est impossible !

– Sire ! cinq cents hommes, et jeréponds de tout ! reprit Armand-Louis ; mais les instantssont comptés ! hâtez-vous.

Gustave-Adolphe appela Arnold de Brahé, quivenait d’enfoncer son épée dans la gorge d’un cuirassier.

– Qu’on obéisse à M. de laGuerche comme à moi-même. Allez, dit-il.

– Sire, merci ! Tenez là un quartd’heure seulement, et vous aurez de mes nouvelles ! s’écriaM. de la Guerche, qui poussa son cheval hors de lamêlée.

– Tenir ! je mourrai là avant dereculer ! dit le roi.

M. de la Guerche eut bientôt ramasséquelques centaines de cavaliers ; quand un capitaine hésitaità le suivre : « Ordre du roi ! » disait Arnoldde Brahé, et l’on se rangeait derrière lui. L’escadron deshuguenots français faisait rage non loin de là.

– Parbleu ! dit Renaud, voilà noscompatriotes… je vais te les amener !

Il partit comme une flèche et les rejoignit enpassant à travers tout. À la clameur qui s’éleva tout à coup, oncomprit que les soldats de La Rochelle venaient de lereconnaître.

– Voilà nos amis, dit Renaud, qui reparutà la tête des huguenots.

À la vue d’Armand-Louis, les dragonspoussèrent mille cris de joie.

– En bataille ! messieurs, ditM. de la Guerche, qui les mit au premier rang.

Voyant alors qu’il avait à peu près le nombred’hommes qu’il voulait, il longea les lignes de l’armée suédoise,les tourna bientôt, et, trouvant une issue libre, montra du bout deson épée l’artillerie impériale qui se couronnait de feux.

– Aux batteries, à présent ! dit-ild’une voix tonnante.

– Aux batteries ! répétèrent Renaudet Magnus, qui comprirent tout.

– Si nous en revenons, ce sera unmiracle ! murmura Carquefou.

Et, tête baissée, il se jeta en avant.

Les huguenots et les Suédois arrivèrent surles canons avec la rapidité d’une avalanche ; quelquesfantassins qui se trouvaient mêlés aux artilleurs essayèrent derésister ; ils furent sabrés sur les pièces, et les batteriestout entières tombèrent en un instant au pouvoir desassaillants.

Une partie des cavaliers, imitant alorsl’exemple de M. de la Guerche et d’Arnold de Brahé, mitpied à terre et pointa les canons sur l’armée impériale.

En un instant, Magnus, Carquefou, Rudiger, quise multipliaient, et vingt gentilshommes exaltés par l’instinct dela guerre, eurent chargé les pièces qu’ils venaient deconquérir.

– Feu ! dit Armand-Louis.

Un tonnerre lui répondit, et quarante bouletsportèrent la mort dans les rangs autrichiens.

Quelques hommes, coupés en deux, venaient detomber autour du comte de Tilly ; étonné, il leva les yeuxderrière lui.

À la vue des uniformes suédois, il pâlit.

– Ah ! vaincu ! dit-il.

Le roi venait aussi de reconnaître le drapeaudes dragons de la Guerche planté sur les batteries ; devantlui des rangs entiers de cuirassiers tombaient comme des épismûrs ; ses bandes, rassemblées autour de son épée, lesuivirent dans un suprême élan. La cavalerie de Pappenheimcéda.

Mais on avait affaire à deux hommes qui nerenonçaient pas à la victoire aisément. Ils redoublèrent d’efforts,et, ralliant autour d’eux les débris de leurs régiments épars, ilstentèrent de rétablir la bataille. Tout ce que le courage peutentreprendre, tout ce que l’expérience la plus consommée peutconseiller, ils l’essayèrent avec une égale ardeur, une égaleténacité. Mais le souffle du triomphe enflammait l’armée suédoiseet la poussait en avant. Quelques escadrons réunis autour du comtede Pappenheim, quelques vieux régiments enchaînés par ladiscipline, résistaient seuls et obéissaient encore à la voix ducomte de Tilly.

– Regarde-le ! disait Renaud àM. de la Guerche en lui montrant le grand maréchal del’empire, qui, debout sur ses étriers, renversait tous les soldatsqui l’approchaient.

Armand-Louis et M. de Chaufontainene pouvaient s’empêcher d’admirer ce vaillant homme deguerre ; il se montrait supérieur à la mauvaise fortune etsavait à la fois commander et frapper.

– Ah ! puisse-t-il ne pas tomberici, celui qu’on a si bien surnommé le Soldat ! reprit Renaud,et puissé-je un jour le rencontrer face à face. Vois, c’est unlion ! rien ne peut l’abattre, rien ne peut l’arrêter.

– Eh bien ! s’écriaM. de la Guerche, puisque M. le comte de Pappenheimne peut monter jusqu’à nous, courons jusqu’à lui.

– Courons ! dirent leshuguenots.

Un flot d’assaillants l’avait séparé du comtede Tilly, et, comme un sanglier harcelé par une meute, le grandmaréchal gagnait les bois voisins, où ce qui restait de samagnifique cavalerie disparut avec lui avant que Renaud pûtl’atteindre.

L’armée du comte de Tilly, cette armée qu’onappelait l’invincible, était écrasée, anéantie. Lui seul tenaitencore et s’obstinait à espérer qu’un hasard lui rendrait lavictoire si longtemps fidèle à ses drapeaux ; mais l’heurevint enfin où il dut céder à la voix de quelques officiers groupésautour de lui et que l’horreur d’une déroute n’avait pu disperser.Lorsque le vieux capitaine se décida à quitter le champ debataille, où achevait de disparaître sa fortune militaire, la nuits’approchait, et il ne lui était déjà plus facile d’échapper auxvainqueurs. Poursuivi sans relâche, blessé quatre fois, affaiblipar la perte du sang, le comte de Tilly semblait ne pouvoir plus sesoustraire aux mains des Suédois acharnés à l’atteindre. Sonescorte, à toute minute diminuée par le fer et le feu, étaitréduite à quelques hommes. À deux lieues du champ de bataille, lapoursuite durait encore. Déjà un officier des gardes finlandaises,l’épée haute, abordait le vaincu et levait la main pour le saisirpar la ceinture.

Le capitaine Jacobus, morne et livide, lesmains rouges de sang, le feutre et la casaque troués en vingtendroits, plus furieux que harassé, marchait sur le flanc del’escorte. D’un coup de pistolet, il cassa la tête de l’officierfinlandais, et faisant monter le vieux général sur le cheval dumort :

– Et qui donc résisterait au roiGustave-Adolphe, si le comte de Tilly tombait ? dit-il.

– Merci ! dit l’homme deMagdebourg.

Et, piquant de ses éperons le flanc du chevalsuédois, il gagna la forêt, où le comte de Pappenheim ralliait lesdébris de ses régiments.

Un instant le capitaine Jacobus s’était arrêtépour laisser souffler le vigoureux cheval qu’il avait ramassé dansla plaine. Ses yeux se portèrent vers les hauteurs, couronnéesalors par l’armée suédoise.

– Tu triomphes, Gustave-Adolphe,s’écria-t-il, mais, patience, la guerre n’est pas finie, et nousnous reverrons !

Un grand cri retentit soudain etl’interrompit. C’était M. de la Guerche qui venait de lereconnaître et fondait sur lui, suivi de Magnus.

On se souvient que M. de la Guercheet Renaud s’étaient jetés à la rencontre deM. de Pappenheim ; mais, séparés l’un de l’autretout à coup par des hommes bardés de fer, ils avaient poussé leurpointe au hasard dans la mêlée, l’un s’efforçant d’atteindre legrand maréchal, l’autre le comte de Tilly.

M. de la Guerche traversait laplaine après une course inutile, lorsqu’il aperçut le capitaineJacobus. Brandir l’épée et galoper sur lui, ce fut l’affaire d’uneminute ; mais le capitaine Jacobus tourna bride sansl’attendre. S’exposer à perdre la vie quand le roi de Suède vivait,c’était ce qu’il ne voulait pas. Mieux monté, il parvint rapidementjusqu’à la lisière du bois et s’y enfonça.

Magnus saisit par la bride le cheval queM. de la Guerche s’efforçait de pousser plus loin.

– Halte-là ! dit-il, le coquinn’aura pas toujours la bonne fortune de trouver une forêt devantlui.

Comme il revenait à pas lents, des cris dedétresse frappèrent son oreille. Il regarda dans la direction d’oùpartaient ces cris, et aperçut au milieu d’une bande de cavaliers,près d’une chaumière en flammes, une femme renversée et une jeunefille qui se débattait.

– Parbleu ! repritM. de la Guerche, voilà des misérables qui payeront pourle capitaine Jacobus !

Et il lança son cheval au galop.

– C’est imprudent, lui cria Magnus qui lesuivait, ils sont une douzaine, nous sommes deux, et voici l’heureoù les soldats les meilleurs se changent quelquefois enpillards.

Magnus, qui regardait autour de lui, ne voyaitdans la plaine que des chevaux errants, quelques cadavres çà et làet au loin un voile de fumée.

« Voilà une vilaine aventure »,pensait-il en courant toujours.

Déjà l’un des cavaliers venait de saisir parle bras la pauvre fille, qui se cramponnait au corps de la femmecouchée par terre, la tête fendue d’un coup de sabre, et lachargeait sur son cheval, lorsque M. de la Guerche luiabattit la main d’un revers de son épée.

– Hors d’ici, coquin !cria-t-il.

La jeune fille courut à lui.

– Ah ! sauvez-moi ! Ils ont tuéma mère ! dit-elle.

Ses cheveux en désordre lui couvraient levisage ; le sang coulait sur ses joues. D’un bond,Armand-Louis se jeta devant elle.

– Gare à qui la touche !reprit-il.

Mais déjà les cavaliers s’étaient comptés.

– Tuer un soldat pour unebohémienne ! Mort à l’officier ! cria l’un d’eux.

Sa voix retentissait encore que déjà Baliverneentrait dans sa gorge.

– Tais-toi, bavard ! réponditMagnus.

Et tout bas il ajouta :

– Sotte affaire !… Ils ont toujoursl’avantage du nombre !

Mais l’audace de ces deux hommes, leur fièreattitude, la rapidité de leurs coups, avaient déconcerté lescavaliers. Ils hésitaient et se consultaient.

– Cependant on ne peut pas s’en allerd’ici sans butin, reprit l’un d’eux.

– Voyons, rendez-nous la jeune fille etpassez votre chemin, poursuivit un autre.

– Venez donc la prendre ! criaM. de la Guerche.

Et chargeant le cavalier qui venait de parler,il le faisait rouler par terre, la poitrine traversée d’outre enoutre.

Les pillards poussèrent un cri de rage, et, seserrant les uns contre les autres, levèrent leurs sabres.

« Voilà que ça va se gâter…, pensaMagnus, et tout cela pour une bohémienne ! »

En ce moment, Renaud et Carquefou suivis dequatre ou cinq dragons parurent dans la plaine. Ils venaient deperdre les traces du comte de Pappenheim. Renaud, à qui le dépitfaisait pousser des sourdes exclamations, aperçutM. de la Guerche.

– Eh ! eh ! dit-il, on causepar là-bas !

Son cheval partit ventre à terre ; maisles maraudeurs, qui venaient aussi de l’apercevoir, changèrentsubitement de tactique ; leur attaque se transforma endéroute, et on les vit disparaître comme une volée de pigeons àl’approche d’un épervier.

La bohémienne s’était jetée sur le corps de samère, qu’elle embrassait en pleurant.

– Ah ! monsieur, elle respire !dit-elle en relevant sa tête trempée de larmes.

Armand-Louis, ému de pitié, fit mettre lapauvre femme blessée sur un cheval ; elle avait encore unreste de vie, mais le sang coulait à flot de sa blessure.

– Tout ce qu’on pourra faire pour elle,nous le ferons, dit-il.

La jeune bohémienne colla ses lèvres aux mainsde M. de la Guerche, puis levant sur lui ses yeuxnoirs :

– Dites-moi votre nom, je ne l’oublieraijamais, dit-elle ; moi, je m’appelle Yerta.

Chemin faisant, Yerta raconta qu’elleappartenait à une tribu de bohémiens qui suivaient l’armée du comtede Tilly et faisaient commerce de chevaux. Au moment où la bataillefinissait, la pauvre fille s’était trouvée avec sa mère et deuxhommes de leur tribu sur la lisière d’un champ. Une troupe decavaliers les avait entourés tout à coup ; les deux hommess’étaient sauvés ; sa mère, la voyant saisie par l’un desmaraudeurs, s’était jetée en avant pour la défendre ; un coupde sabre l’avait étendue par terre.

– Un chrétien est venu et a sauvé lapauvre Yerta… À présent, ma vie est à vous, ajouta-t-elle d’unevoix douce.

On plaça la bohémienne mourante dans une tentevoisine de celle d’Armand-Louis, et Magnus eut ordre de veiller àce que rien ne lui manquât. Cela fait, M. de la Guerchechercha le roi.

Des torrents de lumières éclairaient le bivacde l’armée triomphante. Partout des torches, partout des flammes.Le roi Gustave-Adolphe, précédé, suivi, accompagné par lesacclamations de vingt mille soldats, venait de visiter le champ debataille, où, par ses soins, tous les blessés avaient étérecueillis. Il rencontra M. de la Guerche qui marchait àla tête de ses dragons. Leurs habits à tous portaient les traces ducombat.

Gustave-Adolphe courut à leur chef, etl’embrassant :

– Colonel, dit-il, après Dieu, c’est àvous que je dois la victoire !

Un cri de joie immense salua le roi et lejeune colonel qui marchait près de lui.

– Ah ! murmura M. de laGuerche, pourquoi Adrienne n’est-elle pas ici !

Quand il entra au quartier des dragons, iltrouva Yerta qui pleurait sur le corps de sa mère.

Elle se leva et de nouveau embrassa sesmains.

– Elle est morte, et je suis seule, ditla bohémienne.

Toute la nuit elle resta accroupie dans latente où reposait sa mère ; elle chantait à voix basse etpleurait. Sa voix était si plaintive, son chant si désolé, queMagnus en avait le cœur gros.

Au point du jour, deux hommes de la tribu àlaquelle appartenait Yerta se glissèrent dans le camp, entourèrentle corps de la bohémienne d’un manteau, et l’ensevelirent dans unendroit écarté ; après quoi ils s’éloignèrent furtivementcomme des oiseaux de nuit.

Deux ou trois fois dans la journée, on vitYerta rôder autour de la tente de M. de la Guerche ;elle le suivait des yeux quand il passait, et il s’arrêtait devantelle ; Yerta tremblait tout à coup, et son visage se couvraitde larmes. Quand il ne la voyait pas, elle prenait le bas de sonmanteau et le portait à ses lèvres.

Une fois, étant seule, elle s’introduisit dansla tente d’Armand-Louis, guetta un instant, regarda bien tout, vitdans un coin un gant qu’il avait porté la veille et s’en emparavivement ; puis ses regards tombèrent sur un médaillonsuspendu entre deux épées contre le mât qui soutenait sa tente.Elle s’en saisit avec une sorte de mouvement félin, fit jouer leressort du couvercle d’or, et vit un portrait de femme. Yertadevint pâle et s’assit sur un coffre. Elle l’examina longtemps,presque inanimée, puis le replaça entre les deux épées, rejeta legant et se sauva.

Le soir elle avait disparu.

Lorsque M. de la Guerche demanda àMagnus ce qu’était devenue Yerta, Magnus lui montra un oiseau quivoletait de branche en branche sur un arbre voisin.

– Où va cet oiseau ? dit-il.

Chapitre 14LES ROUERIES D’UNE FILLE D’ÈVE

Laissonspour quelque temps M. de la Guerche etM. de Chaufontaine à la cour du roi Gustave-Adolphe, oùla guerre ne leur permettra pas des loisirs bien longs, etretournons de quelques pas en arrière auprès deMme d’Igomer, que nous avons perdue de vue depuisque l’audace de Magnus a tiré de ses mainsMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, au moment où, triomphante,elle les conduisait au couvent de Saint-Rupert.

On se souvient que Jean de Werth, pour obéirau désir exprimé par la baronne, s’était chargé de la mener enpersonne à Prague, où le feld-maréchal Wallenstein avait fixé sarésidence. L’échec qu’elle venait de subir dans le pavillon où elleavait passé une nuit ne changea pas sa résolution, et, dès lelendemain, elle partit pour la Bohême ; mais, escortée par lesgens du baron, elle laissa le général des troupes bavaroises devantMagdebourg. Elle était sûre de lui et voulait qu’un complice nonmoins ardent et non moins obstiné dans sa haine veillât autour dela ville où les deux cousines avaient si fatalement trouvé unrefuge.

Pour les desseins qui mûrissaient dans cettetête en fermentation, il fallait à Mme d’Igomer unappui tout-puissant. Si elle ne devait plus entrer dans ce palaisvers lequel elle dirigeait ses pas avec une impatience fiévreuse,vengée enfin et tout enorgueillie de son triomphe ; et si aucontraire, elle y apparaissait vaincue et déchirée par sa défaite,elle nourrissait l’espoir de tirer un parti meilleur de cetteinfortune.

Elle poursuivait alors un double but :perdre sa rivale d’abord ; puis, sevrée du seul amour qui eûtfait battre son cœur, montrer à Renaud, par l’éclat de latoute-puissance à laquelle prétendait son ambition, ce qu’elleétait et ce qu’elle avait voulu lui sacrifier.

« Alors il me connaîtra, pensait-elle, etalors peut-être il me regrettera ; je ne sais pas si je seraiheureuse, mais du moins il ne sera pas heureux nonplus !… »

Chemin faisant, elle arrangea son thème et seprépara à ce rôle de victime qu’elle voulait jouer.

L’homme que l’empereur Ferdinand avait crééduc de Friedland en récompense des services rendus à la Maison deHabsbourg, occupait alors à Prague une position dont l’éclat ne lecédait pas même à la grandeur souveraine de son maître. Il avaitune réputation militaire égale à celle du comte de Tilly, un fasteet des richesses qui l’emportaient sur tout ce qu’on avait vujusqu’alors. En disgrâce depuis quelque temps, il avait, dans laretraite qu’il s’était choisie au milieu de ses domaines, une Courqu’un roi puissant eût enviée. Autour de lui se pressait tout unpeuple d’officiers dévoués à sa fortune et que sa main prodigueentretenait magnifiquement ; il avait soixante pages etcinquante gardes attachés à sa maison.

Les plus grands seigneurs se faisaient unejoie d’être admis dans ce palais féerique auquel six vastesportiques conduisaient ; les gentilshommes des meilleuresmaisons ambitionnaient l’honneur de la servir. Ses trésorssuffisaient à tout, et, dans cette solitude royale sur laquellel’Allemagne avait les yeux, son indomptable ambition méditait denouvelles grandeurs.

Il n’était pas dans tout l’empire, des bordsde l’Elbe au Rhin, de la mer Baltique aux montagnes du Tyrol, unsoldat qui ne le connût, un chef d’armée qui ne le respectât ou nele craignît. Son nom était un drapeau ; à son appel, iln’était pas un homme sachant manier l’épée ou le mousquet qui nefût aise d’entreprendre sous ses ordres une nouvelle campagne, etne fût dès lors assuré de vaincre. Il avait le grand art derécompenser largement quiconque le servait. On l’avait vuimproviser en quelque sorte des armées, et, tout à coup, surgir àla tête de régiments nombreux d’une province dévastée où, la veilleencore, on ne rencontrait que des fuyards.

Il avait des chambellans et des majordomes,ses grands officiers et ses ambassadeurs comme l’empereur avait lessiens. On traitait avec lui comme avec une tête couronnée.Disgracié par l’effroi du maître, qui le redoutait, il n’était pasabattu ; un revers des armes impériales pouvait lui rendre latoute-puissance militaire. Or, la baronne d’Igomer avait assisté àtrop d’événements depuis un petit nombre d’années pour ne passavoir que la guerre a ses caprices. Elle ignorait d’où viendraitle coup de foudre qui ferait remonter Wallenstein au pinacle, maiselle avait la conviction qu’il éclaterait. Il fallait doncs’assurer de lui avant qu’il fût le maître.

La baronne n’avait pas oublié qu’autrefois, àVienne, et un soir de fête, le premier lieutenant de l’empereurl’avait regardée avec des yeux que ses familiers ne lui avaientjamais vus pour personne. Il lui avait parlé, et cette voix dure,qui faisait trembler tout le monde, s’était attendrie ; cevisage austère et jaune s’était coloré. Quelque chose avait battudans la poitrine du farouche général qu’il n’était pas accoutumé ày sentir. À cette époque, Mme d’Igomer, mariéedepuis peu de jours, était dans tout l’éclat de sonprintemps ; mais elle était femme déjà par l’esprit, et aucundétail de cette nuit ne lui avait échappé. Quel plus éclatanttriomphe pour sa jeune vanité ! Mais, ramenée par lesévénements vers ce souvenir d’un jour, quelle indignationn’éprouvait-elle pas contre elle-même, d’avoir cédé à l’amour quelui inspirait un pauvre gentilhomme, presque un aventurier, lorsqued’un signe elle eût pu voir tomber à ses pieds le maître del’Allemagne ! Désespérée et toute saignante encore desblessures qu’il avait faites à un cœur étonné de s’être donné,Mme d’Igomer voulut savoir si sa beauté rayonnanteexercerait encore sur Wallenstein le charme et la séduction quidevaient servir ses desseins nouveaux.

Dès son arrivée à Prague, son premier soin futde lui rendre visite.

Avec quel art ne sut-elle pas l’aborder !Comme elle s’inclina sur la main puissante que le duc lui tendait.Avec quelles inflexions de voix douces et suppliantes ne luiapprit-elle pas qu’elle était veuve, isolée, presque sansdéfense ! Au milieu de l’abandon qui l’entourait, désoléecomme une fauvette dont le nid vient d’être emporté par l’orage,elle s’était souvenue de l’illustre et tout-puissant Wallenstein,l’orgueil de l’Allemagne. Le guerrier terrible et magnanime luiavait parlé avec bonté autrefois, elle s’en était souvenue, et sonpremier élan l’avait poussée vers lui. De cruelles inimitiés lapoursuivaient ; elle avait laissé bien des rancunes à la courdu roi de Suède, où de tristes jours l’avaient enchaînée ;mais si sa présence pouvait susciter quelque danger contre l’hommeque tout l’empire admirait, elle était prête à fuir et à déroberles dernières années qui lui restaient à vivre dans l’ombre glacéed’un couvent.

Deux larmes tombaient de ses yeux et roulaientcomme des perles sur ses joues roses. Wallenstein la releva.

– Entrez, madame, dit-il, ce palais est àvous.

C’était un premier succès.Mme d’Igomer se réservait d’en obtenir d’autres.Bientôt elle sut intéresser le duc de Friedland à des malheursimaginaires qui lui donnaient l’occasion de verser des larmes dontsa beauté se parait ; la pitié se mêla au sentiment spontanéde séduction dont son hôte subissait l’empire, et un long temps nes’écoula pas sans que chambellans et majordomes, écuyers et pages,tout un peuple de gentilshommes et de capitaines n’apprît à compteravec le nouvel astre qui brillait sur Prague.

Parmi toutes les personnes qui composaientl’entourage de Wallenstein, une seule était vraiment àredouter : c’était l’Italien Seni, qui consultait les astresau profit du feld-maréchal ; mais Thécla perça du premier coupd’œil l’homme à qui elle avait affaire. Elle manda un soirl’astrologue chez elle, et, lui montrant sur un meuble un écrin oùresplendissait un joyau de prix suspendu à une chaîned’or :

– Voilà un tribut que mon sexe paye àvotre science, dit-elle ? j’ose espérer qu’elle ne me sera pasdéfavorable et que les planètes soumises à vos lois m’accorderontune part de l’amitié que je vous demande.

L’astrologue ne pouvait pas se méprendre à lasignification du sourire qui accompagnait ces paroles et du regardque la baronne lui jeta.

– Qu’avez-vous à craindre des planètesqui me confient leurs secrets ? répondit Seni. Vous ne brillezpas moins que Vénus, et les étoiles sont vos sœurs.

– Voilà ce qu’il faudra dire quelquefoisà S. A. le duc de Friedland ; je ne manquerai pas de luijurer que vous ne vous trompez jamais.

Le soir même, la conjonction de Mars et deJupiter démontrait au feld-maréchal Wallenstein que l’arrivée deMme d’Igomer à Prague était d’un bon augure ;les astres s’en réjouissaient.

Les intelligences queMme d’Igomer avait conservées dans l’armée du comtede Tilly lui firent connaître, avant tout le monde, la prise deMagdebourg. Ce n’était rien pour elle ; mais ce qui luiimportait, c’était que Mlle de Pardaillan,qu’elle savait dans la ville assiégée, n’eût point réussi às’évader. Un courrier expédié par le baron Jean de Werth le soirmême de la catastrophe la rassura. Il fallait à présent arracher lacaptive aux mains du comte de Pappenheim, et la faire diriger surPrague, où elle-même aurait toute liberté d’en disposer à songré ; mais, pour arriver à un tel résultat, il fallait yintéresser M. de Pappenheim lui-même.

Le plan de Mme d’Igomer futpromptement conçu. Elle se présenta un matin chez le duc deFriedland, le visage baigné de larmes.

– Quelle horrible nouvelle n’ai-je pasapprise ! dit-elle en tombant à ses genoux ; je ne melèverai de cette place que lorsque vous aurez juré de m’accorderles grâces que je vous demande.

– Qu’est-ce ? Ne commandez-vous pasici ? dit Wallenstein, qui la fit asseoir près de lui.

– Magdebourg est pris !

– Eh bien, n’était-ce pas une villerebelle ? Les armes de l’empereur l’ont châtiée.

– Ah ! vous ne savez pas ! Deuxpersonnes de qualité, deux jeunes filles qui me sont alliées parles liens du sang, sont tombées au pouvoir du comte de Pappenheim.Le comte de Tilly, qui connaît leur nom, leur fortune, les réclame.Vers quelle forteresse va-t-on les diriger ? À quel traitementindigne seront-elles exposées ? Malgré les souffrances quej’ai éprouvées en Suède, je ne peux pas oublier que j’ai dormi sousleur toit, auprès d’elles.

– Généreuse Thécla, toujours bonne etdévouée !

– Obtenez du comte de Tilly queMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny vous soient remises, quevotre palais leur serve de prison. Si c’est de l’or qu’il veut,l’or n’a jamais rien coûté à vos mains magnanimes. Ici, jeveillerai sur elles. Bien plus, je sauverai leurs âmes : siDieu le veut, je les arracherai aux ténèbres de l’hérésie ; etj’acquitterai ainsi la dette de mon cœur.

– Que désirez-vous que je fasse,Thécla ? Faut-il que j’envoie un de mes officiers au comte deTilly ? Il me connaît, je réponds de son consentement.

– Et qui résisterait aux désirs expriméspar le prince de Wallenstein ? Mais faites plus encore :permettez-moi de partir moi-même. J’irai au-devant deM. de Pappenheim, et, quand les deux pauvres captives meverront, elles se croiront sauvées. Ah ! puissé-je alorsramener ces âmes égarées dans le giron de notre sainteÉglise !

– Mais, dit Wallenstein, ce voyage quevous allez entreprendre ne vous retiendra-t-il pas longtemps loinde moi ? Vous allez voir face à face un homme tout chargé deslauriers de la victoire ; et que suis-je, moi, sinon un soldatqu’on oublie ?

– Vous êtes le duc de Friedland, celuiqui a toujours vaincu, celui que les astres protègent. Wallensteina daigné abaisser ses regards jusqu’à moi, et Wallenstein pense queje pourrai me laisser éblouir par quelqu’un qui ne serait paslui ! Ah ! que n’est-il pauvre, abandonné, malheureux,trahi des hommes comme il l’est de son empereur, et il connaîtraitjusqu’où va mon dévouement !

Le duc attira la tête de Thécla sur soncœur.

« Ah ! pensa-t-elle, c’étaitautrefois Renaud qui me pressait ainsi dans sesbras ! »

Mme d’Igomer partit. Elleavait tout ensemble une lettre signée du nom redoutable deWallenstein et une escorte d’honneur.

La lettre, qui était pour le comte de Tilly,faisait connaître au vainqueur de Magdebourg le désir qu’avait leduc de Friedland d’appeler à PragueMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny, parentes deMme d’Igomer, grande maîtresse de son palais. Degrands présents accompagnaient cette lettre, queMme d’Igomer ne remit pas sans toucher un mot de larançon, dont une bonne part reviendrait à celui qui avait le pluslarge droit au butin. Le comte de Tilly céda, et il ne fut plusquestion que de rejoindre M. de Pappenheim, qui avaitpris les devants.

– Il s’obstine à vouloir escorter lesdeux prisonnières en personne, dit le vieux général ; et ilest d’autant plus important, que, vous le voyez, sur la nouvelle dela prise de Magdebourg, l’empereur a nommé M. de Pappenheim aucommandement d’un corps de troupe qui doit agir dans la Saxe. Neperdez pas une minute.

Mme d’Igomer, munie denouvelles instructions, se concerta avec Jean de Werth.

– Je connais celui qu’on nomme le Soldat,dit le baron, il est homme à s’entêter dans sa folle résolution. Jevous demande un peu d’où lui viennent ces fumées dechevalerie ! Les deux captives sont perdues pour nous si vousne trouvez le défaut de la cuirasse.

– Il n’y a pas de cuirasse où il n’y enait un ! Fiez-vous donc à moi pour découvrir le sien. QueMlle de Souvigny arrive seulement à Prague, oùje règne, et je fais serment qu’elle sera à vous.

– Ma seule crainte est queM. de Pappenheim ne consente pas à la quitter, pas plusque Mlle de Pardaillan.

– La main sur la conscience, croyez-vousqu’il aime encore Adrienne ?

– Non. Le temps et l’absence ont dissipéce rêve d’un jour ; mais il sait que je l’aime, et il a promisà M. de la Guerche de veiller sur elle.

– Question d’honneur, alors ! Je laredoute moins qu’une question d’amour. Que j’allume seulement undésir dans cette âme passionnée, et j’en dirigerai la flamme ducôté où il me plaira de la tourner !

Jean de Werth sourit.

– Vous avez le don des miracles,dit-il.

– Non, mais je hais ! À présent,mettez-vous en mesure de me faire rencontrer le plus tôt possibleM. le comte de Pappenheim.

Grâce à une extrême diligence, Jean de Werthet Mme d’Igomer parvinrent à atteindreM. de Pappenheim dès la fin du second jour.

Une heure après, Thécla se faisait annoncerchez le général.

– Ah ! un commandement ! dit-ilen lisant les dépêches que Mlle d’Igomer venait delui remettre.

– L’empereur compte sur votredévouement.

– Il a le droit d’y compter, puisque leroi de Suède est en Allemagne. Mais vous ignorez peut-être ce queje fais ici ?

– Je n’ignore rien. Lisez.

Et, d’une main hardie, Thécla tendit au comteles lettres de Wallenstein et du comte de Tilly.

– À vousMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny ! reprit-il après qu’ileut jeté les yeux sur les deux lettres. Et ma parole ?

– Et votre intérêt ?

M. de Pappenheim etMme d’Igomer se regardèrent bien en face, les yeuxdans les yeux.

– Pas de grands mots, poursuivit Thécla,disons les choses comme elles sont. Il y a deux jeunes filles,l’une que vous avez aimée un jour…

– Ah ! vous savez ?

– Je me mêle de diplomatie, et undiplomate ne doit rien ignorer. Qu’elle aime M. de laGuerche, alors que Jean de Werth l’aime de son côté, c’est uneaffaire à régler entre Jean de Werth et M. de la Guerche.Vous n’avez à tirer l’épée ni pour l’un ni pour l’autre. Mais, àcôté de Mlle de Souvigny il y aMlle de Pardaillan, et c’est une chose àlaquelle vous n’avez pas assez pris garde.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire queMlle de Pardaillan, comtesse de Mummelsbergpar sa mère, est par conséquent presque Allemande, et que son comtérelève de la couronne d’Autriche, dont vous êtes l’un des plushéroïques serviteurs. Fille unique et unique héritière deM. le marquis de Pardaillan, un homme pour qui le Pactolecoule en Suède, elle est digne de flatter l’orgueil et de mériterl’amour des plus grands seigneurs de l’Allemagne. On sait des yeuxqui l’admirent et ne regardent qu’elle lorsque les deux cousinessont ensemble.

– Elle est charmante, en effet, murmuraM. de Pappenheim.

Thécla se rapprocha de lui.

– Croyez-vous que, prisonnière del’empereur Ferdinand, le maître de l’empire hésiterait à la donnerà celui qui l’a si vaillamment servi ? reprit-elle. Que dedomaines alors ajoutés aux domaines de Pappenheim ! Il estvrai que M. le marquis de Chaufontaine l’adore et queM. de Chaufontaine, m’a-t-on dit, a rencontréM. de Pappenheim à la Grande-Fortelle.

M. de Pappenheim se mordit leslèvres.

– Et cela crée des liens que rien ne peutdétruire, poursuivit Mme d’Igomer. Ne vous a-t-ilpas bravé ? Ne vous a-t-il pas fait subir le premier échecqu’ait éprouvé celui qu’on devait plus tard surnommer leSoldat ? Voilà ce qu’on peut appeler des titres ! Quandvous pensiez encore à Mlle de Souvigny,n’ai-je pas ouï dire que, dans un bourg, près de Malines,M. de Chaufontaine a bravement tué un homme à vous, unefine lame cependant ! Eh ! eh !M. de Chaufontaine a droit au respect du comte dePappenheim. Il vous a frappé ; courbez-vous !

– Madame ! criaM. de Pappenheim, pâle de fureur.

Mme d’Igomer ne baissa pas lesyeux.

La croix rouge venait d’apparaître sur lefront livide du grand maréchal ; mais, reculant d’un pas commes’il eût eu peur de son propre emportement :

– Madame, reprit-il, voilà des parolesqu’un homme ne m’aurait pas dites impunément. Vous êtes femme… jeles oublierai.

– Non, ne les oubliez pas ! repritMme d’Igomer avec force.

– Mais alors que voulez-vous que jefasse ?

– Ce que je ferais si j’avais l’honneurde me nommer Godefroy-Henri de Pappenheim.

– Ah ! parlez, parlezdonc !

– Un homme vous a offensé, un étranger,un ennemi de votre pays et de votre empereur ! Cet homme aimeune femme que le sort de la guerre a fait tomber entre vos mains,et vous me le demandez ! Trêve de vaines paroles. Êtes-vous deces écoliers que des scrupules enfantins conduisent, et voulez-vousgarder pour ce Français qui vous raille, et cela seulement parcequ’il est vaincu, l’un des plus beaux partis que l’Allemagne puisseoffrir à ses glorieux enfants ? Elle est là,Mlle de Pardaillan, et vous hésitez ?M’objecterez-vous la parole donnée à M. de laGuerche ? L’ordre du comte de Tilly est là qui vous dégage,et, d’ailleurs, que devez-vous àM. de Chaufontaine ? Est-ce de la reconnaissancepour ce récit que je lui ai entendu raconter vingt fois, de lafigure singulière que vous faisiez à la Grande-Fortelle, lorsquecinquante escopettes vous menaçaient de toutes parts ?

– Ah ! M. de Chaufontainevous a raconté…

M. de Pappenheim ne putachever ; le sang qui lui montait à la gorge l’étouffait.

– Que ne vous faites-vous le page deMlle de Pardaillan, pour la conduire à cetheureux rival ? Vous frémissez ? Le noble sang desPappenheim se réveillerait-il enfin ? La fortune a mis unefille de race entre vos mains, comme une colombe dans les serresd’un milan ; ne la rendez plus. Et ce sera une bonne œuvre,une pieuse action. Songez-y, la comtesse de Mummelsberg, qui adonné le jour à Mlle de Pardaillan, étaitcatholique ; vous ramènerez aux pieds des autels qu’elleoutrage la victime de l’hérésie ; une fortune pour vous, uneâme pour le Ciel.

– Ah ! je cède ! s’écriaM. de Pappenheim.

– Ainsi,Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan me suivront àPrague ?

– À Prague, à Vienne, où vousvoudrez !

– Vous savez quel homme c’est que le ducde Friedland, nul n’est plus fidèle à ses amis. Je lui dirai queson désir a été une loi pour vous, et peut-être un jour lereverrez-vous à la tête des armées impériales. Or, monsieur lecomte, veuillez voir en moi l’ambassadrice du feld-maréchalWallenstein.

– Ce soir, j’aurai pris le chemin de laSaxe, tandis que vous suivrez celui de la Bohême. Faut-il annonceraux deux cousines que vous êtes ici ?

– C’est inutile. Dites-leur seulement quevous n’êtes plus chargé de les accompagner. Le reste meregarde.

– Ainsi, je peux compter sur vos bonsoffices auprès de celle qui peut être appelée la comtesse deMummelsberg ?

– Si elle n’est pas à vous, elle ne serajamais à personne. Cependant, il y aM. de Chaufontaine…

– Dieu me le fera rencontrer, et alors jeréponds de tout.

– Au revoir donc, monsieur le comte.

– Au revoir, madame la baronne.

Un moment après, Mme d’Igomerétait auprès de Jean de Werth, auquel elle faisait part du résultatde son entrevue avec M. de Pappenheim.

– Quand je vous le disais !s’écria-t-elle, j’ai trouvé le défaut de la cuirasse.

Chapitre 15OÙ Mlle DE PARDAILLAN ET Mlle DE SOUVIGNY CONNAISSENT TOUT À LAFOIS LES PLAISIRS DE LA VILLE ET CEUX DE LA CAMPAGNE

Enprenant congé de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan, le comte Godefroy-Henri segarda bien de dire tout ce qu’il savait ; sa consciencemurmurait un peu, mais sa haine et son orgueil froissé enétouffaient les plaintes. Il motiva son départ sur un ordre exprèsde l’empereur, et ne se hasarda pas dans des adieux trop longs. Illaissait, disait-il, les deux cousines entre les mains d’unepersonne sûre. Quand il se fut éloigné,Mme d’Igomer hâta sa marche vers Prague en ayantsoin d’éviter tout ce qui pouvait trahir sa présence, et ce ne futqu’en arrivant dans la résidence princière de Wallenstein que lesdeux captives apprirent entre les mains de qui la fortuneimplacable les avait de nouveau fait tomber.

Aussitôt qu’elles eurent mis pied à terre,Thécla courut au-devant d’elles, les deux bras ouverts, la joiedans les yeux, un frais sourire sur ses lèvres d’enfant. Un frissonglaça le sang dans les veines deMlle de Souvigny.

– Pourquoi ces mains tendues ?pourquoi ces baisers ? lui dit-elle ; nous sommes vosprisonnières… donc point de comédie !

– Est-ce encore ici le couvent deSaint-Rupert ? poursuivit Diane.

– Ah ! c’est donc ma destinée de nepas être aimée de ceux que j’aime ! réponditMme d’Igomer, dont les yeux se remplirent delarmes.

Mme d’Igomer avait le don deslarmes et en usait dans toutes les occasions favorables. Celaseyait bien à son visage, auquel les pleurs prêtaient une séductionnouvelle, et lui donnaient, en outre, un semblant de sensibilitédont elle savait tirer profit.

Ce n’était pas sans dessein et seulement pourle plaisir de jouer jusqu’au bout son rôle d’hypocrisie qu’elleparlait aux deux cousines ce langage doucereux. Son but allait plusloin ; elle voulait faire parade aux yeux du duc de Friedlandde son affection tendre et patiente pour les prisonnières, et seposer en victime de noires calomnies.

Elle espérait ainsi atteindre un doublerésultat : inspirer à son protecteur une horreur inaltérablepour les créatures qui repoussaient les témoignages les pluséclatants d’une aimable affection, et se parer d’un voile demalheur et de vertu.

Aussitôt queMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan furent installées dans unpavillon où, sans que rien y parût, elles étaient soumises à laplus active surveillance, Mme d’Igomer, tout enlarmes, se laissa surprendre deux ou trois fois par Wallenstein.Aux questions pressantes du feld-maréchal, pour qui ces larmesavaient l’éclat et la valeur des perles, Thécla opposa d’abord uneplaintive résistance ; puis, comme cédant tout à coup au poidsde sa douleur :

– Ah ! s’écria-t-elle, je ne saispas de plus intolérable supplice pour les âmes tendres que celuid’être méconnues !

Ses pleurs redoublèrent, et Wallenstein luiarracha enfin le secret de ses muettes afflictions.

– Vous savez, dit-elle, si j’aimeMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny,Mlle de Pardaillan surtout ; vous savezdans quels termes je vous en ai parlé ! Que n’eussé-je pasfait pour assurer leur bonheur ! Ah ! mon désir de lesrendre heureuses m’eût poussée à vous supplier même de les renvoyerà la cour du roi de Suède, si les lois de la guerre ne nousfaisaient pas un devoir de les retenir. Elles sont un gage, etpeut-être peut-on espérer que leur présence ici détachera du partide Gustave-Adolphe un seigneur que son expérience ferait admettreavec honneur dans les conseils de l’empereur.

Le duc de Friedland baisa la main deMme d’Igomer.

– Vous parlez comme un politique,dit-il ; votre bouche a donc tous les instincts comme elle atoutes les grâces ?

– C’est le sentiment de votre intérêt quim’inspire, reprit Thécla. Je me suis donc vaincue par respect pource devoir impérieux, mais j’ai voulu tout au moins leur rendreagréable le séjour de votre palais ; je leur ai tout prodigué.Je ne parle pas de ma tendresse, elle leur était acquise, et rienne l’a pu changer. Mais, hélas ! rien n’a pu fondre non pluscette glace qui nous sépare… Ajustements choisis parmi ceux quipouvaient leur plaire et dont je me dépouillais, caresses,distractions inventées pour elles seules, prévenances,supplications, elles ont tout repoussé.

Mme d’Igomer porta ses deuxmains mignonnes et blanches à ses yeux ; le duc de Friedlandles écarta.

– Et vous pleurez encore !… et vousn’abandonnez pas ces indignes créatures !… dit-il.

– Ah ! je les aime ! Et puis,une autre pensée me soutient. Me comprendrez-vous, mon cher duc,quand je vous dirai que le soin de leur âme me touche autant quecelui de leur corps ? Je les sais attachées à deuxgentilshommes français de petite maison, qui cherchent fortune àl’étranger, ne pouvant pas ramasser une obole chez eux ; jeles ai rencontrés l’un et l’autre au temps où la fatalité meretenait en Suède… J’ai pu juger de leurs mœurs et de leuresprit : ce sont des batteurs d’estrade, bien plus que desgentilshommes, braves, à ce qu’on dit, mais quel soldat des arméesque vous avez cent fois conduites à la victoire ne l’est pas ?Au delà, rien. Par quel charme ont-ils séduit le cœur de ces jeunesfilles ? Je l’ignore. Ah ! j’ai longtemps cru à unmaléfice…

– N’en doutez pas, dit Wallenstein, quel’astrologue Seni maintenait dans le respect de toutes lessuperstitions.

– Je n’osais pas vous le dire, poursuivitThécla en frissonnant, mais il y a dans leur manière de sentir etde s’exprimer des choses qui m’étonnent, qui m’affligent, etoù ; malgré moi, je vois l’influence d’un pouvoir mystérieux.Moi qui les ai vues entrer dans la vie, je ne les reconnais pas.Surprise, hélas ! même indignée, j’ai voulu ramener cesesprits égarés ; l’ironie et une obstination perverse m’ontrépondu… Croiriez-vous que l’une d’elles,Mlle de Souvigny, a reconnu par le plus amerdédain les bontés de son oncle M. de Pardaillan ?Bien que mal conseillé par les sectaires qui abondent à la cour deStockholm, il avait l’heureuse pensée de la destiner à l’un descapitaines les plus renommés de l’empire…

– Un capitaine renommé,dites-vous ?

– Vous savez, monseigneur, quand lesoleil ne brille pas au ciel, les étoiles lancent des rayons.

– Le nom de cette étoile à laquelleM. de Pardaillan avait pensé pour sa nièce ?

– Le baron Jean de Werth.

– Et elle le refuse ?

– Ce n’est pas tout encore. Un autrecapitaine fameux, qui profite de l’éclipse du soleil pour monter aurang des astres, s’est épris deMlle de Pardaillan et sollicite sa main.

– Comment appelez-vous cet astreamoureux ?

– M. le comte de Pappenheim.

– Un de mes meilleurslieutenants !

– Voilà un éloge queM. de Pappenheim, j’en suis sûre, n’échangerait pascontre la couronne d’un électeur de l’empire.

– Ainsi, il aimeMlle de Pardaillan ? reprit Wallenstein,qui de nouveau baisa la main de Thécla.

– Il l’adore ; mais, comme sacousine, Mlle de Souvigny, le fait pour Jeande Werth, Mlle de Pardaillan s’obstine àrepousser l’honneur d’une si belle alliance.

– Vous avez raison, cette obstination,que rien n’explique, est l’œuvre d’un sortilège.

– Ah ! monseigneur, les deuxinfortunées ont été élevées dans l’hérésie de la réforme.

Wallenstein se signa dévotement.

– On pourrait abandonnerMlle de Souvigny à son aveuglement, parlassitude de se voir repoussé, poursuivit Thécla ; mais unautre intérêt commande qu’on agisse avec fermeté, avec onction,auprès de Mlle de Pardaillan. N’oublions passon origine, n’oublions pas qu’elle est sujette de l’empire, auquelelle doit foi et hommage, et ne laissons pas la comtesse deMummelsberg tomber aux mains d’un aventurier gaulois. Ma consciencene m’absoudrait jamais d’une telle faiblesse. Mais, si j’ai lecourage de vouloir le bien de l’une, pourquoi n’aurais-je pas lamême charité pour l’autre ?… mêmes périls lesmenacent !

– Ah ! votre dévouement n’a pas delimites !

– Perdues ici-bas par leur obstination,faudra-t-il encore qu’elles soient perdues Là-Haut ? Vous nesauriez croire combien cette pensée désolante me poursuit !…Elle ne me laisse pas une heure de repos ! Ah ! jetenterais l’impossible pour leur salut.

– Vous avez toutes les grâces et toutesles séductions ! Dieu a donné à votre âme immortelle uneprison terrestre qui fait penser aux anges.

Thécla oublia sa main dans celle deWallenstein et parut tomber dans une rêverie profonde. Le duc deFriedland la contemplait et l’admirait.

– Ah ! dit-elle tout à coup enrelevant sa tête languissante, j’ai quelquefois pensé que si lalumière de notre sainte religion éclairait leurs âmes,Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny seraient moins rebelles à mesinstances.

– Vous avez là une sainte pensée. Lesaustères silences d’un couvent apprendraient la soumission à cesâmes où les détestables doctrines de la réforme ont porté letrouble et l’esprit de révolte.

– Vous m’approuveriez donc, mon cher duc,si, dans le but de les ramener à la connaissance de la vérité, jeles plaçais l’une et l’autre sous la direction d’un homme pieux quiles éloignerait du théâtre du monde ?

– Je vous en donnerais le conseil. Quandla mansuétude ne peut plus rien, quand les voies de la douceur sontépuisées, il faut recourir au châtiment, comme on emploie le fer etle feu pour extirper les ronces et les broussailles d’un champ oùdoit passer la charrue.

– Vous dirai-je toute ma crainte ?J’ai craint un instant que vous n’eussiez la pensée de les ravir àma tendresse alarmée. M’autorisez-vous à tout faire pour lesramener au sentiment du devoir ? Me laissez-vous maîtresse deles diriger à mon gré dans les sentiers qui me paraîtront conduireplus sûrement au but que je veux atteindre ?

– Faites !Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny sont à vous.

Mme d’Igomer soupira.

– Que leur bonheur, du moins, me paie despeines qu’elles m’auront coûtées ! dit-elle avec onction.

Cette conversation résumait le sort que labaronne réservait aux deux prisonnières ; mais, avant derecourir aux rigueurs d’un monastère, Mme d’Igomervoulait savoir si elle ne parviendrait pas à ébranler et à séduireces âmes fières, par les fascinations du luxe et les entraînementsdu plaisir. Quelle volupté, pour ce cœur dévoré de haine, si sarivale succombait aux tentations, si, entraînée aux bras deM. de Pappenheim dans le tourbillon éclatant d’une fête,Mlle de Pardaillan trahissait tout ensemble etson amour et sa foi ! Voilà où était la meilleure et la plusdouce vengeance. Il fallait corrompre avant de frapper.Mme d’Igomer s’étonna de n’y avoir pas songé plustôt.

Elle eut soin dès lors de conduire les deuxcousines à toutes les fêtes par lesquelles Wallenstein trompait soninaction et entretenait la magnificence de sa Cour. Les robesqu’elles avaient apportées disparurent pour faire place aux plusriches ajustements ; tout ce qui peut éblouir les yeux etcaptiver la jeunesse leur fut prodigué ; elles respiraientdans une atmosphère de plaisirs ; la musique, la danse, lachasse, les festins, se succédaient sans intervalles, et, autourd’elles, un cercle de gentilshommes brillants faisait entendre unconcert d’éloges.

Chaque soir, Adrienne et Diane rentraient chezelles harassées et comme étourdies ; mais rien n’avait prisesur ces âmes vaillantes. Leur simplicité et leur droituredéjouaient toutes les embûches. Quand elles avaient traversé lepalais tout retentissant des mille bruits d’une fête et toutilluminé, elles s’agenouillaient humblement et priaient. Alors, ilne restait plus rien en elles des souillures du jour. Les ruses deMme d’Igomer étaient vaincues.

Grâce à la complicité de son associée,M. de Pappenheim, vaincu à Leipzig, avait pu librementcommuniquer avec Mlle de Pardaillan. L’heuredes hésitations était passée ; le grand maréchal revenait duchamp de bataille l’âme ulcérée par la défaite ; il avait vuces mêmes cuirassiers tomber sous les coups de ces mêmes dragonsauxquels il avait rendu des chefs ; il avait aperçuM. de Chaufontaine dans la mêlée ; il avait pu jugerde la pesanteur de son bras ; il avait dû reculer, entraînépar la fuite des siens. Et c’est à cet adversaire heureux qu’ilabandonnerait maintenant l’héritière qui lui étaitofferte ?

– Non ! non, jamais ! s’écriaM. de Pappenheim. Il m’a vaincu, à mon tour de le vaincreet de me venger !

Et, enraciné dans sa résolution nouvelle, iln’hésita plus à tout tenter pour l’emporter dans le cœur deMlle de Pardaillan.

La promesse qu’il avait hautement engagée àM. de la Guerche l’avait fait recevoir tout d’abordpresque sur le pied d’intimité. La loyauté native deMlle de Souvigny répugnait à la pensée d’unetrahison, et, confiée au comte par Armand-Louis, elle voulait lecroire digne de cette confiance. L’attitude qu’il avait auprèsd’elle la rassurait d’ailleurs pleinement ; mais quedevint-elle, lorsqu’un jour Diane, effarée, lui fit part d’unentretien qu’elle venait d’avoir avec leur sauveur !

– Ah ! je ne sais ce qui vaut lemoins, dit-elle, de la brutalité, de l’arrogance de Jean de Werth,ou de la galanterie et des ruses deM. de Pappenheim !

– Explique-toi ! s’écriaAdrienne.

– Il est venu à moi tout à l’heure, jelui tendais la main, il l’a prise et s’est tout à coup jeté à mespieds. Devant cette action inattendue j’étais comme une personneprivée de sentiment. Le comte m’a déclaré qu’il m’aimait, que rienne l’empêcherait de m’aimer toujours, et que, pour arriver jusqu’àmoi, il n’était rien qu’il ne fît. Va, ce n’est plus toi qu’ilmenace, c’est moi ! J’ai vu clair dans le feu de sesdiscours : toute cette intrigue, c’estMme d’Igomer qui l’a nouée. Elle nous a vendues àJean de Werth et à M. de Pappenheim. Ce n’est plus unenlèvement comme dans la Marche de Brandebourg, c’est unemprisonnement dans un palais. Que Dieu nous sauve !

Bien des choses firent voir àMlle de Souvigny que Diane ne se trompait pas.Elle comprit alors que dans cet immense édifice, où tout semblaitêtre donné au plaisir, le plus dur esclavage leur était préparé.Pour toutes deux, il renfermait les limites du monde ; aucunbruit, aucun mot, aucun souvenir de ce qui se passait au delà dessix portiques autour desquels veillait la garde de Wallenstein.Vêtues de soie, couvertes de dentelles, chamarrées d’or etd’argent, promenées sous des lustres étincelants, elles étaientpareilles à des esclaves ; elles ne savaient même pas si, dansle monde entier, quelqu’un se souvenait qu’elles eussent vécu.

Un soir, dans un bal,Mme d’Igomer se rapprocha de Diane, que depuis uncertain temps déjà elle affectait d’appeler Mme lacomtesse de Mummelsberg. C’était un soir de fête. Assise tristementà côté de Mlle de Souvigny, Diane regardait,sans la voir, la foule des courtisans qui ondoyait dans lesappartements tout ruisselants de lumière.

– Eh quoi ! ditMme d’Igomer en prenant la main de Diane, pas unbijou à ce joli bras, chère comtesse de Mummelsberg ! c’est uncrime de lèse-beauté.

Et détachant un joyau de prix qui ornait sonbras :

– Voilà un bracelet que M. le comtede Pappenheim m’a offert, reprit-elle ; il me remercierad’avoir compris que c’est à votre poignet, plus blanc que lemarbre, qu’il brillera de tout son éclat.

Par un mouvement plus vif que l’éclair,Mlle de Pardaillan s’empara du bracelet et lejeta loin d’elle.

– Rien de vous, rien de lui !dit-elle.

– Bien cela ! murmuraMlle de Souvigny, qui lui serra la main.

Malgré l’empire qu’elle avait sur elle-même,Mme d’Igomer pâlit ; elle oublia de pleurer,et se redressant :

– Que vous ne vouliez rien accepter demoi, répondit-elle, je puis m’y résigner, quelque peine que cela mefasse ; mais d’un autre, voilà ce qui me dépasse ! Dansquelques jours, M. le comte de Pappenheim sera de retour àPrague, et nous verrons alors si Mme la comtesse deMummelsberg osera refuser l’anneau de mariage qu’il lui présenteraau pied des autels.

Ce fut pour Diane comme un coup de foudre.

– Un anneau de mariage ? M. lecomte de Pappenheim ? dit-elle d’une voix brisée.

– Nous n’attendons plus qu’un courrierqui doit apporter le consentement de l’empereur, de qui vousrelevez, reprit Thécla, pour procéder à cette cérémonie.

En ce moment, le légat du pape, envoyé enAllemagne pour combattre l’hérésie et raffermir la foi catholiquedans les cœurs où elle semblait ébranlée, parut dans la galerie.C’était un prince de l’Église, réputé pour sa piété et l’élévationde son caractère. Tout à-coup, fendant la foule qui l’entourait, etmue par un élan spontané, Mlle de Pardaillancourut vers lui, et tombant à ses genoux :

– Monseigneur, dit-elle, vous êtes lerefuge des faibles et le protecteur des opprimés. Je viens àvous ; ayez pitié de moi.

– Ma fille, relevez-vous, dit leprélat.

– Non, pas avant que vous m’ayezentendue. Vous qui représentez le Christ sur la terre,permettrez-vous qu’un ministre du culte, un prêtre, bénisse unmariage auquel on veut me contraindre et que je repousse ?Dites, monseigneur, souffrirez-vous que les autels catholiquessoient souillés par ce sacrifice ? J’ai été élevée dans lareligion réformée. Si c’est une erreur, que les apôtres de lavérité me convertissent, mais n’employez ni la violence ni laruse ! Comtesse de Mummelsberg du chef de ma mère, j’ai dixvillages et vingt châteaux. On peut les retenir sous le séquestre.Je ne me plaindrai pas, mais on ne parviendra pas à effacer de monblason les armes de mes aïeux. Je suis fiancée par le cœur et lavolonté à un gentilhomme catholique et français, qui combat pour laSuède, alliée de son pays. Je réclame les privilèges de manaissance et de mon rang, le droit enfin de disposer de ma mainlibrement. J’implore votre pitié, monseigneur ; faites qu’unjour je ne me réveille pas comtesse de Pappenheim, parce qu’il auraplu à un serviteur impie d’un Dieu de miséricorde de m’unir à ungentilhomme que je n’aime pas, et cela malgré mes pleurs, malgrémes cris !

Le légat du pape tendit la main àMlle de Pardaillan.

– Au nom de Celui qui a le pouvoir delier et de délier, et qui m’a investi d’une part de Son autorité,dit-il, je condamne et maudis le prêtre indigne qui fera violence àcette femme. Relevez-vous, ma fille, et soyez sans crainte. Je nefais que passer, mais mon frère, l’archevêque de Prague, veillerasur vous. Que tous ceux qui m’entendent le sachent :Mme la comtesse de Mummelsberg est sous laprotection de l’Église !

Le cardinal passa lentement, bénissant de samain droite la foule qui s’inclinait devant lui.Mme d’Igomer n’avait rien dit ; elle avait eule temps de composer son visage. Mais au moment où ses yeux et ceuxde Diane se rencontrèrent :

– Vous l’emportez, mademoiselle, luidit-elle tout bas. Mais tout passe, les légats et letemps !

Et comme tout le monde l’observait, sourianttout à coup et offrant son bras àMlle de Pardaillan :

– Vous avez un peu de fièvre, mon enfant,reprit-elle. Remettez-vous et rentrez dans votre appartement.

Mlle de Pardaillan etAdrienne y rentrèrent pour n’en plus sortir ; les heures, lesjours, les semaines se passaient ; personne ne les visitait,personne ne leur parlait ; c’était le silence d’un cloîtresuccédant à toutes les fêtes d’un palais. On aurait pu croire quele service intérieur se faisait par des ombres ; mais l’âmetourmentée des prisonnières trouvait presque un soulagement danscette solitude. Aucun visage odieux n’offensait leurs regards,aucun sourire hypocrite ne les blessait, aucune parole ennemie nefatiguait leurs oreilles.

« Ah ! que M. de laGuerche et que Renaud doivent être malheureux… ils nous cherchentet se désespèrent ! pensaient-elles souvent. »

Et penchées à leurs fenêtres, ellesregardaient passer les oiseaux et disparaître les nuages.Quelques-uns allaient vers le nord. Que n’avaient-elles les ailesde l’oiseau et le vol du nuage !

Mais tandis qu’elles étaient séquestrées loindu monde, dans le palais de Prague, de graves événementsmilitaires, en donnant raison aux prévisions deMme d’Igomer, allaient bientôt rappeler lefeld-maréchal Wallenstein sur le théâtre de la guerre. Après ledésastre subi par le comte de Tilly dans les plaines voisines deLeipzig, le 7 septembre 1631, un autre échec lui avait fait perdrela vie au passage du Lech, vainement défendu. L’étoile deGustave-Adolphe l’emportait, et les armes de la Maison d’Autrichehumiliée faisaient appel enfin au dévouement et à la réputation dugénéral exilé.

Mme d’Igomer avait étéinformée la première des négociations, quelque temps tenuessecrètes, qui venaient d’être entamées entre Ferdinand, remplid’épouvante et menacé sur toutes ses frontières, et le duc deFriedland, pressé de prendre en main la cause de l’Allemagne et dequitter la retraite où son orgueil était devenu pareil à celui desTitans.

Consultée par lui,Mme d’Igomer devina aisément quel conseil ilattendait d’elle.

– Ah ! dit-elle alors avec unefeinte douleur mêlée d’enthousiasme, je veux m’oublier moi-même etne penser qu’à vous ! Un empire penche vers la ruine, unennemi implacable le menace et va lui porter les derniers coups.Devez-vous, par un ressentiment juste, mais excessif, lui refuserl’appui de votre épée et le précipiter vers le tombeau où, si vousn’accourez pas, il va disparaître ? Contre Gustave-Adolphe, iln’y a plus que vous. Vous êtes le boulevard de l’empire, ledéfenseur du monde catholique. Ne pensez pas à mes angoisses etlevez-vous ! Toutes les conditions qu’il vous plaira de dicterne seront-elles pas acceptées ? Voyez ! soldats,capitaines, généraux, vous appellent et n’ont d’espoir qu’envous ! Tous vous acclament et tendent vers vous leurs épéesimpatientes de venger l’injure faite au drapeau allemand ! Lesprinces, les électeurs, les rois, vous confient leurs peuples etleurs couronnes. Ah ! le jour où vous quitterez ce palais,seule je pleurerai, mais l’Allemagne entière poussera des crisd’allégresse. Elle croira à la victoire en vous revoyant, et uncortège immense de gentilshommes et de seigneurs vous fera escortejusqu’aux frontières insultées par les Suédois. N’hésitez doncplus. Partez, monseigneur ; rejoignez les quelques troupesavec lesquelles Pappenheim tient encore la campagne ! demaince sera une armée, et faites voir à l’Europe étonnée que, s’il estle Soldat, vous êtes le chef !

– Ah ! vous seule m’aimez,Thécla ! s’écria Wallenstein.

Et il donna des ordres pour que lespréparatifs du départ fussent hâtés.

La veille du jour qui le vit rentrer dans lalice, Mme d’Igomer demanda la permission de rendrequelque liberté aux deux prisonnières.

Wallenstein fronça le sourcil.

– Elles vous ont bravée, insultéepresque ! dit-il.

– Oui, reprit-elle, mais de faiblesindices me font espérer que leurs âmes vont s’ouvrir à de meilleurssentiments ; vous le savez, je suis obstinée dans mesaffections. Le séjour de Prague m’est odieux depuis que je sais quevous n’y devez plus rester ; les heures que je ne pourrai pasvous consacrer, – hélas ! le cœur d’un héros appartient à sonarmée plus qu’à ceux qui l’aiment, – je les passerai loin dutumulte des Cours. Mais, dans cette retraite où je vivrai avecvotre souvenir, souffrez que j’emmène la comtesse de Mummelsberg etMlle de Souvigny. J’ai cette espérance quel’heure du repentir sonnera bientôt pour elles.

Wallenstein n’avait garde de résister à cettevoix enchanteresse, et le jour où le vainqueur du comte de Tillyapprenait qu’il allait avoir à combattre un homme qui n’avaitjamais été vaincu, Mlle de Pardaillan etAdrienne voyaient entrer chez elles un page qui leur annonçaitqu’un carrosse les attendait dans l’une des cours du palais. Ellesle suivirent sans résistance, et quelques minutes après leurvoiture sortait de Prague.

Par les interstices du rideau, elles voyaientautour d’elles une douzaine de cavaliers armés. On marchait fortvite.

Mme d’Igomer, qu’ellesn’avaient pas vue au moment du départ, n’était pas non plus avecelles pendant le voyage.

Deux jours après avoir quitté la résidence deWallenstein, et elles n’avaient point de raison de la regretter,Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, qui avaient vu disparaîtremaintes collines et maintes forêts derrière leur carrosse,entrèrent au crépuscule dans la cour d’un vaste château fort quis’élevait sur la croupe d’une montagne.

– Peut-on savoir où nous sommes ?demanda Adrienne en mesurant de l’œil les hautes murailles qui lesentouraient.

– Vous êtes au château de Drachenfeld,chez moi, répondit Mme d’Igomer, qui parut sur leperron de l’escalier, et vous me voyez toute heureuse de vous yrecevoir.

– Le bonheur, madame, est alors tout pourvous, répondit Mlle de Pardaillan.

Chapitre 16LE CHÂTEAU DE DRACHENFELD

Lechâteau de Drachenfeld, où de nouveaux hasards attendaient Adrienneet Diane, tenait tout à la fois de la citadelle et du couvent. On yvoyait des galeries et des salles de bal comme dans unpalais ; des casemates, des créneaux, des courtines, undonjon, comme dans un château fort ; des chapelles, uncloître, des cellules, comme dans un monastère. Pour que toutrépondît à ce triple caractère dans cette singulière habitation, onpouvait, en se promenant au hasard dans les appartements et lesjardins, rencontrer des gardes portant l’épée et le mousquet, despages vêtus de velours et de satin, de belles personnes quimaniaient l’éventail ou touchaient du luth, des aumôniers et desgens d’église pieusement enfoncés dans quelque méditation.

Au bout d’un mois, les deux cousines furent aucourant de la vie qu’on menait à Drachenfeld. Le soir appartenaitau bal et aux divertissements de toutes sortes, pour lesquelsl’imagination de Mme d’Igomer se montraitsingulièrement inventive ; on s’adonnait le matin à desexercices de religion ; s’il faisait beau après-midi, onprenait le délassement de la promenade sur de belles pièces d’eau,ou dans de profondes forêts percées de larges avenues ; onchassait aussi ; mais, si le temps était à la pluie, on serendait dans quelque chapelle, où un bon moine s’abandonnait àtoute la chaleur d’une exhortation religieuse.

Certaines fois, et quandMme d’Igomer avait mal dormi, la musique remplaçaitle sermon.

Il ne paraissait pas que l’inconsolable Théclaregrettât beaucoup Wallenstein, ni qu’elle donnât une large part deson temps à la mélancolie ; mais c’était peut-être le séjourde la campagne qui en était cause.

Un père franciscain avait la charge d’extirperdu cœur de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan les racines que lesdoctrines abominables de l’hérésie y avaient fait pousser. Il lespersécutait benoîtement.

Le gouvernement du château était dévolu à unhomme maigre, hâve, couleur de citron, sinistre, patibulaire. Lapremière fois qu’elle l’aperçut,Mlle de Souvigny frissonna. Elle gardait lesouvenir de ce profil menaçant dans un coin de sa mémoire.

Quand elle entendit prononcer le nom deMathéus Orlscopp, elle fut glacée de terreur.

– Ah ! l’homme de Bergheim !s’écria-t-elle.

C’était en effet Mathéus Orlscopp qui, vaincuau château de Rabennest, voulait prendre sa revanche au château deDrachenfeld. Les hommes lui avaient échappé, mais les femmes luirestaient. Il avait même une double offense à punir, etMme d’Igomer pouvait compter sur sondévouement.

On se rappelle que, grâce aux précautionsprises par Carquefou, Mathéus Orlscopp était resté suspendu à cecrochet qui avait porté quelque temps le corps endolori de Renaud,dans la chambre verte du château de Rabennest. Mathéus n’avaitobtenu sa délivrance que quelques heures après le départ desfugitifs. Le gardien chargé de porter sa maigre nourriture aucaptif avait trouvé le maître de Rabennest blême, glacé, fou derage et de douleur. Celui-ci ne perdit pas un temps inutile àpoursuivre des cavaliers qui avaient sur lui l’avance d’unejournée, et courut hardiment tout raconter à Jean de Werth.

L’explosion de sa haine et de sa fureur futtelle, que Jean de Werth comprit sur-le-champ que c’était un hommedont on pouvait tirer le meilleur parti. Bien loin de le punir, illui donna une gratification et l’adressa à sa complice,Mme la baronne d’Igomer, avec une lettre qui necontenait que ces mots :

Voilà un coquin que je vousrecommande.

Il n’en fallait pas davantage pour engager labaronne à prendre Mathéus Orlscopp à son service. Quand il ytrouvait son intérêt, le seigneur Mathéus était d’une franchiseterrible. Il ne cacha rien à Mme d’Igomer descirconstances qui l’avaient fait entrer dans la vie de Renaud, àBergheim comme à Rabennest. Ce qu’il venait de faire, loin derévolter la baronne, lui donna une idée de ce qu’on pouvaitattendre d’un tel homme dans l’occasion.

Ces deux haines se comprirent de prime-saut.Aussitôt que le départ de Wallenstein pour l’armée impériale futdécidé, et en se déterminant à quitter la résidence de Prague pourcelle de Drachenfeld, Mme d’Igomer pritimmédiatement la résolution d’en confier le commandement à MathéusOrlscopp.

Maîtresse deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan, elle était à Drachenfeldcomme le chasseur qui tient en cage une jolie chanterelle et attendque les perdrix viennent se faire tuer. Les perdrix cette foiss’appelaient Armand-Louis et Renaud. Elle était sûre que personnene veillerait mieux sur la cage que Mathéus Orlscopp.

Un sourire hideux rendit plus effrayanteencore la physionomie de Mathéus quand il prit le gouvernement duchâteau.

– Les imbéciles ! murmura-t-il, ilsm’avaient entre leurs mains, ils pouvaient m’étrangler et ils m’ontlaissé vivre !

Puis, tout à coup, frappant du pied avecviolence :

– Mais cette bêtise, ne l’ai-je pascommise aussi ! reprit-il. Ah ! cette fois du moinsl’expérience me servira.

Dès les premiers jours de son installation auchâteau de Drachenfeld, Mathéus Orlscopp prit à partMme d’Igomer.

– Mon devoir est de vous parler avecfranchise, dit-il ; permettez-moi, madame la baronne, d’allerau fond des choses. Certes, vous n’aimez pas celle que vous appelezMme la comtesse de Mummelsberg ?

– Oh ! non, murmura Thécla.

– Mais, il est une autre personne pourlaquelle vos sentiments ont encore plus de vivacité. J’ai nomméM. Renaud de Chaufontaine. Est-ce vrai ?

– C’est vrai.

– Pourquoi alors vous obstinez-vous àtenir Mlle de Pardaillan secrètement enferméeici comme la lumière sous le boisseau ? Que ne publiez-vous,au contraire, et à son de trompe, s’il le faut, qu’elle est àDrachenfeld, et qu’elle est votre prisonnière ?

– Il accourra !

– Eh ! n’est-ce pas là précisémentce qu’il nous faut désirer ? Qu’il vienne seulement, il neviendra pas seul… et, du même coup, Mme la baronned’Igomer, Jean de Werth et Mathéus Orlscopp, leur indigneserviteur, seront vengés. Il suffira, pour opérer ce miracle, queM. de la Guerche et M. de Chaufontaine semontrent à une portée de fusil de ce château.

Le regard que Mathéus jeta àMme d’Igomer la fit frissonner.

– Ah ! vous êtes un terriblehomme ! dit-elle.

– Non, madame, je suis un homme logiqueet tiens surtout à mériter la bonne opinion que monseigneur Jean deWerth a de mon humble personne.

– Faites à votre guise… vous avez carteblanche, dit Thécla.

– Alors je réponds de tout.

Ce jour-là même on permit aux deux cousinesd’écrire à M. de Pardaillan.

Il arrivait quelquefois àMme d’Igomer de s’absenter pendant plusieurs jours.Elle se rendait alors au camp impérial en grand mystère ; nulne le savait, que Mathéus, qui restait maître absolu du château ety exerçait une autorité souveraine. Il avait des espions quibattaient le pays tout alentour, éclairaient les routes à dixlieues à la ronde, et lui rendaient compte de tout ce qui sepassait. Ils avaient ordre de répandre habilement dans les aubergesles noms des deux prisonnières, pour que ce ne fût bientôt plus unsecret pour personne. Quelque chose en arriverait peut-être auxoreilles de M. de la Guerche et de Renaud, et lesattirerait à l’ombre des tourelles de Drachenfeld. C’était là queMathéus les attendait.

Le départ de la baronne suspendait lesfêtes : plus de danses, presque plus de musique, mais dessermons en abondance, des oraisons et des conférences pieuses,durant lesquelles le franciscain s’efforçait de convertir sesouailles. Après de longues journées passées en controverses, s’iln’obtenait rien, le digne moine plaçait dévotement ses bras encroix sur son abdomen rebondi.

– Le diable tient bon, disait-il, mais jeferai tant, que je finirai bien par l’exorciser.

Et toujours roulant sur ses courtes jambes,toujours souriant, toujours bénissant, il continuait sesprédications.

De nouvelles de M. de la Guerche etde M. de Chaufontaine, on n’en avait point.

En l’absence de Mme d’Igomer,la police intérieure, en quelque sorte intime et domestique duchâteau, appartenait à une dame cérémonieuse et formaliste quiavait la taille d’un mousquetaire, des cheveux jaunes, des yeuxpâles, la tête carrée, les jambes d’une autruche, et dontl’existence se passait à embarrasser la vie d’autrui de millepetites difficultés. Avec elle, chaque heure avait son emploi, etnulle puissance humaine ou nul événement ne l’aurait déterminée àen changer la destination. Mme de Liffenbachn’avait qu’un dogme, la règle, et qu’une foi, l’étiquette. Elle neparlait jamais qu’à voix basse et avec la douceur du vent quisoupire ; mais sous cette douceur apparente il y avaitl’entêtement du mulet. Rien ne lui échappait. Ses longues jambes lapromenaient partout, et ses yeux, d’un bleu indécis et commeeffacé, avaient des regards de lynx.

Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan étaient placées sous sasurveillance spéciale. Mme de Liffenbach neleur permettait pas une minute de repos. Ce n’était que la nuitqu’elles avaient la permission de causer librement, et encoren’était-ce point aisé, leurs chambres étant séparées par unegalerie. Aussi longtemps que durait le jour, la bonne dame, vêtued’une robe à l’ancienne mode, les instruisait des différents degrésde respect qu’il faut accorder aux personnes de Cour, suivant lerang qu’elles occupent dans la noblesse ; elle variait cespetits discours par les traités sur l’étiquette qui était en usagedans la capitale de l’électeur de Bavière, et des oraisons sur lesperfections de la grâce et les mérites de la pénitence. Par desdétours habiles, elle prenait texte de ces conférences pourinsinuer aux deux cousines que M. le comte de Pappenheim etM. le baron Jean de Werth feraient leur bonheur dans ce mondeet assureraient leur salut dans l’autre.

– C’est toujours le même air, murmuraitDiane, qui n’écoutait pas.

– Et les mêmes paroles, ajoutaitAdrienne.

Une des prétentions deMme de Liffenbach était de faire croire àMlle de Souvigny et àMlle de Pardaillan qu’elles n’étaient pointprisonnières. Captives ? allons donc ! Qui pouvaitrépandre de tels bruits calomnieux ? N’avaient-elles pas l’uneet l’autre toute faculté de se promener dans les jardins duchâteau, d’y cueillir des fleurs et d’y manger des fruits ? Neles voyait-on pas dans les salles d’apparat les jours de concert,et en toilette de bal les soirs où l’on dansait ? Si l’ontenait à ce qu’elles fussent accompagnées de personnes graves etsilencieuses, c’est qu’il n’était pas séant à des demoiselles dequalité de se promener seules ; et, si on ne leur permettaitpas de sortir de l’enceinte de Drachenfeld, c’est que toutes sortesde gens grossiers allaient et venaient dans la campagne. Tout cequ’on faisait était à cette seule fin de garantir leur repos dansce pur asile de la vertu.

Quand Mme d’Igomer revenait àDrachenfeld, les choses prenaient un autre tour. Les jeunesgentilshommes voyaient s’ouvrir pour eux les portes revêches duchâteau, et plus d’un s’appuyait galamment au fauteuil de lacharmante Thécla, tandis que la viole, le téorbe et le luthremplissaient les appartements de sons mélodieux ; maisAdrienne et Diane n’y perdaient ni un sermon du franciscain ni unevisite de Mme de Liffenbach.

À mesure cependant que le temps s’écoulait, lecoloris de la santé s’effaçait de plus en plus des joues de Diane,aussi bien que de celles d’Adrienne. Les jours succédaient auxjours, les semaines aux semaines. On avait vu le printemps, onvoyait l’été. De cruelles insomnies les dévoraient. On ne lesentendait plus chanter ni rire. Quand elles causaient, ellesn’osaient pas se faire part de leurs inquiétudes, et lorsqu’elless’embrassaient le matin, après de longues heures données auxlarmes, elles parlaient l’une et l’autre du sommeil qui les avaitcaressées et du repos qu’elles avaient goûté.

Elles n’osaient pas s’arrêter à cette penséeque M. de la Guerche et Renaud tenteraient de lesdélivrer. Diane savait à présent, par Adrienne, quel homme c’étaitque Mathéus, et, dans la crainte que cette faculté qu’on leur avaitlaissée d’écrire à M. de Pardaillan ne cachât un piège,elles n’avaient pas tout dit.

Sur ces entrefaites, une de ces suspensionsd’armées, comme on en rencontre tant dans l’histoire des guerresanciennes, arrêta pour quelques jours les hostilités entre les deuxarmées belligérantes, qui n’avaient pas cessé de combattre depuisLeipzig. Combien de braves officiers qui ne répondaient plus àl’appel du clairon ! Combien de soldats ensevelis à la hâtesous une poignée de terre ! Personne ne savait quand nicomment finirait cette guerre commencée depuis tant d’années, et oùles passions religieuses se mêlaient aux intérêts de la politique.M. de la Guerche et M. de Chaufontaine avaienteu leur part de la gloire et des dangers communs ; mais ilsmettaient au nombre des jours perdus ceux qu’ils n’employaient pasà délivrer Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan. Toutes leurs tentativesjusqu’alors avaient été inutiles, ou, ce qui revenait au même,interrompues par les impérieuses nécessités de la guerre. Lesintervalles étaient trop courts entre les sièges et les combatspour qu’ils pussent entreprendre une expédition au cœur même desprovinces occupées par l’ennemi.

Ils ne négligeaient rien cependant, mais ilsne savaient rien ; et dans les périlleuses pointes que tour àtour, un jour à droite, un jour à gauche, ils entreprenaient, rienne leur avait appris encore quelle ville ou quelle forteressecachait derrière ses murailles celles pour qui Armand-Louis etRenaud eussent versé leur sang goutte à goutte.

À la première nouvelle qui circula dans lecamp, de l’armistice conclu avec le général en chef des troupesimpériales, l’espoir renaquit dans le cœur des deux frères d’armes.Ils se présentèrent immédiatement chez Gustave-Adolphe et luidemandèrent la faveur d’être envoyés auprès de Wallenstein pournégocier l’échange des prisonniers.

– Nous savons depuis peu de temps, ditM. de la Guerche, et cela par une lettre adressée à notrevieux compagnon d’armes, M. de Pardaillan, que les deuxcaptives ont été conduites à Prague, auprès du duc deFriedland : c’est peut-être pour nous l’unique occasion devoir Mlle de Souvigny et sa cousine ;peut-être saurons-nous du moins à quel prix nous devons lesconquérir.

Sans répondre, le roi écrivit et signa unedépêche qui donnait à M. de la Guerche la qualité deministre plénipotentiaire ; puis l’embrassant :

– Partez, dit-il, et partezsur-le-champ ; ma conscience me reprocherait chaque minute queje vous ferais perdre.

Armand-Louis, cependant, etM. de Chaufontaine ne voulurent pas s’éloigner avantd’avoir vu M. de Pardaillan.

– Vous nous aviez permis de nous dévouerau salut de vos deux filles, dit Armand-Louis ; Dieu nous lesavait données, Dieu nous les a reprises. À présent nous n’auronsplus ni trêve ni repos que nous ne vous les ayons rendues.

M. de Pardaillan leur ouvrit lesbras à tous deux.

– Ah ! si je ne vous avais pas, leurdit-il, que l’espérance serait loin de mon cœur !

Armand-Louis et Renaud lui firent part de larésolution qu’ils avaient prise.

– Le duc de Friedland est à Nuremberg,dit M. de la Guerche, nous irons à Nuremberg.

– Et si ma fille, si Adrienne n’y sontpas ? S’il ne consent pas à vous les rendre ?

– La diplomatie morte, nouscrierons : « Vive l’épée ! » s’écriaRenaud.

Quelques larmes parurent sur les joues ridéesdu vieux gentilhomme.

– Ah ! dit-il, l’épée m’a trahi,hélas ! comme elle vous a trahis tous les deux !

– Dieu est Là-Haut, Dieu nous voit etnous juge ! Ayez bon espoir, reprit Renaud ; j’en fais leserment, aussi longtemps qu’un cœur battra dans ma poitrine, aussilongtemps que ma main pourra tenir ce fer, j’emploierai ce bras etce cœur à la délivrance deMlle de Pardaillan.

L’exaltation de M. de Chaufontainetoucha le vieillard.

– Revenez avec ma fille, reprit-il, etc’est un père qui vous recevra.

À ces mots du vieux capitaine, une joieimmense inonda le cœur de Renaud ; il lui sembla que le feuextraordinaire qui avait rempli d’une force invincible l’âme desanciens preux, les Roland, les Galaor, les Cid et les Tancrède,coulait dans ses veines. Rien ne lui parut plus impossible, etbaisant la main que M. de Pardaillan luitendait :

– Si votre fille ne vous est pas rendue,s’écria-t-il, dites que je suis mort !

Chapitre 17PROPOSITIONS ET PROVOCATIONS

Uneheure après cette courte entrevue, M. de la Guerche etRenaud, suivis seulement de Magnus, de Carquefou et de Rudiger,avaient pris le chemin de Nuremberg. Ils ne tardèrent pas longtempsà paraître au camp impérial, où un trompette avait annoncé leurarrivée.

Le duc de Friedland avait établi sa résidencedans le plus vaste château qui fût aux environs de Nuremberg. Lemême luxe qui surprenait l’Allemagne dans son palais de Prague,l’entourait dans cette halte que le bruit du canon ne devait pastarder à rompre. On comptait dans les antichambres et les cours lamême foule chamarrée de pages, d’écuyers, de chambellans ; desgardes vêtus d’uniformes particuliers et aux couleurs de sa maison,veillaient aux portes ; un peuple de laquais s’agitaitpartout. Il avait table ouverte. Des centaines d’officiers,accourus de tous les points de l’Allemagne, s’enrôlaient sous sesdrapeaux, attirés à la fois par l’éclat de son nom et lamagnificence de ses largesses. Son armée grossissait comme la boulede neige. On en voyait les tentes au loin dans la plaine ;tout soldat qui avait survécu aux désastres de Torquata Comti et ducomte de Tilly le rejoignait. Les provinces, épuisées naguère,trouvaient pour lui des hommes et de l’argent.

Plus de fêtes alors, plus de loisirs. Iln’avait conservé de ses vieilles habitudes que le faste qui éblouitet ce superbe orgueil qui le faisait l’égal des princes. Ladiscipline était revenue, et avec elle la confiance. Il neprécipitait rien et ne voulait rien donner au hasard. Les meilleursgénéraux l’avaient rallié, et parmi eux le comte de Pappenheim,qui, tout sanglant comme un lion qui revient du carnage,réorganisait dans le camp de Wallenstein, devenu une fois encorel’arbitre des destinées de l’Autriche, ce qui lui restait desvieilles bandes wallonnes et de son indomptable cavalerie.

Il avait, en attendant l’heure souhaitée descombats, de longues conférences avec le chef suprême de l’armée.Jean de Werth, de son côté, armait et enrégimentait les flotsd’aventuriers que l’appât de guerres nouvelles et l’espoir du butinpoussaient vers Nuremberg. Il en arrivait d’Espagne et de Hongrie,de Pologne et des pays italiens. Tous avaient le sentiment que degrandes choses allaient se passer. Le cœur de l’Allemagnecatholique battait à Nuremberg.

L’Europe attentive suivait avec anxiété lesmanœuvres des deux adversaires fameux qui, avant de mesurer leursforces, se préparaient à la lutte avec un surcroît de précautions.Quel prestige à conserver des deux parts ! Et quelleincertitude dans le dénouement de la lutte !

Au moment où M. de la Guercheentrait dans le camp impérial, un homme était en conférence avec legénéral et promenait son doigt sur une carte. Il suffisait del’avoir entrevu une fois, soit dans la poudre d’un champ debataille, soit dans la lumière d’une fête, pour reconnaîtreFrançois-Albert de Lauenbourg.

– Ainsi, disait le duc de Friedland, vousaffirmez que huit mille hommes conduits par la reine sont en marchepour rejoindre Gustave-Adolphe ?

– J’ai quitté la tente du roi au momentoù un courrier expédié par la reine en apportait la nouvelle,répondit François-Albert.

– Ces hommes sont peut-être encore surles bords de la mer Baltique ?

– Non, monseigneur. Quelques journées àpeine les séparent de votre camp ; ce sont des Finlandais, desUpslandais, des Suédois enfin, les plus valeureuses troupes quevous ayez encore rencontrées sur aucun champ de bataille. De plus,les corps commandés par le général Banner et le duc Bernard deSaxe-Weimar ont quitté leurs cantonnements. Hâtez-vous, avant queces renforts importants aient donné l’avantage du nombre à votreadversaire.

– Eh ! n’attends-je pas moi-même lesLorrains du duc Charles, les Espagnols qui tiennent garnison dansles forteresses du Rhin, les régiments bavarois de l’électeurMaximilien, les cosaques du roi Sigismond ? Pourquoi mehâter ? Si fort que soit le roi, je ne serai pas moins fort,et je prétends l’écraser d’un seul coup !

– Que Dieu vous vienne en aide dans cettenoble résolution ! Nul dans le monde catholique, sauvé parvotre bras, n’en sera plus joyeux que celui qui vous parle. Mais laFrance peut entrer en lice. Déjà ses armées se rapprochent del’Alsace ; peut-être regretterez-vous alors de n’avoir pasanéanti l’audacieux roi de Suède.

– La France est loin, et Gustave-Adolpheest près ! Si quelque menace arrivait du côté de l’Occident,la bataille qui me débarrassera de cet ennemi sera bientôt livrée.Vous, monsieur de Lauenbourg, retournez promptement auprès du roi,et ne manquez pas de m’avertir si quelque chose d’importantsurvenait.

– Ce que j’ai fait, je le ferai toujours,répondit François-Albert en s’inclinant.

Il souleva une lourde portière dont les plistombaient dans l’un des angles de la chambre où se tenaitWallenstein, et disparut. Un homme l’attendait à la porte dupalais.

– Les chevaux sont-ils là ? demandale duc.

– Les chevaux ? Deux hommes viennentd’arriver au camp ! répondit le capitaine Jacobus d’une voixsourde : M. de la Guerche etM. de Chaufontaine. Je ne pars plus.

Le duc hésitait.

– Écoutez, reprit le capitaine,l’armistice suspend les hostilités, mais j’ai une vieille dette àpayer. Or, je suis bon débiteur ; aujourd’hui les louveteaux,plus tard le loup.

– Restons, alors ! ditFrançois-Albert.

Mme d’Igomer était à Nurembergavec le duc de Friedland. Informée la première de l’arrivéed’Armand-Louis et de Renaud par un exprès de Jean de Werth, ellen’avait pas voulu qu’ils pussent entrer en conférence avecWallenstein en son absence. Elle sentait que la lutte engagée àSaint-Wast, et marquée déjà par les terribles épisodes deSaint-Rupert, de Magdebourg et de Rabennest, allait entrer dans unephase nouvelle.

– Voilà les deux aventuriers dont je vousai parlé, dit-elle négligemment à Wallenstein ; les chasseurssuivent la piste du gibier, mais il a plu à Sa Majesté le roi deSuède de les revêtir du caractère solennel d’ambassadeurs.Faites-leur cet honneur de les recevoir en présence de tous vosofficiers.

La chose fut décidée ainsi que l’avait désiréMme d’Igomer. Le lendemain, à midi, deux officiersconduisirent M. de la Guerche etM. de Chaufontaine au palais. Des chambellans, desécuyers, des pages, encombraient les antichambres et le grandescalier. Les envoyés de Gustave-Adolphe marchaient entre deuxhaies de mousquetaires. Une porte à deux larges battants s’ouvrit,et ils entrèrent dans une salle toute remplie d’une foule degentilshommes.

Tout au bout de la salle, Wallenstein étaitassis dans un fauteuil doré, comme un prince souverain qui donneaudience à sa Cour. Près de lui, et magnifiquement vêtue d’une robede brocart d’or, se tenait Mme d’Igomer.

Renaud la vit, et leurs regards secroisèrent.

– Nous sommes perdus ! dit-il à sonami.

Armand-Louis eut un léger frisson ; mais,sans rien laisser voir de son émotion, il présenta ses lettres decréance à Wallenstein, qui en prit lecture.

– L’échange des prisonniers aura lieu,dit-il après. Homme pour homme, officier pour officier. Un de mesaides de camp vous remettra la liste nominative des Suédois que lafortune des armes a fait tomber dans nos mains. Vous êtes libre,monsieur, de rester à Nuremberg jusqu’à complète ratification deces conventions.

Wallenstein fit un léger salut de la têtecomme s’il allait se retirer.

– Ce n’est pas tout, dit Armand-Louisvivement.

Mme d’Igomer échangea unregard avec Wallenstein et sourit ; Wallenstein resta.

– Deux femmes ont été enlevées par lestroupes impériales à Magdebourg, poursuivit M. de laGuerche, Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan. Je viens, s’il est besoin,traiter de leur rançon.

– M. le comte de Tilly est mort, etles choses ne sont plus telles qu’il les avait laissées, réponditWallenstein, avec hauteur. Nous avons plus d’or, grâce à Dieu,qu’il ne nous en faut pour nous et les besoins de notre armée.

– Si vous les retenez en qualité deprisonnières de guerre, accordez-nous, du moins pour elles,monsieur le duc, la faculté d’échange.

– Avez-vous, ce que j’ignore, quelquefille de grande maison, quelque princesse allemande retenue encaptivité dans le camp suédois ? Nommez-les, et nousverrons.

– Ah ! s’écria Renaud, dont le sangcommençait à bouillonner, croit-on ici que nous faisons la guerreaux femmes ?

Wallenstein fronça le sourcil.Mme d’Igomer s’avançant tout à coup :

– Ces messieurs ne savent peut-être pas,dit-elle, que, grâce aux efforts du digne moine franciscain que SonÉminence le légat du Saint-Siège a placé auprès d’elles,Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny commencent à ouvrir leur cœuraux saintes vérités de notre foi ? Les remettre aux mains depersonnes qui sont nourries dans le poison de l’hérésie seraitcompromettre leur salut. La politique et les liens du sang doiventle céder à la religion.

– Catholique,Mlle de Souvigny ! s’écriaM. de la Guerche.

– Catholique,Mlle de Pardaillan ! ajoutaM. de Chaufontaine.

Il allait répliquer que ce changement luiimportait peu, à lui, qui se faisait gloire d’appartenir au culteromain, lorsque deux officiers parurent dans la salle. Les groupes,qui s’étaient éloignés, s’ouvrirent devant eux.

– Et le signe le plus éclatant de leurconversion, c’est que Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny ont été fiancées à M. lecomte de Pappenheim et à M. le baron Jean de Werth, reprit leduc de Friedland.

Armand-Louis et Renaud devinrent livides.M. de Pappenheim et Jean de Werth étaient devant eux. Lenœud de ruban brodé par la main deMlle de Souvigny parait la garde de l’épée deJean de Werth.

– Quoi, vous ! s’écriaM. de la Guerche en s’adressant àM. de Pappenheim.

– Je ne sache pas avoir rien promis àM. le comte de la Guerche qui concernâtMlle de Pardaillan, réponditM. de Pappenheim. On a peut-être le droit de se rappelerà Prague, ainsi qu’à Vienne, qu’elle est, en qualité de comtesse deMummelsberg, sujette de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne, et, s’ilplaît à l’empereur Ferdinand de m’accorder sa main, il me plaît, àmoi, de l’accepter.

– Ah ! vous êtes bien toujoursl’homme de la Grande-Fortelle ! murmura M. de laGuerche.

Le visage du comte de Pappenheim changea decouleur ; on vit se dessiner en lignes pourpres les sabres quicroisaient leurs pointes sur son front. Mais, relevant latête :

– Je crois que cet homme, vous l’avezrencontré à Magdebourg, répondit-il avec hauteur.

– Ah ! traître ! s’écriaRenaud.

M. de Pappenheim le mesura des yeux,et, couvert d’une pâleur mortelle :

– Voilà un mot qui coûtera la vie à l’unde nous, dit-il.

– Eh bien, que tardez-vous à m’endemander raison ? Ne portez-vous pas une épée ? Ne noussommes nous pas déjà rencontrés maintes fois ? Ah ! sivous me haïssez autant que je vous déteste, vous devez brûlerautant que moi du désir de terminer cette querelle ? Venezdonc !

– Je vous suis… marchez !

Déjà M. de Pappenheim avait fait unpas.

– Et moi, je vous défends desortir ! s’écria Wallenstein. Qui commande ici ? Qui estle représentant et le délégué de l’empereur ?… S’il plaît àM. le marquis de Chaufontaine d’oublier son caractère, il meconvient, à moi, de me rappeler que je suis le maître à Nuremberg,donc, bas les armes ! Monsieur le grand maréchal de l’empire,vous avez un commandement qui nécessite votre présence à l’armée etne vous permet pas, sans mon ordre, de jouer votre vie dans uncombat singulier. Vous ferez ce que bon vous semble, si la fortunede la guerre vous fait rencontrer votre ennemi sur le champ debataille ; jusque-là, obéissez.

M. de Pappenheim, tout frémissant,repoussa dans le fourreau son épée à demi tirée.

Armand-Louis saisit le bras de Renaud, qui nel’imitait pas.

– Je sais bien attendre, moi,dit-il ; attends aussi !

Le duc de Friedland promena son regardimpérieux sur l’assemblée : tout était silencieux ; seuleMme d’Igomer souriait.

– Je crois, messieurs, reprit-il, que laconférence est terminée.

– Est-ce bien là, monseigneur, tout ceque vous avez à nous répondre ? dit M. de laGuerche. Songez-y, je parle au nom du roi Gustave-Adolphe, et jedemande justice.

– Monsieur, je n’ai plus rien àajouter.

M. de la Guerche salua Wallensteinet se retira ; mais, en passant auprès deM. de Pappenheim :

– Vous m’aviez promis sur l’honneur deveiller sur Mlle de Souvigny… Au revoir,monsieur le comte ! dit-il.

– Au revoir, messieurs ! réponditM. de Pappenheim.

Mme d’Igomer souriait toujoursen badinant avec son éventail ; Jean de Werth frisait sesmoustaches ; seul il n’avait rien dit.

« Allons, pensa-t-il, il faudra que jevoie le capitaine Jacobus ; en attendant, je vais envoyer unmessager à mon ami le seigneur Mathéus. J’ai idée que mes deuxgentilshommes entreront bientôt en campagne ; ils ne meprendront pas au dépourvu. »

Aucun mot ne saurait donner un idée exacte dessentiments qui agitaient l’âme de Renaud ; les regards queM. de la Guerche lui jetait à la dérobée lui montraientque de ce côté-là sa fureur et sa haine avaient un écho et unreflet. Malheureusement leur colère ne trouvait pointd’issue ; le caractère dont ils étaient revêtus l’un etl’autre, et la réponse hautaine de Wallenstein, ne leurpermettaient pas de chercher immédiatement par les armes laréparation d’une injure qu’ils ressentaient également. Il fallaitattendre et dévorer l’outrage jusqu’au jour où leur épée de soldatpourrait être librement tirée du fourreau.

– Ah ! ne me parle pas de ce comtede Pappenheim ! s’écria Renaud ; voyageur ou soldat, cethomme est toujours le même !

Chapitre 18LA PETITE MAISON DE NUREMBERG

Dans lasoirée, et tandis que M. de Chaufontaine se promenait delong en large, exhalant sa rage par des paroles entrecoupées,devant la maison qui leur avait été assignée pour logis, un page seprésenta et l’invita discrètement à le suivre :

– Où veux-tu me conduire ? demandaRenaud, qui n’avait pas l’esprit disposé aux aventures.

– Dans un lieu où vous ne serez pas fâchéde vous rendre, répondit le page.

Carquefou, qui grignotait une aile de perdreaudans le voisinage, leva le nez.

– Monsieur le marquis, dit-il, m’est avisque ce pays n’est pas sûr au coucher du soleil ; on racontepar ici des histoires farouches de démons et de lutins auxquels semêlent volontiers quelques sacripants… Restez au logis.

– Il s’agit deMlle de Pardaillan, murmura le page àl’oreille de Renaud.

– Eh ! que ne parlais-tu plusvite ! Marche ! je te suis !

Renaud ne marchait pas, il courait sur lestraces du messager, qu’il forçait de hâter le pas. Carquefou jetal’os qu’il rongeait.

– Il serait si facile cependant dedormir ! dit-il.

Il se leva en soupirant et suivit de loin sonmaître, qui n’avait garde de retourner la tête.

Il le vit sortir de la ville, s’enfoncer dansun chemin creux, gagner un petit bois au milieu duquel s’ouvraitune avenue, et disparaître subitement sous la porte d’un pavillonqui donnait sous une voûte épaisse de feuillage.

Carquefou fit le tour du pavillon en rasant lafutaie ; aucun filet de lumière n’en sortait : portes etfenêtres, tout était fermé hermétiquement.

– Hum ! fit Carquefou, on dirait lamaison d’une fée ou le repaire d’un ogre !

Il s’adossa contre un arbre en face de laporte par laquelle son maître venait d’entrer dans le pavillon, etattendit.

– Au moindre bruit, tant pis !reprit-il à voix basse, je monte à l’assaut.

Renaud cependant gravissait un escaliersombre ; le page le tenait par la main, et il sentait sous sonpied un tapis qui étouffait le bruit de ses pas. Le cœur luibattait à l’empêcher de respirer.

« Diane ! je vais revoirDiane ! pensait-il. »

Une portière s’ouvrit, et, dans un boudoiréclairé par une lumière timide, il aperçutMme d’Igomer. Renaud recula.

– Une femme vous fait donc peur, monsieurle marquis ? dit-elle.

– Je croyais qu’il s’agissait deMlle de Pardaillan… C’est une trahison !s’écria Renaud.

– On ne vous a pas trompé, c’est bien deMlle de Pardaillan qu’il s’agit ; mais jene sache pas qu’on vous ai dit que vous la verriez ?

Tout en parlant, Mme d’Igomertremblait ; jamais Renaud ne l’avait vue si pâle et sidéfaite, même au jour où il l’avait saluée pour la dernière foisdans le château de Saint-Wast.

Cette femme vindicative, qui obéissait àtoutes les inspirations de la haine, semblait avoir perdu presquetoute sa force ; la robe blanche qu’elle portait laissait voirl’agitation de son sein. La pâleur d’une morte couvrait son frontet ses joues. Cependant Renaud, qui la contemplait, soulevaitencore de la main un des pans de la portière, comme un homme prêt àse retirer.

– Que craignez-vous ? ditMme d’Igomer d’une voix douce, il n’y a qu’unefemme et un enfant.

– Ah ! cette femme, c’estvous ! dit Renaud.

– Si vous voulez dire par là que de moidépend le sort de Mlle de Pardaillan, c’estvrai, mais il dépend de vous que demain elle soit libre.

– De moi !… Que faut-ilfaire ?… Ah ! tout mon sang…

– Vous le donneriez pour elle, n’est-cepas ? poursuivit Mme d’Igomer enl’interrompant ; je le sais, mais pourquoi me le dire ?…Ah ! vous prenez une mauvaise voie pour cicatriser la blessurequi saigne là !

Thécla tomba accablée sur un fauteuil ;son visage avait la couleur de la neige ; des larmes (ellesn’étaient pas feintes cette fois) coulaient de ses yeux. Renauds’empara de ses mains et les sentit frissonner entre lessiennes.

– Si vous vouliez, reprit-il,j’emploierais ma vie entière à vous bénir !

– Écoutez, réponditMme d’Igomer, je me croyais plus forte que je ne lesuis, plus enracinée dans ma haine… Je vous ai vu, et je ne saisquelle flamme a subitement amolli ce cœur qui n’a battu qu’unefois… que dis-je ? ne sais je pas quelle influence, quelcharme l’a vaincu ? Toute cette émotion que j’avais oubliéem’a tout à coup envahie… de longs mois de deuil, remplis parl’esprit de vengeance, se sont effacés, et de tout ce que j’aisouffert ou rêvé, de mes larmes d’ivresse et de désespoir, il n’estrien resté que vous…

Un instant Thécla se tut ; un mélanged’étonnement et de tristesse se répandit dans l’âme deRenaud : il allait répliquer, Mme d’Igomerl’arrêta :

– Connaissez-moi tout entière,poursuivit-elle ; ce que vous voudrez que je sois, je leserai ; je ne peux plus être à présent votre compagne dans lavie, la femme fière de marcher appuyée à votre bras ; je seraivotre servante, et nulle ne sera plus dévouée, plus humble, plusheureuse du sort que vous lui ferez… Si vous voulez que j’aimeMlle de Pardaillan, je l’aimerai… maisaimez-moi, ou, si cet effort vous est impossible encore, ne l’aimezplus du moins et renoncez à cette pensée maudite de lui donnervotre nom ! Ne vous rappelez-vous rien, dites, et me montré-jebien exigeante en vous demandant un peu de pitié ?Rappelez-vous ces heures passées l’un près de l’autre, pendant delongues nuits d’été ; rappelez-vous les serments d’autrefois…Ah ! si vous en avez perdu la mémoire, mon triste cœur en estencore brûlé, vous ne savez pas combien je vous aimais !Hélas ! je ne le savais pas moi-même ! Voyez ce que vousavez fait de moi et dans quel abîme je suis descendue ! Nedevez-vous rien à celle que vous avez abandonnée, et qui sans vous,peut-être… Mais je ne veux rien vous reprocher, je bénis ce mal quim’a fait vous connaître, qui m’a fait vous aimer !… Le bonheurque j’ai goûté jadis, je vous en demande l’ombre, lesouvenir ! À ce prix, il n’est rien que vous n’obteniez demoi. Mettez votre main dans la mienne, jurez-moi que jamaisMlle de Pardaillan ne s’appelleraMme de Chaufontaine, et ma confiance irajusqu’à vous dire : « Elle est libre ! »

– Mais je l’aime ! s’écriaRenaud.

– Quoi !… ditMme d’Igomer, vous êtes chez moi… elle n’est paslibre, et vous osez… ! Ah ! tenez, vous êtes bientéméraire ou bien fou !

– Écoutez-moi à votre tour… je vous ensupplie… Que vous a-t-elle fait ? N’est-elle pas innocente detout ceci ?

– Innocente ?… elle qui vous aarraché de mes bras !

– Punissez-moi donc si vous voulez, maisépargnez-la ! N’a-t-elle pas été pour vous bonne etconfiante ?… Elle n’a pas vingt ans… ne laissez pas sajeunesse se flétrir dans les larmes…

– Eh ! croyez-vous qu’elle seule aitpleuré !

– Ah ! vous êtes implacable !…Quoi ! la beauté, l’innocence, le malheur, ne peuvent rien survous ?… Pourquoi la frapper si je suis là ! Quelle honteme proposez-vous ? La trahir quand elle m’a dit :« Je vous aime !… »

– Ce mot, quelqu’un qui s’appelait Renaudne me l’avait-il pas dit ?

Ce dernier cri semblait rompre l’entretien,Mme d’Igomer s’était levée. Cette expression queM. de Chaufontaine lui avait vue au château deSaint-Wast, de nouveau il la retrouvait tout entière sur sonvisage ; Thécla ne gardait plus aucune trace des émotions quitout à l’heure l’avaient attendrie. Renaud sans répondre fit un pasvers la porte.

– Ainsi, ditMme d’Igomer, vous ne renoncez pas àMlle de Pardaillan ?

– Jamais !

– Alors, c’est elle qui renoncera àvous.

Renaud se retourna, prêt à l’interroger.

– Monsieur le marquis, je ne vous retiensplus, reprit Mme d’Igomer, qui, frappant sur untimbre, donna l’ordre au page de reconduireM. de Chaufontaine. Allons, murmuraMme d’Igomer, je laisserai faire MathéusOrlscopp.

Renaud trouva Carquefou adossé à l’arbre qu’ilavait choisi pour poste d’observation.

– Tout va mal, dit-il en répondant auregard interrogateur de Carquefou.

– Monsieur, aussi longtemps qu’on est envie, rien n’est désespéré, répliqua l’honnête philosophe.

Et comprenant que son maître n’était pas enhumeur de causer, il s’enveloppa dans son manteau et le suivitsilencieusement.

Chapitre 19QUATRE CONTRE UN

Lesconditions d’échange venaient d’être ratifiées ; rien neretenait plus Armand-Louis et Renaud à Nuremberg. Ils prirent congéde Wallenstein et sortirent du camp à cheval.

À un trait d’arbalète du fossé, ilsrencontrèrent un cavalier qui, passant près d’eux, les salua.C’était le comte de Pappenheim ; il portait la cuirasse au doset un grand manteau agrafé sur ses épaules. Avant qu’Armand-Louisou Renaud eussent le temps de lui répondre, le comte était déjàloin.

– L’oiseau de proie s’envole à gauche,mauvais signe ! dit Carquefou.

– Sans compter que le pays est propiceaux embûches, murmura Rudiger.

La route s’engageait dans un pays boisé seméde gorges et de solitudes où croissaient çà et là des sapins et desbouleaux. Un vent bas soufflait, roulant des masses de vapeurserrantes qui s’épaississaient ou se dissipaient tour à tour.Armand-Louis et Renaud ressentaient l’influence de cette naturemélancolique ; ils songeaient et ne parlaient pas.

Magnus regardait tantôt en avant, tantôt enarrière, tantôt à gauche, tantôt à droite. Rudiger, de son côté,avait l’œil à tout.

– Si je meurs, ce qui est probable,murmurait Carquefou, je ne voudrais pas mourir par un tempssemblable et dans un tel paysage, j’aurais trop froid.

Et il roulait autour de ses flancs le manteauque la bise secouait.

Le brouillard courait sur la bruyère ;des bandes de corbeaux en rayaient la masse grise d’un vol sinistreet lourd.

Un cavalier passa comme un fantôme sur laroute, puis un autre, puis un troisième ; et tous trois seréunirent en avant de manière à ne former qu’un seul groupe.

Ils précédaient M. de la Guerche etRenaud d’une centaine de pas.

Magnus jeta les yeux sur l’extrémité d’unegorge que leur petite troupe venait de traverser.

Il aperçut au loin, presque effacés dans labrume, trois cavaliers qui marchaient au pas.

« Six en tout, pensa-t-il, ce n’est rienencore. »

Cependant il dégagea son bras droit ets’assura que ses pistolets jouaient librement dans leursfontes.

Presque aussitôt, Rudiger, qui venait d’enfaire autant et qui regardait de côté et d’autre, remarqua sur ladroite, dans la plaine, où rampait un taillis bas, trois autrescavaliers dont la tête et les épaules saillaient du milieu desbranches.

– Neuf, dit-il en les désignant à sonvoisin.

Magnus tourna rapidement les yeux du côté d’unbois qui s’étendait sur la gauche et dont leur petite troupecôtoyait la lisière.

L’obscurité s’y faisait plus noire ;cependant, parmi les troncs pâles des bouleaux, il distingua troisombres qui se glissaient dans l’épaisseur muette du bois.

« Hum ! ça fait douze,pensa-t-il. »

Cette fois il renouvela l’amorce despistolets, et, tirant l’épée du fourreau, la laissa pendre toutenue à son poignet. Rudiger avait pris la même précaution.

Carquefou, qui les observait, les imitascrupuleusement ; après quoi, se penchant à l’oreille deMagnus :

– Pourquoi ? lui dit-il.

Magnus étendit la main sans parler vers lesquatre coins de l’horizon.

– Oh ! oh ! fit Carquefou.

– Et remarquez qu’ils se rapprochent denous, dit Rudiger.

Magnus ne dit rien, seulement il fit à partlui cette remarque que, depuis un instant, chaque groupe s’étaitaugmenté d’une unité, ce qui portait le nombre des cavaliers àseize.

Au même instant, les quatre hommes quimarchaient en avant firent volte-face, et ceux qu’on voyait enarrière allongèrent le pas.

Par un mouvement simultané, les deux troupesqui trottaient dans la plaine et dans les bois dirigèrent leurcourse vers la route.

M. de la Guerche etM. de Chaufontaine étaient pris entre quatre feux.

En cet endroit où nulle hôtellerie, nullemaison, nulle cabane ne se voyait aussi loin que la vue pûts’étendre, deux bouquets noirs de sapins s’élevaient aux deux côtésde la route.

Magnus frappait déjà sur l’épauled’Armand-Louis, et Carquefou avertissait Renaud, lorsqu’un cavaliersortit du plus épais de ces massifs. Il avait la tête haute, l’épéeà la main.

Carquefou poussa un cri.

Le cavalier sourit, et, saluant du bout de sonépée :

– Je vois, messieurs, dit-il, que vousavez reconnu le capitaine Jacobus.

– Ah ! le bandit ! s’écriaRenaud.

– À présent, s’il vous plaît, réglons noscomptes.

Mais, au moment où le capitaine Jacobus levaiten l’air un pistolet pour donner le signal de l’attaque aux quatrebandes, qui n’étaient plus qu’à trente pas des gentilshommes, uncavalier s’élança d’un bond sur la route, et, portant un siffletd’argent à ses lèvres, en tira un son aigu. Un grand bruit de fers’éleva du milieu du brouillard, et le chemin se couvrit decuirassiers, qui, le sabre au poing, entourèrent lesassaillants.

– Capitaine Jacobus, bas les armes, ditle cavalier. Je suis le comte de Pappenheim.

Le capitaine Jacobus promena ses regardssurpris de tous côtés, mais de tous côtés un mur d’airainenveloppait ses bandes.

Il remit froidement son épée au fourreau.

– Vous êtes le plus fort, monseigneur,dit-il, mais j’ai grand-peur que vous n’ayez fait une sottise.

Le comte de Pappenheim étendit la main dans ladirection de Nuremberg ; le capitaine Jacobus réunit seshommes autour de lui, les rangs serrés des cuirassiers s’ouvrirent,et toute la bande s’éloigna comme une troupe de chacals qui vientd’entendre le rugissement du lion.

Les cuirassiers se reformèrent derrièreM. de Pappenheim, et marchant à leur tête, il escortaM. de la Guerche et M. de Chaufontaine jusqu’àl’extrémité de cette route dangereuse. Aux premières clartés dumatin, on vit un bourg dont les rayons s’éparpillaient sur les deuxcôtés du chemin.

– L’armée suédoise est devant vous,messieurs, leur dit-il alors, et l’armistice expire demain.

Et comme les deux gentilshommess’inclinaient :

– Sommes-nous quittes à présent, monsieurle comte ? reprit-il en s’adressant à M. de laGuerche. Les bois que vous venez de traverser ont-ils payé la dettedu camp de Stettin ? Le comte de Pappenheim s’est-il souvenudu comte Éberart ?

– Oui, répondit Armand-Louis.

– Alors, messieurs, bonne chance !Et, s’il plaît à Dieu, nous nous rencontrerons sur un champ debataille. Là, vous verrez que je n’oublie rien.

M. de Pappenheim salua fièrement dela main les deux gentilshommes, et, suivi de ses cuirassiers, il seperdit bientôt dans un nuage de poussière.

Et, le regardant, tandis que le Soldats’éloignait au pas, lentement, à la tête de sescuirassiers :

– Singulier homme ! dit Renaud.

– Étrange, en effet, réponditM. de la Guerche : il y a en lui comme un mélange detoutes les bonnes et de toutes les mauvaises qualités. Les unes luiappartiennent, les autres sont le résultat des événements et desluttes auxquels toute sa vie a été mêlée ; il a le germe desmeilleures et des plus hautes vertus, la passion de la gloire,l’amour de son pays et de sa religion, une fidélité à toute épreuveà son drapeau et à son empereur, une bravoure indomptable ;mais tout cela est comme envenimé et corrompu par une ambitionformidable, un orgueil implacable, le mépris des hommes et ledédain de toute règle. Hier, il marchait dans une ville en flammeset faisait passer son cheval sur les cadavres de dix milleAllemands. Que lui importait ! il n’y avait là que desrebelles et des protestants ! Et ce même jour il se mettaitrésolument, au péril de sa vie, entre deux femmes et une armée enproie à l’ivresse du pillage. Hier il aspirait impitoyablement à lamain d’une fille noble qui le repousse ; aujourd’hui il sauveson rival. Les événements l’ont rendu ce qu’il est, farouche,violent, capable des plus terribles représailles, des plus férocesexécutions, puis, par moments, son âme se réveille, et lamagnanimité se fait jour. L’arbre semble desséché, et il en tombeparfois un fruit mûr.

– Ma foi, si jamais je le tue, repritRenaud, je ne tuerai jamais plus vaillant homme deguerre !

Le jour même où l’armistice devait expirer,Armand-Louis et Renaud rejoignaient l’armée du roi. Immédiatementaprès, M. de la Guerche faisait demander une entrevue àGustave-Adolphe.

Le projet le plus audacieux avait germé dansson esprit. Il avait servi la cause de la Suède ; il croyaitavoir le droit de servir sa cause personnelle.

Chapitre 20LES ARGONAUTES À CHEVAL

Aprèsavoir rendu compte au roi de la mission qui lui avait été confiée,Armand-Louis demanda à Sa Majesté la permission de l’entretenir dechoses qui n’avaient d’importance que pour lui-même.

– Parlez, mon cher comte, dit le roi.

– Pensez-vous, Sire, que j’aisuffisamment servi la cause à laquelle vous avez dévoué votre bras,pour solliciter une grâce de Votre Majesté ?

– Vous savez, colonel, que je n’ai pasattendu, pour proclamer, en face de l’armée, ce que la Suède vousdevait.

– Eh bien, Sire, si je vous ai demandé unjour cinq cents hommes pour porter le dernier coup àl’ennemi ; me permettez-vous à présent de chercher dansl’armée cent volontaires qui consentent à me suivre partout où jeles mènerai ?

– Eh ! eh ! si vous vous mettezà leur tête, ils iront si loin, qu’ils pourraient bien ne revenirjamais !

– Cela se peut bien… Il me faut dessoldats qui ne reculent devant rien.

– Il s’agit donc d’une entreprisedifficile ?

– Si difficile, qu’elle peut paraîtreinsensée à tout homme qui n’y voit pas le bonheur de sa vieengagé.

– Expliquez-vous.

– Un serviteur fidèle m’a tiré des mainsdes Impériaux. Ferai-je moins pourMlle de Souvigny que ce que Magnus a fait pourmoi ? Mlle de Pardaillan est auprèsd’elle, soumise au même esclavage. Son père pleure, et mon cœursaigne. M. de Chaufontaine et moi avons juré de lesdélivrer.

– C’est donc à Prague, en Bohême, auplein cœur des provinces ennemies, je ne sais où, avec cent hommes,que vous voulez aller ?

– Oui, Sire. L’honneur m’en fait uneloi.

– Ah ! j’aurais fait comme vousautrefois ! s’écria le roi, qui saisit la main deM. de la Guerche. Allez donc ! Je ne me croiraisplus digne de la couronne que je porte si je ne vous disaispas : « Bravez tout pour délivrer celle qui vousaime ! » Mais, après le roi, l’ami ajoutera :« Ménagez-vous pour conserver un brave soldat à la Suède… Ellen’a pas trop de tous ses enfants ! »

Comme M. de la Guerche prenait congédu roi, la porte s’ouvrit, et le duc de Lauenbourg entra.Armand-Louis, qui s’éloignait, resta.

– Les hostilités viennent de recommencer,dit le duc François-Albert ; deux régiments hongrois, arrivésdepuis hier au camp impérial, ont attaqué cette nuit un escadrondes mousquetaires finlandais… Deux régiments italiens lessuivaient.

– Voilà des informations bien exactes,dit brusquement Armand-Louis. Comment les avez-vousobtenues ?

Le duc qui ne l’avait point aperçu d’abord,tourna la tête et rougit.

Tout en parlant, M. de la Guerchejouait avec une chaîne d’or passée à sa ceinture. Le scintillementdu métal attira l’attention de M. de Lauenbourg, quicherchait une réponse.

– Mais vous, monsieur, qui questionnez sibien, répondit-il alors avec un mélange de colère et de hauteur,pourriez-vous m’apprendre d’où vous tenez cette chaîne d’or quibrille sur votre pourpoint ? Voilà longtemps que je lacherche.

– Cette chaîne est à vous ? s’écriavivement M. de la Guerche.

– Elle m’a été volée. Par quelle étrangeaventure se fait-il que je la retrouve entre vos mains ?

– Ah ! vous la cherchez depuislongtemps, monsieur le duc ? Eh bien, depuis longtemps jecherche aussi le propriétaire de cette chaîne. Quelque chose mefait croire qu’il pourrait bien y avoir une connexité, bizarre aumoins, entre l’accident qui vous l’a fait perdre et un crime commisprès d’une résidence royale… il y a trois ans.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que cette chaîne, qui està vous et que vous réclamez si imprudemment, je l’ai ramassée prèsde Gothembourg, à la porte d’une maison d’où Marguerite Cabeliauvenait d’être enlevée, et où, une heure après, je vous vis,monsieur le duc, pour la première fois.

Le duc pâlit.

– Elle se sera échappée de ma ceinture,dit-il en balbutiant.

– Avant le crime, alors ; car c’estavant que Marguerite Cabeliau eût été enlevée que ma main a tirécette chaîne de l’herbe, sur laquelle on voyait encore les pas d’uncheval… du vôtre, monsieur le duc !

Un instant le duc de Lauenbourg voulutsoutenir le regard de M. de la Guerche ; mais,vaincu dans cette lutte silencieuse, ses yeux s’abaissèrentlentement.

Alors, passant devant le duc, et d’une voixdédaigneuse :

– Puisque cette chaîne est à vous,monsieur le duc, dit M. de la Guerche, reprenez-la.

Et d’un geste hautain il la jeta à ses pieds.Armand-Louis venait de s’approcher du roi, qui, tout pensif,assistait à cette scène.

– Sire, qu’en pensez-vous ?reprit-il.

Et, croyant que le reptile était écrasé, ils’éloigna.

– Eh bien ? dit le roi, qui setourna subitement vers M. de Lauenbourg.

– Ah ! si cet homme n’avait pas étévotre hôte, je l’aurais tué ! s’écria le duc.

– On ne tue pas M. de laGuerche si aisément, reprit le roi ; mais c’est de cettechaîne qu’il s’agit, et non pas de lui.

Le coup avait été rude et non moins terriblequ’imprévu ; mais le duc était seul et il savait queGustave-Adolphe l’aimait. Faisant tout à coup un appel énergique àson audace :

– Eh bien, c’est vrai, cette chaîne est àmoi, et c’est à la porte de la maison blanche que je l’ai perdue.Rappelez-vous seulement que Marguerite était belle et que j’étaisjeune. Tout ce qu’on peut faire pour étouffer un amour dont le cœurest plein, je l’ai tenté. Vains efforts ! Son image mepoursuivait partout. Est-ce ma faute si je l’ai rencontrée avantvous, Sire ? Lorsqu’une confidence, que je n’appelais pas, estvenue m’apprendre que je n’avais plus le droit d’espérer, vous nesavez pas quelle torture m’a déchiré ; j’aurais voulu fuir…disparaître… oublier celle qui était l’âme de ma vie. Un filinvisible, mais fort, me ramenait aux lieux où elle respirait, etje m’abreuvais du poison avec l’amère volupté d’un cœur que rien nepeut déshabituer de son amour. Ah ! j’ai cru cent fois quej’expirais ! Aux heures où vous étiez près d’elle, moi, ivrede désespoir, je rôdais autour de cette demeure enchantée, dontj’aurais fait mon royaume et mon paradis si Marguerite l’avaitvoulu, et mes larmes tombaient sur l’herbe lentement. Elle vousaimait, et je baisais la trace de ses pas ! Un jour cettechaîne est tombée… Ah ! vous étiez avec Marguerite,Sire !

Une émotion dont il n’était pas le maître seglissait dans le cœur du roi. Lui qui avait connu l’amour danstoute sa fièvre, pouvait-il condamner un homme qui avait soufferttoutes les angoisses de l’amour ? François-Albert connaissaittrop bien Gustave-Adolphe pour ne pas deviner, au plus léger signe,ce qui se passait en lui. Il pensa que la meilleure et la plushabile défense était une franchise absolue ; et reprenant toutà coup la parole avec une véhémence extraordinaire :

– Mais, si vous voulez ma confession toutentière, Sire, eh bien, sachez tout ! Que de tempêtes alorsdans cette poitrine toute brûlée d’un amour sans repos ! Oui,j’ai pensé à me venger !

– Vous ?

– Oui, moi ! Mille projets terriblesm’ont traversé l’esprit. Je ne savais auquel sacrifier les restesd’une misérable vie. Je voyais en vous la cause unique de tout ceque je souffrais. Il me semblait que ma plus grande joie eût été devous voir expirant, abandonné de tous. Je cherchais un moyend’apaiser, dans votre ruine, un chagrin noir qui m’obsédait.Ah ! si je les avoue, ces cauchemars, c’est que le réveil lesa dissipés. La force m’a manqué, et, malgré moi, quand j’ai voulupousser plus loin ces rêves sinistres, je me suis souvenu du passé,et mon lâche cœur a tremblé !

L’étonnement, la colère, la pitié, sepeignaient tour à tour sur le visage du roi. François-Albert, quil’observait tout en ayant l’air de s’abandonner à l’entraînementfiévreux de sa confession, continua bientôt :

– J’ai fait plus, dit-il. Je me suisrendu chez vos plus implacables ennemis : j’ai vu le comte dePappenheim, j’ai vu le duc de Friedland, comme j’ai vu celui dontvotre bras a dispersé l’armée sur les bords du Lech. Je devaismarcher avec eux contre vous, et, dans la mêlée, vous chercher etmourir, ou vous tuer ! J’ai entendu votre voix, un frisson m’apris, et cette épée, qui avait soif de votre sang, je vousl’apporte ! S’il vous paraît que je mérite la mort, frappez,voici le fer.

François-Albert avait tiré l’épée et laprésentait à Gustave-Adolphe, qu’il ne quittait pas des yeux.

– Mais en frappant, dit-il, n’oubliez pasdu moins que peut-être vous ne me deviez pas tant de misères enrécompense du passé. La joue est pâle aujourd’hui, si le cœur esttout sanglant.

Cette allusion à cette scène de leur jeunesse,que Gustave-Adolphe n’avait pas oubliée, le remua d’un seul coup.Son âme ouverte et loyale était à la hauteur de toutes lesmiséricordes, comme elle comprenait toutes les franchises. Laconfession téméraire de François-Albert en avait trouvé le chemin.Quel soupçon pouvait tenir en présence d’un tel aveu ?

Le roi tendit la main au coupable :

– Reprenez cette épée, c’estGustave-Adolphe qui vous la donne, et c’est pour la Suède qu’ilvous demande de la garder, dit-il.

François-Albert poussa un cri et porta la maindu roi à ses lèvres.

Mais, quand il fut à la porte de la tenteroyale, il secoua la poussière de ses pieds, et, frappant sur lefourreau de son épée :

– Tu me l’as rendue, dit-il, malheur àtoi !

Ce même jour, M. de la Guercheconvoqua en assemblée générale les dragons de sa compagnie ;bon nombre étaient morts à Leipzig et aux abords du Lech ;mais d’autres huguenots, accourus de toutes les provinces deFrance, avec la permission de M. le cardinal de Richelieu, lesavaient remplacés. Jamais jeunesse plus vaillante ne s’étaitpressée autour d’un capitaine. Aucune salle n’étant assez vastepour les contenir tous, il fut décidé que la réunion aurait lieu enplein vent, sur la lisière d’un bois, où l’on voyait un grandnombre d’arbres couchés par terre. C’étaient autant de sièges pourles dragons.

La nouvelle que l’armistice était dénoncéremplissait d’espoir le cœur de ces braves gentilshommes. L’heuredes périls et des batailles allait enfin renaître. Ce repos dequelques jours pesait aux moins impatients ; aux autres ilparaissait éternel.

Lorsque M. de la Guerche et Renaudse montrèrent dans le cercle des dragons, de grands cris lessaluèrent.

– Quand montons-nous à cheval ?disait l’un.

– Restons-nous avec le roi ousuivons-nous le rhingrave Otto ? disait un autre.

– Et où que nous allions, surtoutfaites-nous marcher à l’avant-garde ! reprenait untroisième.

Lorsqu’un peu de calme se fut rétabli,Armand-Louis monta sur le tronc renversé d’un chêne.

– Messieurs, leur dit-il, j’ai besoin decent hommes de bonne volonté ; avant de m’adresser aux autrescorps de l’armée suédoise, j’aurais cru faire injure aux dragons deFrance si je ne leur avais pas soumis ma demande. Ce n’est plusvotre capitaine qui vous parle, c’est votre frère d’armes, unsoldat. Ainsi, parlez sans crainte, ce n’est point d’affaire deservice qu’il s’agit.

– Les cent hommes qu’il vous faut,demanda M. de Bérail, les mènerez-vous à labataille ?

– Je les mènerai tous au fond del’Allemagne, en plein cœur des provinces autrichiennes, chezl’ennemi !

Un frisson de joie parcourut le cercle desdragons.

– Voilà qui prend tournure, ajoutaM. d’Aigrefeuille ; on peut donc espérer qu’il y auraforce dangers à courir ?

– Mon ami, M. de la Guerche m’afait confidence de son projet, dit Renaud ; il est tel, que lamoitié de ceux qui feront partie de l’expédition a quelque chancede n’en pas revenir.

– Eh ! eh ! il y aura donc uneaverse de coups d’épée à donner et à recevoir ? s’écria unjeune cornette.

– Et une tempête de coups de pistoletaussi, ajouta Renaud.

– Monsieur de Chaufontaine, vous parlezcomme un bon livre ! poursuivit M. de Bérail ;si le sort ne me fait pas tomber en route, nous causerons de cepetit voyage au retour, en face d’un pâté de venaison.Inscrivez-moi en tête de la liste.

– Et moi donc ! pensez-vous que jeveuille rester ici ? s’écria M. d’Aigrefeuille. Mais sije ne cours pas le risque d’être tué vingt fois, je vous tiendraipour un homme de mauvaise foi, et nous nous couperons la gorge,prenez-y garde !

– Tenez-vous tranquille, répliqua Renaud,qui venait de tirer de sa poche un calepin sur lequel il écrivaitles noms de M. de Bérail et deM. d’Aigrefeuille ; le moins qui puisse vous arriver,c’est de perdre une jambe ou un bras.

– Mais j’en suis aussi ! cria lecornette.

– Et pensez-vous que je veuille manquercette partie de plaisir ? reprit un gentilhomme qui brûlait defaire ses premières armes.

– InscrivezM. de Saint-Paer.

– Et M. d’Arrandes !

– Et M. de Volras !

– Et M. de Collonges !

La plume de Renaud ne pouvait plussuivre ; les cris se croisaient en feu de file et semultipliaient.

– Eh ! là ! là ! criaM. de Chaufontaine, j’ai la main lasse ! Il nousfaut cent hommes de bonne volonté : que ceux qui ont lafantaisie de nous suivre, M. de la Guerche et moi, aientl’obligeance de passer à ma droite ; nous compterons.

Tous les dragons se précipitèrent du même élanà la droite de Renaud et s’y rangèrent en foule ; il n’enresta pas un seul sur la gauche.

– Bon ! dit Renaud en fermant soncalepin, ne comptons pas !

– Moi, je maintiens mon rang par droitd’ancienneté, dit M. de Bérail en riant ; que lesautres tirent au sort.

– Tirons au sort, répondit tristementM. d’Aigrefeuille.

Un cornette mit un chapeau sur un quartier depierre, et chacun s’apprêta à y jeter son nom écrit sur un bout depapier.

Il était à moitié plein, lorsqueM. de Collonges, qui était fort jeune, renversa lechapeau d’un coup de poing.

– Nous sommes trop bêtes !s’écria-t-il : pourquoi choisir ? Partons ensemble, nousferons la route plus gaiement et si l’on nous tue tous, il n’y aurapas de jaloux.

– Eh ! dit Renaud, la vérité sortquelquefois de la bouche des enfants !… Qu’en penses-tu,capitaine ?

– Je pense, répondit Armand-Louis, quel’escadron tout entier peut passer où la compagnie se serait ouvertun chemin.

– Bien mieux même ! plus nombreuxnous serons, moins on nous remarquera, poursuivit Renaud.

– Voilà une énigme que je ne me chargepas d’expliquer, dit M. de Saint-Paer ; l’importantest que vous acceptiez. Acceptez-vous ?

– J’accepte ! s’écriaM. de la Guerche.

Tous les chapeaux volèrent en l’air ; oncriait : « Vive M. de la Guerche ; viveM. de Chaufontaine ! » on les entourait, on lesembrassait : c’était une explosion de joie.

– Et maintenant que, grâce à moi, tout lemonde est d’accord, dit M. de Collonges, peut-on, sansindiscrétion, demander où l’on va ?

– Nous allons en Bohême, réponditArmand-Louis, et quand nous y toucherons, l’armée de Wallensteinsera entre nous et les Suédois.

– On ne saurait parler plusclairement ; si bien que nous serons là-bas comme autrefoisDaniel dans la fosse aux lions, reprit M. de Bérail.

– À cette différence près que Danielétait un prophète et que nous sommes de pauvres pécheurs.

– Ce qui fait que nous avons quelquechance d’être dévorés comme des agneaux.

– Ma foi ! je plains lessacrificateurs, reprit M. d’Aigrefeuille, qui faisait sonnerle lourd pommeau de son épée.

– À présent que nous voilà en Bohême,continua M. de Collonges, qu’y faisons-nous ?

– Nous y cherchons un château fort queles habitants de l’endroit appellent Drachenfeld.

– Supposons que nous l’avons découvert…Après ?

– Messieurs, dit alors Armand-Louis, dansce château vivent deux personnes que plusieurs d’entre vous ontconnues : Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny. On les retient l’une etl’autre en captivité ; on menace leur cœur et leur foi.M. de Chaufontaine et moi avons juré de les délivrer oude perdre la vie ; mais les épées de deux hommes, si dévouésqu’ils soient, ne pourraient renverser tous les obstacles. C’estpourquoi j’ai fait appel à votre chevalerie ; nous vaincronsensemble ou nous périrons ensemble. Quant à moi, messieurs, j’enfais le serment, je reviendrai avec elles, ou je ne reviendraipas.

Trois cents épées brillèrent tout à coup ausoleil, et cette jeunesse vaillante, emportée tout à coup par un deces élans d’enthousiasme qui sont l’apanage des nobles cœurs et desnatures généreuses, fit le serment de se dévouer jusqu’à ladernière goutte de son sang à la cause pour laquelle Armand-Louiset Renaud s’étaient armés.

– Quand vous nous ferez signe de partir,nous serons prêts ! dit M. de Bérail àM. de la Guerche.

Armand-Louis sourit doucement.

– Alors, messieurs, dit-il, que voschevaux soient sellés et bridés demain. Il vous reste une nuit pourfaire vos adieux à ceux que vous aimez.

Renaud n’était pas le seul à quiM. de la Guerche avait fait part de son projet. Aussitôtque Magnus en eut reçu la confidence, le vieux reître, qui necroyait jamais impossible les entreprises les plus téméraires, etson confident Rudiger se mirent en campagne avec l’activité de deuxfourmis. Au bout de la journée, on les vit reparaître suivis detrois ou quatre charrettes chargées jusqu’à plier d’une massed’uniformes impériaux récoltés dans le camp et les environs, où,grâce aux escarmouches quotidiennes, ces objets ne manquaient pas.Carquefou, qui assistait au déchargement, écarquillait ses yeux àla vue de tant de casaques, de vestes, de manteaux, de pourpointset de ceintures aux couleurs autrichiennes. Il y avait bien de quoihabiller un régiment.

– Eh ! mon Dieu ! pour qui toutcela ? dit Carquefou.

– Pour nous, répondit Magnus.

Armand-Louis, qui paraissait au fait desprojets de Magnus, le félicita, ainsi que Rudiger, sur l’excellencede leur choix.

– Au commencement la ruse, disaitMagnus ; le tour de la force viendra toujours assez vite.

– Toujours trop vite ! ajoutaCarquefou, auquel cette odyssée en pays ennemi semblait un défi àjeter à Lucifer.

Le déguisement proposé par Magnus étaitd’ailleurs le seul moyen de traverser sans encombre, ou du moinssans trop de périls, les lignes de l’armée de Wallenstein. On eutquelque peine cependant à déterminer certains gentilshommes quipoussaient plus loin que d’autres l’esprit d’aventure à couvrirleur chapeau de la cocarde détestée. Ils n’avaient jamais,disaient-ils, caché leurs noms ni leurs visages ; or, ils nevoulaient pas de masque.

– Eh ! messieurs, que n’envoyez-vousplutôt un exprès au duc de Friedland pour lui faire connaître lejour de votre départ et le chemin que vous prétendez suivre ?s’écria Magnus impatienté.

Les pointilleux cédèrent enfin, et on nesongea plus qu’à tout mettre en ordre pour le lendemain. Uneanimation extraordinaire régna dans le quartier des dragons pendanttoute la nuit. On ne voyait que des gens affairés allant etvenant ; ceux-là pansaient leurs chevaux ou fourbissaientleurs armes ; quelques-uns écrivaient des lettres d’adieux,tandis que des soupirs furtifs gonflaient leur poitrine. Les plusjeunes chantaient des refrains qui leur rappelaient la patrieabsente ; on en voyait qui priaient à l’écart. Mais sidiverses que fussent ces occupations, le même entrain brillait surtous les visages. Pour rien au monde le plus grave de cesgentilshommes n’eût renoncé aux folies de cette expédition.

Le bruit s’en était répandu dans le campsuédois et y avait jeté une sorte de fièvre. On craignait bien dene plus revoir la plupart des téméraires qui devaient monter àcheval dès l’aurore ; mais, parmi les officiers groupés autourdu roi, un bon nombre aurait voulu les accompagner, et nul nesongeait à détourner de l’entreprise ceux-là mêmes qu’on aimait leplus.

Aux premiers sons de la trompette matinale,toute la troupe se trouva debout, le pied à l’étrier. L’arméeentière était accourue pour assister au départ des dragons de laGuerche et les saluer de ses acclamations. Quand on les vits’ébranler, tous les chapeaux volèrent en l’air, et mille crispartirent à la fois. Le soleil brillait d’un éclat radieux, le cielétait en fête. Les trois cents dragons passèrent fièrement sur lefront de bandière du camp, et se rangèrent en bataille devant latente de Gustave-Adolphe, qui était sorti pour faire honneur àcette troupe d’élite.

– Bonne chance, messieurs, et que Dieuvous garde ! s’écria Gustave-Adolphe d’une voix émue.

– Dieu nous donne la victoire et la donneà Gustave-Adolphe ! répondirent les dragons.

Le roi embrassa M. de la Guerche,les trompettes sonnèrent, et l’escadron s’ébranla.

La tête des chevaux était tournée vers lemidi.

On pouvait voir au loin la fumée desgrand-gardes autrichiennes.

Magnus marchait en tête, le premier. Ilservait de guide aux dragons et se faisait fort de les mener par leplus court au château de Drachenfeld.

Il avait pris le chemin le plus large et leplus fréquenté.

– Si nous ne voulons pas être remarqués,ne nous cachons pas, disait-il.

– Nous voilà comme les Argonautes quandils partaient pour la conquête de la Toison d’or ! s’écriaM. de Collonges.

– Il faut remarquer seulement que notreToison d’or est représentée par deux têtes blondes, réponditM. de Bérail.

– Et que conquise elle ne sera pas pournous, ajouta M. de Saint-Paer.

– On pourrait aussi nous comparer à troiscents Persées qui vont délivrer deux Andromèdes, repritM. d’Arrandes.

– Ma foi, vive la guerre ! s’écriagaiement M. de Voiras ; il n’y a que cela qui fassevivre.

– Quand cela ne tue pas, murmura tout basCarquefou.

Les propos ne tarissaient pas : on riaitbeaucoup et on faisait grand bruit.

– Messieurs, dit Magnus tout à coup, neparlons plus trop français à présent, nous sommes en paysennemi.

Et du doigt il montra aux huguenots unecompagnie de cavaliers croates qui traversaient à gué un ruisseau,chassant devant eux un troupeau de vaches.

– Le Rubicon est passé ! s’écriaM. de Collonges.

Sa joie fut telle, qu’il fit faire deux outrois pirouettes à son cheval.

– Hélas ! dit Carquefou.

Et tristement il se signa trois fois.

Chapitre 21UNE HALTE AUTOUR D’UN MUR

Lamarche de l’escadron se poursuivit hardiment et sans obstacle àtravers un pays que sillonnaient en tous sens des bandes de soldatsvenus de cent pays divers. Il n’était presque pas d’heure où l’onn’en rencontrât quelqu’une chevauchant dans la plaine. La plupartpassaient sans s’arrêter. Lorsque par hasard un capitainequestionnait Magnus, qui avait pris, ainsi que Rudiger, le chevalblanc et le clairon d’un trompette, ou quelquefois aussiM. de la Guerche, qui marchait à la tête des cavaliers,la réponse n’était jamais lente à venir.

On appartenait un jour au corps dufeld-maréchal Wallenstein, et l’on allait en garnison dans uneplace de la Souabe.

Le lendemain, on faisait partie des régimentsde M. de Pappenheim, et on était en marche pour lesfrontières de la Bohême, menacées par les Suédois.

Le jour suivant, on était au service du ducCharles de Lorraine, et on exécutait une marche de flanc.

Selon les occurrences et les officiers qu’onrencontrait, on était Italien, Espagnol, Hongrois ou Polonais.

Et l’on gagnait chaque jour du terrain.

Toutes les fois qu’on rompait une halte,Carquefou soupirait.

– Nous sommes comme des poissons quiauraient cent lieues de filets autour de leurs nageoires,disait-il, les mailles se resserrent.

Cette inquiétude qu’éprouvait l’honnêteCarquefou, d’autres la partageaient, mais en sens inverse. Il leursemblait que c’était un pèlerinage, quelque chose comme unepromenade pour voir des sites nouveaux.

Quelques gentilshommes murmuraient.M. de Collonges prit à partieM. de Chaufontaine.

– Monsieur le marquis, vous vous êtesjoué de notre crédulité, lui dit-il : où sont lespérils ? où sont les batailles ?

– Patience ! répondait Renaud,étonné qu’un tel mot pût sortir de ses lèvres.

– Vous nous aviez promis une tempête decoups d’épée, reprenait M. de Bérail : j’en chercheet je n’en trouve pas.

– M. de Pappenheim est-il unfantôme ? vous êtes tenu de nous le faire voir, ajoutaitM. d’Aigrefeuille.

– Ce n’est plus une expédition, c’est unvoyage… Que ne fait-on venir les carrosses ? s’écriaitM. de Saint-Paer.

– Avec quelques violons et des flûtes onferait un bal, poursuivait M. d’Arrandes.

Quelque chose de ces discours arrivait auxoreilles de Magnus, qui souriait.

– Messieurs, ne vous impatientez pas,disait-il alors, tout vient à point à qui sait attendre ;aller n’est rien, revenir c’est tout. Magnus a chanté beaucoup dechansons qui commençaient par un éclat de rire et finissaient parun De Profundis.

Un matin, il annonça aux dragons que lesfrontières de la Bohême étaient franchies.

– Si bien que nous sommes au cœur de laplace, reprit M. de Collonges.

– C’est-à-dire dans la fournaise,poursuivit Carquefou tristement.

– Maintenant, messieurs, je n’ai plusqu’une recommandation à vous faire, continua Magnus : uneimprudence et nous sommes tous morts.

– C’est court, mais c’est clair, réponditM. de Bérail, qui salua.

Rudiger, qui connaissait la Bohême comme unpropriétaire connaît son jardin, pour avoir fait la guerre sous lecomte de Thurn, fut expédié en éclaireur aussitôt qu’on se trouvadans le voisinage de Drachenfeld.

C’était, comme on a pu le voir, un homme de larace de Magnus, rompu à toutes les entreprises et toujours prêt àjouer sa vie sur un coup de dé. La surprise de vivre en compagniede gens pour qui l’honneur et le dévouement représentaient autrechose que des mots, n’était égalée que par son désir de les imiter.Il partit donc seul, à pied, sous la veste d’un bûcheron et la têtecoiffée d’un bonnet en peau de renard, tandis que les dragonsasseyaient leur bivac dans un bois.

On attendit son retour jusqu’au soir. La nuitvint, et il ne reparaissait pas ; déjà Renaud se demandait siRudiger n’avait pas vendu le secret de leur expédition àMme d’Igomer, lorsqu’on le vit entrer au camp. Lepartisan avait la mine basse, le front soucieux.

– Eh bien ! quelles nouvelles ?dit M. de la Guerche.

– L’homme de Rabennest est à Drachenfeld,dit Rudiger.

– Mathéus Orlscopp ?

– Il a le commandement du château.

– Tant mieux ! s’écria Renaud, cettefois je le pendrai.

Au point du jour, on se remit en marche,Armand-Louis et Renaud, parfaitement déguisés, la barbe et lescheveux teints, chevauchaient en tête de la bande ; Rudigeravait conservé les vêtements d’un bûcheron. Magnus portait lecostume d’un charbonnier, et Carquefou celui d’un flotteur, laperche à croc de fer sur l’épaule, les grandes bottes autour desjambes ; tous trois marchaient à pied.

Vers midi, on aperçut sur la croupe d’unecolline les tourelles d’un château.

– Drachenfeld, dit tranquillementRudiger.

Ces trois syllabes firent passer le frissondans les veines de M. de la Guerche et de Renaud.Derrière ces murs formidables, Adrienne et Diane respiraient.

– À présent, messieurs, le siègecommence, reprit Magnus.

Et d’un pas lent, il se dirigea vers lapoterne du château.

Depuis le jour où elle avait reçu Renaud dansle pavillon de Nuremberg, Mme d’Igomer étaitretournée à Drachenfeld. Dès son retour, l’expression de son visageavait fait comprendre à Mlle de Souvigny et àMlle de Pardaillan que quelque chose de graves’était passé ; mais elles n’en purent rien tirer. AvecMathéus, Thécla fut plus ouverte.

– Redoublez de surveillance,dit-elle : les loups savent où est la bergerie.

– Plaise à Dieu qu’ils y viennent !Ma seule crainte est qu’ils n’en trouvent la route trop difficile,répondit Mathéus.

– On dirait que vous ne les connaissezpas ! répliqua Mme d’Igomer.

Cependant, les jours se passaient sans qu’ondécouvrît rien qui fût de nature à justifier l’assurance deMme d’Igomer. Les émissaires expédiés par Mathéussur toutes les routes n’apercevaient aucun cavalier aux alluressuspectes, personne enfin qui pût éveiller ses soupçons.

Deux ou trois d’entre eux avaient rencontrél’escadron de M. de la Guerche ; mais quelleapparence que des capitaines d’aventure osassent paraître à la têtede trois cents hommes dans une province soumise aux lieutenants del’empereur !

On avait donc causé avec quelques dragons, eton n’avait pas seulement averti de leur présence le gouverneur deDrachenfeld.

Un matin, un charbonnier se présenta auchâteau et demanda à parler à l’intendant.

– Il y a dans un vallon, à une petitelieue d’ici, une troupe de cavalerie qui demande à déjeuner ici,dit-il ; ça m’a l’air de Polonais ou d’Espagnols qui ont grandappétit ; ils n’ont fait qu’une bouchée de tout ce qu’il yavait dans nos cabanes. Je me suis offert pour chercher desprovisions de bouche. Ces gens-là vont à l’armée. Voyez si ça vousconvient de les nourrir. J’ai vu une grosse bourse bien ronde dansla ceinture du chef. Les autres ont des sabres et des pistolets.Ils jurent qu’ils payeront tout.

L’intendant se rendit chez Mathéus ;Mathéus commanda à cinq ou six laquais de monter à cheval, etpartit pour voir quels hommes c’étaient que ces Polonais quipassaient pour des Espagnols.

Pendant ce temps, Magnus eut grand soin des’égarer dans le château, où il fureta d’un air bête dans tous lescoins. Il rencontra force gens de guerre, et ne vit pas plusMlle de Souvigny queMlle de Pardaillan.

L’intendant, qui le cherchait partout, letrouva couché sur le rempart, et fronça le sourcil.

– Monsieur, dit Magnus, j’ai cru que vousm’aviez oublié. Voilà une heure que je rôde pour chercher uneissue. Mettez-moi à la porte, s’il vous plaît. Pour sûr, lesEspagnols m’écorcheront tout vif si je ne leur apporte pas uneréponse.

L’intendant le poussa par l’épaule.

– La réponse ! ils l’ont déjà. File,animal ! dit-il.

Magnus traversa le pont-levis lestement, etarriva au bivac des dragons au moment où Mathéus en sortait.

Pour plus de sûreté, M. de Bérailavait pris le commandement à la place de M. de laGuerche. M. de Bérail, qui parlait l’italien etl’espagnol avec une grande facilité, se donna pour le capitained’une compagnie franche que l’on envoyait du Milanais à l’armée deWallenstein.

Mathéus lui adressa quelques questions, moinspeut-être dans la crainte d’une surprise que par habitude ;M. de Bérail eut réponse à tout et montra une grandeaisance. Ce jeu lui plaisait.

– Toute ma troupe a besoin de repos,dit-il en finissant ; si j’étais assuré d’avoir des vivres etdes fourrages, je resterais bien ici quelques jours.

– Vous aurez ce qu’il vous faudra,répondit Mathéus. En retour, si j’ai besoin de quelques cavalierspour battre le pays, vous me les fournirez.

Le gouverneur et le capitaine se séparèrent,enchantés l’un et l’autre.

– Il y avait là cependant une branchemorte au bout de laquelle il aurait fait belle figure ! ditRenaud, qui regardait Mathéus s’éloigner.

– Bah ! s’écriaM. de Collonges, la branche morte ne s’en irapas !

Magnus de retour, on tint conseil.

– Le campement est assuré pour huit joursau moins, dit M. de Bérail. C’est plus de temps qu’iln’en faut pour réduire la place.

– Surtout si nous montons à l’assaut dèsce soir, répondit M. de Saint-Paer. Mon épée se rouilledans le fourreau.

– Toi qui as vu Drachenfeld, qu’enpenses-tu ? demanda M. de la Guerche à Magnus.

– L’assaut est impossible. Il y a deuxcents hommes de garnison, sans compter les valets. J’ai vu descanons, des fauconneaux, des espingoles. Les fossés sont profonds,les murailles épaisses, les ponts-levis garnis de herses. Il fautque les lions fassent place aux renards ; mais nous serionsbien malheureux si nous ne trouvions pas un moyen de nousintroduire dans la forteresse.

– N’est-ce point ici comme au château deRabennest ? dit Carquefou, qui se mêlait volontiers auxconversations ; et ne connaîtriez-vous pas un souterraincomplaisant par lequel on eût commodité de se glisser dans l’unedes caves de Drachenfeld ?… J’aurais un sensible plaisir àsurprendre de nouveau le seigneur Mathéus dans son lit.

Magnus secoua sa tête grise.

– Hélas ! non ! il n’y a nitrou dans la muraille, ni soupirail au pied des tours, ni fissuredans le rocher… Mais puisque j’y suis entré une fois, nous yentrerons bien tous.

Tandis que les dragons se concertaient sousles murs du château fort, le moine franciscain etMme de Liffenbach tour à tour ne laissaientpoint de répit aux deux cousines. Oraisons et admonestations sesuivaient. Malgré leur patience et leur bon courage, les forcescommençaient à trahir Adrienne et Diane. Elles avaient des accès defièvre et des heures d’abattement durant lesquelles elles sefuyaient l’une l’autre. Cette pensée que M. de la Guercheet M. de Chaufontaine les avaient oubliées se présentaitparfois à leur esprit ; c’était alors d’horriblestressaillements ; repoussée, cette pensée revenait à la chargecomme ces ennemis légers et tenaces qui harcèlent un bon chevaliererrant dans les sables. Peut-être aussi étaient-ils morts. Despleurs succédaient alors aux déchirements de leur cœur. On ne selassait pas non plus d’entretenir les prisonnières de Jean deWerth, et de M. de Pappenheim. Les fleurs qu’ellestrouvaient dans leur appartement, les fruits dorés qu’on leurprésentait dans des corbeilles d’argent, c’étaient eux qui les leurenvoyaient. Avec eux, elles auraient richesses, honneurs, plaisirs,le rang, la considération, tous les biens qu’on peut envier. Sielles s’obstinaient, au contraire, à les repousser, la solitudeserait leur partage jusqu’à ce que leur jeunesse s’éteignît dansles austérités glacées d’un cloître. Il ne fallait donc pasqu’elles se fissent aucune illusion. Il n’était pas question sansdoute de les marier par surprise et contre leur gré, l’interventiondu légat les avait délivrées de ce péril ; mais, après lelégat, le duc de Friedland ayant prononcé, on leur donnait un tempspour réfléchir : c’était comme une sorte de noviciat. Elles nesortiraient du château, où on leur ménageait encore quelquesplaisirs, que pour être ensevelies dans un couvent. Inflexibles,elles étaient leurs bourreaux et ne pouvaient s’en prendre àpersonne qu’à elles-mêmes du sort qui leur était réservé.

Ces discours revenaient sous toutes lesformes ; le moine franciscain les commentait d’une voixmielleuse ; Mme de Liffenbach lesdéveloppait d’un air d’autorité. On espérait ainsi lasser les deuxcousines et les amener par la fatigue et le désenchantement à unecapitulation qui devait combler tous les vœux deMme d’Igomer. Elle avait, pour l’attendrepatiemment, les longs plaisirs du supplice moral qu’elle infligeaitaux deux captives.

L’attente, l’inquiétude, le tourment de nerien savoir et de tout craindre, la persécution quotidienne, lesincertitudes versées par le temps goutte à goutte, le silence quidonne accès à toutes les chimères, la nostalgie, l’emprisonnementdans un château où tout parle de ceux qu’on déteste, des joursmonotones pleins de menaces, des plaisirs offerts par des mainsexécrées et auxquels il fallait se résigner au milieu de visagesennemis, l’imagination en proie à tous les songes et comme affoléede doucereuses exhortations chaque matin renouvelées et quiproduisaient sur l’esprit irrité des prisonnières la sensationcruelle, intolérable, d’une goutte d’eau tombant sans relâche surle front endolori d’un malade : cela valait les barbariescorporelles que Mathéus avait infligées à M. de laGuerche et à Renaud.

La femme délicate et nerveuse se montraitl’égale de l’homme farouche et brutal. Il s’adressait à la chair,elle flagellait le cœur.

– Si maintenantMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny meurent à la peine, disaitMme d’Igomer, ce ne sera pas de ma faute… Je ne lesai pas touchées et n’ai pas permis qu’on les touchât.

Le jour même où l’escadron deM. de la Guerche bivaquait sous les canons du château,Mme d’Igomer entra dans l’appartement des deuxcousines.

– Bonne nouvelle, leur dit-elle gaiement,Jean de Werth nous rendra visite bientôt… Il ne peut plus vivresans vous voir, ma chère Adrienne… Quand il saura que le Bavaroisest ici, je suis sûre que le comte de Pappenheim désertera pourtomber aux pieds de sa Diane bien-aimée… Apprêtez-vous l’une etl’autre à vous faire belles pour les recevoir.

Adrienne et Diane prirent aussitôt larésolution de ne plus porter que des vêtements simples ; maisau réveil, tous leurs ajustements de toile et de laine avaientdisparu, et elles n’eurent plus qu’à choisir entre la soie, ladentelle et le velours répandus à profusion sur les meubles.

Mme d’Igomer, qui les revit engrande toilette, battit des mains.

– Ah ! les coquettes, dit-elle,elles n’ont pas perdu une minute !

Attendrie par cet excès de zèle féminin,Mme d’Igomer leur fit confidence qu’elle seproposait de célébrer par des fêtes magnifiques l’arrivée de Jeande Werth.

– Vous en serez la reine, dit-elle àMlle de Souvigny.

Et se tournant versMlle de Pardaillan :

– Point de jalousie, ma chère Diane,ajouta-t-elle d’un air de bonté, votre tour viendra plus tard.

Chapitre 22CE QUE FEMME VEUT

Unesorte d’intimité s’était établie entre le château, où gouvernait leseigneur Mathéus, et le bois, où campaient les dragons. Magnus enprofitait pour rendre visite aux murailles de Drachenfeld, donttous les recoins lui furent bientôt familiers. Il changeaitd’apparence plus aisément et plus promptement qu’un caméléon.Tantôt charbonnier, tantôt colporteur, il échappait à tous lessoupçons. Il céda une fois aux instances de M. de laGuerche et franchit la herse du château en compagnie de son maîtredéguisé en pèlerin.

Sur le coup d’une heure, ils virent une portes’ouvrir au fond d’une galerie, et un cortège parut, se dirigeantvers la chapelle.

Il pleuvait ce jour-là, etMme d’Igomer éprouvait le besoin de faire sesdévotions.

DerrièreMme de Liffenbach, roide et gourmée,marchaient deux jeunes femmes ; de longs voiles de dentellepailletés d’or les enveloppaient jusqu’aux pieds et dissimulaientmal la richesse de leurs vêtements. Mais, quelle pâleur sur leursfronts ! On aurait dit deux statues arrachées au marbre dutombeau. Que devint Armand-Louis en reconnaissant Adrienne et toutprès d’elle Mlle de Pardaillan ! Un crifaillit partir de ses lèvres ; Magnus, qui s’était mis àgenoux près de lui, saisit son bras et le serrant :

– Pas un mot, pas un geste, ou vous lesperdrez avec nous ! murmura-t-il.

M. de la Guerche se contint, mais onle voyait trembler comme un arbre secoué par le vent.

– Tendez la main…, reprit Magnus,n’êtes-vous pas un pèlerin et ne devez-vous pas demanderl’aumône ?

Le cortège passa près d’eux ; le pan dela robe d’Adrienne frôla le vêtement du pèlerin. Incapable de semaîtriser, Armand-Louis porta le bout flottant de cette robe à seslèvres.

Mlle de Souvigny ralentitsa marche, et, laissant tomber une aumône aux mains de cetinconnu :

– Priez pour moi, dit-elle.

Sa voix était si triste, que les yeux deM. de la Guerche se remplirent de larmes.

– Baissez la tête, voici le seigneurMathéus, reprit son inflexible gardien.

Les genoux d’Armand-Louis restèrent cloués ausol ; mais, quand il se releva, le feu de la colère et del’exaltation enflammait son visage.

– J’y laisserai mes entrailles ou je lasauverai ! dit-il.

Un matin, c’était le quatrième depuisl’arrivée des dragons, la trompette retentit de nouveau dans lesbois. C’était un escadron de Croates qui venait de traverser toutel’Autriche pour se rendre sur le théâtre de la guerre. Un peuharassé de son long voyage, il faisait halte. Quelquesgentilshommes huguenots lui rendirent visite.

M. de Collonges rentra dans lasoirée, enchanté de sa promenade.

– Réjouissez-vous, messieurs, dit-il,nous allons peloter en attendant partie. Les choses ont tourné sibien dans notre visite, que nous avons eu cette bonne fortuned’attraper quatre ou cinq duels pour demain… c’est de la graine… onpeut semer.

– Nous ferons lever la moisson, ditM. d’Aigrefeuille, alléché.

Les duels promis eurent lieu au soleil levant,dans une clairière qui se trouvait à égale distance des deuxbivacs. On tua deux Croates et on en blessa trois grièvement.

M. de Voiras eut une égratignure aubras.

Bien ménagé, l’escadron de Croates pouvaitdurer quinze jours.

– Après quoi nous ferons maigre, ditM. de Saint-Paer.

Mais tandis que les dragons ne trouvaient plussi maussade le séjour des bois, Magnus avait remarqué unebohémienne jeune et jolie qui avait ses libres entrées au château.Cette bohémienne appartenait à une tribu dont les tentes sefaisaient voir à une petite distance de Drachenfeld, au pied d’unecolline. Elle paraissait avoir de seize à dix-sept ans. On larencontrait à toute heure sur le chemin de la poterne, armée de sontambour de basque, et il était rare qu’un officier de la garnisonne la guettât pas à la sortie.

Magnus fit causer deux ou trois femmes etquelques laquais. Il apprit que la bohémienne voyait fréquemmentMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, qui semblaient l’avoirprise en amitié. Elle dansait et disait la bonne aventure. Un deslieutenants du gouverneur, Patricio Bempo, la trouvait fort de songoût. Magnus se gratta l’oreille.

– Là est peut-être le chemin du château,se dit-il : si on avait la bohémienne, on aurait PatricioBempo ; et si on avait Patricio, on aurait Drachenfeld.

À son tour, et sans en avoir l’air, il rôdaautour de la petite sauvage, qui riait et montrait trente-deuxdents blanches chaque fois que Patricio Bempo lui parlait.

Ce qui surprenait le plus Magnus, c’est que labohémienne, quand elle attachait sur lui ses yeux plus noirs que lecharbon, avait dans son regard quelque chose de particulier dont lasignification lui échappait. Il lui semblait aussi qu’il avait vuce visage brun quelque part. Mais il avait beau chercher, il netrouvait rien.

– J’ai tant vu de visages jeunes etvieux, joyeux ou tristes, charmants ou laids !… c’est unocéan ! se disait-il.

Un soir, la trouvant seule sur la lisière dubois trottant comme un chevreau, et par aventure privée de lacompagnie de Patricio Bempo, il l’aborda résolument.

La bohémienne s’arrêta.

– Vous plairait-il, mon enfant, de rendreservice à un gentilhomme qui serait heureux de passer à votre couun collier fait de cent ducats d’or fin, dit-il, et pareil à cettebague, qui va si bien à votre doigt ?

La bohémienne ne regarda même pas la bague queMagnus venait de tirer de sa poche.

– Vous plairait-il, à votre tour, de meconduire à ce gentilhomme ?… répondit-elle ; quand jel’aurai vu, peut-être serai-je plus disposée à lui rendre leservice pour lequel il a besoin de moi.

Magnus hésita.

– Le camp des Espagnols n’est pas siloin, reprit-elle avec un sourire ; marchez, je vous suis.

Mais la bohémienne ne suivait pas son guide,déjà elle le précédait.

Magnus fit route à côté d’elle ; du coinde l’œil il l’observait ; il voyait au fond de sa mémoireconfusément un visage à peu près pareil à celui qu’il avait sousles yeux, comme on voit sans en bien saisir les traits une imageréfléchie par l’eau d’une fontaine. La bohémienne pressait le pas.Elle bondissait comme un jeune chevreuil au travers de la forêt. Aubout d’un quart d’heure, et sans avoir retourné la tête, ellearriva au camp, et, montant sur un tertre, chercha partout duregard.

– Pourquoi cherchez-vous un cavalier quevous ne connaissez pas ? lui dit Magnus.

– Et que savez-vous si je ne le connaispas ? D’ailleurs, ignorez-vous que j’appartiens à une race quia le don de seconde vue ?

Un groupe de dragons se tenait sur la lisièredu camp. La bohémienne se dirigea rapidement de ce côté ets’approchant d’un cavalier assis sur le tronc d’un bouleaurenversé :

– Monsieur de la Guerche, reprit-elletranquillement, que puis-je faire pour vous ?

Armand-Louis tressaillit. Magnus saisit labohémienne par le bras.

– Eh ! eh ! dit-il, tu sais deschoses qu’il ne fait pas bon de savoir !

La bohémienne ne chercha pas à se dégager del’étreinte du vieux soldat, et regardant toujoursM. de la Guerche.

– S’il ne vous souvient plus de Yerta,reprit-elle, Yerta n’a rien oublié.

– Yerta ! c’est toi la petiteYerta !… s’écria Armand-Louis.

– Moi-même… et si vous avez passé près demoi sans me reconnaître, mes yeux et mon cœur vous ont deviné dupremier instant que je vous ai vu !…

– C’est donc pour cela que je voyaistoujours en esprit ce regard noir ?… s’écria Magnus, qui lâchala bohémienne. Mais, si tu savais si bien qui nous sommes, pourquoine t’es-tu pas nommée ?

– M. de la Guerche portait unhabit et des couleurs qui ne lui appartiennent pas… son déguisementet le vôtre pouvaient tromper tous les yeux, excepté ceux d’unebohémienne… J’ai pensé que vous ne vouliez pas être reconnus, etj’ai fait comme si je ne vous voyais pas.

– Voilà une enfant qui a le cœur d’unhomme ! murmura Magnus.

– J’ai le cœur d’une femme qui sesouvient. Si maintenant vous avez besoin de Yerta, Yerta est àvous.

Elle croisa les bras sur sa poitrine etattendit.

– Eh bien ! Yerta, tu peux en unjour payer au centuple ce que j’ai fait pour toi !… s’écriaM. de la Guerche.

– Ordonnez, j’obéis.

– Tu entres au château de Drachenfeld ettu en sors librement ?

– Aussi librement que l’oiseau vole dansles forêts.

– Tu as dû y voir deux jeunes filles,deux prisonnières.

– Je les ai vues… l’une qui ritquelquefois ; l’autre qui prie… toutes deux belles comme lematin.

– Yerta, il faut m’aider à lessauver.

– La langue parle de deux jeunes filles,mais le cœur ne pense qu’à une : celle-là est blonde, avec desyeux bleus plus doux que le ciel, plus tristes que la nuit ;elle prie bien souvent et s’appelle Adrienne.

– Quoi ! tu sais… ?

– Il y avait dans votre tente, sur lechamp de bataille de Leipzig, un médaillon entre deux épées ;quand j’ai vu au château de Drachenfeld une femme dont les traitsressemblaient au visage peint sur le médaillon, j’ai pensé qu’unjour vous viendriez, c’est pour cela que j’ai attendu.

– Bonne Yerta !

– Elle n’est pas ingrate, celle pour quivous vous êtes exposé à mille morts ! Ne l’eussé-je pasreconnue, je l’aurais devinée à sa tristesse. Hélas ! cellesdont le cœur est pris ne sont pas gaies !

Un soupir souleva la poitrine de Yerta ;promenant alors son regard sur la forêt :

– À présent que vous êtes venu,poursuivit-elle, indiquez-moi ce qu’il faut que je fasse, je leferai.

– Peux-tu, ne fût-ce que pendant uneheure, nous introduire dans le château ? Peux-tu faire ensorte que la poterne soit ouverte un soir ? dit Magnus ;il me semble qu’elle n’est pas toujours fermée.

Yerta rougit.

– Oui, dit-elle, un homme en sortquelquefois sur les pas d’une zingara dont la pensée estailleurs ; il est amoureux, donc il est aveugle ; si jele veux, la poterne sera ouverte.

– Alors Adrienne est sauvée !s’écria M. de la Guerche.

On vit comme une ombre passer sur le visage deYerta.

– Il y a un homme que je tromperai…,reprit-elle avec effort.

– Patricio Bempo ? dit Magnus.

– Oui, Patricio Bempo : si le sangdoit couler, vous lui laisserez la vie sauve ?

– Je te le jure, réponditArmand-Louis.

Yerta ôta la bague que Magnus avait passée àson doigt.

– Reprenez ce bijou : il ne doit yavoir entre nous ni or ni argent, reprit-elle ; ce soir jeverrai Patricio Bempo.

– Un mot encore ! s’écriaM. de la Guerche, qui retint Yerta au moment où elles’éloignait. Si par toi, et ma vie ne sera pas assez longue pour tebénir, je dois sauver Adrienne, essaye de la voir, dis-lui que desamis veillent autour d’elle, qu’elle soit prête à nous suivrelorsque sonnera l’heure de la délivrance.

Yerta parut réfléchir un instant. Ce n’étaitplus la jeune fille que M. de la Guerche avait vue levisage souillé de sang et noir de poudre, hâve et meurtri ;c’était une femme dans tout l’éclat d’une beauté sauvage, fière ettriste, le front tout rayonnant d’intelligence, le regardlumineux.

– Trouvez-vous demain, à la premièreheure du soir, devant la poterne du château, derrière cet épaisrideau de chênes qu’on voit d’ici, reprit-elle ; j’en aurai laclé, et une lumière qui brillera à la plus haute fenêtre de la tourlà-bas, du côté du couchant, vous dira que celle que vous aimez nedort pas et qu’elle attend.

Yerta s’enfonça lentement dans les bois, où leregard de M. de la Guerche la suivait ; bientôt lasilhouette légère de la bohémienne disparut, et l’on n’entenditplus sur les feuilles sèches le bruit de sa marche. Deux larmescoulaient silencieusement le long de ses joues.

– Sait-elle seulement combien elle estheureuse, cette captive ? dit-elle, comme si la voix se fûtéchappée de ses lèvres à son insu.

Baissant alors la tête, elle gravit la pentequi conduisait au château.

Un moment après, on pouvait la voir dans lagalerie où Mme d’Igomer aimait à réunir lespersonnes du voisinage auxquelles son hospitalité offrait ledivertissement de quelque fête. Yerta faisait résonner son tambourde basque et s’arrêtait auprès de chaque groupe ; mais sonregard, vif comme celui des oiseaux, cherchait partout un visagequ’elle ne voyait pas. Une porte s’ouvrit enfin, et Adrienneparut.

– Toujours la dernière, et la dernièrepour être mieux admirée ! dit la baronne s’avançant versMlle de Souvigny.

Mais Yerta l’avait précédée, et posant l’indexsur le bras de la jeune fille :

– L’aurore suit les ténèbres… lerossignol chante après l’orage, dit-elle ; je lis dans vostraits qu’avant que l’année entière soit écoulée, vous serez mariéeà un jeune et puissant seigneur qui vous aime…

– Et qui bientôt sera ici, n’est-cepas ? ajouta Mme d’Igomer, qui pensait à Jeande Werth.

– Oui, bientôt il sera ici !… Commevous je le sais, comme vous je le vois.

Adrienne retira son bras vivement.

– Ne voulez-vous pas que je vous dise sonnom ? poursuivit Yerta.

– Puisque le sort vous protège, laissezparler le sort, mignonne, dit la baronne, qui s’éloigna après avoiréchangé un regard d’intelligence avec la bohémienne.

Déjà Yerta s’était emparée de la main qu’onlui refusait.

– Armand-Louis, murmura-t-elle toutbas.

Adrienne trembla de la tête aux pieds.

Mais la bohémienne, qui feignait d’examinerattentivement les lignes tracées dans la main d’Adrienne,continua :

– On nous observe : ne tremblez pas,essayez même de sourire ; je l’ai vu, il est près d’ici, ilvous délivrera… Mais, tenez-vous prête au premier signal ;vous laisserez votre lampe allumée… Et si vous m’entendez chanterla nuit, que votre porte alors reste ouverte, quelqu’un ne seraplus loin… À présent, laissez croire à Mme d’Igomerque vous êtes résignée. On peut souffrir un peu pour qui vous aimebeaucoup !

Yerta laissa tomber la main d’Adrienne, et,passant le pouce sur la peau sonore du tambourin, elle chantadoucement :

J’aime ! dit la lune blonde,

Qui dans l’onde

Baigne son disque d’argent.

J’aime ! dit la fleur fanée,

Entraînée

Par le ruisseau négligent.

Le tambour ronfla, tandis qu’elle en agitaitles anneaux de cuivre, et Yerta poursuivit, en jetant un regardfurtif sur Patricio Bempo, qui la dévorait des yeux :

J’aime ! dit l’onde à la lune

Sous la dune

Où monte son flot puissant.

J’aime ! dit l’oiseau qui glousse

Sous la mousse

Parmi les blés jaunissant.

– Eh bien ? demandaMme d’Igomer, qui laissa tomber une pièce d’or dansla main de Yerta.

– Eh bien ! répondit Adrienne, ilfaut se résigner à vouloir ce que veut le sort !

Mme d’Igomer l’embrassa sur lefront.

Yerta venait de disparaître, mais elle n’avaitpas quitté seule la galerie. Patricio la suivait ; il la vits’arrêter au bord d’un fossé et y jeter la pièce d’or que labaronne lui avait donnée, et tandis que la pièce brillantes’enfonçait dans l’eau verdâtre, Yerta se frottait les mains par unmouvement convulsif de colère et de dégoût.

– Ah ! ce mot que je viensd’entendre, ce mot que répète votre chanson, serez-vous seule à nele dire jamais ? s’écria Patricio Bempo.

Yerta le regarda fixement.

– Et pourquoi le dirais-je à qui neferait rien pour le mériter ? répondit-elle.

– Et que m’avez-vous demandé qui vousautorise à parler ainsi ? Ne vous ai-je pas toutoffert ?

– Oui, tout ce que je ne voulais pasaccepter !

Elle quitta les remparts ; Patriciomarchait à côté d’elle, ébloui par sa beauté.

– Commandez, ordonnez !s’écria-t-il.

– Paroles que tout cela ! repritYerta en l’interrompant. D’autres m’ont offert de l’or, des bijoux,des parures à rendre jalouses des duchesses, toutes les chosesenfin que le sabre d’un soldat peut conquérir. Aucun ne m’adit : « Voilà mon cœur, voilà ma vie ; que toutpérisse, je suis à vous ! »

– Et ne savez-vous pas que je vousappartiens ? Ne savez-vous pas… ?

Yerta posa sa petite main sur la bouche dePatricio, et, attachant sur lui ses yeux pleins des plus doucesflammes :

– Plus de promesses !murmura-t-elle. Si je vous demandais deux choses, je gage que vousme refuseriez.

– Moi ? Parlez, dit le lieutenant deMathéus, les lèvres collées sur la main de Yerta.

– Deux choses, rien que deux : laclé de cette petite porte percée aux pieds des remparts…

– De cette porte dont la garde m’estconfiée ?

– Et, de plus, le mot d’ordre qui enpermet la libre entrée, dix sentinelles fussent-elles le mousquetau poing le long du mur.

– Le mot d’ordre aussi ? Mais c’estma vie que vous me demandez, et avec ma vie mon honneur desoldat !

Yerta ferma les yeux à demi, puis lesrouvrant :

– Craignez-vous de me lesconfier ?

– Yerta, tout, excepté cela.

– Que vous ai-je dit ? N’en parlonsplus, vous êtes comme les autres ! Triste amour que cela quine sait rien donner ! Adieu, Patricio.

Yerta fit quelques pas du côté de la forêt.Patricio la suivait toujours. Elle ne le regardait plus.

– Mais cette clé et ce mot d’ordre, pourquoi faire ? reprit-il.

– Pourquoi ? dit Yerta, qui marchaitlentement. J’avais fait un rêve, il me semblait qu’avec cette cléon pouvait entrer à Drachenfeld, sans être vue, à l’heure où lanuit vient. La porte ouverte, avec le mot d’ordre on passaitinconnue et rapide devant les sentinelles. Le matin, on s’échappaitcomme un oiseau qui part du nid, et mes frères de la tribu nesavaient pas qu’une bohémienne avait déserté sa tente.

– Yerta ! est-ce vrai ? mepromettez-vous ?

– Moi, je ne promets rien. Mais, commel’hirondelle, je vais et je viens. Un hasard peut me conduire aupied de ces murailles, un hasard peut m’en faire chercher la porte.Mais, pourquoi l’ouvrir, lorsque derrière ce fer et ce boisimpénétrables se cache un capitaine prudent comme un lièvre etsoupçonneux comme une anguille ? Ah ! Patricio Bempo,vous êtes comme ces incendies qui de loin brillent et sont tout enflammes. On accourt, et quand on arrive ce ne sont plus que descendres.

– Yerta, voici la clé ! s’écriaPatricio Bempo vaincu.

– La clé, c’est bien ; mais ce n’estpas tout. Il y a le mot d’ordre.

Patricio soupira comme un homme auquel uneforce supérieure fait violence :

– Dux et imperator ! dit-il.

Et, tombant aux genoux de Yerta, il cacha satête entre ses mains.

Chapitre 23LA POTERNE DE DRACHENFELD

Lelendemain, vers la première heure du soir, Armand-Louis, qui dufond de la forêt ne quittait pas de vue le château de Drachenfeld,aperçut, au sommet d’une tour basse et trapue qu’habitaitMlle de Souvigny, une lumière qui brillaitpareille à une étoile.

– Regardez, dit-il à Magnus.

– Eh ! eh ! la bohémienne n’apas perdu son temps, répondit Magnus.

Tous deux prévinrent Renaud, et les dragonsfurent avertis qu’il pourrait bien se faire qu’on levât lecampement dans la nuit.

– Tant mieux, réponditM. de Collonges, je commence à me fatiguer de tuer tantde Croates.

Bientôt après, une bande de huguenots, à latête desquels se glissaient M. de la Guerche et Renaud,suivis de Magnus, de Carquefou et de Rudiger, s’établit sur lalisière du bois. Derrière eux, à une petite distance, quelquesdragons tenaient en main des chevaux sellés et bridés.

M. d’Aigrefeuille en avait lecommandement.

Au premier tumulte, au premier cri, il avaitordre de se porter en avant.

Le reste de la bande se coucha à plat ventredans la bruyère, derrière un rideau de broussailles, de manière àtout voir sans être vu ; un peu en avant et protégés par unpli de terrain, d’où leur tête sortait du milieu des herbes, setenaient M. de la Guerche et Renaud avec leurs troisserviteurs. La nuit était claire et limpide.

Armand-Louis et Renaud étaient à leur poste àpeine depuis un quart d’heure, lorsque des pas légers éveillèrentleur attention. Une femme passait à quelques pas d’eux, enveloppéed’une mante, et se dirigeait vers le château.

– Yerta ! murmura Magnus à l’oreillede M. de la Guerche.

La bohémienne s’effaça dans l’ombre noire queprojetaient les murailles du château, et, derrière elle, rampantcomme des couleuvres sur la bruyère, Magnus et Carquefou setapirent contre le rebord du fossé. Rudiger faisait le guet nonloin de là.

Couchés tout auprès d’eux, et retenant leurhaleine, Armand-Louis et Renaud regardaient la poterne, dont lavoûte était semblable à une tache noire sur la base obscure desremparts.

Yerta s’y arrêta une seconde, glissa la clédans la serrure et ouvrit la petite porte.

Peut-être n’allait-elle pas la refermer,lorsqu’une sentinelle se présenta.

– Dux ! dit-elle d’une voixétouffée.

– Et imperator ! réponditla sentinelle.

Yerta repoussa la porte sur ses gonds de fer,et s’engagea sous la voûte.

Patricio Bempo, qui ne dormait pas, avait toutentendu, et le pas furtif de Yerta, et le bruit léger de la portetournant sur son axe, et le murmure des deux voix.

– Elle ! c’est elle !dit-il.

Déjà Yerta était au sommet de l’étroitescalier en spirale qui conduisait à l’appartement de Patricio.Elle en franchit le seuil d’un bond, traversa la chambre et ouvritle balcon.

Patricio l’y suivit les bras tendus. Labohémienne était horriblement pâle. Ses yeux étincelants venaientde parcourir la forêt sombre et pleine de silence, les glacis, lesfossés au bord desquels on apercevait vaguement des formes confuseset pareilles à des troncs d’arbres renversés, la tour basse oùtremblait la flamme d’une lampe ; elle se pencha sur labalustrade, et l’on entendit au pied du mur le tintement d’unmorceau de métal tombant sur un caillou.

– Qu’est-ce ? dit PatricioBempo.

– Le cercle d’or que j’avais au bras etqui vient de m’échapper ! répondit Yerta.

Patricio l’entoura de ses bras et voulutl’entraîner hors du balcon. Yerta le retint doucement auprèsd’elle :

– Non ! dit-elle ; il fait bonici !

Et d’une voix qui tremblait, la tête appuyéesur l’épaule de Patricio, elle se mit à chanter :

J’aime ! dit le noir phalène

À l’haleine

Qui pleure autour des roseaux.

J’aime ! dit le flot superbe

Au brin d’herbe

Qui palpite au fond des eaux.

La brise légère emporta le son dansl’espace ; la lumière s’agita derrière l’étroite fenêtre de latour, et Yerta, que Patricio contemplait avec enivrement,continua :

J’aime ! dit le vent qui passe

À l’espace

Où brille le grand soleil.

J’aime ! dit la fleur d’automne

Qui frisonne

Aux baisers du soir vermeil.

Une ombre passa devant la fenêtre où brillaitla lampe solitaire, et le gravier cria furtivement au pied de lamuraille.

– On a marché, dit Patricio, qui sepencha sur le balcon.

– Vous entendez le pas d’un chevreuildans la forêt et vous ne voyez plus celle qui est auprès de vous,murmura Yerta.

Patricio sentit le feu d’un baiser effleurersa joue, et tout frémissant, il emporta la bohémienne dans sesbras.

– Ah ! dit-elle, on ne dira plus queje n’aime pas !

Et ses joues se couvrirent de larmes.

Cependant Magnus, qui lentement, et sans faireplus de bruit qu’un lézard, s’était rapproché de la poterne, avaitramassé la clé qui s’était échappée des doigts de la bohémienne, etla glissait dans la serrure. La chose faite, Armand-Louis voulutpasser le premier.

– Non pas vous ; moi d’abord,répondit Magnus. Il y a peut-être un poignard derrière cette porte,et le coup qui vous frapperait, frapperait aussiMlle de Souvigny.

– Dux ! cria tout à coupune sentinelle qui parut à la meurtrière.

– Et imperator ! réponditArmand-Louis.

La sentinelle releva son mousquet, et ilsentrèrent.

Un soldat se promenait dans le couloir sombre,mal éclairé par une lanterne fumeuse qui pendait à la voûte.

Le même mot sortit de ses lèvres, le même motlui répondit.

Il compta quatre hommes ; au cinquième ilfronça le sourcil.

– Oh ! oh ! dit-il, legouverneur sait-il que vous êtes ici ?

– Il le sait, dit Magnus, qui se penchavivement à l’oreille de Rudiger et lui parla bas.

Le Polonais courba la tête en signed’assentiment et il laissa ses compagnons s’engager sous lavoûte.

La poterne était encore ouverte.

– Eh ! camarade, vous ne fermez doncpas ? reprit la sentinelle, tandis que Magnus, qui marchait lepremier, disparaissait avec ses trois compagnons, au fond ducouloir.

– D’autres nous suivent, répondittranquillement Rudiger, qui s’était assis sur un banc depierre.

– Encore ! Si d’autres viennent, ilsse feront connaître ; la porte ne peut pas resterouverte !

– Fermez-la donc vous-même, si vousvoulez !

La sentinelle s’approcha de la porte et lapoussa dans son cadre ; mais, au moment où il tournait le dosà Rudiger, celui-ci fit un bond de jaguar et lui planta sonpoignard entre les deux épaules.

La sentinelle ouvrit les bras et tomba commeune masse sur le sol.

– Un de moins, murmura Rudiger, qui,froidement, essuyait la lame de son poignard sur la casaque dumort.

Et il s’assit sur le banc après avoir ouvertde nouveau la poterne.

Magnus, qui connaissait les aîtres du château,enfila une longue galerie dont les arceaux mettaient encommunication les deux ailes du bâtiment, et conduisit rapidementArmand-Louis et Renaud vers la tour qu’occupaient Adrienne etDiane. Pâles, tremblantes et s’appuyant l’une contre l’autre, ellesles attendaient.

À la vue des deux gentilshommes, elless’élancèrent vers le passage qui reliait la tour au reste desbâtiments. Mme de Liffenbach parut à saporte.

Elle allait pousser un cri, lorsque Renaud,levant un pistolet :

– Madame, un seul mot, et vous êtesmorte, dit-il.

Mme de Liffenbach devintblême, voulut faire un pas et tomba évanouie.

– Elle pourrait se réveiller et appeleravant que nous soyons hors de ce château maudit, murmura Carquefou,qui jeta les yeux autour de lui.

– C’est juste, dit Magnus.

Et, entortillant la duègne dans les plis d’ungrand manteau, il la poussa au fond d’un cabinet dont il eut soinde tirer la porte sur elle.

Adrienne et Diane étaient dans les bras deM. de la Guerche et de Renaud.

– Pas de paroles, mais des ailes, repritle vieux soldat.

Comme ils arrivaient à la porte de la galerie,la silhouette d’un homme, qui marchait avec la souplesse d’un chat,se montra subitement à l’extrémité opposée de cette longuepièce.

– Garde à vous ! MathéusOrlscopp ! dit Rudiger dans l’oreille d’Armand-Louis.

Si promptement et si bas que ces paroleseussent été prononcées, tous ses compagnons les avaiententendues.

Magnus embrassa la galerie d’un rapide coupd’œil et poussa Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan derrière un grand rideau,dont les plis lourds cachaient une fenêtre creusée dans l’épaisseurdu mur. Armand-Louis et Renaud se placèrent auprès d’elles, lepistolet au point, prêts à tout. Magnus échangea un regard avecCarquefou, et tous deux se blottirent derrière d’énormes pilierscontre lesquels des panoplies étaient adossées.

Tout se fit en silence, avec la rapidité duvent qui passe. On aurait dit que des fantômes, un instantentrevus, venaient de disparaître. Quand Mathéus entra dans lagalerie, tout était muet sous les hauts plafonds. Un rayonincertain de la lune, qui se brisait dans les vitraux, éclairaitconfusément la profondeur de cette salle immense.

Un instant Mathéus s’arrêta sur le seuil,comme si un indéfinissable sentiment de crainte l’eût averti de laprésence d’un danger qu’il ignorait ; puis, n’entendant rienet ne voyant rien, il reprit sa marche.

Cette ronde qu’il faisait ce soir-là n’étaitpas dans ses habitudes quotidiennes, bien qu’il eût toujoursl’esprit en éveil ; mais en ce moment quelque chose, qu’il eûtété fort en peine d’expliquer lui-même, une rumeur incertaine, uneinquiétude vague et irréfléchie, l’avait tiré de son repos, etMathéus venait de quitter sa chambre pour parcourir le château.Cette ronde du gouverneur, on l’attendait le matin, on l’attendaitle soir, et en l’attendant on veillait.

Ses yeux interrogeaient les plis roides desportières et des rideaux, les encoignures des fenêtres, où lesténèbres étaient épaisses, les angles perdus dans la nuit, etlentement son pied se posait par terre.

Quand il fut au milieu de la galerie, la lunese voila ; une ombre plus dense se répandit dans la galerie.Mathéus avançait toujours.

Il avait déjà franchi la plus grande partie dela distance qui le séparait de la porte opposée à celle parlaquelle il était entré, lorsqu’il lui sembla que le bout d’unetenture venait de remuer faiblement, comme si un soupir de la briseen eût soulevé le bord.

Sa main se porta sur la garde de sonpoignard ; mais, tandis que son attention était tout entièredirigée de ce côté, Magnus et Carquefou, se dressant tout à coup,arrivèrent sur lui d’un seul bond et le terrassèrent avant mêmequ’il eût le temps de dégainer.

– À moi ! cria le gouverneur d’unevoix étranglée.

Mais le son passa comme un souffle, et bientôtimmobile, entouré de liens que tous ses efforts ne réunissaient pasà briser, bâillonné et le cou pris dans une corde, dont Carquefoutenait l’extrémité, Mathéus ne représentait plus, gisant par terre,qu’une masse inerte semblable au cadavre d’un soldat qu’on va jeterdans sa bière.

Armand-Louis et Renaud étaient devantlui ; mais il ne les reconnaissait pas. La présence d’Adrienneet de Diane lui faisait seule soupçonner à qui appartenaient lesvisages muets qu’il voyait confusément dans l’ombre.

– Je t’avais dit que je te pendrais, ditenfin Renaud ; et tu sais bien que je tiens toujours ce que jepromets.

Mathéus frissonna. On vit les veines de soncou se gonfler, sa face passer du blanc au rouge sombre ; toutson corps s’agita d’un mouvement convulsif, et ses muscles setordre dans un effort suprême ; puis ses yeux injectés de sangse fermèrent, et il resta immobile comme le corps d’un homme dontla vie s’est subitement retirée.

Renaud fit un signe de la main, et Carquefouchargea Mathéus sur ses épaules. La galerie fut traversée, lecouloir atteint, et le cortège passa silencieusement sous lapoterne. Rudiger, qui les attendait, n’avait rien vu, rienentendu.

– Tout va bien ! dit-il àMagnus.

De gros nuages cachaient la lune en cemoment ; on voyait à peine devant soi le rideau noir de laforêt noyée dans la nuit. Cependant un cri s’éleva de l’échauguetteaccrochée à l’angle du mur comme l’aire d’un aigle au flanc d’unrocher.

– Dux et imperator !s’écria M. de la Guerche en répondant au qui-vive de lasentinelle.

Mathéus Orlscopp, qui avait ouvert les yeux,les referma.

Une minute après, l’enceinte des fossés et desglacis était franchie.

Chapitre 24REQUIESCAT IN PACE !

Il yavait à quelques pas de la forêt un vieil arbre mort, qui étendaitses branches robustes au-dessus d’un précipice ouvert au bord d’uneclairière. Carquefou coucha Mathéus sur l’herbe et passa le bout dela corde qu’il tenait à la main autour d’une branche de l’arbremort.

Magnus enleva à demi le bâillon du prisonnier,de manière qu’il pût articuler quelques sons, mais non pas crier,et, plaçant entre ses mains nouées sur la poitrine une petite croixde bois :

– Recommande ton âme à Dieu : tonheure est venue ! dit-il.

Les doigts crispés de Mathéus rejetèrent lacroix.

– Maudits soyez-vous ! Jean de Werthn’est pas loin ! murmura-t-il.

Carquefou, qui tenait l’extrémité de la corde,roidit ses bras et regarda Renaud.

La tension de la corde venait de soulever àdemi le corps du patient.

– Ah ! c’est horrible ! pasici, pas devant moi ! s’écria Diane, qui se suspendit auxmains de Renaud.

– Oh ! non ! non ! ajoutaMlle de Souvigny ; grâce pour lui !Est-ce au moment où la Providence nous rend à la liberté, que vousdevez penser à punir ?

M. de Chaufontaine, qui allaitparler, se tut.

– Adrienne a raison ; il est captif,il ne peut rien contre nous : pitié pour lui ! repritMlle de Pardaillan.

– Vous le voulez ? dit Renaud. Ehbien ! qu’il vive !

Le corps de Mathéus, à demi soulevé parl’effort de Carquefou, retomba à terre.

– C’était cependant une belle occasion etun bel arbre ! reprit celui-ci, tout en faisant un nœud solideautour du chêne desséché.

Et il suivit Magnus, qui déjà courait versl’endroit où M. d’Aigrefeuille attendait avec ses dragons.

Armand-Louis, Renaud, Adrienne et Dianevenaient de disparaître dans l’épaisseur de la forêt.

Rudiger marchait derrière eux ; une sortede pitié l’avait saisi en voyant le corps de celui qui avait étéson chef couché par terre, le visage bouleversé par les approchesde la mort.

Il regarda en arrière et aperçut legouverneur, qui se tordait sur l’herbe : Carquefou n’avait pasbeaucoup desserré la corde roulée autour du cou de Mathéus, unmouvement trop brusque pouvait le précipiter, en outre, dans legouffre dont les abîmes s’ouvraient à dix pieds de lui. PourMathéus, la mort était partout.

Rudiger revint sur ses pas.

– Voilà que je me fais bon ! est-cebête ! se dit-il.

Mathéus, qui l’entendait marcher, souleva latête avec effort et le regarda.

– J’étouffe, murmura-t-il d’une voix quin’avait presque plus rien d’humain.

Rudiger mit un genou en terre et lâcha le nœudde la corde.

– Si vous avez quelque chose encore à medemander, hâtez-vous, dit-il.

– Eh bien ! répondit Mathéus, ne melaissez pas dans cette position : la pente du gazon m’attirevers le gouffre, j’ai la tête en bas, le sang m’ôte larespiration.

Et il râlait en parlant.

Rudiger s’agenouilla tout à fait, et, passantles bras autour du corps de Mathéus, il le souleva pour le fairechanger de position.

Une joie diabolique brilla dans les yeux ducaptif ; s’armant tout à coup d’un pistolet dont la crosseétait passée dans la ceinture de Rudiger et qui se trouvait, grâceà l’attitude de celui-ci, à portée de sa main, il appuya le canoncontre la poitrine du Polonais et lâcha la détente.

Rudiger se releva comme un tigre atteint parla balle d’un chasseur, fit quelques pas en chancelant ettomba.

– Mort ! s’écria Mathéus.

Un coup de mousquet parti du château répondità cette détonation.

– Ah ! tout n’est pas perdu !murmura le gouverneur, et il regarda Rudiger étendu par terre.

Mais celui qu’il croyait mort s’étaitlentement soulevé sur les coudes et les genoux, et rampait verslui.

Mathéus sentit une sueur froide mouiller laracine de ses cheveux.

Une main sur sa blessure, dont le sang coulaità flots, Rudiger rampait toujours ; chaque effort lerapprochait de Mathéus. L’expression d’une volonté implacable selisait dans ses yeux.

Bientôt, du bout des doigts il put toucher lespieds de Mathéus et s’y cramponner.

– Ah ! je ne mourrai pas seul !dit-il alors. Ah ! tu m’as tué, toi que je secourais ! Ehbien ! ce que M. de Chaufontaine n’a pas fait, jevais le faire, moi !

Et roidissant ses mains rouges de sang, lapoitrine contre les pieds de Mathéus, il le poussa versl’abîme.

Mathéus voulut se débattre et le repousser,mais les liens les plus durs garrottaient ses membres, la peurglaçait le sang dans ses veines, tout rendait inutiles ses effortsles plus violents. Il sentit que son corps glissait surl’herbe.

– Grâce ! murmura-t-il.

– Que je te fasse grâce, moi ? Turis, Mathéus ! Non, non ! tu vas mourir, et mourirpendu !

Un nouvel effort poussa le misérable vers lebord du gouffre. Ses mains se cramponnaient aux touffes d’herbesqu’elles arrachaient ; un pan de gazon le séparait du vide.Tout à coup, Rudiger s’arrêta ; ses coudes épuisés lesoutenaient à peine ; il tomba, la face contre terre.

– Ah ! tu ne pourras pas,bandit ! s’écria Mathéus.

Rudiger se traîna sur les genoux lentement, etposa de nouveau ses mains sur le corps du gouverneur.

– Écoute ! meurs tranquille,lâche-moi, et je ferai dire mille messes pour le repos de tonâme ! reprit Mathéus, dont les dents claquaient.

Mais les mains défaillantes du moribonds’acharnaient à pousser le misérable, qui roulait sur la pente. Unetraînée de sang marquait les places qu’ils avaient parcourues côteà côte.

La tête de Mathéus rencontra le bord duprécipice et resta suspendue dans le vide. Rudiger, qui râlait,rampait sur le ventre.

– Tu auras mille ducats d’or ! tu enauras dix mille ! tu auras tout ce que j’ai !… Grâce,bourreau !

La voix expira dans la gorge de Mathéus.Rudiger, qui sentait le froid de la mort dans ses os, le poussa desépaules et des bras, cherchant pour ses muscles tendus par uneffort désespéré des points d’appui dans les saillies du terrain.Le vide s’élargissait lentement, mais fatalement sous les yeuxhagards du captif, qui râlait ; une imprécation sortit de sabouche écumante, puis le poids des épaules l’emporta, le corps deMathéus disparut, la corde se roidit en tournoyant, et un cadavreresta suspendu sur le gouffre.

Rudiger, haletant, pencha sa tête au-dessus del’abîme ; son sang, qui coulait en longs filets rouges,enlevait goutte à goutte le reste de vie qui l’animait. Il sesouleva sur le coude par un dernier effort.

– Va ! dit-il, va, maudit ! etque l’enfer te prenne !

Un voile passa devant ses yeux, et un frissonle fit trembler. Son coude plia.

– Ah ! pitié, mon Dieu !murmura-t-il.

Il tomba la face dans l’herbe et ne remuaplus.

Cependant, la double détonation qui venait detroubler le silence de la nuit, avait tiré Patricio Bempo de sonenivrement. Le soldat sauta sur son épée et fit un bond hors de lachambre, où Yerta, pareille à un chat sauvage, penchait la tête ettendait l’oreille. L’Italien traversait la galerie pour courir surle rempart, lorsqu’il entendit, tout au fond d’un cabinet devantlequel il passait rapidement, le bruit d’un râle étouffé et d’unlong gémissement ; il jeta bas la porte d’un coup de pied, etune espèce de fantôme échevelé traînant sur ses pas un manteau sedressa devant lui.

– Là, par là, ils les ont enlevées !dit la voix rauque de Mme de Liffenbach.

Et, de sa main sèche, elle montrait la porteouverte au fond de la galerie.

Patricio s’y précipita. L’alarme était donnée,et déjà des pas sourds retentissaient sous les voûtes du château.Comme le lieutenant de Mathéus traversait une salle basse au boutde laquelle se tordait un escalier en spirale, un courant d’air lefrappa au visage. Un soupçon s’empara de son esprit, et ils’engagea dans le passage obscur qui conduisait à la poterne et quicommençait au bas de cet escalier.

Au bout d’une trentaine de pas, son piedglissa dans une flaque de sang ; il se pencha ; lecadavre d’un soldat était couché dans un coin, contre la paroi dumur ; des pas nombreux foulaient la terre autour de lapoterne.

– Aux armes ! cria Patricio d’unevoix forte.

– Aux armes ! répéta la sentinelleperdue dans l’échauguette.

L’appel de dix trompettes leur répondit, etPatricio regagna sa chambre à la hâte pour avertir Yerta de ce quise passait. Ce n’était plus l’heure des amours, l’heure de laguerre avait sonné.

– Ah ! Yerta ! quelréveil ! dit-il en entrant.

Personne ne lui répondit, la bohémiennen’était plus là ; mais la fenêtre était toute grande ouverte,et du balcon jusqu’à terre pendait un drap blanc qui montrait quelchemin la fugitive avait suivi. L’eau des fossés tremblait encoreaux rayons de la lune, et une ombre incertaine courait dans laforêt.

Saisi d’une rage folle, Patricio s’empara d’unmousquet accroché contre la muraille, épaula et fit feu.

La balle traversa l’air en sifflant ; labohémienne fit un bond et disparut dans l’épaisseur du bois.

– Ah ! je me vengerai ! s’écriaPatricio Bempo, qui, ne la voyant plus, jeta le mousquet dans lefossé.

Autour de lui, dans le château, tout étaitrumeur et tumulte.

Mme de Liffenbach avaitréveillé Mme d’Igomer, qui s’était jetée à demi nuedans l’appartement des deux cousines, ne pouvant croire au récitqu’elle entendait.

– Enlevées ! toutes deux !s’écria-t-elle, Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny ! Mais ils sont doncentrés ici, les deux huguenots !

Comme elle s’élançait du côté des murailles,elle rencontra Patricio qui revenait de chez Mathéus ne l’ayant pastrouvé et le cherchait partout.

– Le gouverneur n’est pas chez lui, etpersonne ne l’a vu ! dit-il.

– À cheval donc ! s’écriaMme d’Igomer, et malheur à vous, si vous ne ramenezpas pieds et poings liés les deux fugitives et ceux qui les ontravies !

Un moment après, une troupe de cavalierssortait comme un torrent de la porte de Drachenfeld et faisaittrembler le pont-levis. Les traces des ravisseurs se voyaient dansl’herbe trempée de rosée et sur la terre humide. Patricio lessuivit jusqu’au bord de la forêt, où le grand chêne mort étendaitses branches.

L’un des cavaliers lui saisit le bras tout àcoup.

– Regardez ! dit-il.

Et du doigt, il lui montra le cadavre deRudiger sur l’arête du précipice, et le corps de Mathéus qui sebalançait dans le vide.

Cependant Armand-Louis et Renaud n’avaient pasperdu une minute pour courir vers le coin du bois oùM. d’Aigrefeuille les attendait avec des chevaux de main. Déjàils marchaient tous ensemble, faisant escorte àMlle de Souvigny et àMlle de Pardaillan, lorsque retentirent auloin le coup de pistolet de Mathéus et le coup de fusil de lasentinelle, qui tiraient de son sommeil la garnison du château.

– Voici que la poudre chante ! Enroute, messieurs ! dit Magnus.

– Enfin, s’écriaM. de Collonges, si la poudre chante, nous allonscauser !

Bientôt un troisième coup de feu éclata dansla nuit, et presque aussitôt Yerta parut.

– Êtes-vous content de moi ?dit-elle en appuyant la main sur la croupe du chevald’Armand-Louis, et pensez-vous que ma dette soitacquittée ?

– Yerta ! chère Yerta ! s’écriaM. de la Guerche.

Et, s’emparant des mains de la bohémienne, illes porta subitement à ses lèvres.

Un sourire éclaira le visage de Yerta ;mais tout à coup on la vit s’affaisser et tomber sur lesgenoux.

Un long filet de couleur pourpre tachait sarobe et coulait jusqu’à ses pieds.

M. de la Guerche, qui venait desauter à bas de son cheval, la souleva dans ses bras.

– Yerta ! reprit-il. Ah !Dieu ! ne mourez pas, vous qui nous avez sauvés !

La bohémienne se serra contre lui.

– Merci ! dit-elle en frissonnant.Ah ! je n’espérais pas mourir ainsi !

Ces mots passèrent comme un souffle àl’oreille d’Armand-Louis.

– Là, dit-elle en appuyant sa tête contrele cœur du huguenot, je suis bien.

Elle ouvrit et ferma les yeux, souritdoucement ; ses bras, qu’elle avait jetés autour du cou deM. de la Guerche, se dénouèrent, et il sentit moins légersur ses genoux et sa poitrine le poids charmant de ce corps frêleet délicat.

Armand-Louis approcha ses lèvres du visage deYerta ; elle ne respirait plus.

– Morte ! dit-il.

Et il la coucha sur l’herbe.

Tout le monde se découvrit.

Une rumeur sourde, pareille à celle quesoulève une troupe de cavalerie en marche, pénétra dans laprofondeur du bois.

Magnus tourna les yeux du côté d’où venaitcette rumeur.

– Nous n’avons pas une minute à perdre sinous ne voulons avoir sur les bras toute la vermine de Drachenfeld,dit-il.

– Laisserons-nous ainsi la pauvre Yertasans sépulture ? dit Renaud.

– Certes, non ! s’écriaArmand-Louis. Je me croirais indigne de lever les yeux surMlle de Souvigny si je laissais exposée à tousles outrages la dépouille de celle qui nous a donné savie !

– À l’œuvre donc ! réponditMagnus.

Et il se mit vigoureusement à creuser la terreavec Carquefou.

Un rideau de dragons se rangea entre eux et lalisière de la forêt.

La rumeur augmentait, et le sol tremblait sousles pieds des chevaux qui galopaient à travers les arbres. Bientôton vit luire comme des flammes errantes les torches que portaientles premiers cavaliers pour éclairer leur marche.

Mme d’Igomer et Patricio Bempomarchaient en tête de l’escadron.

Quelques bonds de leurs montures les portèrentsur le front des huguenots.

Derrière ceux-ci, Magnus et Carquefououvraient une fosse.

Mme d’Igomer, étonnée de voiren armes toute cette troupe, s’approcha de M. d’Aigrefeuille,dont l’uniforme aux couleurs impériales la trompait, et lui demandas’il n’avait pas aperçu deux femmes fuyant dans les bois.

– Deux femmes ? répétaM. d’Aigrefeuille, qui se caressait la barbe.

– L’une blonde, avec des yeux couleur duciel ? dit M. de Saint-Paer.

– L’autre brune, avec des yeux couleur defeu ? ajouta M. de Bérail.

– Je crois bien que nous les avonsrencontrées, poursuivit M. de Collonges.

Mais déjà Mme d’Igomer venaitde reconnaître Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan à cheval. Elle poussa uncri.

– Patricio, les voici !dit-elle ; ne cherchons plus… Vous les avez arrêtées,messieurs ?… merci !

Elle poussait son cheval, lorsqueM. d’Aigrefeuille, l’arrêtant par la bride :

– Ne prenez pas la peine de vousdéranger, madame, dit-il ; ces personnes se sont mises sousnotre protection ; ne vous en déplaise, elles doivent yrester.

– Quoi ! s’écriaMme d’Igomer qui pâlit, vous ne voulez pas me lesrendre ?

Renaud s’avança, et, sans déguiser sa voix,ôtant son feutre :

– Non, non, madame, dit-il ; jegarde Mlle de Pardaillan ; mon ami quevoilà garde Mlle de Souvigny.

Thécla poussa un cri d’hyène.

– Eux ! toujours eux… !dit-elle. Et vous croyez que je ne saurai pas vous les arracher parla force ?

– Essayez ! dit Armand-Louis.

Mme d’Igomer se tourna versPatricio et sa bande, mais il y avait devant eux trois centsgentilshommes résolus pour qui la bataille semblait une fête ;les hommes de Drachenfeld se comptaient du regard et ilshésitaient.

– Ah ! les lâches !murmura-t-elle.

– Monsieur le comte, c’est fini, ditMagnus, qui s’avança le chapeau à la main ; Yerta dort en paixdans sa tombe.

– Alors, messieurs, nous n’avons plusrien à faire ici… En route ! cria Armand-Louis.

– Quoi ! repritMme d’Igomer, qui allait et venait, pareille à unefurie ; ils partent et vous ne bougez pas ! et vous tenezdes épées dans vos mains ? mais quels hommes êtes-vousdonc ?

Patricio poussa son cheval en avant ; unepoignée de soldats le suivit, et ils heurtèrent le premier rang desdragons. Mais la mêlée fut courte ; les Impériaux plièrent,quatre ou cinq d’entre eux vidèrent les arçons, et Patricio reculan’ayant plus à la main que le tronçon d’une épée.

– Yerta m’a dit de t’épargner, Magnust’épargne ! dit Magnus, qui essuyait Baliverne à la crinièrede son cheval ; seulement ne me fais plus tomber ententation.

Mme d’Igomer ne voyait plusautour d’elle qu’une bande de cavaliers dont les rangsoscillaient ; une bonne moitié était prête à lâcher pied. Toutlui échappait à la fois, lorsqu’une fanfare éclata à l’autreextrémité du bois, et un cavalier, dont les premières blancheurs del’aube éclairaient la silhouette noire, parut, courant à fond detrain sous les hautes futaies de chênes.

Un élan rapide le porta jusqu’auprès deMme d’Igomer. Les fanfares sonnaient toujours.

– Jean de Werth me suit ! dit lecavalier, qui saluait.

La joie fit monter le sang aux joues deThécla.

– Ah ! Jean de Werth !…dit-elle. Au revoir, messieurs !

Et, sans plus s’inquiéter de Patricio et deses hommes, elle s’élança vers la partie du bois où retentissaientles fanfares.

Magnus toucha du doigt l’épaule deM. de Collonges :

– Voici que le bal commence !dit-il ; vous allez voir de quelle façon la danse est menéequand c’est le baron Jean de Werth qui conduit les violons.

Et il passa le doigt sur le tranchant de sonépée.

– Pauvre Frissonnante ! encore dutravail pour toi, encore des transes pour ton maître ! murmuraCarquefou, qui se faisait une religion d’imiter Magnus, et essayaitle fil de son épée sur le cuir de sa selle.

La voix forte d’Armand-Louis résonna, toutl’escadron des huguenots s’ébranla, et ils sortirent du bivac enbon ordre.

M. de Collonges, qui ne se tenaitpas d’aise, sifflait un air de chasse.

Chapitre 25LA RETRAITE DES TROIS CENTS

Jean deWerth venait en effet d’arriver à Drachenfeld ; il avaitprofité d’un moment où les opérations de la guerre lui permettaientde s’absenter, pour rendre visite à Mme d’Igomer.Mais, au lieu de trouver au château une occasion nouvelle de fairesa cour à Mlle de Souvigny, que les dernièreslettres de la baronne lui représentaient comme animée d’un espritmoins hostile, il y parut au milieu du tumulte qui suit uneévasion. Aussitôt qu’il eut connaissance de ce qui venait de sepasser, il se jeta dans la forêt avec toute son escorte et fitsonner les clairons. On sait comment Mme d’Igomerfut informée de sa présence ; elle le rejoignit promptement etd’un commun accord ils poussèrent en toute hâte sur les traces desravisseurs.

Le nom de M. de la Guerche suffisaitpour stimuler l’ardeur de Jean de Werth.

Encore un échec après tant d’échecs, c’étaittrop, cette fois !

Le soleil brillait de tout son éclat lorsquela troupe commandée par le baron, grossie par la bande dont lecommandement était échu à Patricio Bempo depuis le trépas tragiquede Mathéus, rejoignit l’escadron de M. de la Guerche. Leshuguenots, qui s’attendaient à cette rencontre, étaient en ordre debataille à l’entrée d’un village dont ils avaient barricadé lesprincipales rues et occupé toutes les positions, pour mettrel’ennemi hors d’état de les tourner.

Aux premiers nuages de poussière quiannonçaient dans l’éloignement l’approche des Impériaux, lesdragons sautèrent en selle. Jean de Werth, qui marchait en tête deses gens, fit le tour du village au galop, ne trouva point d’issuequi ne fût gardée, et, ne pouvant maîtriser sa colère, donna lesignal de l’attaque. Il avait avec lui deux ou trois centscavaliers ; Patricio en avait réuni à peu près autant :les Impériaux possédaient ainsi l’avantage du nombre, mais celui dela position le compensait ; des deux côtés il y avait donc deschances égales pour la victoire.

Les trompettes des huguenots répondirent auxtrompettes des Impériaux, et les premiers coups de feuéclatèrent.

Jean de Werth menait la charge du côté droit,Patricio la menait du côté gauche. L’attaque eut le même élan et lamême furie ; mais la défense fut telle, que l’effort desassaillants se brisa aux bords du village.

Armand-Louis, avec M. d’Aigrefeuille,tenait tête à Jean de Werth ; Renaud, avecM. de Bérail, repoussait Patricio Bempo ;Mme d’Igomer, à cheval comme un reître, s’étaitplacée sur un monticule pour juger de l’action.Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, cachées à l’abri desballes sous le porche d’une église, attendaient la fin ducombat ; quatre dragons désignés par le sort les gardaientpour repousser quiconque, par surprise, eût tenté de s’approcherd’elles.

Une ceinture de fumée entoura bientôt levillage, dans lequel un millier d’hommes s’acharnaient les unscontre les autres, les pieds dans le sang. Les chevaux hennissaientet tombaient, les détonations se succédaient sans intervalle ;les coups d’épée pétillaient sur les cuirasses, les crisretentissaient de toutes parts. Il y avait une sorte de fièvresombre et d’ardeur sauvage du côté des Impériaux, un entrainchevaleresque du côté des protestants ; les plus jeuneschantaient ; M. de Collonges n’épargnait ni lescoups ni les chansons ; Renaud faisait rage ; il y avaitsi longtemps qu’il n’avait eu l’occasion d’invoquer sainteEstocade !

Les gens de Patricio Bempo plièrentenfin ; un rang se rompit, puis un autre, et un escadronentier se débanda. Un cri de victoire s’éleva du milieu deshuguenots, mais Jean de Werth y répondit par une chargedésespérée.

Fatigué de le voir sans cesse ramener àl’assaut les vieilles compagnies qui le suivaient, Magnus voulutrompre cette furie par un coup décisif. Il prit avec luiM. de Saint-Paer et trente dragons, sortit du village parune ruelle écartée, gagna la plaine sans être vu, et tomba, avec laforce d’un torrent qui rompt ses digues, sur le flanc desImpériaux.

Cette fois, pris en tête parM. de la Guerche, de côté par Magnus, ébranlé en outrepar le mouvement des fuyards qui se jetaient sur lui, Jean de Werthcéda.

– Haut l’épée et tombons dessus !cria Armand-Louis.

Les dragons chargèrent à fond de train, et lesImpériaux écrasés plièrent comme un arbre qu’un vent d’orage couchesur le sol.

Au cœur même de la sanglante mêlée, Magnusrencontra Patricio.

– Encore ! s’écria-t-il.

Patricio n’attendit pas son attaque et fonditsur lui : Magnus para le coup, riposta, et la pointe rouge deBaliverne disparut dans la gorge de l’Italien, qui tomba sur lacroupe de son cheval. L’animal fit un écart, et Patricio Bempo,vidant les arçons, roula par terre lourdement.

– Il a été écrit : « Nem’induisez pas en tentation ! » dit Magnus.

Et, sautant par-dessus le cadavre dulieutenant, il promena Baliverne à travers les rangs brisés desvaincus.

Armand-Louis et M. de Bérails’acharnaient après Jean de Werth, qui reculait. Mieux monté,M. de Bérail l’atteignit. Jean de Werth seretourna ; un instant les deux hommes et les deux chevaux setrouvèrent confondus dans un tourbillon de poussière où luisaientles éclairs de deux épées. Puis un cavalier sortit du tourbillon.C’était Jean de Werth.

M. de Bérail chancelant glissa surl’herbe ; on le vit se soulever sur les genoux, ressaisir sonépée qui s’était échappée de sa main, puis tomber et resterimmobile. Son cheval effaré s’échappa, et celui de Jean de Werthpartit au galop.

Armand-Louis accourut, mais le terriblecapitaine était déjà loin, perdu dans la foule des fuyards.

– Et je n’ai pas cette dragonne qui pendau pommeau de son épée ! murmura M. de laGuerche.

Renaud, qui le suivait, sentit ses yeux semouiller en voyant M. de Bérail tout sanglant et lividecouché sur la bruyère. Il plaça les mains du mort en croix sur sapoitrine, enleva son épée et le couvrit d’un manteau.

– Il avait été mon ami, il était monfrère d’armes. Que la terre d’Allemagne lui soit légère !dit-il.

M. de Bérail n’était pas le seuldragon qui fût tombé dans la mêlée, d’autres manquaient également àl’appel. Les morts furent enterrés dans des fossés qu’un pan degazon recouvrit, les blessés installés dans la plus grande maisonavec un écrit qui informait les officiers impériaux qu’un nombreconsidérable de blessés autrichiens et bavarois répondait du sortdes Français qu’on laissait entre leurs mains, et Magnus pressa lespréparatifs du départ.

M. de Collonges, que cette journéejetait dans le ravissement, s’étonnait d’une si grande hâte.

– Monsieur, répondit Magnus, vous neconnaissez pas l’homme à qui nous avons affaire. Il sera sur notrepiste avant ce soir, comme un loup qui a flairé l’odeur dusang.

On quitta le village, auquel une centaine demorts et de mourants faisaient une ceinture, et l’on poussarapidement du côté du nord.

Malgré les pertes qu’il avait subies,l’escadron était animé d’une ardeur joyeuse qui semblait trouver unaliment plus vif dans la pensée du danger qui le pressait de toutesparts. Les ennemis pouvaient surgir à chaque instant de tous lespoints de l’horizon.

Les souvenirs de l’antiquité classique semêlaient dans leur esprit aux souvenirs héroïques de lachevalerie.

– Où sont les Arabes ? où sont lesSarrasins ? disait M. d’Aigrefeuille, qui pensait auxsombres templiers errant dans les solitudes mornes de laPalestine.

– Qui chantera au retour la retraite destrois cents, comme autrefois le vieux Xénophon la retraite des dixmille ? ajoutait M. de Saint-Paer.

Et tous souhaitaient la bataille au sortird’une bataille.

Bien qu’habituées l’une et l’autre à cesscènes de violence et à tous ces hasards terribles de la guerre,Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan ne pouvaient se défendred’une vive et profonde émotion à la pensée de tant de périls bravéspour elles, et d’un si noble dévouement. Au milieu de ces hardisdragons, elles étaient comme dans une famille de frères ; iln’y avait dans tous les rangs qu’un cœur et qu’une volonté. Ceux-làmêmes qui ne les avaient jamais vues tenaient à honneur de lessauver.

– Vous serez tirées du pays desPhilistins, nous l’avons juré, disaient les vieux calvinistes.

– Mon Dieu, mon roi, ma dame, et à larescousse ! disaient les plus jeunes, pour qui la Suède étaitun pays d’adoption.

On marcha tout le jour sans encombre. Vers lesoir on vit un nuage à l’extrémité de la route, du côté dumidi.

– Voici que l’orage s’avance, ditMagnus.

Les dragons atteignirent un bois aucommencement de la nuit, s’y enfoncèrent, et obliquant sur ladroite, en ayant soin d’observer un profond silence, parvinrentdans le creux d’un vallon, où ils établirent leur bivac après enavoir fermé l’entrée par un abatis.

– Ce n’est pas ici qu’ils tenteront denous attaquer, ces maudits Impériaux, dit Magnus, qui servait deguide.

– Tant pis…, réponditM. de Collonges, on en tuerait beaucoup.

Avant la pointe du jour, et après quelquesheures données au repos, l’escadron se remit en marche, éclairé entête et sur les flancs par de légers pelotons.

« Entrer dans ce bois, ce n’estrien ; en sortir est plus difficile », pensaitM. de la Guerche.

Magnus, pour qui aucun sentier n’avait desecret, inclinait alors vers la gauche.

Aux premières lueurs du matin, il atteignit lalisière de la forêt ; des vedettes se montraient à cheval dansles champs.

M. de la Guerche fit mettre pied àterre à tous les dragons derrière un saut de terrain, et Magnusavec Carquefou et M. de Collonges partirent dans troisdirections différentes avec la mission d’inspecter lesenvirons.

Au soleil levant, ils étaient de retour.

– Du côté du couchant, j’ai vu cinq centsmousquetaires, dit Magnus.

– Du côté du nord, j’ai compté quatreescadrons, dit M. de Collonges.

– Là-bas, du côté où nous sommes entrés,il y a un millier de sabres et de mousquets, dit Carquefou ;Frissonnante en est encore glacée.

– Si bien que nous sommes cernés, ditArmand-Louis.

Sans répondre, Magnus jeta la bride de soncheval aux mains de Carquefou, et, rampant sur les mains et lesgenoux, il gagna le taillis qui bordait la lisière du bois.

On attendit son retour dans un grand silence.Au bout d’une demi-heure, il reparut et remonta à cheval.

– Eh bien ? dit M. de laGuerche.

– J’ai découvert un passage au boutduquel il y a quatre cents cavaliers avec une poignée defantassins, répondit Magnus. Une moitié sommeille ou joue auxcartes. Ces gens-là nous croient fort loin, à l’autre bout dubois.

– Faisons-leur voir que nous sommes toutprès, dit Renaud. Nous leur passerons sur le ventre avant qu’ilsaient le temps de se reconnaître. Est-ce votre avis,messieurs ?

Tous les dragons brandirent leur sabre ensigne d’assentiment.

Armand-Louis plaça Adrienne et Diane au centred’un peloton dont il confia le commandement àM. d’Aigrefeuille, et, se mettant lui-même à la tête del’escadron, il marcha sans bruit jusqu’au bord du bois.

Parvenu là, et parcourant du regard la massedes compagnons qui frémissaient d’impatience derrière lui, il levason épée.

– Au galop ! cria-t-il.

Toute la troupe partit ventre à terre. C’étaitune avalanche, un ouragan. Les sentinelles eurent à peine le tempsde décharger leurs pistolets et furent culbutées. Les dragonsarrivèrent le fer haut sur le gros de la bande et l’enfoncèrent. Cefut en vain que fantassins et cavaliers essayèrent de se mettre enordre de bataille ; un seul escadron opposa une résistancesérieuse, mais, rompu bientôt, il suivit dans sa déroute le restede la troupe, que les huguenots taillaient en pièces.

Le chemin était libre. Cent cadavresjonchaient la plaine.

Armand-Louis chercha des yeuxM. d’Aigrefeuille.

– Vous m’avez confiéMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, les voici, dit-ilfièrement.

– Merci ! s’écria M. de laGuerche.

Mais il ne put même pas saisir la main deM. d’Aigrefeuille ; le vaillant gentilhomme venait delâcher la bride de son cheval et de rouler aux piedsd’Adrienne.

Une balle lui avait traversé la poitrine aucommencement de l’action, mais jusqu’au bout il avait fait sondevoir. La bataille gagnée, il était mort.

– Hier M. de Bérail,aujourd’hui M. d’Aigrefeuille ! Combien tomberontencore ? murmura M. de la Guerche.

Et la retraite commença.

Cette barrière vivante qu’on venait d’ouvrirfaisait partie d’un cercle de soldats que Jean de Werth avaitréunis autour du bois. Après sa première défaite, le baron s’étaitempressé de donner ordre aux divers détachements qui étaient dansles environs de le rejoindre en toute hâte ou de suivre unedirection que ses messagers leur indiquaient. Lui-même s’étaitlancé à la poursuite des huguenots, à la tête d’une poignéed’hommes qui s’étaient ralliés à lui.

Son premier soin, quand il vitM. de la Guerche et ses compagnons pénétrer dans le bois,fut de les y envelopper, ne voulant pas se hasarder à les y suivreau milieu des ombres de la nuit. Il prit, à la tête des plus grosescadrons, position sur la route que les dragons devaientlogiquement suivre pour gagner les cantonnements suédois ;mais la marche oblique de Magnus le trompa, et ce fut deux heuresaprès la sortie des Français que des fugitifs lui apprirent que lesdragons venaient d’échapper à l’étreinte de fer dans laquelle ilcroyait les étouffer.

Jean de Werth ramassa les bandes qu’il avaitsous la main et partit sur la trace des huguenots. C’était bien leloup dont avait parlé Magnus et qui a flairé l’odeur du sang.Personne n’osait lui parler ; il courait en avant des siens,silencieux, pâle, fatiguant la poignée de son sabre, mâchant sesmoustaches.

– Et rien ne les arrête ! rien neles atteint ! murmurait-il quelquefois.

Animée de la même ardeur, soutenue par la mêmehaine, dévorée par la même soif de vengeance,Mme d’Igomer galopait à côté de lui. Elle nesentait pas la fatigue, elle semblait de fer.

À l’abandon des villages, aux ruines fumantesqu’ils rencontraient, aux nombreux escadrons qui soulevaient lapoussière des routes çà et là, les dragons comprenaient qu’ilsapprochaient des campagnes où les deux armées de la Suède et del’Allemagne promenaient leurs bannières ennemies. Vers le soir,Magnus, qui courait toujours en avant, aperçut en travers de laroute des feux de bivac. Il lança son cheval, et reconnut lecampement d’un corps nombreux de cavalerie impériale, qui occupaitles deux côtés du chemin.

On ne pouvait passer qu’au travers des sabreset des pistolets.

À droite et à gauche, ce n’étaient queprairies et marécages coupés de cours d’eau parmi lesquels on nepouvait avancer sans guide. Attendre, c’était s’exposer à recevoirle choc de Jean de Werth et à être pris entre deux feux.

Magnus revint sur ses pas et exposa froidementla situation. Un conseil de guerre se réunit autour deM. de la Guerche.

– Nous avons cinq minutes pour délibérer,messieurs, dit Armand-Louis.

– C’est trop de quatre ; tirons nossabres et tombons sur cette canaille, réponditM. de Chaufontaine.

– Cette canaille compte trois millehommes, objecta Magnus, qu’on admettait volontiers à dire sonavis.

– La moitié de nous restera par terre, lamoitié passera, s’écria M. de Collonges.

– On a toujours le temps d’adopter laproposition de M. de Chaufontaine, repritArmand-Louis ; mais on peut aussi essayer d’un autremoyen.

– Parlez ! ditM. de Saint-Paer.

– Il est possible que Jean de Werth n’aitpas eu le temps d’avertir les cavaliers qui sont là de tout ce quis’est passé depuis notre départ de Drachenfeld ; c’estprobable même. Nous portions à la taille la ceinture verte, à noschapeaux la cocarde aux couleurs impériales.

– Hélas ! soupiraM. de Collonges.

– De plus, nous arrivons d’un côté oùl’on ne peut pas logiquement supposer qu’une troupe de Suédois sesoit engagée.

– C’est juste.

– Ne pouvons-nous hardiment nousprésenter aux chefs de cette cavalerie, nous donner pour desEspagnols ou des Italiens, selon qu’ils seront allemands ouhongrois, et leur demander la direction des cantonnements occupéspar le corps d’armée du général Pappenheim ? Si les rangss’ouvrent, nous passons ; si les chefs poussent la curiositétrop loin, nous dégainons.

– Bien pensé ! s’écriaM. d’Arrandes.

– Si l’opinion de M. de laGuerche est notre opinion à tous, dit M. de Voiras,piquons droit sur les Impériaux.

– Piquons ! répondit Renaud.

– Alors, l’arme au fourreau, et autrot ! reprit Armand-Louis.

Et il prit à partM. de Collonges.

– Vous êtes presque le plus jeune d’entrenous, dit-il, mais vous n’êtes pas le moins résolu ; à lapremière alerte, rapprochez-vous deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan avec dix hommes bienmontés, et, si je vous fais un signe de la main, partez ventre àterre et passez.

– Si je ne passe pas, c’est que je seraimort ! répondit M. de Collonges.

Au bout de quelques centaines de pas,Armand-Louis et Magnus prirent les devants.

– Qui vive ! cria unesentinelle.

– Jésus et Marie ! réponditArmand-Louis.

Au cri de guerre de l’armée impériale, unofficier s’approcha.

– Qui êtes-vous ? d’oùvenez-vous ? dit ce cavalier, qu’à son accentM. de la Guerche reconnut pour un homme du payswallon.

– Nous faisons partie d’un régimentespagnol qui a ordre de rejoindre le corps du général Pappenheim,répondit Armand-Louis dans un mauvais allemand. Il nous estinterdit de perdre une heure, fallût-il laisser en route la moitiéde l’escadron. Si vous savez quelque chose de la direction qu’aprise le général, nous vous serions reconnaissants de nous ledire.

Quelques officiers se présentèrent ; l’und’eux, qui savait l’espagnol, interrogea Armand-Louis dans cettelangue. M. de la Guerche et Renaud, qui la parlaient aisément,répondirent avec d’habiles témoignages de joie.

Tout en parlant ainsi, on marchait ;l’escadron suivait, les rangs serrés :M. de Collonges auprès deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan ; il ne quittait pasdes yeux M. de la Guerche.

– Ah ! deux femmes ? dit uncapitaine.

– Ma femme et sa sœur, réponditArmand-Louis tranquillement : doña Luisa-Fernanda de Coloredoy Penaflor, et doña Emmanuela-Dolorès de Miranda y Castejo. Ellesdoivent attendre la fin de la guerre à la cour de Son Altessel’électeur de Bavière.

Tout cela fut dit d’une voix naturelle etcalme ; Adrienne et Diane, qui avaient tout entendu, saluèrentles officiers wallons d’un mouvement de la tête. Tous leurrendirent ce salut, et l’on toucha bientôt aux limites ducampement.

La conversation allait toujours et avait mêmepris des allures dégagées, telles qu’il peut s’en établir entresoldats qui défendent la même cause.

Une idée subite illumina l’esprit deRenaud.

– Cher capitaine, dit-il d’un air leste àson voisin, mon cheval est un peu fatigué ; si j’avais letemps de le laisser à l’écurie pendant un jour ou deux, pour rienau monde je ne m’en déferais ; mais je suis pressé, comme voussavez, donnez-moi le vôtre, qui me paraît frais et gaillard, etvous aurez, en outre, dix ducats d’or.

– Soit, dit le capitaine, j’aurai leplaisir d’obliger un camarade.

Le troc fut conclu ; cet exemple séduisitun grand nombre de dragons, et tous ceux qui avaient des chevauxmalades, éreintés ou fourbus, proposèrent sur-le-champ des échangesdont l’appoint ingénieux de quelques pièces d’or hâta laconclusion.

Wallons et huguenots se séparèrent au boutd’un quart d’heure, également satisfaits les uns des autres. LesWallons pensaient qu’ils auraient de bons chevaux dans deux outrois jours, et que, provisoirement, ils avaient quelques bonsducats de plus dans la poche ; les huguenots, qui sentaientbondir et caracoler sous l’éperon de vigoureuses montures en étatde fournir une longue traite, estimaient qu’ils avaient fait unexcellent marché.

Une ou deux heures après cet échange, le baronJean de Werth entra dans le camp des Impériaux et se fitreconnaître. Son étonnement fut d’abord sans égal en ne voyant surla route qu’avait suivie M. de la Guerche aucune trace decombat, ni cadavre dans la campagne, ni blessé autour destentes.

Les fugitifs avaient dû nécessairementrencontrer les cavaliers wallons.

– Cependant ils n’ont pas d’ailes !dit-il.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’ilsavait ce qui s’était passé.

– Et vous avez été leurs dupes !s’écria-t-il ; eux des Espagnols arrivant du Milanais ?eux des soldats destinés au corps de Pappenheim ? Mais ce sontdes huguenots, des Français !

Un cri de rage lui répondit. Un corps de cinqcents cavaliers, choisis parmi les mieux montés, fut mis à ladisposition de Jean de Werth, et l’on envoya des estafettes danstoutes les directions pour bien se rendre compte du cheminqu’avaient pris les insaisissables fugitifs.

Il n’était pas facile de le reconnaître, lepays étant sillonné par de nombreux escadrons dont les traces secroisaient dans tous les sens et se confondaient ; de plus,les protestants portaient, comme on sait, la cocarde impériale, etils avaient pour guide un homme qui connaissait admirablement lepays et était au fait de toutes les ruses de guerre. Leur bandeglissait à travers champs comme un brochet à travers les eauxtroubles d’un étang.

Quelques renseignements, qui avaient uncaractère assez complet d’exactitude, permirent enfin à Jean deWerth de se fixer sur le point de l’horizon vers lequel il devaitdiriger sa course. Mme d’Igomer se montrait plusirritée et plus impatiente encore que lui-même, et la nuit, qui lessurprit dans la campagne, n’arrêta pas leur marche.

Au point du jour, et grâce aux cavaliers quiéclairaient leurs flancs, ils savaient, à n’en pas douter, où setrouvaient les compagnons de M. de la Guerche. On eut dèslors l’espoir de les atteindre vers le soir.

Jean de Werth se tourna vers sescavaliers :

– Les huguenots sont devant vous.Souffrirez-vous que, rentrés dans leur patrie, ils racontentcomment ils ont vaincu les Impériaux dans dix rencontres ?

Un hourra terrible et les cliquetis de millesabres lui répondirent.

– Alors, mort aux Français !

Et la poursuite recommença.

Chapitre 26LE PARLEMENTAIRE

Si bonsque soient des chevaux, ils ne peuvent cependant pas marchertoujours. Ceux que montaient les huguenots venaient de faire unedouzaine de lieues sans débrider. Une halte devenait nécessaire.M. de la Guerche choisit un village situé à l’entréed’une vallée aux deux côtés de laquelle s’étendaient de largesmarais infranchissables, qui rendaient une attaque de flancimpossible. Ce village traversé, la route s’enfonçait dans uneforêt où la cavalerie ne pouvait se mouvoir. L’ennemi étaitcontraint, s’il voulait forcer le passage, d’aborder le village defront.

Pour rendre cet abord plus difficile,Armand-Louis fit abattre une douzaine de gros arbres sur la routeet créneler quelques chaumières qui la commandaient.

– Nous voilà tranquilles pour une nuit,dit-il ; demain la Providence nous viendra en aide.

On débrida les chevaux, et tandis qu’ilsmangeaient l’avoine et la paille, les protestants cherchèrent çà etlà de quoi se réconforter.

Aussitôt qu’ils avaient aperçu les cavaliersportant l’uniforme de l’armée impériale, les habitants du village,saisis subitement d’une peur immense d’être pillés, s’étaientempressés de serrer leurs provisions et de cacher leurs bestiaux.Aucun être vivant ne se montrait nulle part.

– Cependant, les maisons sontdebout ; il est impossible que l’endroit soit inhabité !dit Magnus.

Il se mit en quête et entra dans une auberge.L’aubergiste tremblait et jurait ses grands dieux qu’il nepossédait ni un jambon dans la cheminée, ni une bouteille de vindans la cave.

– Les Saxons qui nous ont visités hieront tout avalé, dit-il en finissant.

On ne se paya pas de cette réponse.L’aubergiste était gros et gras ; on chercha et on chercha sibien, qu’on eut du pain, du fromage, de la bière. Carquefou fit uneexpédition contre des poules imprudentes qui montraient le bout deleur bec hors d’un hangar ; il en rapporta deux ou troisdouzaines. Magnus découvrit trois moutons et deux veaux qu’on avaitdissimulés au fond d’une cave ; bientôt après quatre ou cinqporcs décelèrent leur existence par des cris maladroits.

Ils ne crièrent pas longtemps.

– Allons ! on peut vivre, ditM. de Collonges.

Quelques femmes, qui s’étaient les premièreshasardées à sortir de leurs chaumières, pleuraient et selamentaient en voyant disparaître ces volailles et ces bestiaux.Armand-Louis fit un signe à Magnus. Celui-ci tira de sa poche unelongue bourse et remboursa largement à tout ce pauvre monde le prixdes vivres que les dragons se partageaient.

L’étonnement sécha les larmes. On n’avait pasreçu de coups et l’on avait de l’argent ; rien de pareil nes’était jamais vu depuis que la guerre était commencée.

Des sentinelles furent posées partout. Àminuit, tous les dragons dormaient, sauf huit ou dix. Un coup defeu, tiré de l’extrémité du village, réveilla la troupe en sursaut.Chacun courut aux postes que M. de la Guerche avaitassignés d’avance à ses camarades. Une sentinelle avait donnél’alarme. Dans l’ombre, on voyait au loin, et vaguement, s’agiterune cohue de cavalerie. Un bruit sourd de hennissement, mêlés aucliquetis des armes, arrivait jusqu’au village.

Une compagnie de mousquetaires s’approchasilencieusement, et une grêle de balles pénétra dans l’abatis,faisant voler les menues branches et l’écorce des arbres.

– Voici Jean de Werth, tirons bas !dit Magnus.

Les dragons firent feu à leur tour. Unedouzaine de chevaux et d’hommes tombèrent sur le chemin ; lacompagnie, mise en désarroi, battit en retraite.

Tout rentra dans le silence.

M. de Collonges sortit en éclaireurdu village. Il revint au bout d’une heure et annonça que la routeétait occupée par un corps de troupes.

– Si nous n’avions pas demain sur lesbras deux mille diables à ceintures vertes, dit-il, celam’étonnerait fort.

– L’attaque n’est pas ce qui m’occupe,c’est la retraite, dit Magnus.

Son regard rencontra celui deM. de la Guerche.

– Oui, oui, dit le vieux soldat,l’attaque sera repoussée, et Jean de Werth, que l’enfer confonde,laissera bon nombre des siens devant ces abatis ; mais, sinous quittons le village, nous retrouverons le Bavarois en rasecampagne, au delà de la forêt, avant une heure, et nous serons uncontre dix.

– Parbleu ! que risquons-nous ?Ils ne nous prendront pas vivants ! ditM. de Saint-Paer.

– Nous, c’est vrai ; maissommes-nous seuls ? murmura M. de la Guerche.

Et il tourna les yeux du côté de la maison oùMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan s’étaient retirées.

– Ah ! diable ! fitM. de Voiras.

– Il y a peut-être encore moyen de teniren échec l’ennemi, poursuivit Magnus ; en entassant desbroussailles autour de ces toits de chaume et de ces murailles enbois, on allumerait aisément le village tout entier ; lacavalerie de Jean de Werth et Jean de Werth lui-même nefranchiraient pas cette fournaise, et à la faveur de l’incendie, onpourrait battre en retraite.

– Bonne idée ! s’écriaM. de Collonges.

– Mais il y a plus de cent familles dansde village… Combien de femmes et d’enfants seraient demain sansasile et sans pain !

On se tut autour de Magnus ; chacuncomprenait que l’escadron se trouvait dans la plus difficileoccurrence qu’il eût encore traversée.

M. de Collonges étendit son manteausur une botte de paille et se coucha.

– À demain les affaires sérieuses !je dors ! dit-il.

Carquefou, qui ne perdait jamais un mot de ceque disait Magnus, ne dormait que d’un œil. Il n’éprouvait pas pourl’incendie la répugnance que manifestait son vieux compagnon, étantde cette opinion que les circonstances graves demandent des remèdeshéroïques.

– Ma foi, se disait-il, si une étincellemet le feu à une baraque par hasard, on ne me pendra pas !

Mais encore fallait-il savoir si la route quitraversait la forêt était libre.

Tourmenté par cette réflexion, Carquefou seleva avant la fin du jour, comme un fauve qui va à la curée, et seglissa hors du village par le côté opposé à celui où l’attaqueavait eu lieu ; de grandes masses de sapins s’yvoyaient ; quittant la route, il suivit la lisière du bois,dans l’épaisseur duquel on distinguait à peine quelques sentiers debûcherons ; un homme à cheval aurait eu grand-peine à ypasser. À un quart d’heure à peu près de la dernière maison duvillage, il aperçut un feu qui flambait au milieu du chemin.Carquefou se coucha à plat ventre et rampa sur la bruyère ;deux autres feux brûlaient sur les côtés de la route, l’un àdroite, l’autre à gauche. Des ombres passaient devant les flammesd’un pas méthodique ; il lui semblait que ces ombres avaientdes fusils sur l’épaule.

« Eh ! eh ! voici que ça segâte ! » pensa Carquefou.

Il rampa un peu plus loin, et, levant la têtedu milieu d’un buisson dont il écarta silencieusement les branches,il compta une vingtaine de feux dispersés le long de la forêt. Dessentinelles veillaient autour de ces feux. Bientôt le pas lent etrégulier d’une troupe en marche frappa son oreille ; ils’étendit sous les branches basses du buisson, retint son souffleet attendit.

Une patrouille d’infanterie commandée par unsergent passa près de lui.

Carquefou compta douze hommes portant lemousquet.

« J’aurais bien pu en démolir deux outrois, pensa-t-il ; mais après ?… j’imagine que lesautres m’auraient un peu cassé. »

Le résultat de cette réflexion fut qu’ilmontra ses talons aux Impériaux et regagna le village sansbruit.

– De la cavalerie en tête et del’infanterie en queue, c’est complet ! murmurait l’honnêteCarquefou, tout en marchant.

Il rencontra Magnus, qui faisait uneronde.

– Soyons humains, lui dit-il, l’incendieserait inutile.

Et il lui fit part de ce qu’il avait vu.

– M. de la Guerche parlait hierde la Providence, ajouta-t-il ; qu’elle serait la bienvenue,si elle arrivait sous la forme d’un bon régiment suédois !

Deux ou trois coups de feu suivis d’uneviolente décharge les interrompirent.

– Voici que Jean de Werth a envie decauser ! dit Magnus.

– Causons donc ! soupiraCarquefou.

Mais, tandis que M. de la Guerchecourait vers le point menacé, Magnus prit à partM. de Chaufontaine et lui raconta ce que Carquefou venaitde lui apprendre.

– Il faut nous diviser en deuxbandes ; tout à l’heure, vous aurez fort à faire du côté de laforêt ; si nous ne pensions qu’aux cavaliers de Jean de Werth,ses fantassins nous auraient bientôt enfumés comme desrats !

M. de Voiras etM. de Saint-Paer suivirent Renaud,M. de Collonges s’attacha à M. de laGuerche ; une poignée de trente dragons fut laissée sous lesordres de M. d’Arrandes pour se porter rapidement vers lepoint le plus menacé, et la fusillade éclata de toutes parts.

La population du village, épouvantée, se portasous les voûtes d’une pauvre chapelle ; Adrienne et Dianetombèrent à genoux sur le seuil de leur maison.

À mesure qu’elles élevaient leurs voix versDieu, les balles pétillaient sur les toits et rebondissaient contreles murailles ; c’était comme une grêle un jour d’orage ;le roulement ne s’arrêtait pas ; quelquefois de grands cris eninterrompaient le sinistre retentissement : ils annonçaientqu’un coup heureux avait été frappé tantôt par l’un, tantôt parl’autre des deux partis ; un nuage de fumée s’étendait sur levillage entier.

La plupart des cavaliers de Jean de Werthavaient mis pied à terre et s’efforçaient de pénétrer à travers lesbrèches qu’ils essayaient d’ouvrir dans les abatis. Les haches, lescrocs, les pieux, tout leur était bon pour vaincre ces obstacles,semblables à de gigantesques chevaux de frise ; mais lesdragons, embusqués dans tous les coins, renversaient lesassaillants à mesure qu’ils se présentaient ; abrités derrièredes troncs d’arbres et des pans de murailles, les Françaissouffraient médiocrement du feu de l’ennemi et ne perdaient pas unde leurs coups. Quelquefois ils laissaient arriver jusqu’auxpremières maisons du village un petit corps de soldats impériaux,puis ils fondaient de toutes parts sur leurs adversaires, qui secroyaient déjà sûrs de la victoire, et n’en laissaient pas sortirun seul.

Mais rien ne diminuait l’ardeur des Impériaux,ramenés au combat par Jean de Werth, qu’on voyait partout à cheval,l’épée au poing, la cuirasse sur le dos.

Tandis que M. de la Guerchemaintenait sa position, Renaud soutenait, à l’autre extrémité duvillage, l’assaut des fantassins.

De ce côté-là, on n’avait pas eu le tempsd’abattre des arbres, mais une petite rivière encaissée qu’ontraversait sur un pont de bois protégeait les abords du village.Tous les efforts de l’attaque, comme ceux de la résistance, étaientconcentrés autour de ce pont. Une pluie de balles n’empêchait pasles lansquenets et les mousquetaires d’en franchir parfois l’archeunique au pas de course ; mais aussitôt qu’ils se montraientsur la rive opposée, Renaud fondait sur eux, et, soutenu parM. de Voiras et M. de Saint-Paer, il lesrejetait dans la rivière, où quelques-uns des vaincus senoyaient.

Au retour de ces charges, Carquefou essuyaitFrissonnante.

– Il y a le feu pour les uns, et l’eaupour les autres, disait-il ; c’est une affaire de goût.

Vers midi, un parlementaire précédé d’untrompette qui portait un drapeau blanc, se présenta du côté où Jeande Werth commandait en personne. Le feu cessa de part et d’autre,et M. de la Guerche reçut le parlementaire, auquel Magnusavait déjà bandé les yeux.

– Parlez, monsieur, lui dit Armand-Louisquand on l’eut introduit dans la salle basse d’une maisonvoisine.

– Je vous suis envoyé par M. lebaron Jean de Werth, général des troupes de Son Altesse l’électeurde Bavière, mon maître, pour faire cesser une résistance désormaisinutile et traiter des conditions qui peuvent arrêter l’effusion dusang.

– S’il en est ainsi, monsieur,permettez-moi de faire prévenir mes compagnons d’armes… Rien de cequi va se passer ici ne doit leur être caché.

Armand-Louis adressa quelques mots à Magnus,qui sortit ; puis, se tournant vers l’envoyé de Jean deWerth :

– Vous paraissez surpris, monsieur,poursuivit-il, que j’appelle à cet entretien tous ceux que vousvenez de combattre ?

– Tous ceux dont j’ai pu admirer lavaleur, répondit galamment l’officier ; mais, je vous l’avoue,je ne pensais pas que la présence de tant de dragons fût nécessaireà nos délibérations. Je croyais parler à leur chef.

– Je marche à leur tête, en effet ;leur libre choix, confirmé par une commission signée du roiGustave-Adolphe, m’y a porté, mais je suis moins leur chef encoreque leur ami. Ils m’obéiraient sans hésiter si je commandais, maisje tiens à honneur de les consulter.

Renaud, M. de Voiras,M. de Saint-Paer, M. de Collonges,M. d’Arrandes, et une foule d’autres gentilshommes entrèrentprécédés par Magnus, et se rangèrent autour d’Armand-Louis.

– Messieurs, leur dit celui-ci, voicimonsieur qui m’est envoyé par notre voisin, le baron Jean de Werth,pour traiter des conditions de la capitulation.

– N’avons-nous donc plus que la poignéede nos épées ? Manquons-nous de poudre et de balles ?s’écria Renaud.

– Je vous jure, monsieur, que nous sommespour la plupart en vie, tâtez-nous, ajoutaM. de Collonges.

L’officier salua d’un air de courtoisie.

– Et c’est précisément pour éviter à VosSeigneuries la peine de mourir, que le baron Jean de Werth m’adépêché vers vous, reprit-il ; les conditions sont telles, quevous pouvez les accepter sans déshonneur.

– Il ne faut pas non plus que vous voussoyez dérangé pour rien, répondit M. de Chaufontaine.Nous vous écoutons, monsieur.

– Aussitôt le village rendu et les abordsoccupés par les nôtres, vous aurez toute liberté de vous retirer oùbon vous semblera.

– Sans payer de rançon et avec le droitde retourner au camp du roi de Suède ? demanda Renaud.

– Toutes les routes vous seront ouvertes,et vous ne payerez aucune rançon.

– Continuez, monsieur.

– Les honneurs de la guerre vous serontrendus, et vous conserverez vos armes et vos chevaux.

– Les drapeaux aussi ?

– Les drapeaux pareillement.

– Eh ! eh ! voici qui ressemblefurieusement à un conte de fée ! s’écriaM. de Collonges.

– Si j’en crois mes oreilles, nousn’avons donc plus qu’à nous en aller chez nous, trompettesonnant ? dit M. de Saint-Paer. Que ne parliez-vousplus tôt ?… Voilà trois ou quatre jours que nous ne demandonspas autre chose.

– N’y aurait-il pas, par hasard, unedernière petite condition dont vous ne dites rien encore ?demanda Renaud.

– C’est vrai, messieurs, il en est unedernière qu’il me reste à vous faire connaître ; mais songezbien, avant de la refuser, que toute issue vous est fermée.

– Voilà un petit avis qui ne nous prometrien de bon, murmura M. de Collonges.

– Vous avez avec vous deux personnes dequalité, Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan…

« Nous y voici », pensaM. de la Guerche.

– Elles seront remises à Son Excellencele baron Jean de Werth, qui les conduira au duc de Friedland,auquel, vous ne l’ignorez pas, elles ont été enlevées par laviolence.

– En somme, vous nous proposez de livrerdeux femmes qui n’ont que nous pour amis et pour protecteurs ?dit M. de Saint-Paer avec une nuance de dédain.

– Si brillant que soit le sort que lesamis dont vous parlez leur réservent, continua le parlementaire,celui qui les attend à la cour de Munich et de Vienne est tel,qu’elles n’auront rien à regretter.

– Et vous appelez cela des conditionsqu’on peut accepter sans se déshonorer ? Vendre des pauvresfemmes ! s’écria M. de Collonges.

– Bien ! dit Renaud, qui lui serrala main.

La colère faisait monter un flot de sang auvisage de M. de Chaufontaine ; il allait parler,lorsque M. de la Guerche l’arrêta d’un geste, et, setournant vers l’officier bavarois, lui annonça que la conférenceétait terminée.

– Nous avons à délibérer, lui dit-il,veuillez vous retirer ; avant un quart d’heure, vous aureznotre réponse.

– Délibérer ! s’écriaM. de Saint-Paer lorsque les dragons furent seuls.Délibérer !… et à quoi bon ?

– Parce qu’il s’agit d’une chose qui nousest personnelle à M. de Chaufontaine et à moi, répliquaM. de la Guerche, et que je me tiendrais pour déshonorési je ne vous faisais pas connaître les conséquences de larésolution à laquelle vous pousse votre magnanimité. Là-dessus,M. de Chaufontaine pense comme moi.

– Certainement, dit Renaud.

– Nous sommes cernés de toutes parts,poursuivit Armand-Louis, une force supérieure nous enveloppe, sanscesse accrue par de nouveaux renforts, tandis que le fer et leplomb déciment nos rangs. Si vous repoussez les offres de Jean deWerth un jour nous serons forcés dans nos retranchements. Voussavez alors ce qui nous attend.

– La mort, n’est-ce pas ? ditM. de Saint-Paer.

– Est-ce bien là une chose qui puissenous épouvanter ? s’écria M. de Voiras.

– Mourir l’épée au poing, n’est-ce pas lameilleure fin qu’un gentilhomme puisse ambitionner ? ajoutaM. de Collonges.

– Et puis, qui sait ! poursuivitM. d’Arrandes ; combien de condamnés à mort qui viventlongtemps !

– Il ne faut pas dire : « Quisait ! » reprit M. de la Guerche avecforce ; un homme est parmi nous dès longtemps habitué à laguerre et qu’aucun péril n’étonne. Approche, Magnus, et dis-nous ceque tu penses de notre position. Crois-tu que le courage le plustenace puisse dans quelque entreprise désespérée, nous fairetrouver le salut ?

– Non, répondit Magnus d’une voix grave.Je parle à des soldats, ils sauront entendre la vérité. La main deDieu seule peut nous tirer d’ici. Faites donc le sacrifice de votrevie si vous voulez persévérer jusqu’au bout dans la résistance. Aumoment de la dernière heure, vous pourrez tous vous réunir encolonne serrée, abandonner les blessés à la clémence du vainqueuret vous jeter sur l’ennemi. C’est la chance suprême que le sort desbatailles réserve aux gens de cœur. Bien peu d’entre vousraconteront les épisodes de cette sanglante mêlée à leurs neveux.Mais en dehors de là, il n’y a rien.

– Vous l’entendez, messieurs !reprit M. de la Guerche ; la mort est partout, vouspouvez la conjurer.

– Mais vous ? s’écriaM. de Collonges.

– Oh ! M. de Chaufontaineet moi, dit Armand-Louis, qui saisit la main de Renaud, nous sommesliés par un serment que tout notre sang versé ne saurait racheter.Nous reviendrons avec Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan, ou nous ne reviendronspas.

– Alors, monsieur le comte, n’insistezplus. Votre sort sera le nôtre, dit M. de Collonges. Jecrois être l’interprète de tous mes compagnons d’armes en vousparlant ainsi. Quand nous sommes partis pour Drachenfeld, vous nenous avez rien dissimulé des dangers de la route. L’heure des vraispérils a sonné, nous les subirons tous.

– Oui, oui ! tous !s’écria-t-on de toutes parts.

– Ainsi, messieurs, ces propositions deJean de Werth, qui vous offre la liberté et la vie, vous n’envoulez pas ?

– Non ! non !

Armand-Louis se tourna vers Magnus :

– Va, et que l’envoyé de Jean de Werthsoit reconduit ici, dit-il.

Quand l’officier bavarois reparut, tous leshuguenots, pressés autour de M. de la Guerche, luiserraient les mains et l’embrassaient. Un enthousiasmechevaleresque enflammait leur visage.

– La délibération est close, monsieur,dit Armand-Louis ; je vous avais promis que notre réponse vousserait remise avant un quart d’heure, la voici : allez dire àJean de Werth que nous combattrons aussi longtemps qu’il y aura unegoutte de sang dans nos veines.

L’officier promena ses regards surl’assemblée.

– C’est une folie sublime, dit-il ;je vous admire. Si la Suède compte beaucoup de soldats tels quevous, elle ne sera jamais vaincue !

L’aspect des hommes qui l’entouraient luifaisait bien comprendre qu’il était inutile d’insister. Il selaissa bander les yeux par Magnus et ramener hors du village, où letrompette qui tenait le drapeau blanc l’attendait.

– Nous, messieurs, à nos postes !dit Armand-Louis, et que ceux qui se séparent s’embrassent ;peut-être ne se reverront-ils plus.

Tous les fronts se découvrirent, et cesvaillants soldats échangèrent une accolade silencieuse.

– À présent, nous sommes prêts !s’écria M. de Collonges, qui, pâle d’une émotiongénéreuse, tira le premier son épée.

Un moment après, la fusillade éclatait auxdeux extrémités du village.

Chapitre 27LA VOIX DU CANON

Tandisque ces combats, suivis de pourparlers bientôt interrompus par denouvelles batailles, se passaient à l’un et à l’autre bout de leurasile, Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan attendaient et priaientdans une maison que M. de la Guerche avait choisi entretoutes, parce qu’elle paraissait le plus à l’abri des balles.

Les deux cousines y avaient trouvé ungarde-chasse qui veillait auprès d’un enfant que la fièvredévorait. À leur aspect, il s’était levé, et, les regardant avecdes yeux désespérés et tout remplis d’un feu sombre :

– J’avais deux fils et une fille, leurdit-il : les deux hommes sont tombés sous les coups desSuédois en défendant la foi de leur père ; la fille a étéséduite par les doctrines nouvelles et s’est éloignée du giron dela sainte Église. Dieu s’est vengé ! elle est morte emportéepar un mal inconnu. De tout ce que j’aimais, il ne me reste que cetenfant déjà menacé. Je vous hais parce que vous êtes du sanghuguenot, mais vous êtes poursuivies et misérables. Entrez.

Et il s’assit, le visage farouche, auprès dulit de l’enfant.

Adrienne s’approcha du pauvre petit et luiprit la main. L’enfant la regarda et ne retira pas sa main.

– Dieu est bon à ceux qui prient d’uncœur sincère, dit-elle. Espérez.

Au temps où elle habitait la Grande-Fortelle,Adrienne avait eu bien souvent l’occasion de soigner des malades,soit parmi les gens de la maison, soit parmi les personnes desvillages voisins. Elle connaissait la vertu de certaines plantes,et les employait efficacement. Vers le soir, sa douceur et son airde bonté avait gagné le cœur de l’enfant ; il la voulait prèsde lui et se sentait soulagé quand elle le caressait.

Sûre d’être écoutée et obéie, elle prépara unbreuvage composé du suc de quelques herbes cueillies dans lesjardins d’alentour, et le lui présenta.

Le garde-chasse étendit le bras subitementpour s’emparer du vase.

– Non, dit l’enfant, cette femme me faitdu bien.

Et, portant le breuvage à ses lèvres, ill’avala.

Dans la soirée, il s’endormittranquillement ; une transpiration abondante s’établit, et,quand vint le jour, il respirait comme une personne rendue à lavie. Son premier regard rencontra celui d’Adrienne appuyée à sonlit ; il lui tendit les bras.

– J’ai rêvé que ma mère m’embrassaitcette nuit ; elle vous ressemblait, dit-il.

Le garde-chasse se leva tout troublé. Adriennele regarda doucement.

– Dieu daignera peut-être le sauver,dit-elle tout bas.

L’enfant s’était rendormi en lui tenant lamain.

C’était l’heure où l’envoyé de Jean de Werthpénétrait dans le village. Le bruit du combat retentit jusqu’ausoir. Quelquefois une balle égarée s’aplatissait contre le toit dela maison. Quelquefois Diane sortait sur la porte pour savoir cequi se passait au-dehors. Elle ne voyait ni à droite ni à gaucheque deux gros nuages de fumée traversés par des éclairs ; puison apportait un blessé sur une civière, et ceux qui le portaient ledéposaient sous un hangar ou dans une grange, et retournaient aucombat en toute hâte.

– Adieu, disait le blessé à ceux qui leportaient.

– Adieu, répondaient les soldats.

Alors Adrienne et Diane quittaient leur asileet couraient offrir leurs secours et leurs consolations à celui quivenait de tomber.

Quelquefois, quand elles arrivaient, ellesn’avaient que des prières à lui donner.

La nuit vint et mit un terme aux attaques desImpériaux. Ils n’avaient pas encore pu, malgré leurs assauts vingtfois répétés, entamer les barricades ni déloger les huguenots desmaisons avancées et des jardins qui faisaient une ceinture auvillage ; mais s’ils avaient perdu un bon nombre des leurs,les dragons comptaient beaucoup de victimes dans leurs rangs. Ons’était abordé de front maintes fois, et M. de Voirasavait dû accourir à la tête de la réserve pour dégager les pointsmenacés.

M. de la Guerche passa l’inspectiondes lignes ; partout, il trouva la même résolution et le mêmeentrain, mais M. d’Arrandes ni aucun autre de ses compagnonsne disaient plus : « Qui sait ! »

– On peut calculer combien de jours nousavons encore à vivre, s’écria M. de Collonges d’un air debelle humeur ; c’est une règle de proportion. Si envingt-quatre heures nous perdons trente hommes, combien de joursfaudra-t-il pour détruire jusqu’au dernier ceux qui restentdebout ?

– Je ne sais pas l’arithmétique, réponditM. de Saint-Paer en souriant.

On ne parla pas beaucoup cependant, quand vintl’heure de la veillée ; les têtes les plus jeunes et les plusfolles s’étonnaient d’incliner vers les plus sérieuses méditations.On pensait à la patrie lointaine, qu’on ne reverrait plus ; àceux qu’on aimait, et dont la voix ne serait plus entendue.Quelques larmes furtives mouillaient des moustaches blondes, puisle refrain d’une chanson troublait le silence imposant de lanuit.

Magnus, infatigable encore après la bataille,ne se lassait pas d’interroger les marais qui entouraient levillage, pour y découvrir un passage ; mais, partouts’étendait l’eau vaseuse et sans fond, nulle part de sentier.

Au retour de son excursion, il se renditauprès de M. de la Guerche, et, secouant latête :

– Dieu est le maître, dit-il.

Seul, Renaud conservait une apparenced’espoir.

Le dernier coup parti, il courait auprès deDiane et oubliait tout. Si elle le rappelait au sentiment de leursituation, il souriait.

– Par sainte Estocade, ma patronne,disait-il, pensez-vous que je sois venu de La Rochelle tout exprèspour trépasser en Allemagne ? Rayez cela de vos papiers… s’ilvous plaît !

Mais, aux premiers feux du jour, le marquis deChaufontaine reparaissait à son poste et ne le quittait plus.

Il était du côté de la vallée, commeM. de la Guerche du côté de la plaine, le lendemain dujour où l’envoyé de Jean de Werth avait porté aux dragons lespropositions de son maître ; mais ce jour-là, au grandétonnement des Français, le matin commença sans coups de fusil.

– Ils réservent leur musique pour saluerle soleil, dit Renaud.

Le soleil parut, et l’on n’entendit rien.

Une heure passa, puis une autre encore ;autour du village toujours le même silence.

L’impatience s’empara de Magnus et deCarquefou. Chacun de son côté, ils se glissèrent hors du village.Les sentinelles ennemies étaient à leur place, les soldats à leursrangs.

Jean de Werth se promenait à cheval,inspectant quelques travaux qu’on exécutait à grand renfort de brasà certains endroits dont des officiers mesuraient l’étendue. Dubout de sa canne, le baron semblait en indiquer la destination àMme d’Igomer, qui l’approuvait du geste.

« Voilà qui n’annonce rien de bon »,pensa Magnus.

Une fusée blanche partit du côté de laplaine ; une fusée rouge lui répondit du côté de lavallée.

Magnus rentra au quartier, oùM. de la Guerche attendait son rapport ; il y trouvaCarquefou qui donnait des renseignements identiques avec ceux quelui-même apportait. Aux deux extrémités du village c’était mêmestravaux et même immobilité.

– Eh ! eh ! ditM. de Collonges, veulent-ils nous prendre par lafamine ?

– Messieurs, répondit Renaud, si labataille chôme, ne souffrons pas que le déjeuner l’imite.

C’était là pour Carquefou le côté épineux dela question. Ce qu’il avait pu voir le jour de leur arrivée luidonnait une médiocre opinion des ressources du village au point devue culinaire. Tout ce qu’on avait découvert était consommé, et ilne lui paraissait pas certain qu’on put remplacer ce qui n’existaitplus. Mais une sorte de miracle s’était produit dans le village.Aux premiers pas que certains dragons, dont l’appétit s’ouvrait debonne heure, hasardèrent le long des chaumières, ils furentagréablement surpris par la vue de nombreuses compagnies devolailles qui sortaient de diverses basses-cours. D’honnêtesmoutons et de pacifiques veaux rendus à la lumière accouraient à lafile, poussés par des bergères. Les caves et les coins noirsrendaient leurs prisonniers.

– C’est le prodige de la multiplicationdes pains et des poissons…, murmura Carquefou. Béni soit leSeigneur !

Ce prodige venait de ce que Magnus avaitexécuté les ordres de son maître. Les provisions étant consommées,il avait fait voir que le fond de sa bourse n’était pas vide, etoffert de tout payer en belles pièces d’or sonnantes ettrébuchantes. La pauvreté du village s’était subitement changée enabondance.

Carquefou, complètement rassuré, passait larevue des bestiaux et mettait de côté les plus gras.

À midi, et tandis qu’il se faisait ungarde-manger particulier avec les reliefs du festin, on n’avait pasencore entendu la détonation d’un coup de fusil.

Magnus tenta de nouveau la traversée dumarais, et s’y reprit à diverses fois, tantôt à pied, tantôt àcheval. Il n’en put venir à bout, malgré la persévérance de sesefforts. Quand il reparut, épuisé de fatigue, son visage commençaità s’assombrir.

Le soir vint, et pas une balle n’était tombéesur le village.

Les dragons soupèrent ; les plus jeunesne perdirent pas un coup de dent ; les plus vieux semblaientsoucieux. L’incertitude était plus lourde à leur cœur que laperspective du combat.

M. de la Guerche songeait que, siabondantes que fussent les ressources du village, elles nepouvaient manquer de tarir un jour, et il ne fallait pas penser àse ravitailler par une sortie.

Les dragons se couchèrent silencieusement dansleurs manteaux ; chacun d’eux adressait à la France des adieuxmuets. Au loin, perdus dans les ténèbres naissantes, on voyait lesfeux allumés par les hommes de Jean de Werth autour de leurstravaux.

Une fusée blanche siffla dans l’air sur ladroite ; deux fusées rouges lui répondirent sur la gauche.

– Demain, dit Magnus, nous saurons ce quecela veut dire, et, quand nous le saurons, la mort sera devantnous.

Quand la nuit fut tout à fait close,Armand-Louis recommanda à ses lieutenants de redoubler desurveillance autour des postes avancés, et se rendit auprès deMlle de Souvigny.

Il la trouva qui jouait avec l’enfant dugarde-chasse ; la fièvre était tombée ; le père, assisdans un coin, regardait tour à tour la jeune étrangère etl’enfant ; l’attendrissement se lisait sur son visage. Unjoyeux éclat de rire, un rire d’enfant, retentit tout à coup etremplit la maison de gaieté. Le garde-chasse tressaillit et portasilencieusement un pan de la robe d’Adrienne à ses lèvres. Mais ilaperçut Armand-Louis, et jugea bon de se retirer.

– Eh bien ! quelles nouvelles ?demanda à M. de la GuercheMlle de Souvigny, qui berçait l’enfant sur sesgenoux.

– Je crois que l’ennemi se fatigue etqu’il bat en retraite, répondit M. de la Guerche, quis’était composé un visage et ne voulait rien dire encore de cequ’il redoutait.

Il s’assit auprès d’Adrienne et ils causèrentun instant à voix basse. Armand-Louis souriait et répondait commes’ils eussent encore été dans le château de Saint-Wast ; maisau moindre son qui venait de l’extérieur, il prêtait l’oreille,craignant une surprise.

– Que d’inquiétudes et que de tourmentsne vous ai-je pas causés, mon ami ! dit Adrienne en saisissantau vol un des regards qu’il dirigeait vers la porte.

Et comme il restait silencieux, dansl’attitude d’un homme qui écoute :

– Vous me cachez quelque chose !reprit-elle vivement.

– Dieu est le maître… réponditM. de la Guerche, qui tressaillit ; demain peut-êtreprendrons-nous une résolution extrême… Jusque-là ne craignezrien.

La nuit s’écoula sans surprise. Un jourradieux se leva. Il ne parut pas que les Impériaux eussent rienchangé à leurs dispositions. On voyait seulement, à droite et àgauche de la route qui venait de la plaine, des épaulements qu’onn’y avait pas remarqués la veille.

La terre était remuée également à l’autreextrémité du village, du côté de la forêt, et présentait le mêmeaspect menaçant.

Magnus, qui fronçait le sourcil, rencontra leregard de M. de la Guerche. Il détourna le sien sansparler.

M. de la Guerche lui frappa surl’épaule.

– Voyons, explique-toi ? dit-il.

– Monsieur, répondit le vieux soldat,nous nous sommes tirés de Magdebourg et du château de Rabennest…nous avons pu vaincre à Drachenfeld… mais je crois que noustrouverons ici notre tombeau.

Le soleil était déjà haut, lorsque, denouveau, le même officier qu’on avait vu une première fois, seprésenta en parlementaire aux avant-postes.

– La nuit porte quelquefois conseil,dit-il à M. de la Guerche ; en voici deux qui vousont été données ; avez-vous réfléchi ?

– Oui.

– Et vous cédez ?

– Non.

Une expression de tristesse profonde serépandit sur le visage du Bavarois.

– Peut-être à votre place ferais-je commevous, reprit-il ; et cependant mon cœur se serre à la penséede tout le noble sang qui va couler.

– Tous nos jours sont comptés,monsieur ; il n’en coulera pas une goutte que Dieu ne lepermette.

Armand-Louis voulut ramener lui-même leparlementaire jusqu’à la ligne de défense, après quoi chacun courutau poste qui lui était assigné. Les dragons comprenaientinstinctivement que le jour terrible était venu.

À peine étaient-ils en ligne de bataille qu’uncoup de trompette retentit du côté où commandait Jean de Werth, etpresque aussitôt un nuage de fumée blanche couvrit la route. Unboulet passa en sifflant à travers les rameaux verts de l’abatis etcoupa en deux un dragon qui, à deux pas de M. de laGuerche, renouvelait les amorces de ses pistolets.

– Ah ! l’épaulement ! s’écriaMagnus.

Une nouvelle détonation répondit à ce premiercoup, et un boulet qui partait du fond de la vallée pénétra dans levillage et renversa un arbre sur le seuil d’une maison.

Les huguenots comprenaient alors pourquoi Jeande Werth les avait laissés en repos pendant tout un jour.

– Voilà qui va nous obliger à voir cesmessieurs de plus près, dit Renaud.

Les canons, il y en avait quatre, deux dechaque côté, qui se répondaient alternativement, portaient descoups de plus en plus terribles, mais ils n’ébranlaient pas lecourage des Français ; quelques-uns d’entre eux, groupésautour de M. de Chaufontaine, se portèrent en avant, etpar un feu mieux nourri et mieux ménagé, parvinrent à décimer lesrangs de leurs ennemis. Des pelotons plus nombreux imitèrent cettemanœuvre, et hardiment conduits jusqu’aux extrémités deshabitations, tandis que leur marche patiente et audacieuse étaitdissimulée par des vergers et des murs de clôture, réussissaient às’établir solidement dans le voisinage des batteries et tuaient lescanonniers à leurs pièces.

Pour les déloger de leurs positions, il fallutlancer sur eux des colonnes d’infanterie que la fougue et l’élandes huguenots brisaient tour à tour, comme le choc d’une pierrebrise un vase d’argile. Pas un champ, pas un jardin, pas un fosséqui ne fût jonché de morts. Armand-Louis était toujours le premierà l’attaque, le dernier à la retraite ; Magnus ne le quittaitpas.

Dans les intervalles qui séparaient deuxassauts, Renaud envoyait chercher des nouvelles deM. de la Guerche, tandis qu’Armand-Louis expédiait l’undes siens pour savoir comment on se comportait du côté deM. de Chaufontaine. Magnus et Carquefou, qui secroisaient quelquefois en route, échangeaient une ou deux parolesen passant.

– Tout va bien là-bas, disait le vieuxreître, nous avons douze morts et vingt blessés… les blessés sebattent.

– Chez nous c’est une grêle, on diraitdes giboulées de fer et de plomb, répondit Carquefou ; j’en aifroid dans le dos et le feu au visage… On meurt un peu.

Au coucher du soleil, une dernière chargemenée en personne par Jean de Werth, entraîna les Impériauxjusqu’au pied de l’abatis, dont l’épaisseur avait été augmentée parun amas d’arbres fraîchement coupés. Les huguenots, affaiblis pardes pertes cruelles, venaient d’être délogés de leurs positionsextérieures. Armand-Louis réunit les siens et fondit sur l’ennemi,qui s’efforçait de pénétrer dans le village par les brèches que lesboulets avaient ouvertes au travers des maisons. Il aperçut Jean deWerth dans la mêlée ; la dragonne brodée par Adrienne pendaità la poignée de son épée.

– Viens ici ! criaM. de la Guerche, qui renversait un lansquenet à chaquecoup pour se frayer un passage jusqu’à Jean de Werth.

– Me prends-tu pour un aventurier tel quetoi ? Je suis un général d’armée, répondit le Bavarois.

Et il dirigea l’effort de ses soldats vers unpoint qui lui paraissait mal gardé.

M. d’Arrandes devina son projet etaccourut à la tête d’une petite troupe qu’il tenait en réserve. Lechoc terrible des huguenots arrêta les Impériaux ; pris entête par M. d’Arrandes et chargés sur leur flancs parArmand-Louis, ceux-ci reculèrent et, ramenés bientôt l’épée dansles reins jusqu’au milieu des vergers qu’ils avaient traversés, ilseurent grand-peine à s’y maintenir. Sur ces entrefaites, Renaudrejoignit Armand-Louis.

– Voilà un grand quart d’heure qu’on nefait plus rien là-bas, dit-il ; j’ai laissé le commandement àM. de Saint-Paer et je suis venu voir ce qui se passeici ; ce grand bruit qu’on y entend m’agaçait lesoreilles !

Un élan le porta au plus épais de lamêlée.

Mme d’Igomer, qui observait labataille du haut d’un monticule, à cheval, le corsage pris dans unpourpoint de velours grenat et la taille serrée dans une ceintureoù pendait un poignard, l’aperçut s’ouvrant un passage parmi lescombattants.

Un mélange de colère, d’admiration et dedouleur changea subitement l’expression de ses traits.

– Ah ! s’il m’avait aimée !murmura-t-elle.

En ce moment, Jean de Werth, qui grondaitcomme un lion obligé de lâcher sa proie sur laquelle un instant sagriffe s’est étendue, essayait de ramener les fuyards, qu’ilfrappait du plat de son épée, mais l’ombre descendait dans laplaine.

– Partie remise ! dit-il enfin.

Le canon, qui ne tirait plus depuis qu’ons’était abordé corps à corps, fit de nouveau entendre sa voixformidable.

– Halte ! cria M. de laGuerche.

Aux premiers rangs de ceux qui s’arrêtèrent àsa voix, M. de la Guerche reconnut M. d’Arrandes,qui rassemblait ses compagnons ; il lui tendit la main.

– Ah ! vous êtes arrivé à propos,lui dit-il.

– Ainsi, capitaine, un jour vous pourrezdire à M. le vicomte d’Arrandes, mon père, que j’ai bien faitmon devoir ! s’écria le gentilhomme joyeux.

Un boulet vint et lui emporta la tête commeses lèvres remuaient encore.

Chapitre 28LE MARAIS

Armand-Louis, le cœur tout gros de sa victoire,traversa les rangs de ses amis. Bon nombre d’entre eux manquaient àl’appel ; beaucoup d’autres, tout sanglants, ne pouvaient plussoulever le mousquet ou l’épée ; quelques-uns attendaient lamort, couchés dans leurs manteaux ; tous avaient les yeuxtournés du côté où le soleil venait de disparaître ; peut-êtrepensaient-ils à la France, cachée à l’horizon.

Aux premiers bruits de cette bataillefurieuse, Adrienne s’était élancée hors de la chaumière où dormaitun enfant ; Diane la suivit, haletante, les narinesgonflées.

Le garde-chasse, sombre et rêveur, marchaitderrière elles.

– Entends-tu ? c’est le canon !dit Mlle de Pardaillan.

– Oui, c’est le canon ! murmura legarde-chasse.

– Mais alors ils sont perdus !s’écria Mlle de Souvigny.

– Ah ! le boulet porte plus loin quel’épée ! Aujourd’hui ou demain ce sera fini ! poursuivitle garde.

Diane saisit le bras d’Adriennefiévreusement.

– J’ai toujours pensé, dit-elle, qu’unjour terrible arriverait où il faudrait faire appel à tout ce qu’ily a d’énergie dans le cœur d’une femme… Te sens-tu là cette mêmerésolution qui m’anime ?

– Je te comprends ! réponditAdrienne ; que Dieu me pardonne si c’est un crime, maisjamais, vivante, je ne retomberai entre les mains de Jean deWerth !

– Elles ont l’âge qu’avait ma pauvrefille ! murmura le garde.

Et une larme coula lentement sur sa joue.

Vers le soir, l’enfant queMlle de Souvigny avait, pendant trois jours,veillé comme une mère et bercé sur ses genoux, l’appela auprès deson lit.

– Embrassez-moi, lui dit-il, je dormiraitranquille.

Adrienne embrassa l’enfant, et tandis queDiane regardait par la fenêtre, le front pâle, écoutant lesclameurs de l’assaut, elle se mit à genoux près du lit, les mainsjointes :

– Seigneur, mon Dieu ! dit-elle, jeVous ai fait le sacrifice de ma vie ; sauvez celui dont Vouslisez le nom dans mon cœur.

Le garde, qui depuis quelques minutes sepromenait dans la chambre, s’approcha tout à coup, et lui touchantl’épaule du doigt :

– J’avais juré de laisser mourir dans cecoin de terre tous les vôtres comme sont morts mes deux fils,dit-il, mais vous avez rendu la vie à cet enfant… je vous sauverai,vous et tous ceux qui vous accompagnent.

Adrienne s’était levée et le regardait avecétonnement.

– Asa n’a jamais menti, poursuivit legarde ; vous avez ouvert le chemin de mon cœur à la pitié.Quand la nuit sera tout à fait venue, dites à celui qui était hierprès de vous de rassembler ses compagnons d’armes ; alors jeles sauverai, je vous le jure !

Cependant les dragons que la mort avaitépargnés creusaient çà et là des fosses et y ensevelissaient leurscamarades frappés dans la bataille.

M. de Collonges lui-même étaitgrave. Les fosses étaient nombreuses, et nombreux aussi lesblessés.

Il calculait combien d’heures encore ladéfense pouvait durer, et il en trouvait à peine un nombresuffisant pour faire un jour ou deux ; après quoi, personne neserait plus debout, tant la mort fauchait vite.

À ce moment et à la clarté des torches qu’onpromenait dans les endroits où la mêlée avait été la plus ardente,Adrienne parut, cherchant M. de la Guerche.

On s’écarta afin qu’ils restassent seuls.

D’une voix entrecoupée,Mlle de Souvigny raconta à M. de laGuerche l’entretien qu’elle venait d’avoir avec le garde.

– J’ai foi dans la parole de cet homme,dit-elle ; ainsi, réunissez les dragons et amenez-les sur laplace du village.

– Dieu est avec nous ! s’écriaArmand-Louis.

À ce cri, les dragons qui s’étaient éloignésaccoururent, et il leur fit part de la promesse faite par Asa àMlle de Souvigny.

Bientôt la nouvelle singulière qu’un hommeavait promis de sauver ce qui restait des huguenots circula debouche en bouche. Une heure après, l’escadron tout entier était enordre de bataille sur la grand-place du village.

Pour mieux dissimuler cette retraite,Armand-Louis et Renaud avaient eu soin d’allumer de grands feux lelong des abatis et du pont abandonné. Les sentinelles échangèrentun cri en s’éloignant, comme si leur veillée dût se prolongerjusqu’au matin, et ce fut sans bruit que les huguenots prirent leurordre de marche.

Carquefou jeta son chapeau en l’air.

– Encore une heure de cette vie émailléede balles, et la fièvre me tuait, dit-il.

Presque aussitôt le garde arriva portant destorches. Il en alluma une, et, s’approchant de M. de laGuerche :

– Divisez vos soldats en pelotons devingt hommes, dit-il, et que chacun de ceux qui marchent en têtedes pelotons s’arme d’une torche.

Les rangs de l’escadron se rompirent, etchaque peloton se forma en silence.

– À présent, suivez-moi, reprit Asa.

Il prit la tête de la colonne et se dirigeavers le marais, qui faisait au village une ceinture de joncs et deroseaux. Quelque temps, il chercha sur les bords où l’eau dormantes’aplatissait ; puis, s’arrêtant auprès d’un sauleéventré :

– C’est ici, dit-il.

Se tournant alors du côté deM. de la Guerche et montrant le marais, dont la surface,couverte çà et là d’herbes ? et de glaïeuls, ondulait sous lesouffle du vent :

– Le chemin du salut est là devantnous ; nul ne le connaît que moi, reprit-il. Je vais m’yengager le premier ; ces deux jeunes femmes me suivront ;les hommes viendront après.

– Et moi je passerai le dernier, ditM. de la Guerche.

– Que chacun de vous ait grand soin defaire marcher son cheval sur les traces du mien, reprit Asa. Sil’un de vous s’écartait du chemin que je suis, il disparaîtraitdans un gouffre. Le sentier n’est pas large, un homme seul peut ypasser de front. Que vos oreilles et vos yeux restent ouverts. Toutce que la vigilance peut garantir, je le promets, le resteappartient à Dieu.

– Mais ces torches ne révèleront-ellespas notre marche ? dit M. de Collonges.

– Regardez les feux qui courent sur lemarais. Combien de femmes ne se signent-elles pas quand ellesvoient leurs clartés errantes ! Croyez-vous que les torchesqui doivent guider vos pas en augmentent beaucoup lenombre ?

Ayant ainsi parlé, Asa poussa son cheval dansle marais ; l’eau jaillit sous les pieds de l’animal. Renaudarrêta le garde par le bras.

– Par le sang du Christ, ce n’est pas unetrahison ? dit-il.

Asa étendit la main vers Adrienne.

– Elle a sauvé mon enfant, et il doute demoi ! s’écria-t-il.

Il fit un pas au milieu des herbes ;Adrienne le suivit résolument, et toute la troupe s’engagea dans lemarais.

Le vent soufflait et agitait les touffesépaisses des roseaux, qui rendaient un murmure plaintif.Quelquefois un oiseau sauvage, réveillé par le passage descavaliers, partait en jetant un cri, et de son aile effarouchéeeffleurait le manteau d’un dragon. Bientôt le dernier soldat eutquitté le rivage, et M. de la Guerche le suivit.

Rien n’interrompit le silence dans lequels’endormit le village, si ce n’est parfois le cri des sentinellesimpériales.

La longue file des huguenots s’enfonçait deplus en plus dans le marais : ils marchaient lentement, lesuns derrière les autres, cherchant la trace de leurs pas, la têtede chaque cheval sur la croupe du cheval qui le précédait. Personnene parlait. Les torches secouées par le vent jetaient sur lasurface morne des eaux des clartés rouges qui se perdaient aumilieu des joncs. Il y avait des instants où les chevauxs’enfonçaient dans la vase jusqu’au jarret ; deux ou troisfois leur large poitrail disparut à demi dans un lit d’herbesflottantes ; mais au moment où le terrain semblait manquersous les pieds, ils rencontraient un sol ferme que la nappe deseaux dormantes cachait à tous les yeux.

Asa ne marchait pas toujours du mêmepas ; on le voyait quelquefois hésiter et regarder autour delui ; il se penchait alors sur l’encolure de son cheval,consultant la surface immobile du marais d’un œil perçant, sondaitla masse épaisse des roseaux, tournait à droite, puis à gauche,s’arrêtait l’espace d’une minute, ou, faisant de la main un signe àMlle de Souvigny, qui le suivait, il cherchaiten tâtonnant autour de lui, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la ligneinvisible du passage qui se tordait sous l’eau. Un sourireéclairait alors son pâle visage, et de nouveau il poussait samonture droit devant elle.

Cette longue traversée dura près de deuxheures. Enfin, un rivage boisé apparut aux clartés indécises desétoiles, un terrain plus solide sonna sous les pieds des chevaux,et un élan porta Asa sur la berge du marais. Il se retourna, etchaque dragon, tour à tour, aborda auprès de lui. Pas un dragon nes’était égaré. Armand-Louis, comme il était parti le dernier,arriva le dernier. Devant lui s’étendait la campagne, fermée auxregards par un rideau de forêts.

Un mouvement spontané poussa Adrienne et Dianedans les bras l’une de l’autre. Armand-Louis découvrit son front.Tous les cavaliers l’imitèrent, et un long soupir de bénédictionmonta vers Dieu. Tous ces braves soldats laissaient la mortderrière eux, et l’espérance semblait les appeler à l’autre bout del’horizon.

Asa étendit la main dans la direction dunord :

– Prenez ce sentier sur la droite,dit-il, vous le suivrez jusqu’à un endroit où deux routes secroisent ; engagez-vous du côté où vous verrez une croix depierre. Chaque pas que vous ferez dans cette voie vous éloignerades Impériaux.

Cependant les dragons, qui s’étaient rangés enordre de bataille, secouaient leurs manteaux ruisselants.M. de la Guerche tira une longue bourse de sa poche etvoulut la glisser dans la main du garde ; mais, dès lespremiers mots, le sombre catholique l’arrêta.

– Vous ne me devez rien, dit-il ;j’ai pensé à une femme et point à vous ; Dieu m’est témoin quesi vous aviez été seul, j’aurais laissé le village s’abîmer sousses ruines avant de rien tenter pour votre salut.

Asa passa la main dans ses cheveux mouilléspar l’humidité du marais, et, promenant ses regards sur lescavaliers :

– Une chose m’étonne, c’est d’avoir pu,moi Asa Herr, tirer du feu des soldats qui servent sous lescouleurs suédoises ; puissent les os de mes fils me lepardonner ! Adieu, maintenant !

Il saisit la main deMlle de Souvigny, la porta respectueusement àses lèvres et rentra d’un bond dans le marais.

Au bout d’une minute, sa silhouette noires’était effacée dans la nuit.

Armand-Louis se rapprocha d’Adrienne.

– Votre bonté a plus fait pour notresalut que notre courage, dit-il.

Et il poussa d’un pas résolu dans le sentierque lui avait indiqué Asa.

Le lever du jour les surprit devant la croixde pierre, à l’intersection des deux routes. Aussi loin que la vuepouvait s’étendre, on n’apercevait ni cavaliers ni fantassins.

– Messieurs, dit gaiementM. de Collonges, nous voici comme Ulysse quand il se futéchappé de l’antre de Polyphème. Galopons un peu pour nousréchauffer.

Tandis qu’ils poussaient vers le nord, Jean deWerth ordonnait à ses batteries de recommencer leurs feux.

Logés dans les enclos et les vergers, sesmousquetaires attendaient la riposte des protestants. Étonné de nerien voir et de ne rien entendre, Jean de Werth conduisit unereconnaissance jusqu’à l’abatis.

Aucune balle ne partit du milieu desbranches.

Le capitaine, qui se connaissait enstratagèmes, craignit une embûche, il fit ranger sa troupe derrièreun pli de terrain et commanda aux batteries de redoubler leursfeux.

Dans le village, même silence et mêmeimmobilité.

Quelques partisans plus hardis escaladèrent unmur autour duquel la veille bon nombre de leurs camarades avaienttrouvé la mort, et s’aventurèrent jusqu’aux abords des positionsqu’ils n’avaient jamais pu franchir.

Mme d’Igomer, qui les vit toutà coup s’éparpiller comme une volée d’oiseaux pillards derrièrel’abatis qui masquait l’entrée du village, lança son cheval, quifrémissait d’impatience, et, sautant par-dessus les obstacles,arriva en quelques bonds au milieu d’eux.

La grand-rue si longtemps et si héroïquementdéfendue par les dragons, s’ouvrait devant elle. Quelques femmess’y promenaient, puisant de l’eau aux fontaines.

En une seconde, elle eut atteint les limitesdu village. Partout des flaques de sang, partout des monticules deterre fraîchement remuée, nulle part de soldats.

Au loin, la route était déserte.

– Mais où sont-ils donc ?s’écria-t-elle, tourmentée par une rage intérieure qui la rendaitfolle.

Il y avait alors deux ou trois heures déjà quele garde était rentré dans sa cabane.

Jean de Werth avait suiviMme d’Igomer à la tête d’un régiment.

– Comprenez-vous rien à cela ? luidit sa compagne ; je vous dis que Satan les protège !

Mais Jean de Werth ne croyait pas à cesmystérieuses protections.

Bien sûr que les protestants ne s’étaient paséchappés par la route qui rampait dans la vallée, il arrêta unpaysan :

– Sais-tu si le marais est praticable enquelque endroit ? dit-il.

– Nos pères ont parlé d’un sentier qu’ony voyait autrefois, répondit le paysan, qui tremblait. Mais lesecret s’en est perdu depuis de longues années. Le garde Asa, autemps où il était jeune, l’a parcouru quelquefois pour surprendredes canards. J’étais moi-même tout petit alors. Que de gens se sontnoyés en essayant de l’imiter.

Jean de Werth voulut voir Asa et se fitconduire à sa demeure.

– On assure que tu connais le sentier quipasse au travers du marais, dit-il ! on distingue des pasnombreux de chevaux sur les bords. Est-ce toi qui as servi de guideaux huguenots ?

– Moi ! répondit le garde ;j’ai veillé cet enfant toute la nuit ; et mes deux fils sontmorts en combattant les Suédois, l’un à Leipzig, l’autre au passagedu Lech.

– Et tu penses que si les huguenotsmaudits que nous poursuivons ont mis le pied dans ce marais, sansguide, personne d’entre eux n’en sortira vivant ?

– Personne !

Jean de Werth se retira.

– Ô mes fils ! murmura le garde.

Et il embrassa l’enfant, qui dormait.

Chapitre 29LA LOUVE ET LE LOUP

Mme d’Igomer avait elle-mêmereconnu en maints endroits les traces nombreuses imprimées par leschevaux sur le rivage du marais. Elle en cherchait les empreintessous l’eau, et les voyait disparaître çà et là au milieu d’un litd’herbe que le vent faisait moutonner. Son regard anxieuxinterrogeait l’horizon. Ceux qu’elle poursuivait d’une haineinfatigable avaient-ils réussi à franchir cette barrière réputéeinfranchissable, ou dormaient-ils sous la surface plombée de ceseaux immobiles ? L’espace ne lui répondait pas, ellen’entendait que les cris plaintifs des courlis qui battaient del’aile autour des joncs. Mille sentiments divers s’agitaient alorsdans son cœur : c’était un mélange de joie âcre et violente etde profonde douleur. Celui qui l’avait trahie et qu’elle avait aiméne venait-il pas de payer de la vie son abandon ? Quelle mortdans les eaux sinistres d’un marais, et comme sa vengeance l’avaitbien servie ! Mais le dernier regard de Renaud avait sansdoute rencontré celui de Diane, leurs mains s’étaient mariées dansune étreinte suprême, la mort les unissait, et rien à présent neles séparerait plus. Puis, tout à coup, la pensée que peut-être ilsétaient parvenus à gagner la rive opposée lui traversaitl’esprit ; alors, un frisson la prenait, et elle ne songeaitplus qu’à retrouver leurs traces, à les atteindre et à lespunir.

Jean de Werth n’était qu’à demi rassuré parles déclarations du garde. Il avait assez souvent éprouvé quellesressources incroyables Armand-Louis et Renaud puisaient dans leurénergie, leur courage, leur adresse, pour ne pas redouter qu’ilsn’eussent une fois encore brisé les obstacles amoncelés sur leurroute. Eussent-ils, en outre, exposé leurs compagnes à une mortpresque certaine, s’ils n’avaient pas eu quelque moyen secret detraverser le marais ? Du caractère dont ils étaient,M. de la Guerche et M. de Chaufontaine eussentvingt fois préféré se lancer à cheval au travers des balles et dessabres, en briser le cercle ou tomber morts.

Les pas imprimés sur les bords fangeux del’immense marais étaient nombreux partout, aussi bien sur la rivedroite que sur la rive gauche. Les bestiaux du village et leschevaux de labour avaient coutume de hanter ces parages, dontcertaines parties présentaient à leur alimentation des ressourcesabondantes. Les paysans qu’on interrogeait répondaientvaguement : ceux-ci n’avaient rien vu, ceux-làdormaient ; la plupart, affolés par la terreur, déclarèrentque, depuis que l’attaque du village avait commencé, ils nequittaient pas leurs maisons dans la crainte des balles. On n’entirait aucun renseignement précis. Las de questionner, Jean deWerth envoya çà et là des éclaireurs pour reconnaître l’endroitexact où un corps de cavalerie régulière avait pu passer. Leur zèlefut devancé par la colère inquiète et l’impatience fiévreuse deMme d’Igomer.

Elle aussi parcourait les bords du marais,penchée sur l’encolure du cheval, cherchant un indice qui la mîtsur la véritable piste des fugitifs.

Tout à coup on la vit s’arrêter, et, montrantdu geste un pan de gazon foulé en ligne droite par les sabots decinquante chevaux :

– Là ! là ! s’écria-t-elle.

Jean de Werth accourut.

– Je ne vois rien que des pas comme on envoit partout ! s’écria-t-il après qu’il eut des yeux interrogéle marais.

– Et cela, qu’est-ce donc ? repritMme d’Igomer en désignant du doigt un nœud derubans qu’on voyait flotter parmi les roseaux à quelque distance dubord. C’est là qu’ils ont passé. Ce bout de soie qui pend à la cimedes joncs ne vous le dit-il pas ? Ah ! je le reconnais,moi ! Ce nœud de rubans couleur de feu,Mlle de Pardaillan le portait à son corsage.Voyez le sentier sous l’eau, voyez ces empreintes profondes qui sesuivent et se perdent au loin !

– C’est vrai ! dit Jean deWerth.

– S’ils ont passé, ne passerons-nous pascomme eux ? Ah ! ce nœud de rubans ! Je veux savoirsi Renaud de Chaufontaine n’est pas tombé près de lui !

– Que faites-vous ?

– Je vous montre le chemin. Mesuivrez-vous si j’arrive ?

Et, poussée par le démon de la haine,Mme d’Igomer lança son cheval dans le marais avantque personne pût l’arrêter.

– Prenez garde ! c’est tenter Dieu,lui cria l’un des paysans que Jean de Werth avait interrogés.

Mais les pieds du cheval venaient derencontrer un terrain solide : Mme d’Igomersecoua la tête avec dédain et poursuivit sa marche périlleuse. Lenœud de rubans couleur de feu, qu’elle ne quittait pas du regard,l’attirait comme un aimant.

Pendant quelques minutes, les cavaliers deJean de Werth la suivirent des yeux, hésitant sur le bord, tentésde la suivre, et intimidés par les mystères de cette nappe d’eauque voilaient par intervalles des îles de glaïeuls et deroseaux.

– Et vous êtes des hommes ! dessoldats ! leur cria Mme d’Igomer, qui marchaittoujours.

Huit ou dix cavaliers s’élancèrent sur sestraces. Jean de Werth, impassible, ne remua pas.

– S’ils découvrent le sentier, je leverrai bien, murmura-t-il.

Les cavaliers marchaient au hasard, ceux-làavec plus de hardiesse, ceux-ci avec plus de circonspection. Aubout d’une centaine de pas, l’un tomba subitement dans un bas-fondoù son cheval disparut jusqu’au poitrail ; un autre sentit quela vase cédait sous son poids et sauta en arrière ; untroisième glissa dans un trou et eut quelque peine à regagner larive à la nage. Tous s’arrêtèrent.

Mme d’Igomer seule continuaitd’avancer ; le vent secouait les bouts du ruban couleur defeu, qui semblait rire au soleil.

Tout à coup son cheval trébucha, une de sesjambes de derrière venant de s’engager dans un lit d’herbe et defange où il plongeait jusqu’à la hanche. Un effort violent le fitse relever, il se jeta de côté et s’enfonça jusqu’au ventre dans untrou ; un instant il se débattit, essayant de regagner lesentier, dont il s’était écarté, mais chaque élan le faisaits’enfoncer plus profondément dans la vase ; ses piedsfouettaient la boue, dont les éclaboussures aveuglaientMme d’Igomer. En un instant elle eut de l’eaujusqu’aux genoux. Malgré sa résolution, la peur la prit.

– À moi ! cria-t-elle.

Jean de Werth donna l’exemple et entrarésolument dans le marais. Quelques-uns de ses cavaliers s’yengagèrent après lui.

Mais déjà le cheval effaré deMme d’Igomer n’obéissait plus à la bride et selivrait à des bonds et à des mouvements désordonnés quil’entraînaient toujours plus avant dans le liquide épais où sessabots cherchaient vainement un point d’appui. Il se cabra tout àcoup, glissa et tomba sur le flanc.

– À moi ! cria de nouveauMme d’Igomer.

Enfoncée jusqu’aux épaules dans l’abîme, ellechercha de ses mains crispées à se cramponner aux roseaux ;son poids les entraîna, ils plièrent, et l’eau monta tout à coupjusqu’à son menton ; elle poussa un cri déchirant, on vit sesbras convulsifs battre un instant la surface verdâtre du marais,puis on ne vit plus rien.

Jean de Werth poussa droit devant lui,épouvanté, la pâleur de la mort sur le front. Quand il arriva, dutrou où Mme d’Igomer était entrée vivante, une eaulimoneuse et glauque étendait partout son miroir immobile. Uneécharpe de soie qu’il ramassa du bout de son épée indiquait seulequ’une femme avait disparu là.

Un instant Jean de Werth longea les bords del’abîme, effrayé du silence qui succédait à cette lutte de lajeunesse contre la mort. Deux ou trois hommes qui le virent mettrepied à terre et chercher à ravir Mme d’Igomer à latombe unirent leurs efforts aux siens, mais le marais ne renditpoint sa proie.

Convaincu que rien ne la sauverait plus etque, parvînt-on jusqu’à elle, on ne retirerait plus qu’un cadavre,Jean de Werth remonta à cheval.

– Maintenant, vengeons-la !dit-il.

Et, regagnant la rive queMme d’Igomer avait quittée, il donna ordre à unepartie de ses troupes de s’enfoncer rapidement sur la route quicourait vers le nord, et à la tête de l’autre il entreprit detourner le marais.

Les Français avaient sur lui une grandeavance, mais des messagers envoyés au galop dans toutes lesdirections ne pouvaient pas manquer de les atteindre. Il s’agissaitseulement de ne pas se tromper sur la route qu’ils avaientprise.

Vers le soir, un de ces messagers rejoignitJean de Werth ; il avait découvert la piste des huguenots.

– Ah ! morts ou vifs, je lesaurai ! s’écria Jean de Werth, qui enfonça les éperons dans leventre de son cheval haletant.

Sa course effrénée le conduisit dans une landejonchée çà et là de cadavres d’hommes et de chevaux. Le sangcoulait encore des blessures. Au loin quelques flocons de vapeursblanches mouchetaient la morne étendue des bruyères.

– Ah ! les maudits ! ils ontpassé par là ! s’écria Jean de Werth.

Et il se lança de nouveau en avant.

M. de la Guerche et Renaud venaienten effet de passer. Au moment de leur arrivée dans cette lande, uncorps de cavalerie s’y trouvait campé et leur barrait le passaged’une chaîne de montagnes où s’ouvrait un défilé qu’il étaitimportant de gagner au plus vite. Parlementer, c’était s’exposer àperdre un temps précieux et permettre aux Impériaux de se réunir.Divisés, on pouvait les rompre presque sans coup férir.

Un pli de terrain amena les huguenots jusqu’enface du campement.

– Au pas maintenant, ditArmand-Louis ; puis, quand nous serons à portée de pistolet,au galop tous ensemble.

La vue soudaine d’un escadron qui débouchaitdans la plaine surprit d’abord les Impériaux ; quelques-unsmontèrent à cheval, d’autres apprêtèrent leurs armes sans mettre lepied à l’étrier. L’attitude de l’escadron, qui marchait au pas,leur enlevait toute défiance. Cependant on expédia trois ou quatrecavaliers pour le reconnaître.

Armand-Louis avançait toujours, Adrienne etDiane au centre de la troupe et flanquées de dix dragons choisisparmi les plus robustes et les mieux montés.

Ils laissèrent approcher les cavaliers, puis,au moment où ceux-ci les sommaient de s’arrêter, sur un signe deM. de la Guerche, ils fondirent sur le campement ventre àterre, et le pistolet au poing.

Ce fut comme un torrent furieux qui heurte enson passage un champ d’épis mûrs ; la trouée fut large etsanglante, et la moitié des Impériaux n’avait pas encore tirél’épée que déjà l’escadron fuyait vers le défilé.

Quelques balles le poursuivirent, et ilatteignit le pied de la montagne.

Jean de Werth y arriva lui-même au moment oùles Impériaux, pareils à une bande d’oiseaux sauvages que le fusild’un chasseur a un instant dispersés, se consultaient sur ce qu’ilsavaient à faire.

Le cheval du baron trembla sur ses jarrets ettomba mort.

– Vous hésitez ? s’écria-t-il, en sefaisant reconnaître.

Il jeta hors de selle un cavalier blessé, etprenant sa place :

– En avant ! dit-il. Dix écus d’orau premier d’entre vous qui tue un huguenot !

La main d’un vieil officier saisit la bride ducheval.

– Regardez, monseigneur !dit-il.

Et du doigt il lui fit voir les dragons quiprécipitaient des quartiers de roche au milieu du défilé. Le bruitde ces masses qui roulaient sur le flanc de la montagne arrivajusqu’à eux.

– Combien sommes-nous ? demanda Jeande Werth.

– Mille, à peu près.

– Eh bien ! cinq cents d’entre noustomberont, cinq cents passeront ! En avant !

Les Impériaux, entraînés par la voix ducapitaine, partirent à fond de train.

Chapitre 30À TOUTE OUTRANCE

M. de la Guerche, qui observaitl’ennemi, réunit les dragons autour de lui.

– Monsieur de Saint-Paer, dit-il, vousallez prendre cent hommes avec vous et pousserez droit jusqu’àl’extrémité du défilé. Peut-être, et c’est mon espoir,trouverez-vous les Suédois de l’autre côté de la montagne. AlorsMlle de Pardaillan etMlle de Souvigny seront sauvées.M. de Chaufontaine et moi, avec M. de Voiras etM. de Collonges, nous soutiendrons le choc des Impériaux.Cinquante hommes suffiront pour garder ce passage.

– Que ne restez-vous auprès deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan vous-même ? s’écriaM. de Saint-Paer. À nous de combattre, à vous de lessauver !

– Si les Suédois ne sont pas derrière lamontagne, votre mission ne sera-t-elle pas la pluspérilleuse ? C’est avec l’épée qu’il faudra vous frayer unpassage jusqu’à eux.

M. de Saint-Paer allaitrépliquer.

– Ne m’avez-vous pas choisi librementpour votre chef ? reprit Armand.

– Oui.

– Alors, monsieur, obéissez. Ce n’estplus l’ami qui parle, c’est le capitaine.

Et comme M. de Saint-Paer attristéfronçait le sourcil, Armand lui saisit la main.

– Vous avez deux blessures, je le sais,monsieur ; laissez aux autres la chance de montrer plus tardde si glorieuses cicatrices.

Cependant les Impériaux accouraient, animésd’une soif de sang. Les adieux des dragons furent rapides, mornes,presque muets. Adrienne et Diane, qui ne savaient rien de ce quiavait été décidé, partirent étonnées de ne point voirM. de la Guerche et Renaud à leurs côtés ; aupremier coude que faisait le défilé dans la montagne,M. de Saint-Paer entendit comme un coup de tonnerrederrière lui : c’était la fusillade qui commençait.

– Dieu !… s’écria Adrienne, ils sebattent ! Ainsi qu’elle, Diane retint la bride de soncheval.

– Madame, dit M. de Saint-Paer,j’ai charge d’âme… j’ai répondu de votre salut sur mon honneur…marchons !

Les deux jeunes filles ramenèrent un voile surleur visage pour ne pas laisser voir qu’elles pleuraient, et tandisque leurs chevaux suivaient la rampe du défilé, le bruit de lafusillade, diminué lentement par la distance, mourait dansl’éloignement.

M. de Saint-Paer marchait ledernier, la tête basse.

On sait que des quartiers de rocher précipitéspar les huguenots embarrassaient le défilé ; mais dans lesintervalles ouverts parmi leurs décombres, deux ou trois hommespouvaient encore passer au risque de la vie.

Jean de Werth, fou de rage, lança lesImpériaux contre ce rempart improvisé.

Ils étaient mille d’un côté, cinquante del’autre ; mais la route étroite se tordait en longs replis.Deux hommes à peine pouvaient se présenter de front, et chaqueballe qui partait des rochers en renversait un. Une muraille decadavres s’éleva bientôt devant la muraille de pierre. LesImpériaux ne comptaient pas leurs morts ; ils montaienttoujours.

Les dragons étaient à pied, leurs chevauxcachés derrière l’angle énorme d’un rocher. Quand l’un d’eux étaitblessé, il s’asseyait sur une pierre et ne cessait de combattre quelorsque la vie tarissait avec le sang.

Parfois un élan plus furieux des Impériaux enportait quelques-uns sur la crête des rochers, ou les faisaitglisser entre les masses qu’aucun effort n’ébranlait, mais alors lapointe des épées et la crosse des mousquets les recevaient. Magnuset Carquefou s’étaient armés de longues piques avec lesquelles ilsperçaient d’outre en outre les assaillants.

– Voilà un exercice qui me rappelle lesiège de Berg-op-Zoom, où à grands coups de lance nous précipitionsles Espagnols dans les fossés pleins d’eau, dit Magnus.

– Hélas ! répliqua Carquefou, cescoups de pique me font penser à la cuisine du château deSaint-Wast ; mais là on ne lardait que d’honnêtes chapons… onavait bon appétit et on n’avait pas la chair de poule comme àprésent !

Le soir vint, puis l’ombre monta du fond de lavallée et enveloppa la montagne. Les coups devinrent moinsfréquents, et moins rapides les assauts. Les Impériaux semblaientlas de servir de pâture à la mort. Un dernier flot d’hommes vint sebriser contre la muraille derrière laquelle combattaient leshuguenots, et on entendit la voix des officiers qui commandaient laretraite.

– Où crois-tu que soient à présentMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan ? demandaM. de la Guerche à Renaud.

– Dans la plaine, sans doute, réponditcelui-ci.

L’ordre de monter à cheval passa doucement debouche en bouche. Chaque dragon quitta tour à tour son poste decombat. Armand-Louis, Renaud, Magnus et Carquefou se levèrent lesderniers sans bruit. Ils soupirèrent en regardant ceux qui ne lesimitaient pas ; ils savaient que ceux-là ne se relèveraientjamais.

M. de Voiras etM. de Collonges étaient à cheval : celui-là courbésur sa selle, la main serrée autour du pommeau ; l’autreferme, souriant, la tête haute.

On prit la bride des montures de ceux quiétaient morts, et Armand-Louis, qui restait en arrière, donna lesignal du départ.

Vingt hommes seulement se mirent enroute ; trente dormaient du sommeil éternel, la face tournéevers le ciel.

Les dragons laissaient derrière eux unemuraille infranchissable à la cavalerie ; mais, depuis que lanuit était venue, Jean de Werth, qui craignait une fuite semblableà celle qui les avait sauvés une première fois, lançait de quartd’heure en quart d’heure quelques hommes déterminés contre labarricade. Il jugeait de la présence des huguenots par les coupsqu’ils portaient aux siens.

La troupe ébranlée, Armand-Louis fit signe àRenaud, à Magnus et à Carquefou. Tous quatre revinrent sur leurspas et se blottirent dans les anfractuosités du rocher au moment oùun léger bruit leur donnait à penser qu’un nouvel assaut allaitêtre tenté.

L’œil aux aguets, ils virent des ombres semouvoir le long du défilé et s’approcher silencieusement de leurabri.

– Feu ! cria tout à coupM. de la Guerche.

Quatre coups partirent, quatre ombress’effacèrent. D’autres mousquets arrachés aux mains de ceux qui nerespiraient plus servirent à de nouvelles décharges. Lesassaillants reculèrent.

« Ils sont encore là ! pensa Jean deWerth. »

Sans perdre une minute, Armand-Louis se mit enselle avec Renaud, et, suivis de Magnus et de Carquefou, ilss’élancèrent dans la direction que suivaient M. de Voiraset M. de Collonges.

Carquefou promenait la main tout le long deson corps.

– Penses-tu que je sois vivant ?dit-il à Magnus.

– Presque, répondit le reître.

– Si tu me le jures, je le crois, mais çam’étonne !

Ils eurent bientôt rejoint la compagnie, quivenait de laisser une moitié des siens sur la brèche et tousatteignirent l’extrémité du défilé. De nouveaux horizonss’ouvraient devant eux. Le soleil, qui se levait, en éclairait lespaysages tranquilles. On voyait au loin des colonnes de fumée, etsur la lisière d’un champ la troupe de M. de Saint-Paer,en bon ordre, attendait M. de la Guerche.

– Ah ! voici les nôtres !s’écria joyeusement M. de Collonges, qui l’aperçut lepremier.

M. de Voiras, qui marchait la têtebasse depuis une heure, sourit et tomba de cheval.

– Adieu ! dit-il, du moins lesImpériaux ne m’auront pas vivant.

Et il rendit l’âme, la main sur la garde deson épée.

Tandis que M. de la Guerche etRenaud étaient auprès de Mlle de Souvigny etde Mlle de Pardaillan, assises à l’ombre d’unbouquet d’arbres, brisées de fatigue, dévorées par la fièvre,Carquefou regardait en arrière, et Magnus en avant.

Presque au même instant, l’on vit, du côté dela montagne, que les Français venaient de traverser en grande hâte,une troupe de cavaliers qui descendaient la rampe du défilé, etl’autre aperçut au loin, dans la plaine, un nuage de poussière d’oùpartaient mille éclairs.

– Là-haut Jean de Werth ! ditCarquefou.

– Là-bas l’inconnu ! dit Magnus.

– Et partout des coups à recevoir… Commec’est gai de voyager en Allemagne ! reprit Carquefou.

M. de Saint-Paer s’approcha deM. de la Guerche.

– Nos chevaux sont rendus, dit-il ;je vois de ce côté un rideau d’arbres derrière un ruisseau ;c’est là peut-être qu’il nous faudra mourir.

Armand-Louis regarda du côté de lamontagne.

– Jean de Werth ne peut avoir avec luiqu’une poignée d’hommes… donc le danger n’est pas de ce côté-là…,dit-il ; allons au-devant de cet escadron qui marche contrenous, et, l’épée au poing, dans un dernier effort, conquérons deschevaux pour remplacer ceux qui fléchissent sous l’éperon.

Les dragons serrèrent leurs rangs ; aumouvement de M. de la Guerche, qui tournait son épée versla plaine, tous avaient compris ce qu’il attendait d’eux. Unfrisson parcourut leur troupe vaillante, et tous s’apprêtèrent àbien tomber dans cette lutte suprême.

Aucun ne pensait en sortir debout.

Comme ils approchaient du ruisseau indiqué parM. de Saint-Paer, un coup de vent balaya le nuage depoussière que l’escadron soulevait dans sa marche. On vit leshommes, on vit les chevaux, on vit les armes.

– Les Suédois ! cria Magnus.

Un long frémissement parcourut les rangsdécimés des dragons de la Guerche.

– Vive le roi Gustave-Adolphe ! criala voix impétueuse d’Armand-Louis.

Et, comme si l’ardeur nouvelle qui animait leshuguenots eût passé de leur âme électrisée dans les flancs de leursmontures, chaque cheval, qu’on croyait à bout d’efforts, partit augalop.

Le ruisseau fut franchi, la prairie traversée,et M. de la Guerche tomba dans les bras deM. de Brahé, étonné de le voir.

Adrienne et Diane, à genoux sur la terre, enface du régiment ému, levaient leurs mains vers le ciel etrendaient grâces à Dieu.

Les Suédois agitaient leurs drapeaux et leursarmes ; les dragons avaient mis leurs chapeaux au bout desépées ; de longues clameurs retentissaient dans le ciel.

– Voilà notre Iliade terminée ! ditRenaud, qui baisait avec transport les mains de Diane. Maintenantque c’est fini, je puis l’avouer, j’ai eu bien peur.

– Nous sommes partis trois cents, et nousne sommes pas cinquante, ajouta M. de Saint-Paer.

Quand les dragons se retournèrent, Jean deWerth avait fait volte-face et longeait au pas le pied de lamontagne. Il portait l’épée au fourreau.

Armand-Louis le suivit quelque temps desyeux.

– Battez-vous la campagne en partisans oufaites-vous l’avant-garde d’un corps d’armée ? demanda-t-ilalors à M. de Brahé.

– L’armée du roi est tout entière iciprès, partie sur la gauche, partie en arrière, répondit Arnold.Celle du duc de Friedland occupe une position formidable sur ladroite. Gustave-Adolphe va à sa rencontre ; une bataille estimminente, bataille qui mettra en présence la Suède et l’Autriche,et qui décidera des destinées de l’Allemagne.

– Ah ! s’écria Renaud, nous arrivonsà temps !

– Un peu trop tôt, peut-être !murmura Carquefou timidement.

Renaud le regarda de travers.

– C’est une opinion personnelle, réponditCarquefou ; elle n’engage que moi.

Armand-Louis suivait toujours des yeux lapetite bande que menait Jean de Werth.

– À l’assurance de sa marche, à ladirection qu’il suit, je ne peux pas douter qu’il ne sache où ilva, reprit M. de la Guerche.

– Et vous ne vous trompez pas. Avant cesoir, il sera au quartier général de Wallenstein, à Lutzen.

Renaud, qui n’avait pas perdu un mot de cecourt dialogue, s’approcha de M. de la Guerche.

– Eh ! mon capitaine, tu questionnesM. de Brahé en homme qui a quelque projet en tête,dit-il.

Armand-Louis toucha légèrement du doigt lagarde de son épée.

– Il manque quelque chose à ce pommeau,dit-il.

– Une dragonne, peut-être ?

– Tu l’as dit.

– Et tu prétends la chercher où elleest !

Armand-Louis fit un signe de têteaffirmatif.

– C’est une folie, mais j’en suis, repritRenaud.

– À présent, plus un mot, poursuivitM. de la Guerche ; quatre yeux nous observent,quatre beaux yeux qui lisent dans nos âmes. Magnus et Carquefouseront du voyage.

– Eh ! tu sais bien que l’un ne vapas sans l’autre !

Chapitre 31UN TIGRE AUX ABOIS

Uneheure après, et tandis que Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan se dirigeaient vers le campdu roi sous l’escorte d’une garde d’honneur, quatre hommes bienmontés se lançaient sur les traces de Jean de Werth.

Qui les eût rencontrés eût prisM. de la Guerche et Renaud, Magnus et Carquefou, pourquatre gardes du corps de Son Excellence le duc de Friedland. Ilsen avaient l’uniforme, les armes, les couleurs. Magnus avait toutarrangé pour que le travestissement fût complet ; rien n’ymanquait, et ils poussaient hardiment vers les lignes ennemies.

Ils ne tardèrent pas à rencontrer des batteursd’estrade de l’armée impériale, auxquels ils se donnèrent pour descavaliers chargés d’une mission spéciale. Tout s’écartait devantleur uniforme redouté. Quelques-uns des soldats qu’ils avaientcombattus la veille leur donnèrent même des indications sur le lieuoù les quatre cavaliers seraient assurés de trouver Jean de Werth,pour lequel, disait Magnus, l’un d’eux avait des dépêchespressées : ils apprirent ainsi que toutes les bandesdispersées dans le pays avaient l’ordre de se réunir au gros del’armée.

Un aide de camp, avec lequel ils secroisèrent, leur annonça, en outre, que Jean de Werth avait reçudans la nuit une estafette du général en chef, et que, déçu dansson espoir d’atteindre certains huguenots qu’il poursuivait, il nesongeait plus qu’aux devoirs du capitaine. Il devait provisoirements’arrêter dans un village situé à l’extrême gauche de la ligned’opération et y attendre de nouvelles instructions.

– Je crois bien que ce sont précisémentces instructions que nous lui portons, répondit hardimentM. de la Guerche.

– Hâtez-vous, alors. Le général bavaroispourrait bien ne s’arrêter que quelques heures dans la maison où ilest descendu.

L’aide de camp salua M. de laGuerche de la main et disparut.

– Eh ! eh ! dit Carquefou, cevillage où on nous envoie m’a tout l’air d’une caverne.

– C’est pourquoi il faut y aller,répondit Renaud.

Armand-Louis y courait déjà.

Quand les quatre cavaliers y parvinrent, ilfaisait nuit close. On les laissa circuler librement au milieu desruelles encombrées de soldats de toutes armes. Une grande maison sevoyait au centre du village, toute resplendissante de lumières.Jean de Werth était là. Les quatre gardes du corps s’installèrentdans une cour voisine et vidèrent un sac d’avoine sous le nez deschevaux. Les pauvres bêtes n’étaient pas au bout de leursfatigues.

Vers minuit, Magnus, qui ne dormait jamais qued’un œil, vit arriver un courrier qui arrêta son cheval tout fumantdevant la maison du général bavarois. Ce courrier portait la livréede Wallenstein.

Magnus poussa du coude Carquefou.

– Procure-toi quelques flacons de vinvieux et deux ou trois brocs d’eau-de-vie, dit-il ; moi, jevais me mettre en sentinelle là-bas.

Lorsque Magnus parlait, Carquefou avait pourhabitude d’obéir sans raisonner. Tandis que Magnus se dirigeaitvers la porte que le courrier venait de franchir, Carquefous’enfonçait dans une ruelle voisine, bien déterminé à trouver lesflacons et les brocs tout pleins, fallût-il mettre au pillage lescaves de toutes les hôtelleries.

Bientôt après, le courrier sortit de chez Jeande Werth, Magnus l’aborda, et, l’ayant invité à se rafraîchir, leconduisit vers l’endroit où il avait laissé Carquefou.

Carquefou avait le vin et l’eau-de-vie.

– Eh ! Carquefou, dit Magnus, enfaisant sauter le goulot d’une bouteille, un ou deux coups ne vousferont pas de mal. Vous m’avez l’air d’un homme qui a trop courupour n’avoir pas soif.

– J’ai le gosier sec comme du vieux cuir,et le palais dur comme de la corne, répondit le cavalier, quisaisit la bouteille à deux mains et colla ses lèvres au goulot.

Cette accolade fraternelle disposa le courrieraux confidences ; il ne cacha pas aux deux bons compagnons quilui faisaient un si grand accueil qu’il était sur les dents pouravoir galopé tout le jour, et que la perspective de servir de guideà Jean de Werth pour une nouvelle expédition le consternait.

– Voilà trois nuits que je ne dors pas,dit-il.

– Bah ! le général vous donnera bienle loisir de faire un somme, répondit Magnus, qui lui passait unnouveau flacon.

– Point. Il s’agit de partir tout àl’heure ; les dépêches que je lui ai remises étaient fortpressées, et il n’est pas homme à perdre un long temps.

Magnus échangea un coup d’œil avecCarquefou.

Le cavalier buvait, fermait les yeux, buvaitencore, et bâillait à faire croire que ses mâchoires neparviendraient plus à se rejoindre.

– Le baron Jean de Werth est un peu commele duc de Friedland, poursuivit le cavalier ; tel général, tellieutenant ; avec eux, il faut qu’on marche droit, ou mourir…et c’est là ce qui m’attend.

– Vous m’intéressez, mon ami, repritMagnus ; si la chose pouvait vous être agréable, je connaisquelqu’un qui se chargerait peut-être de courir pour vous.

– Qui ?

– Moi !

Le cavalier ouvrit les yeux tout grands.

– Ce que j’en fais est par bonté d’âme,ajouta Magnus. Jean de Werth doit-il aller bien loin ?

– Au quartier général, mais en passantpar un gros bourg où il y a de l’artillerie ; les chemins sontmauvais ; il y a un pont à demi rompu sur une rivière… si jem’endors, bonsoir, je me casserai le cou.

– Mon ami, il ne faut rien casser, ditCarquefou.

– C’est imprudent, ajouta Magnus ;moi qui connais les chemins, j’enfilerai le pont tout droit.

Le courrier ne voyait plus clair ; satête alourdie roulait d’une épaule à l’autre ; cependant, unelueur de raison lui traversa l’esprit.

– Oui-dà ! reprit-il, vous êtes bienprompt à rendre service aux gens ! On a vu des loups quiempruntaient la peau du berger pour croquer les moutons.

Alors Magnus d’un air bonhomme :

– Vous n’êtes point sot, camarade,dit-il ; la vérité vraie, c’est qu’au désir de vous obliger sejoint celui de rentrer dans les bonnes grâces du feld-maréchalWallenstein. L’ami que vous voyez là, et qui ne vous laissera pasune goutte de cet excellent vin si vous n’y prenez garde, a commemoi commis certaines peccadilles qu’il faut racheter par un honnêteservice.

– On n’est pas parfait, dit Carquefou,qui ne cessait de verser des rasades à leur convive.

– C’est pourquoi, continua Magnus, nousvoulons ramener triomphalement Jean de Werth au quartier général.La chose faite, le pardon est au bout.

– Le pardon pour vous ; et pourmoi ? s’écria le cavalier.

– Il y aura cinq écus d’or, et lesvoilà !

Le courrier prit les cinq pièces d’or, les fittinter dans sa main, puis, riant d’un air bête et les yeux à demiclos :

– Eh ! ce n’est pas moi qu’ontrompe, dit-il ; je savais bien qu’il y avait une anguillesous roche !… Je suis bon diable : cassez-vous les reinsà ma place, et bonne chance !… Ah ! dispensez-vous deprévenir les camarades que j’ai laissés à l’entrée du village, ilsvoudraient leur part du gâteau.

Tout en parlant, le courrier glissait lesducats dans sa poche, qu’il avait grand-peine à trouver.

La porte de la maison que Jean de Werthoccupait s’ouvrit, et quelques hommes en sortirent, se dirigeant entoute hâte vers les écuries.

– Eh ! dit le courrier, qui nepouvait presque plus parler, voilà que le baron Jean de Werths’apprête ; il est en fer, cet homme-là. Ah ! j’oubliais…Il ne vous connaît pas, il pourra peut-être vous interroger ;s’il vous dit : Prague, vous répondrez : Friedland.

La tête du cavalier tomba sur son épaule, etil ferma les yeux.

– Vite, à présent ! murmuraMagnus.

Le courrier enfermé dans une écurie et couchésur une botte de paille, Magnus et Carquefou prévinrentArmand-Louis et Renaud, et tous quatre, à cheval, se tinrentimmobiles à la porte de Jean de Werth.

Le Bavarois parut ; au moment de sauteren selle, il jeta sur les quatre cavaliers un regard rapide ;il reconnut, à la clarté d’une torche que soulevait un palefrenier,l’uniforme des gardes du corps de Wallenstein, mais ne vit pasl’homme qui tout à l’heure était entré chez lui.

– Le messager ? dit-il, le pied surl’étrier.

Magnus se pencha vers Jean de Werth, etfaisant le salut militaire :

– Nous l’avons escorté ; il dort là,dit-il.

Puis, d’une voix plus faible et sans plier lapaupière sous le regard de Jean de Werth :

– Je m’appelle Prague, comme il s’appelleFriedland, reprit-il d’un air mystérieux.

– Partons ! dit le Bavarois.

Jean de Werth n’emmenait avec lui qu’unofficier.

Magnus et Carquefou prirent les devants,MM. de la Guerche et Renaud restèrent en arrière, et tousles six s’enfoncèrent dans la campagne, toute baignée des clartésde la lune.

Ils fendaient l’espace, penchés sur l’encoluredes chevaux, leurs longs manteaux de guerre drapés autour d’eux. Onvoyait, comme des ombres, passer dans la nuit les arbres, lesmaisons, les moulins ; quelques chiens saluaient leur fuite delongs aboiements. Jean de Werth échangeait quelques rares parolesavec son aide de camp.

Cependant, une ligne blanche qui s’élargissaità l’horizon annonçait l’approche du matin ; la pâle lueur quidescendait du ciel fit voir dans la campagne une rivière verslaquelle on courait, et sur cette rivière un pont aux arches à demirompues. Le clocher d’un bourg se montrait au loin. Au moment oùMagnus et Carquefou s’engageaient sur le pont, un coup de siffletretentit.

Tous deux s’arrêtèrent à mi-chemin des deuxrives ; Jean de Werth et son aide de camp retinrentmachinalement les rênes de leurs chevaux. Armand-Louis et Renaudfurent sur eux en un instant.

– Qu’est-ce donc ? demanda leBavarois.

– Il y a que je m’appelle Armand-Louis dela Guerche, et que voilà mon ami, M. le marquis Renaud deChaufontaine, qui veut bien me servir de témoin, dit Armand-Louisen se découvrant.

Jean de Werth regarda autour de lui.

– Ne cherchez pas, c’est inutile !dit Renaud ; Magnus et Carquefou, que je vous présente, fontbonne garde… Il n’y a personne aux environs, nous sommes quatre, etvous êtes deux : le plus simple est de dégainer.

– Maintenant, si ce duel n’est pas devotre goût, reprit M. de la Guerche, ou s’il vous répugned’en courir la chance, vous pouvez l’éviter en me remettant cettedragonne que je vois là.

Jean de Werth sourit, et d’un air dehauteur :

– Je croyais avoir affaire à un homme deguerre, dit-il, et non à un amoureux de comédie… Deux armées sonten présence qui vont jouer au jeu des batailles les destinées dedeux couronnes ; vous avez votre place marquée d’un côté commej’ai la mienne de l’autre… Laissez se vider la querelle d’unempereur et d’un roi ; après quoi, foi de gentilhomme, nousnous rencontrerons où votre bon plaisir le voudra.

Armand-Louis secoua la tête.

– Je vous tiens, je vous garde,dit-il ; si l’un de nous doit tomber, il n’y aura jamais qu’unsoldat de moins, et les deux armées peuvent se rencontrer.

La plaine était déserte, personne ne passaitsur les deux rives du fleuve. Le regard de Jean de Werth faisait letour de l’horizon et s’arrêtait sur le clocher du bourg oùl’appelait la mission militaire que lui avait confiéeWallenstein ; que n’eût-il pas donné alors pour voir sortir dece bourg un escadron enseignes déployées ! Mais déjàM. de la Guerche venait de tirer l’épée.

Jean de Werth l’imita.

– Vous avez dit que c’était un duel,reprit-il ; si je vous renverse, suis-je libre ?… Si jesuccombe, le capitaine Steinwald, qui m’accompagne, peut-il suivresa route ?

– Je le jure ! dit Armand-Louis.

– Alors, bataille !

Armand-Louis et Jean de Werth mirent pied àterre, et, ayant choisi une place unie au milieu du pont, les deuxadversaires croisèrent le fer.

Renaud se tenait debout à côté d’Armand-Louis,le capitaine Steinwald immobile auprès de Jean de Werth. Magnus etCarquefou gardaient les deux extrémités du pont.

Entre les deux combattants, même haine, mêmejeunesse, même ardeur, même force. La pointe des épées cherchait lecœur ; pas un mot, pas un cri, pas un soupir. On n’entendaitque le froissement de l’acier rencontrant partout l’acier. Leschances semblaient égales : ni l’un ni l’autre des deuxadversaires ne faiblissait, ni l’un ni l’autre ne reculait.

Mais ce n’était pas vainement queM. de la Guerche avait lutté contre Renaud et contreM. de Pappenheim. Quelle feinte ne lui était pasconnue ? Quelle ruse, quelle attaque ne savait-il pasdéjouer ? L’éclair de la colère passa sur le visage de Jean deWerth ; un instant son fer ne le couvrit pas tout entier, etl’épée d’Armand, plus prompte qu’un dard, lui traversa le bras.

La main du Bavarois s’ouvrit et son arme tombasur le pont. M. de la Guerche allait s’en saisir, lorsqueJean de Werth, la ramassant de la main qui restait libre, laprécipita dans le fleuve.

– Périsse l’épée qui m’a trahi, etpérisse la dragonne ! dit-il.

Mais d’un bond, et sautant par-dessus leparapet, Armand-Louis venait de suivre l’épée dans sa chute.

On le vit s’enfoncer dans l’eau bouillonnante,puis tout à coup reparaître, tenant d’une main l’épée où pendait ladragonne, et nageant de l’autre. Bientôt il eut gagné la rive.

Jean de Werth, pâle de fureur, soutenait d’unemain son bras vaincu.

– Vous êtes libre, monsieur, ditArmand-Louis.

Sautant alors sur son cheval, que Magnus luiavait amené, il laissa Jean de Werth au milieu du pont.

Et, tandis que sa course effrénée le ramenaitvers les lignes suédoises, Armand-Louis serrait sur son cœur ladragonne humide.

– Dieu bon, disait-il, Adrienne est àmoi !

Lorsque M. de la Guerche et Renaudarrivèrent au camp de Gustave-Adolphe, le comte de Brahé venait d’yrentrer avec les deux jeunes filles confiées à sa garde.

M. de Pardaillan, plus fort que lamaladie, était auprès du roi. N’ayant aucune nouvelle des deuxaventuriers, pas plus que de Mlle de Souvignyet de Diane, il n’avait plus qu’un espoir, celui de les venger etde mourir.

Un grand bruit éclata tout à coup devant satente, et le son de deux voix aimées fit bondir son cœur.

Comme il se levait tout tremblant, Adrienne etDiane tombaient dans ses bras.

– Vivantes toutes deux !s’écria-t-il.

Un ruisseau de larmes s’échappa de sesyeux.

– Monsieur le marquis, dit Renaud, je nedevais reparaître devant vous qu’avecMlle de Pardaillan ; ai-je tenu maparole ?

– Mon fils, embrassez-moi ! dit levieillard.

– Dieu ! s’écria Renaud, dont lesgenoux fléchissaient.

Mais déjà le père avait cédé la place augentilhomme et au soldat.

– Messieurs, repritM. de Pardaillan, les affaires de la Suède doivent passeravant nos affaires de famille. Donnez ces quelques heures à laprière et au sommeil. Demain le Dieu des batailles décidera du sortde Gustave-Adolphe ; moi aussi je monterai à cheval.

Chapitre 32LES COUPS DU SORT

Toutdans le camp présentait le spectacle d’une sourde agitation. Lesescadrons et les bataillons prenaient leur rang de combat. Onsavait que le roi de Suède et Wallenstein devaient se mesurer lelendemain. Les officiers allaient et venaient, distribuant desordres. Les canons roulaient, les plus vieux soldats examinaientleurs armes.

Armand-Louis se rendit chez Gustave-Adolphe,qui lui ouvrit ses bras ; il fut frappé de l’air de gravitéqu’avait le roi.

– Je vous amène ce qui reste vivant desdragons de la Guerche, dit-il après qu’il eut mis le roi, enquelques mots, au fait de la situation de ses affaires.

– Tant mieux, répondit Gustave-Adolphe,nous n’aurons pas trop de nos meilleurs soldats.

– Pensez-vous, Sire, que Wallenstein soitplus redoutable que le comte de Tilly ? Le bourg de Lutzensera pour Votre Majesté comme la ville de Leipzig, il baptisera unevictoire nouvelle.

– Dieu est le maître, puisse-t-Il vousentendre !

D’une main ferme, Gustave-Adolphe fit voir àM. de la Guerche le plan des positions occupées par lesdeux armées.

– Je ne suis pas en état d’attendrel’hiver, non plus que Wallenstein, reprit-il ; je lui offre labataille, et il l’acceptera pour ne pas mériter le reproche qu’onlui fait depuis Nuremberg, de ne pas oser se mesurer contre lesarmes du roi de Suède. Wallenstein est un grand général. Tout ceque le génie d’un homme peut inventer de combinaisons pour assurerla victoire à son drapeau, il le trouvera. Combien qui viventaujourd’hui dormiront demain du sommeil éternel ! Vous serezprès de moi, la Guerche.

– C’est la place la plusdangereuse ; merci de me l’avoir donnée, Sire.

En sortant de la tente du roi, Armand-Louisdemanda à M. de Brahé des nouvelles du duc deLauenbourg.

– Voilà deux jours qu’il est parti,répondit Arnold.

– Dieu veuille qu’il ne revienneplus ! s’écria M. de la Guerche.

Quelques heures séparaient encore la nuit dumoment solennel où la grande bataille devait commencer.Armand-Louis sortit du camp pour voir Adrienne encore une fois.Comme il en franchissait l’enceinte, il rencontra Magnus quimarchait sur la piste d’un homme de mince apparence, qui poussaitdes talons et de la voix un cheval maigre et chétif.

– Si Magnus est toujours l’homme que j’aiconnu, dit le vieux reître, m’est avis que j’ai vu la mine de cecoquin dans l’hôtellerie où le seigneur Mathéus portait le frocd’un moine.

– Et que t’importe ! murmuraM. de la Guerche.

– On dit que dans les pays d’Afrique, leschacals précèdent les hyènes qui vont à la curée. Maître Innocentpourrait bien être l’éclaireur d’un bandit qui a nom Jacobus, etdont j’ai cru reconnaître le profil anguleux et la barbe rouge aumoment où vous entriez chez le roi… C’est une idée dont je veuxcauser avec lui.

Mais au moment où Magnus faisait mine detourner bride, maître Innocent joua de l’éperon, et le chevalmaigre et chétif partit comme la foudre ; en quelques minutes,il fut hors d’atteinte.

– Eh ! eh ! murmura Magnus,voilà qui m’enracine dans mes soupçons… nous verrons la hyène aprèsle chacal.

– Eh bien ! répliqua Armand-Louis,ne sommes-nous pas là pour les recevoir ?

Tandis que tout se préparait dans le campsuédois pour l’action décisive du lendemain, Wallenstein était enconférence avec le duc François-Albert, qui lui faisait part de larésolution prise par le roi Gustave-Adolphe.

– J’ai perdu deux fois vingt-quatreheures à vous chercher dans les montagnes, entre Cambourg etWeissenfels, et à battre les bords de la Saale. À votre tour, neperdez pas une heure. Le roi de Suède sera sur vous demain.

– En êtes-vous bien sûr ? s’écriaWallenstein, qui se leva. Hier le roi marchait sur la Saxe.

– Il a levé le camp qu’il avait àNaunbourg et s’avance à marches forcées sur Weissenfels.

– Le comte Kolloredo s’ytrouve ?

– Il tient le fort, mais il n’empêcherapas le roi Gustave-Adolphe de passer. Croyez-le, monseigneur, labataille est inévitable.

– Elle ne sera inévitable que si jeconsens à l’accepter.

– Et si Votre Altesse la refuse, sesennemis assureront qu’elle n’ose pas rencontrer le roi de Suède enrase campagne.

Wallenstein rougit.

– Ah ! on a dit cela !

– Ceux qui ne vous connaissent pas,monseigneur, se font un malin plaisir de colporter partout cescalomnies.

– Combien de soldats Gustave-Adolphea-t-il dans sa main ?

– Vingt mille.

– C’est plus d’hommes que je ne puis luien opposer.

– Mais, vous êtes Wallenstein et vous lescommandez. Vous avez d’ailleurs l’avantage de la position. Si vousreculez, ne craignez-vous pas de perdre, par cette retraite, leprestige de vingt victoires ? Le roi de Suède vous a attaqué,ce me semble, dans vos retranchements de Nuremberg. Le vainqueur deTilly a-t-il pu vous entamer ?

– C’est vrai ; mais, voyez lehasard, hier, par mon ordre et dans la conviction où j’étais que lacampagne était finie, le comte de Pappenheim s’est séparé de moi etmarche sur Mortzbourg.

– Il faut le rappeler en toutehâte ; il ne peut pas être à plus de sept ou huit lieues.

– Vous chargeriez-vous del’atteindre ?

– Oui ; et, le comte ramené au camp,je cours rejoindre le roi de Suède.

– Partez alors. Voici l’ordre signé etrevêtu de mon sceau. Moi, je vais prendre conseil de mesgénéraux.

Mais c’était moins le comte Kolloredo ouPiccolomini que le duc de Fridland allait consulter quel’astrologue Seni.

L’entretien qu’il venait d’avoir avec le ducde Lauenbourg était loin d’avoir déterminé Wallenstein à accepterla bataille dont le menaçait Gustave-Adolphe ; il était danssa politique de temporiser, et, bien qu’ébranlé par les arguments àl’aide desquels l’astucieux François-Albert avait piqué sonamour-propre, il faisait dépendre sa résolution de la réponse desastres.

L’astrologue Seni occupait une maison ausommet de laquelle les ouvriers du camp avaient élevé une terrassesur une sorte de tour où l’habile homme vivait au milieu d’unarsenal d’instruments. On ne voyait sur les murs que figurescabalistiques et calculs algébriques.

Au moment où Wallenstein entra dans la tour,Seni observait la marche des astres.

À la vue du firmament tout resplendissantd’étincelles, à la vue surtout de cet homme silencieux qui traçaitsur une feuille de papier des signes et des chiffres dont le senslui échappait, le général, que cent canons tirant à la fois nefaisaient pas frissonner, trembla de la tête aux pieds.

– Que disent les planètes ?demanda-t-il d’une voix émue.

Seni avait reçu précédemment la visite deFrançois-Albert ; mais il n’était pas dans ses habitudes de secompromettre par des réponses catégoriques.

– Mars était bien rouge, ce soir… laterre s’abreuvera de sang bientôt ! dit-il.

– C’est une rosée qui tombe presquechaque jour dans les temps orageux où nous vivons. Mais, vous avezjeté les yeux sur l’étoile du roi de Suède ? poursuivit le ducde Friendland.

– Elle était voilée hier, ce matin plusvoilée encore… cependant elle n’était point effacée… Saturne lamenace ainsi que Jupiter… J’ai fait mes calculs sur la conjonctiondes astres… un grand événement est proche.

– Ah !

– Voyez votre étoile, monseigneur, quelvif éclat malgré l’approche de Mercure, astre ennemi dont Sirius,qui vous protège, combat l’influence… La vérité se lit dans le cielen caractères de feu… Voyez cette étoile qui passe ets’éteint ; une autre encore fuit et disparaît… une troisième,plus resplendissante, s’élance des profondeurs du firmament… danssa course, elle effleure le belliqueux Lion et le Bélier ami desbatailles… Qu’il prenne garde !

– Qui ? Expliquez-vous !demanda Wallenstein, qui ne respirait plus.

– L’astre qui est le maître de sa vie apâli. Le ciel l’a dit et le répète : les ides de novembreseront fatales à Gustave-Adolphe !

La poitrine de Wallenstein se gonfla.

– Et c’est aujourd’hui le 1ernovembre ! s’écria-t-il.

Seni traça sur le papier des chiffres et desparaboles ; Wallenstein le regardait retenant son souffle.

– Oui, fatales ! bien fatales !répéta Seni ; le soleil s’est couché dans la pourpre… Que tuétais sombre, alors, étoile de Gustave-Adolphe !

Comme il sortait de la maison de Seni,Wallenstein, à demi vaincu, mais encore hésitant, rencontra unhomme qui le cherchait. Il reconnut l’écuyer deMme d’Igomer.

– Ah ! monseigneur ! dit cethomme.

Et, mettant un genou en terre, il lui présentaune écharpe souillée de boue et tout humide encore.

– Dieu ! morte ! s’écriaWallenstein.

L’écuyer se releva et, le front nu, raconta aucomte de Friedland comment la baronne d’Igomer avait perdu lavie ; une seule chose avait surnagé, c’était ce tissu de soie,sauvé par sa légèreté. Maintenant Thécla dormait du sommeil éternelsous les glaïeuls et les joncs du marais.

Wallenstein écoutait l’écuyer d’un airsombre.

– Ah !… s’écria-t-il enfin, que laterre boive le sang… j’ai payé mon holocauste !

Et, mandant autour de lui les généraux del’armée impériale, Isolani, Kolloredo, Piccolomini,Terzki :

– Messieurs, leur dit-il, demain nouslivrons bataille à Gustave-Adolphe !

Toutes les dispositions furent prises pendantles quelques heures qui les séparaient du jour. Des fossés profondshérissés de pieux s’étendirent sur les deux côtés de la route quicourait de Weissenfels à Leipzig entre les deux armées ; lestroupes impériales, divisées en cinq brigades, prirent position, àtrois cents pas de cette route, l’aile gauche appuyée au canal quijoint l’Elster à la Saale, et des batteries promptement établiesdressèrent leurs canons sur toutes les hauteurs.

Cependant le duc de Lauenbourg et le capitaineJacobus galopaient dans la nuit à la poursuite du comte dePappenheim.

Un incendie qui projetait de sinistres lueurssur l’horizon leur servait de flambeau. Ils comprenaient que leterrible général avait passé par là.

Aux premières clartés du matin,Gustave-Adolphe monta à cheval. Souffrant encore d’une blessure malcicatrisée, il portait en place de cuirasse un justaucorps debuffle et un surtout de drap. Pâle, mais l’œil en feu et le fronthaut, il passa devant le front de son armée, composée tout entièred’hommes aguerris et dévoués.

À sa vue, tous poussèrent mille clameurs quiretentirent jusque dans le camp de Wallenstein.

– Soldats ! s’écrie le roi, élevonsnotre âme vers Dieu, qui donne la victoire !

Il se met à genoux, découvre son front etprie.

L’armée se prosterne en masse, et des milliersde voix héroïques entonnent un chant religieux que la musique desrégiments accompagne. Un long brouillard couvrait la plaine, et laprière de ces vaillants hommes, dont la moitié peut-être allaitmourir, s’élevait au milieu des ombres.

Armand-Louis et M. de Pardaillan,tout à coup animé du feu de la jeunesse, suivaient le roi.

M. de la Guerche cherchait partoutRenaud. On ne le voyait pas dans les rangs des dragons. Ilinterrogea Magnus.

– Ce matin, M. de Chaufontaineparaissait fort préoccupé d’un justaucorps de peau de buffle toutneuf qu’il essayait, répondit Magnus ; Carquefou en essayaitun aussi de la même forme.

En ce moment un rayon de soleil traversal’atmosphère, le brouillard se leva comme un rideau, les deuxarmées s’aperçurent séparées par la grand-route, et un jet deflamme partit d’une batterie placée sur un monticule situé aucentre de l’armée impériale.

– Dieu est avec nous ! s’écrièrentles Suédois.

– Jésus et Marie ! répondirent lesImpériaux.

La bataille était commencée.

Tandis que Gustave-Adolphe montrait du bout deson épée la batterie qui s’entourait de fumée et de flammes etqu’il fallait enlever, Wallenstein regardait du côté par lequel lecomte de Pappenheim s’était éloigné la veille. La route étaitblanche et nue jusqu’à l’horizon.

– Arrivera-t-il à temps ? murmura lefeld-maréchal en reportant les yeux sur les masses profondes desSuédois, qui déjà abordaient le premier fossé au pas de course.

La fusillade éclatait sur toute la ligne, lecanon grondait, et déjà les balles et les boulets faisaient leurœuvre de destruction.

La furie de l’attaque n’était égalée que parl’obstination de la défense. Aucune des deux armées ne voulaitcéder ; le terrain conquis pied à pied par les Suédois étaitpresque aussitôt repris par les troupes impériales ; des rangsentiers tombaient remplacés par de nouveaux combattants acharnés àcontinuer la lutte. Partout où un régiment pliait, les chefs seportaient en avant, et leur présence ramenait les vaincus à labataille. On ne comptait plus les morts. La route qui séparait lesdeux armées avait été enlevée et reperdue trois fois.

Pendant les charges impétueuses qui menaientGustave-Adolphe du centre à l’aile gauche et de l’aile gauche àl’aile droite de son armée, Armand-Louis, tantôt seul avec Magnus,tantôt avec quelques douzaines de dragons, n’avait pas cesséd’accompagner le roi. Au travers de la fumée, un instant il aperçutRenaud qui sortait du milieu d’un bataillon bavarois mis endéroute. Il crut voir Gustave-Adolphe en personne et derrière cenouveau Gustave-Adolphe un autre encore. Même justaucorps, mêmesurtout.

– Quelle est cette folie ? ditArmand-Louis, tandis que les balles sifflaient autour de satête.

– C’est un stratagème ! réponditRenaud. Un déserteur m’a fait connaître que certains capitaines del’armée impériale veulent s’attaquer au roi. Nous sommes quatre oucinq qui avons pris son costume. Si la fortune le permet, c’est surmoi qu’on tombera.

Cependant le roi veut, par un coup décisif,briser le centre ennemi, où Wallenstein combat en personne. Ilrassemble autour de lui quelques bataillons de ses Finlandais et,l’épée haute, il les mène à la charge.

Tout cède devant lui, et son élan le rendmaître des batteries qui dominent la route. Wallenstein,impassible, recule tout entouré de vaincus. Sa ligne d’opérationest rompue, mais aussi longtemps qu’un régiment tiendra, il necroira pas la bataille perdue.

Seni n’a-t-il pas dit que les ides de novembreseraient fatales au roi de Suède ?

Mais voilà que des clameurs éclatent sur ladroite. Une confusion terrible mêle tous les rangs ; les deuxarmées semblent traversées par un tourbillon dont le poids écraseles lignes suédoises.

Gustave-Adolphe s’arrête et regarde auloin.

Un cri terrible s’élève du milieu de cetourbillon rempli d’éclairs.

– Jésus et Marie !

C’est le cri des Impériaux, et huit régimentsde cuirassiers se font voir, renversant tout sur leur passage.

Au même instant un homme tout couvert depoudre passe auprès de Wallenstein et lui jette ces mots :

– Le comte de Pappenheim !

Puis il continue sa course, arrive au milieudes escadrons suédois et, se jetant aux côtés du roi :

– Sire ! dit-il, le comte dePappenheim est ici. Votre aile gauche est broyée !

– Ah ! maudit ! murmureArmand-Louis, qui a reconnu François-Albert.

Mais déjà Gustave-Adolphe a fait un signe àM. de la Guerche.

– Courez, dit-il, et ramenez le ducBernard de Weimar avec sa réserve. Il me trouvera en face dePappenheim.

Armand-Louis part d’un côté, Gustave-Adolphes’élance d’un autre, le duc de Lauenbourg le suit.

Un cavalier sinistre galope auprès d’eux. SiCarquefou le rencontrait, il reconnaîtrait le capitaine Jacobus,malgré le manteau rouge qui l’enveloppe.

– Enfin, te voilà donc ! Pourquoi,depuis deux jours, ne t’ai-je pas vu ? dit Gustave-Adolphe auduc de Lauenbourg, qui court sur ses traces.

– Ah ! Sire, cette fois je ne vousquitterai plus, répond le duc.

Les lueurs de cet incendie qu’il avait aperçudans la nuit l’avaient conduit à Halle, que le général dePappenheim venait de livrer aux flammes.

À peine eut-il pris connaissance de l’ordreque lui portait le sombre allié des Impériaux, que le grandmaréchal fit battre le tambour et sonner le clairon ; maiscavaliers et fantassins se livraient au pillage. Huit régiments decuirassiers répondirent seuls à cet appel, et le général, semettant à leur tête, courut à la bataille.

Elle était perdue. Il arrive et la rétablit.Son épée fait des prodiges, et sa cavalerie, accoutumée à vaincreavec lui, rencontre le régiment bleu, l’un des plus solides del’infanterie suédoise.

C’est comme un mur d’hommes, un mur hérissé depiques et de mousquets ; mais les cuirassiers, dix foisrepoussés, dix fois sont ramenés à la charge, et le mur tombe.

Au régiment bleu succède le régimentjaune.

Le torrent des cavaliers l’attaque ets’amoncelle autour de ses flancs sans pouvoir l’entamer.

Mais Pappenheim se jette au plus épais de lamêlée ; les cuirassiers le suivent et passent. Le régimentjaune n’existe plus.

– Gustave-Adolphe, où donc es-tu ?s’écria Pappenheim, qui brandit son épée toute rouge de sang.

Il aperçoit un cavalier qui ressemble au roi,et fond sur lui. Dès les premiers coups, le cavalier, blessé àmort, est renversé sur la croupe du cheval.

– Ah ! ce n’est pas le roi !dit Pappenheim, qui le pousse dédaigneusement du bout de sonépée.

Et précipitant sa course :

– Gustave-Adolphe, où donc es-tu ?crie-t-il de nouveau.

Et, chemin faisant, il laboure l’arméesuédoise rompue en dix tronçons, comme un fort taureau laboure unchamp semé de broussailles.

Ce grand tumulte attire le roi, qui voit deloin le désordre des siens et qui sent que le duc de Friedland vareprendre l’offensive.

Le cavalier au manteau rouge qui le suits’approche de François-Albert.

– L’armée plie. Le roi mort, elle estvaincue ! Frappez donc ! dit-il.

Le duc de Lauenbourg lève un lourdpistolet.

– Ah ! je n’ose pas !dit-il.

En ce moment, Gustave-Adolphe, emporté par sacourse, passe non loin d’un peloton de mousquetaires impériaux.François-Albert feint d’être entraîné par son cheval et, courantsur leur front :

– Celui qui galope le premier, là-bas,c’est le roi… tirez ! dit-il.

Trois mousquets s’abaissent et font feu ;une balle atteint Gustave-Adolphe et lui casse le bras gauche, quiplie et tombe le long du flanc.

– Malédiction ! murmureFrançois-Albert qui ne voit pas tomber Gustave-Adolphe.

En ce moment Armand-Louis accourt de toute lavitesse de son cheval.

– Sire, dit-il, le duc Bernard mesuit.

– En avant ! répond le roi.

Un gros de cuirassiers le sépare tout à coupde M. de la Guerche, qui les charge à la tête de trentedragons.

Gustave-Adolphe s’efforce de joindreM. de Pappenheim, mais la douleur et la perte du sangl’affaiblissent, une vieille blessure mal cicatrisée serouvre : il pâlit et chancelle.

– Ah ! que du moins mes bravessoldats ne me voient pas tomber ! dit-il.

– Mais frappez donc ! répète Jacobusà l’oreille du duc de Lauenbourg, tandis que Gustave-Adolphes’éloigne à pas lents.

François-Albert hésite.

– Eh bien ! ce que vous ne savez pasfaire, moi je le ferai ! dit le capitaine.

Et, levant un pistolet, il lâche lecoup : Gustave-Adolphe pousse un cri ; sa main tremblanteveut se cramponner à sa selle, mais il roule par terre.

– Frère, dit-il au duc de Lauenbourg, quile regarde épouvanté, j’en ai assez pour mourir, sauve tesjours !

– À présent, Sire, me reconnais-tu ?dit Jacobus, qui vient de quitter les siens ; tu m’as outragé,je te tue !

Un cri terrible lui fait lever les yeux.Armand-Louis avait tout vu, et à la tête de ses cavaliers ils’efforçait de pousser jusqu’à lui.

– À moi ! crie Jacobus ;Gustave-Adolphe est mort !

Cent cuirassiers et cent mousquetairesimpériaux accourent ; les cavaliers que Jacobus a remplis derage se jettent en avant, et un combat où personne ne demande nin’offre de quartier s’engage autour du cadavre deGustave-Adolphe.

Le duc Bernard de Weimar, appelé parArmand-Louis, venait de rencontrer le comte de Pappenheim ;aux cuirassiers autrichiens il oppose les cuirassiersfinlandais ; le torrent que rien tout à l’heure ne semblaitdevoir arrêter recule à son tour.

La nouvelle que le roi venait de perdre la vies’était répandue dans l’armée suédoise avec la rapidité del’éclair ; un mouvement de rage y avait répondu, et comme deslouves auxquelles on vient de ravir leurs petits, les compagniesralliées s’étaient précipitées sur l’ennemi. Ce n’était plus unebataille, c’était un duel ; tout homme qui portait une pique,une épée, un mousquet, semblait avoir une injure personnelle àvenger : fantassins et cavaliers se ruaient à l’envi sur lesImpériaux.

– Vengeance ! fut le cri de touteune armée.

Et tout céda à cet effort du désespoir.

Wallenstein, qui ramenait le centre à labataille, se heurta contre le général Horn et ses vieuxrégiments.

– Ah ! dit-il, l’esprit deGustave-Adolphe est avec eux !

Cet esprit était incarné dans la mâle figuredu duc Bernard ; tandis que les Suédois se battaient pour tueret mourir, lui les poussait en avant pour vaincre, et, maître desbatteries qui avaient si longtemps tenu Gustave-Adolphe en échec,il en foudroyait l’armée impériale.

Cependant, l’acharnement de la lutte, quiensanglantait le coin de terre où reposait le cadavre du roi,n’avait pas diminué. Les morts s’entassaient sur les morts, lesblessés tombaient auprès d’eux. Au-dessus de cette mer houleuse demourants, on voyait la tête et le bras de Pappenheim ; il nesavait pas où le roi Gustave-Adolphe était tombé et le cherchaittoujours.

Tandis qu’une colère égale animait lesImpériaux pour s’ouvrir un passage à travers les soldatsd’Armand-Louis et de Renaud, l’un redoublait ses coups pouratteindre le capitaine Jacobus, l’autre précipitait les siens pourfrapper le grand maréchal de l’empire. Malgré les flots d’ennemisqui se jetaient sur eux, Carquefou put joindre ses compagnons deguerre ; mais son cheval n’obéissait plus au mors. Trompé parle justaucorps de buffle et le surtout de drap, Pappenheim fonditsur lui.

– Voilà ma dernière heure, murmuraCarquefou, qui s’apprêtait bravement à recevoir le choc.

Presque aussitôt le cheval du grand maréchalheurta de son large poitrail la monture chancelante de sonadversaire et l’envoya rouler à dix pas.

Riant alors :

– Tiens-toi donc mieux à cheval,l’ami ! cria l’Allemand, qui venait de reconnaître Carquefou,et il passa.

Tandis que Carquefou se relevait et ramassaitFrissonnante, M. de Pardaillan fut en une minute surM. de Pappenheim.

– Haut l’épée ! dit le comte.

– Vieillard ! répond le maréchal, lapartie n’est pas égale.

Et, avec la rapidité d’une pierre lancée parla fronde, le coup qu’il porte à M. de Pardaillan arrachele fer aux mains du vieux marquis, dont le bras retombe toutsanglant.

– À d’autres, et hors d’ici lesblessés ! crie le grand maréchal.

Cette fois, Renaud rompt le cercle formidablede sabres et de pistolets qui l’entoure, et arrive comme un lionsur M. de Pappenheim.

– Enfin ! dit le grand maréchal, quile reconnaît.

Et ils s’abordent, pareils à deux taureaux.Leurs épées se choquent avec la vitesse du marteau frappant surl’enclume ; mais les coups sont parés aussi rapidement qu’ilssont portés. La lutte avait cela de particulier, cependant, qu’elleaugmentait, par la durée, le sang-froid et l’adresse de Renaud.Pappenheim, au contraire, qui voit les siens plier de toutes parts,veut les rallier et se faire reconnaître pour les animer de sonexemple. Un instant son regard quitte les yeux de Renaud, et sedressant sur ses étiers :

– Ferme, cuirassiers, et en avant !s’écrie-t-il.

Mais ses lèvres étaient encore ouvertes quedéjà l’épée de Renaud avait glissé sous le bras du comte ettraversé son épaule.

Un cri de rage s’échappe des lèvres du grandmaréchal ; il veut continuer la lutte ; sa main alourdiefait un effort désespéré pour relever son arme, elle retombe sansforce.

– Rendez-vous ! crieM. de Chaufontaine à son tour.

Mais les cuirassiers ont vu le péril de leurchef, une charge furieuse les porte entre les combattants ;ceux du duc Bernard et les dragons de M. de la Guerche sejettent dans la mêlée ; ce qu’il y avait encore d’arquebuses,de pistolets et de mousquets chargés fait feu, et Pappenheim, quis’obstine à ne pas suivre ceux qui veulent l’entraîner dans leurretraite, tombe, la poitrine percée de deux balles. Une compagniede cuirassiers se range alors autour de lui, et tandis qu’ils fontà leur chef un rempart de leurs corps, on emporte le grand maréchalloin de la mêlée. Sa main inerte ne tenait plus l’épée.

– Ah ! s’il m’échappe ! s’écrieRenaud, cette victoire n’est plus une victoire !

Au moment où Gustave-Adolphe, atteint d’uncoup mortel, vidait les arçons, le duc François-Albert deLauenbourg, saisi d’une terreur folle, avait pris la fuite.

Son cheval effaré l’emportait sur le front del’armée impériale, et lui, pris de vertige, criait :

– Le roi est mort ! le roi estmort !

Le capitaine Jacobus, à pied, l’épée au poing,s’acharnait auprès de sa victime expirante. Autour de lui,mousquetaires et lansquenets se disputaient les dépouilles du roi,son chapeau percé de balles, son justaucorps sanglant, son épéetoute rouge, son manteau déchiré.

Armand-Louis, que Magnus,M. de Saint-Paer et M. de Collonges suivaientavec trente dragons, faisait de larges trouées dans ce cerclemouvant. Le capitaine Jacobus l’aperçut, et, se jetant sur uncheval qui errait sans maître, brandit en l’air son brasrobuste.

– Il est trop tard ! dit-il, le roiest mort !

Et, comme une couleuvre qui se fraye un cheminau travers des ronces, il se lança au plus épais des escadronsimpériaux.

Mais partout ces escadrons, divisés et rompuspar les charges réitérées des Suédois, s’ouvraient et flottaientindécis. Où courait le capitaine Jacobus, Armand-Louis couraitaussi. On les voyait comme deux flèches passer au milieu desbataillons dispersés, s’atteindre et s’éviter tour à tour. Troisfois l’épée d’Armand-Louis avait labouré la croupe du cheval deJacobus, et trois fois un hasard les avait séparés. Ilstraversèrent ainsi l’armée, et la poursuite ne s’arrêta pas.

Auprès d’un ruisseau bordé de saules, lecapitaine Jacobus aperçut huit ou dix Croates débandés.

– Un général suédois est là,dit-il ; mille ducats à ceux qui le tueront !

Les Croates s’apprêtaient à fondre surM. de la Guerche, mais on vit alorsM. de Saint-Paer et M. de Collonges, flanquésde quatre ou cinq dragons, qui accouraient de toute la vitesse deleurs chevaux. Les Croates tournèrent bride et franchirent leruisseau. Malheureusement, si rapide qu’eût été leur intervention,elle avait permis au capitaine Jacobus de passer sur la riveopposée. Un homme fluet et pâle sortit du milieu des saules, tenantpar le mors un cheval maigre dont il tendit la bride au fugitif. Lecapitaine sauta en selle et, laissant là sa monture épuisée,disparut dans la plaine, tandis que maître Innocent se glissaitparmi les buissons épais qui bordaient la rive du ruisseau où safuite silencieuse ne laissait pas plus de traces que le passaged’un renard.

Armand-Louis poussa un cri de fureur et vouluts’élancer à la poursuite du capitaine Jacobus. Magnus l’arrêtafroidement, et du bout de Baliverne montrant le cavalier :

– Son cheval a des ailes, dit-il, ne lepoursuivez pas… J’ai vu hier le gîte d’où maître Innocent estsorti ; le capitaine y retourne certainement… Mais, aussi vraique Magnus est un homme et qu’il ne vous a jamais trompé, il vousfera rencontrer ce bandit face à face.

– Tu me le promets ?

– Je vous le jure !

– Eh bien ! je jure à mon tour quela main que voici ne touchera la main d’Adrienne que lorsqu’elleaura puni le meurtrier du roi.

Et, ayant repoussé l’épée au fourreau,M. de la Guerche tourna bride.

Chapitre 33LES MORTS VONT VITE

Comme ilrevenait sur ses pas lentement, avec les dragons groupés autour deMM. de Saint-Paer et de Collonges, Armand-Louis rencontraRenaud, qui, flanqué de Carquefou, galopait à côté d’un basofficier revêtu de l’uniforme de la cavalerie croate. On fit halteun instant.

– Cet homme m’a promis de me conduire aulogis de M. de Pappenheim, dit le marquis ; s’iltient sa promesse, il aura cent pistoles ; s’il y manque, laballe de ce pistolet lui cassera la tête.

– À toi le grand maréchal de l’empire, àmoi le capitaine Jacobus ! répondit M. de laGuerche.

Les deux frères d’armes échangèrent unevigoureuse poignée de main ; on lisait sur leur visage lamarque d’une résolution implacable.

M. de Collonges intervint.

– Mon cheval est frais, dit-il, je l’aiemprunté à un officier des gardes de Wallenstein à qui je l’ai payéd’un coup d’épée… je vais donc m’attacher à la fortune deM. de Chaufontaine ; M. de Saint-Paerrestera avec M. de la Guerche… Ainsi chacun de nous aurasa part dans l’œuvre commune.

Les dragons se divisèrent en deux bandes, lesmieux montés se rangeant autour de M. de Collonges.

– Adieu, Baliverne, dit Carquefou àMagnus ; Frissonnante me paraît en danger de mort, mais elle aaussi une petite rancune à payer… Si chemin faisant nous expironsde compagnie, pardonne-nous en souvenir des émotions qui ne nousont pas été ménagées.

Bientôt après, la troupe qui suivait Renauds’effaça dans l’éloignement.

Lorsque M. de la Guerche reparut surle champ de bataille, le jour était fini. On ne voyait plus çà etlà, au milieu des clartés douteuses du crépuscule, que quelquesblessés qui se traînaient lentement pour gagner les ambulances.

Dix mille morts couvraient la plaine. Unsilence funèbre enveloppait cette foule immobile, tout à l’heureagitée par le vent de toutes les passions violentes. Au milieu desombres qui allaient s’épaississant de minute en minute,Armand-Louis, M. de Saint-Paer et Magnus cherchaient lecorps du roi.

Comme ils erraient silencieusement au milieudes rangs confondus des Impériaux et des Suédois, il leur semblaqu’une forme noire pareille aux fantômes allait et venait dans lanuit.

– Serait-ce déjà le capitaineJacobus ? murmura Magnus.

Armand-Louis s’approcha. Une femme alors,levant son voile, le regarda.

– Ne me reconnaissez-vous pas ?dit-elle.

– Marguerite !

– Oui, Marguerite, qui pleure et ne seconsolera jamais ! Partout où le roi est allé, je suisallée ; à Leipzig, au passage du Lech, à Nuremberg ! Ilétait ce matin à Lutzen, j’y étais aussi. Il combattait, et jepriais. Dieu n’a pas voulu que l’Allemagne connût le héros qui l’asauvée de l’esclavage ; mais si son âme est là-haut, il fautdu moins que sa dépouille mortelle soit rendue à la Suède.

– Voilà une heure que je cherche celuiqui fut Gustave-Adolphe. Hélas ! qui sait ce qu’il estdevenu ?

– Suivez-moi, et si vous ne le trouvezpas, moi je le trouverai.

Marguerite poursuivit sa marche d’un pasferme, passant au milieu des morts renversés les uns sur lesautres. Son visage avait l’aspect du marbre.

« Ah ! que je l’ai vue heureuse etbelle ! pensait Armand-Louis. »

La fille d’Abraham Cabeliau arriva ainsiauprès d’un amas de cadavres groupés dans toutes les attitudes dela mort. La terre était toute imbibée de sang et couverte de débrisd’armes.

Ce n’était que mousquetaires et cuirassiersentassés pêle-mêle, tous criblés de blessures, mutilés, éventrés,la tête fendue, le visage encore empreint de furie.

Marguerite chercha dans cet amoncellement decorps méconnaissables, çà et là labourés par les fers de millechevaux.

Tout à coup, elle tomba à genoux, et,soulevant dans ses bras une tête froide voilée des ombres de lamort :

– Le voilà ! dit-elle.

Il y avait tant de larmes et de douleur dansce seul cri, que Magnus détourna la tête et se mit à pleurer.

Mais alors Marguerite se redressant et jetantderrière sa tête le long voile qui lui faisait comme un linceul,les yeux noyés de larmes, le visage en feu :

– Et celui qui a tué ce héros, il vitpeut-être ! s’écria-t-elle. Dieu du ciel, où est Tajustice ?

M. de la Guerche lui saisit lamain :

– Oui, madame, cet homme vit,dit-il ; mais par l’âme de celui qui ne m’entend plus, je vousjure que Gustave-Adolphe sera vengé !

Magnus, passant rapidement la main sur sesyeux :

– À l’œuvre donc ! dit-il. À présentque nous savons où est le corps du roi, laissons-le pour une heureà cette place. Vous, madame, allez prier sous l’ombre de ces arbresdéchirés par la mitraille. Vous êtes une femme, on peut vous voiret vous entendre sans concevoir aucun soupçon. Combien de veuves etde mères qui pleureront ce soir !… Vous, monsieur deSaint-Paer, mettez-vous en embuscade, là-bas, derrière ce pan demur, qui vous permet de tout observer sans être remarqué.

– Que prétends-tu faire ? ditArmand-Louis.

– Nous sommes en chasse ; tendons lepiège où le tigre doit être pris.

– Ah ! je comprends. Mais s’il nevient pas ?

– S’il ne vient pas ? Savez-vous uncoin de l’Allemagne que la pointe de Baliverne ne puisse pasfouiller ? Mais, rassurez-vous… le tigre a flairé l’odeur dusang ; il voudra voir si sa victime est morte.

– Bien, Magnus, bien ! Moi, je vaisattendre là, à l’abri de ce bouquet de sapins, et vingt dragonsferont un cercle dans la plaine pour qu’il ne puisse approcher sansêtre aperçu, et tenter de fuir sans être pris.

– Pas un mot surtout, pas unmouvement ; il y a partout des quartiers de rochers, destroncs d’arbres rompus, des chaumières en ruine, des remparts decadavres… que ce soient autant de retraites où vous restiezensevelis ; mais, quand vous me verrez debout, l’épée aupoing, criant : « Gustave-Aldolphe ! » alorslevez-vous tous !

– Et alors à moi de le tuer !s’écria M. de la Guerche.

Les dragons s’éloignèrent.

Marguerite s’agenouilla sur un tertre, et toutbruit mourut dans la plaine.

Magnus, resté seul, se pencha parmi les mortset choisit une casaque aux couleurs impériales, qu’ilendossa ; le sang et la poudre dont il macula son visage luifirent un masque ; il se coiffa d’un casque bosselé, et,méconnaissable à tous les yeux, le vieux partisan gagna l’extrêmelimite du champ de bataille.

Quelques gémissements s’élevaient de la plaineet indiquaient seuls qu’un reste de vie s’y débattait.

Nous allons abandonner pour un instantM. de la Guerche et Magnus, et rejoindreM. de Chaufontaine, lancé avec M. de Collongesà la poursuite du grand maréchal de l’empire. Il lui fallait cethomme, mort ou captif.

Le Croate, dont il surveillait les mouvements,galopait dans la direction de Leipzig. Çà et là, mais à de raresintervalles, on apercevait quelques groupes de soldats débandés.Ceux-là jetaient leurs armes à la vue des dragons suédois etprenaient la fuite ; d’autres, épouvantés, se mettaient àgenoux et demandaient grâce ; un certain nombre, infidèles audrapeau vaincu, et privés de leurs chefs, se ralliaient à l’escortedu marquis et criaient :

– Vive Gustave-Adolphe !

Une pauvre maison, dont les vitres à demirompues brillaient dans la nuit, se montra sur l’un des côtés de laroute. Le Croate étendit la main.

– C’est là ! dit-il.

Des ombres passaient devant lesfenêtres ; un groupe de cuirassiers sanglants, mutilés, maisl’épée au poing, veillaient autour de la maison. À l’aspect deRenaud, ils se rangèrent devant la porte.

– Bas les armes ! dit Renaud ;vous êtes dix et nous sommes trente !

Une voix mâle se fit entendre dans l’intérieurde la chaumière ; M. de Chaufontaine reconnut lavoix de M. de Pappenheim.

– Laissez entrer ! cria-t-il,l’ennemi verra comment sait mourir le maréchal de l’empired’Allemagne.

Sombres et muets, les cuirassiers s’écartèrentde la porte, et M. de Chaufontaine entra, suivi deM. de Collonges.

Carquefou, Frissonnante à la main, se glissaderrière eux.

M. de Pappenheim, sans cuirasse, latête nue, couvert déjà des ombres de la mort, gisait sur un litmisérable. Quelques gouttes de sang suintaient à travers l’appareilposé sur les blessures et tombaient à terre. Son épée, brisée parle milieu, était couchée en travers du drap.

À la vue du marquis, il se souleva sur lecoude, et, le saluant de la main :

– Il y a loin de la Grande-Fortelle àLeipzig ! dit-il. Depuis lors nous nous sommes rencontrés dansbien des fortunes diverses… Soyez le bienvenu dans ma dernièremaison.

M. de Chaufontaine sedécouvrit ; Carquefou abaissa la pointe de Frissonnante.

Alors, posant la main sur la garde du ferbrisé, qu’il n’avait pas abandonné :

– Si c’est là ce que vous cherchez,poursuivit le grand maréchal, attendez encore quelques minutes, lamort va me l’arracher.

Une ombre de colère et de désespoir passa surson visage.

– Vous m’avez rencontré sur dix champs debataille, continua-t-il ; par respect pour la mort qui planeici, oubliez nos longues inimitiés, et répondez en soldat à celuiqui fut le Soldat. Votre présence ici me dit assez que la batailleest perdue. Que reste-t-il de l’armée impériale ?

– Quelques bandes en déroute, desescadrons dispersés.

– Et le duc de Friedland, notrechef ?

– Il est en fuite.

– S’il est vivant, rien n’est perdu.

M. de Pappenheim fit un effort, et,sans quitter la garde de son épée :

– Et Gustave-Adolphe ?ajouta-t-il.

M. de Chaufontaine baissa la têtesans répondre.

– Et Gustave-Adolphe ? répéta leblessé avec plus de force.

– Il est mort, dit Renaud.

– Mort ! s’écria le grandmaréchal ; mort, le roi de Suède !

Alors, levant son corps, les mains toutesfrémissantes, le visage transfiguré :

– Béni soit le Dieu qui m’a permisd’apprendre avant la dernière heure que l’implacable ennemi de mareligion et de mon pays a perdu la vie ! s’écria-t-il. Non, labataille n’est pas perdue si Gustave-Adolphe n’est plus !Qu’importe que cinquante régiments aient été brisés comme ce ferest brisé lui-même ! Je meurs content… Lui mort, l’Autricheest triomphante !

Un coup violent frappé à la portel’interrompit ; un cuirassier entra, précédant un courrier quimit un genou en terre.

– J’arrive de Madrid, dit cet homme, etle roi mon maître m’a ordonné de remettre ce coffret aux mains dugrand-maréchal de l’empire.

M. de Pappenheim s’empara du coffretet l’ouvrit. Bientôt les insignes éclatantes de l’ordre fameux dela Toison d’or brillèrent entre ses doigts tremblants ; unesorte d’extase illumina son visage.

– Enfin ! murmura-t-il.

Un frisson le prit.

– Adieu la gloire ! adieu laterre ! dit-il.

Une pâleur mortelle s’étendit sur sonfront ; la croix rouge parut faiblement à l’angle interne dessourcils ; alors, tournant vers M. de Chaufontaineses yeux où les flammes de la vie s’éteignaient :

– Je vous ai toujours connu un homme deguerre brave et généreux, dit-il ; en mémoire des jours où nosépées se sont heurtées, laissez mes cuirassiers m’ensevelir avecces deux souvenirs d’ici-bas.

– Que votre volonté soit faite ! ditRenaud.

– À présent, que Dieu m’appelle : jesuis prêt ! s’écria le grand maréchal.

Et bientôt, les deux mains étendues sur lecollier de la Toison d’or et la garde de son épée, il renditl’âme.

– Oui, c’était un soldat ! murmuraM. de Chaufontaine.

– Dieu m’accorde une pareille mort !répondit M. de Collonges, qui s’était agenouillé.

Tandis que ces choses se passaient dansl’humble maison où le hasard de la bataille avait jeté mourant l’undes meilleurs hommes de guerre du XVIIe siècle,Armand-Louis, Magnus et M. de Saint-Paer attendaient surle champ funèbre de Lutzen.

Le silence était profond ; quelquesouffle de vent passait dans les arbres comme une plainte ; lalune, immobile dans un ciel pur, éclairait la plaine, où dormaitune foule glacée.

Parfois un cheval blessé relevait la tête etpoussait un long hennissement, puis tout se taisait.

La nuit était déjà avancée ; Armand-Louiscommençait à croire que le capitaine Jacobus ne viendrait pas. Ence moment, le vieux Magnus, qui errait sur la lisière du champ debataille, aperçut un homme qui marchait lentement et regardaitautour de lui. Sa haute taille jetait une ombre sur la terre ;il tenait une épée nue à la main.

– C’est lui ! murmura Magnus.

Et il se dirigea vers le capitaine, tout enayant l’air de chercher de côté et d’autre sur le sol.

Le capitaine s’arrêta, tira un pistolet de saceinture et considéra pendant quelques minutes cet inconnu quiallait et venait parmi les morts.

– Un maraudeur ! fit-il enfin.

Remettant alors le pistolet dans les plis dela soie :

– Eh ! l’ami !s’écria-t-il.

Magnus releva la tête, hésita comme un hommesurpris et mécontent, puis se dirigea vers le capitaine, la mainsur la garde de son épée.

– Laisse-là ce joujou, poursuivit lecapitaine Jacobus. Si tu pilles les cadavres, moi je n’en veuxtrouver qu’un seul. Donc, point de querelles entre nous !

– Alors, causons, répondit Magnus, maisfaisons vite ; le jour n’est pas loin, et il ne ferait pas bonde rencontrer quelque patrouille suédoise par ici.

– Écoute ! Si tu m’aides à découvrircelui que je cherche, il y a pour toi plus d’or dans cette bourseque tu n’en découvriras dans les poches de cent officiers.

– Parlez.

– L’homme dont je parle est tombé auprèsd’un champ de sarrasin, non loin d’un bouquet d’arbres, à unendroit où la route fait un coude.

Magnus se gratta le front.

– J’ai vu dans un endroit semblable unamoncellement extraordinaire de cadavres ; ils étaient couchéscomme les épis d’une gerbe déliée, les uns sur les autres. L’und’eux portait un justaucorps de peau de buffle à gorgerind’acier ; il avait le bras gauche cassé par une balle.

Le capitaine saisit Magnus par lepoignet :

– Marche, je te suis ! dit-il.

Magnus, sans répondre, prit hardiment unsentier qui coupait diagonalement le terrain de la bataille. Lecapitaine marchait sur ses traces, à la distance d’une épée. Sesregards inquiets sondaient partout la douteuse clarté de la nuit,mais rien ne bougeait dans l’immense plaine. D’ailleurs, l’hommequi marchait devant lui avait l’épée au fourreau.

Ils arrivèrent ainsi auprès d’un champ desarrasin foulé et haché par les déchirements d’une lutte acharnée.Magnus, du doigt, fit remarquer au capitaine Jacobus un bouquet dequatre ou cinq arbres, et la route, dont la ligne blanche traçaitun angle.

– Oui, c’est là, murmural’aventurier.

Un amas de corps sanglants couvrait la terrecomme un tapis ; partout des armes en débris, partout desvisages pâles tournés vers le ciel.

Magnus franchit un premier cercle de cadavres,et, au cœur même de cette hécatombe d’êtres humains, sa maindésigna le corps du roi.

Alors, se découvrant, et d’une voixtonnante :

– Gustave-Adolphe ! cria-t-il.

Un homme se leva à ce cri, puis un autre, puisdix, puis vingt, et tous, l’épée nue à la main, marchèrent versMagnus.

– Ah ! traître ! cria lecapitaine Jacobus.

Et, s’armant d’un pistolet, il fit feu ;mais le vieux soldat avait fait un bond de côté, et la balle passaà quelques pouces de son front.

– Trop vite et trop tard ! ditfroidement Magnus.

Déjà M. de la Guerche etM. de Saint-Paer étaient auprès de lui, et, autour d’eux,un cercle de dragons : point d’issue pour s’échapper.

Le capitaine Jacobus venait de reconnaîtreM. de la Guerche, et, derrière lui, debout comme unspectre, Marguerite Cabeliau.

Il jeta à ses pieds l’arme inutile, et,croisant les bras sur sa poitrine :

– Ah ! un guet-apens comme à laGrande-Fortelle, dit-il ; le gentilhomme fait œuvre debandit !

M. de la Guerche fit un geste de lamain ; M. de Saint-Paer et Magnus s’écartèrent, et,se plaçant en face de l’aventurier :

– Je croirais ma tâche mal remplie si jene vous tuais pas ; donc, haut l’épée, capitaine Jacobus, etdéfendez votre vie ; car, aussi vrai que je m’appelleArmand-Louis de la Guerche, l’un de nous tombera ici pour ne plusse relever.

Le capitaine tira du fourreau sa rapière d’unseul élan ; puis, tout à coud rompant d’un pas :

– Est-ce franc jeu, moi contrevous ? dit-il.

– Franc jeu ; vous contre moi, uncontre un.

– Sans pitié ni merci, avec la dague etl’épée ?

– Avec l’épée et la dague, sans quartierni pardon.

– Et si je vous tue ?

– Vous serez libre, foi degentilhomme !

M. de Saint-Paer fit unmouvement.

– Laissez, reprit Armand-Louis, cet hommem’appartient.

– Magnus n’est pas gentilhomme, il n’arien promis, dit Magnus.

Le capitaine Jacobus fit ployer son fer entreses mains, et le regardant :

– Toi, ce n’est rien, fit-il d’un airdédaigneux.

– À présent, en garde, et priezDieu ! s’écria M. de la Guerche.

Le fer croisa le fer, et le duel commença.

Marguerite, à genoux, soutenait la tête lividedu roi et la tournait vers les combattants, comme si elle eût vouluque le mort fût le témoin de cette lutte implacable destinée à levenger.

Cette fois, Armand-Louis avait affaire au plusterrible jouteur qu’il eût rencontré. Pas de feinte, pas de rusequi fussent inconnues au capitaine Jacobus ; il se faisait del’épée et du poignard un bouclier agile et vivant, d’où partaientmille ripostes promptes comme la foudre. Un nuage passa sur lefront de Magnus, qui serra la poignée de Baliverne.

Mais Armand-Louis parait tous les coups etmultipliait les siens avec une rapidité et une précision quiaugmentaient avec la résistance.

On n’entendait que le cliquetis du fer et lesouffle de deux respirations courtes, pressées, ardentes.

À mesure que les deux adversaires changeaientd’attitude, Marguerite tournait entre ses genoux la tête du roimort, afin que sa face blême menaçât toujours le capitaineJacobus.

Un instant, les yeux de l’aventurierrencontrèrent ce visage terrible ; il frissonna, et l’épéed’Armand-Louis le toucha en pleine poitrine ; mais le ferrencontra les fines mailles d’un justaucorps d’acier pris sous lepourpoint de buffle, et vola en éclats.

– Ah ! bandit ! s’écriaM. de la Guerche.

Un cri de joie féroce lui répondit.

Magnus devint pâle, et on le vit brandirBaliverne ; mais au moment où Jacobus, qui se croyait sûr dela victoire, fondait sur M. de la Guerche, la main deMarguerite tendit au gentilhomme une épée rouge qu’elle avaitramassée dans le sang.

– C’est l’épée du roi ; tuez cethomme ! dit-elle.

Le bras du capitaine Jacobus hésita ; lecoup qu’il destinait à son adversaire se perdit dans le vide, etpresque aussitôt la pointe d’un fer dont il avait appris àconnaître la force, le menaça de nouveau.

– C’est à la gorge qu’il fautfrapper ! dit Magnus d’une voix sombre.

Mais déjà le duel recommençait plus âpre etplus acharné.

– Mort de ma vie ! j’en viendrai àbout cependant ! murmura le capitaine.

Il se ramassa sur lui-même comme un tigre, etson jeu terrible devint plus rapide et plus serré. On voyait luireses dents blanches à travers ses moustaches rouges.

Quelques gouttes de sang parurent bientôtaprès sur les vêtements de M. de la Guerche, qu’unearmure de fer ne protégeait pas. Deux fois déjà l’épée du capitaineen avait déchiré l’étoffe. Un ricanement ouvrit ses lèvres.

– Mon épée a soif ; prendsgarde ! dit-il.

Il fit un pas, et Magnus passa la main sur sonfront trempé de sueur ; mais soudain le fer d’Armand-Louisbrilla comme une flèche et atteignit l’aventurier au défaut del’épaule.

– Tonnerre ! s’écria celui-ci enrompant.

M. de la Guerche laissa tomber sonépée, fit un bond, et, tandis que sa main droite saisissait le brasgauche du capitaine, avec la rapidité de l’éclair, de son autremain, il lui plantait dans la gorge son poignard tout entier.

La coquille d’acier heurta le gorgerin, et unjet de sang noir jaillit sur le bras du vainqueur.

Le capitaine Jacobus jeta la tête en arrièreet tomba comme un chêne ; ses talons et ses mains battirent lesol ; puis ses membres se roidirent, et il resta couché parterre, la face noyée dans le sang. Alors, jetant au loin l’arme quiavait terrassé l’assassin du roi :

– Justice est faite ! ditArmand-Louis.

À la pointe du jour, deux troupes de cavaliersse rencontrèrent sur la route de Leipzig : l’une étaitconduite par M. de Chaufontaine, l’autre parM. de la Guerche. L’une avait vu mourir le comte dePappenheim ; l’autre ramenait le corps du roi Gustave-Adolphe.Bientôt après, les deux gentilshommes entraient chezM. de Pardaillan.

– Crois-tu que Frissonnante pourra sereposer maintenant ? demanda Carquefou.

– Qui sait ! Baliverne n’est pasfatiguée, répondait Magnus.

Adrienne et Diane attendaient leursfiancés.

– Un homme avait osé lever les yeux survous, il n’est plus, dit Renaud.

M. de Pardaillan prit la main deDiane et la mit dans celle du marquis.

– Madame, dit alors M. de laGuerche, la dragonne dont Jean de Werth parait la poignée de sonépée, la voici, et l’homme qui a porté la main sur le roi, je l’aitué.

– Madame de la Guerche, ditM. de Pardaillan, embrassez votre mari.

FIN

 

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