Envers et contre tous

Chapitre 5PRIS AU PIÈGE

Le nomdu comte de Tilly, jeté dans ce débat, avait une signification quine pouvait échapper à M. de Pappenheim. Il faisait enquelque sorte du général en chef de l’armée l’arbitre deMlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan. Informé de ce qui venaitde se passer, et Jean de Werth ne manquerait pas de l’en instruire,le comte de Tilly ferait valoir son autorité absolue, etM. de Pappenheim prévoyait déjà qu’il ne serait pluslibre d’agir comme il l’aurait voulu. Sa première pensée avait étéde payer la dette de reconnaissance qu’il avait contractée enversM. de la Guerche, et de lui rendreMlle de Souvigny avec la liberté. C’était leplus noble moyen de montrer à ce gentilhomme qu’il comprenait commelui les fières actions et qu’il pouvait l’égaler dans la pratiquedes héroïques dévouements. MaisMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan lui appartenaient-ellesencore, à présent que le nom de Sa Majesté l’empereur Ferdinandavait été prononcé ?

Ainsi qu’il le supposait, Jean de Werthn’avait pas perdu une heure pour se transporter auprès du comte deTilly et lui rendre compte du fait dont il avait été le témoin.L’avidité du terrible général ne connaissait point de bornes ;excité par les richesses que de longues guerres accompagnées delongues rapines lui avaient permis d’amasser, il cherchait sanscesse le moyen d’en augmenter le nombre. Or, en lui nommant lesdeux prisonnières que la fortune amenait dans le camp impérial,Jean de Werth ne négligea pas de rappeler au comte de Tillyqu’elles tenaient par les liens du sang à l’un des grands seigneursles plus opulents de la Suède. Si les lois de la guerre lesdonnaient à l’un de ses lieutenants, une part de la rançon qu’ondevait exiger d’elles ne revenait-elle pas de droit augénéralissime de l’armée ?

– De plus, ajouta Jean de Werth, vousn’ignorez pas que, par sa naissance,Mlle de Pardaillan, comtesse de Mummelsberg duchef de sa mère, est tout autant bohémienne que suédoise et sujettepar ce fait de Sa Majesté l’empereur notre maître. Elle a enAutriche de grands biens placés sous séquestre… Une part peut enrevenir à celui qui la conduira aux pieds de son légitimesouverain.

L’éclair de la convoitise s’alluma dans lesyeux féroces du comte de Tilly.

« Maintenant, pensa Jean de Werth,Adrienne sera toujours à portée de ma griffe. »

Peu d’instants après cet entretien, unofficier dépêché par le comte de Tilly informaM. de Pappenheim que le général en chef l’attendait dansce même palais que M. de Falkenberg avait occupé le matinmême, et où, la veille encore, tant de réjouissances avaient étécélébrées. Le comte de Pappenheim revêtit son costume deguerre.

– Ne quittez pas cette maison, dit-il àM. de la Guerche, ni vous, ni aucun de vos amis… Cettemaison est à moi… La ville est à M. de Tilly.

Il fit ranger devant la porte, où son nomavait été écrit avec un morceau de craie, un peloton de sescuirassiers, leur donna ordre de ne laisser entrer personne, sousquelque prétexte que ce fût, et se rendit chez le vainqueur deMagdebourg.

Le nom deMlle de Souvigny et celui deMlle de Pardaillan ne tardèrent pas à êtreprononcés.

« Je m’y attendais », pensaM. de Pappenheim, qui regarda Jean de Werth.

Jean de Werth se caressait les moustaches.

– C’est une capture importante,poursuivit le comte de Tilly ; l’une de ces jeunes filles a degrands biens qui permettront à son tuteur de ne pas compter ;l’autre tient par l’origine à une des familles les plusconsidérables de l’Allemagne. Son obstination à persévérer dansl’hérésie, ou peut-être aussi quelque arrangement, peut fairepasser dans le domaine de la couronne les terres qu’elle possède duchef de sa mère. En outre, Mlle de Pardaillanest l’unique héritière d’un gentilhomme qui non seulement passepour avoir d’immenses richesses, mais qui est encore le conseilleret le confident de notre implacable ennemi. Je les réclame donc aunom de mon souverain ; captives, elles peuvent servirutilement à notre cause.

– Quand il les saura entre nos mains,M. de Pardaillan viendra certainement lui-même au campimpérial pour traiter de leur rançon, dit Jean de Werth.

– Qui sait même, reprit le comte deTilly, si l’espoir de les délivrer plus vite et sans bourse délierne lui fera pas trahir les secrets de son maître ?… Menacédans ce qu’il a de plus cher, pourquoi ne nous ferait-il pasconnaître les plans de campagne de Gustave-Adolphe ?

– M. de Pardaillan est un hommede guerre, se hâta de répondre M. de Pappenheim ; ilne fera jamais ce que vous ne feriez pas vous-même, eussiez-vousdix épées nues tournées contre votre poitrine.

– Alors il fouillera au plus profond deses coffres et les videra pour ramener sa fille et sa pupille enSuède. À défaut de révélations, dont les armées victorieuses de SaMajesté peuvent se passer, l’empereur Ferdinand, notre maître, aurade l’or pour en solder une partie de ses fidèles soldats.

– De l’or !… s’écria le comte dePappenheim, qui regarda bien en face le vieux général, il y enavait suffisamment dans Magdebourg pour entretenir une arméenombreuse pendant trois mois… Cet or, qu’est-il devenu ?

Les yeux profonds de M. de Tilly seremplirent d’éclairs ; mais, sans répondre directement à laquestion d’un capitaine dont il connaissait la violence et lapopularité dans l’armée :

– Le courrier qui porte à Munich et àVienne la nouvelle de la prise de Magdebourg, dit-il, contient lesnoms de Mlle de Souvigny et deMlle de Pardaillan parmi ceux des principauxprisonniers.

– Je ne doute pas, poursuivit Jean deWerth, que l’empereur ne s’empresse de les appeler à sa Cour. Ellesy brilleront par leur beauté, comme on voyait autrefois à la courd’Alexandre de Macédoine les filles des princes de l’Orient.

L’empereur Ferdinand prévenu, il devenaitimpossible au comte de Pappenheim d’exécuter le généreux projetqu’il avait conçu. Le coup partait d’une main habile.

– Si l’empereur mon maître les mandeauprès de sa personne, je servirai moi-même de guide et deprotecteur à Mlle de Pardaillan et àMlle de Souvigny, répondit legrand-maréchal.

– Elles ne sauraient être en meilleuresmains ! s’écria Jean de Werth ; je doute seulement que SaMajesté l’empereur Ferdinand consente à se priver des services d’unchef qui sait enchaîner la victoire à son épée.

– Oh ! la Bavière fournit descapitaines qui sauront me remplacer !

Jean de Werth sourit et n’insista pas. Il nedésespérait pas de trouver un moyen efficace pour forcer lemaréchal de l’empire à s’éloigner de ses prisonnières. L’importantpour lui était qu’elles ne fussent pas renvoyées au camp deGustave-Adolphe immédiatement.

– Vous avez aussi, m’a-t-on dit, deuxgentilshommes français dans vos mains ? repritM. de Tilly.

– M. le comte de la Guerche etM. le marquis de Chaufontaine, ajouta Jean de Werth.

– C’est vrai.

– La bonne aubaine !… ajouta Jean deWerth d’un air négligent. Deux ennemis acharnés de la causeimpériale… Ils ne paraîtront pas à la Cour, ceux-là ; un bonlogement bien clos dans une prison d’État leur suffira.

– Vous oubliez, je crois, que ces deuxgentilshommes m’ont remis leur épée, répliquaM. de Pappenheim, qui se releva fièrement.

– Ah ! je comprends, poursuivit Jeande Werth, votre intention est peut-être de leur rendre la liberté…C’est de la chevalerie…

– Comme vous l’avez pratiquée vous-mêmeun jour, si j’ai bonne mémoire, quand vous avez rendu la liberté àM. de Pardaillan à la bataille de Lutter, réponditM. de Pappenheim.

Jean de Werth se mordit les lèvres. L’argumentétait de ceux auxquels on ne répond pas.

– Çà, messieurs, ne suis-je rienici ?… s’écria le comte de Tilly. Je croyais que les ruinesfumantes qui nous entourent disaient assez qui commande àMagdebourg !

– Si vous êtes le général en chef del’armée, je crois être le maréchal héréditaire de l’empire… Ce quej’ai pris, nul n’y touche.

– Monsieur le comte… savez-vous bien quivous parle ?

– Monsieur le comte de Tilly, vous parlezau comte de Pappenheim, voilà ce que je sais !

Les deux chefs se regardaient comme au désertdeux lions qui viennent boire à la même source : l’un avectoute la hauteur du commandement dont il était revêtu, l’autre avectoute l’arrogance de la race dont il sortait ; la même pâleurcouvrait leur front. Poussé à bout, le comte de Pappenheim pouvaits’éloigner, et toute l’armée ne l’aurait point arrêté, marchant àla tête de ses cuirassiers ; peut-être même une bonne partiel’aurait-elle suivi, et l’on s’exposait à tout perdre pour avoirtout exigé.

– Eh ! messieurs, s’écria Jean deWerth, que nous fait la vie de deux capitaines dont la rançon neserait pas payée dix écus d’or ! Il est bon, au contraire, quenos ennemis sachent quel mépris nous faisons de leur épée !Ils diront aux Suédois quel sort l’armée que commande M. lecomte de Tilly réserve à quiconque lui résiste ! Ce surnomd’invincible qu’elle a mérité si longtemps, ce nom que dixvictoires ont consacré, ils sauront qu’elle le mériteencore !

Ces éloges, adroitement prodigués, dissipèrentla colère du général. Un sourire amer plissa ses traits.

– Jean de Werth a raison, dit-il ;que monsieur le maréchal de l’empire fasse donc ce qui lui plairades deux aventuriers que le hasard a mis en son pouvoir.

La conférence était terminée ; le comtede Pappenheim regagna lentement la maison devant laquelle veillaitune garde de cuirassiers. Il venait de braver en face un homme quine pardonnait pas facilement, et il connaissait suffisamment Jeande Werth pour être assuré qu’il ne renoncerait pas à ses projets,s’il les avait ajournés. Il fallait donc mettre M. de laGuerche et M. de Chaufontaine à l’abri de touteentreprise hostile.

L’air de son visage, quand il pénétra dansl’appartement occupé par les gentilshommes, leur fit comprendre quequelque chose de nouveau s’était passé. Adrienne et Diane sepressèrent l’une contre l’autre, comme deux colombes à l’approched’un vautour.

– Vous savez de chez qui je sors ?dit M. de Pappenheim. Rien n’est perdu, mais il faut vousséparer.

– Nous séparer ? répétaAdrienne.

– Le nom de quelqu’un contre lequel je nepeux rien, un nom auguste, a été prononcé.Mlle de Souvigny est prisonnière de Sa Majestél’empereur d’Allemagne. Mlle de Pardaillanl’est aussi.

Le saisissement ne permit pas àMlle de Souvigny de répondre.M. de Pappenheim profita de ce silence pour leur raconterce qui s’était passé chez M. de Tilly. En apprenant queleurs compagnes allaient être envoyées à Munich ou à Vienne,Armand-Louis et Renaud bondirent comme deux panthères dont lesflancs viennent d’être piqués par des flèches.

– Prisonnières toutes deux ! Etnous ? dirent-ils.

– Vous, messieurs, vous êtes libres.

– C’est une trahison ! s’écriaRenaud.

– Voilà, monsieur, un mot que vousn’auriez pas impunément prononcé si vous n’étiez pas mon hôte,répliqua le maréchal, qui pâlit légèrement. J’ai fait tout ce quiétait humainement possible pour vous sauver ; mais je ne suispas le maître, je ne m’appelle pas non plus Ferdinand de Habsbourg.Devant ce nom, les têtes les plus hautes s’inclinent.Rassurez-vous, cependant :Mlle de Souvigny etMlle de Pardaillan sont sous ma garde.

– Et vous en répondez sur votre vie, survotre honneur ! s’écria M. de la Guerche.

– Il n’est nul besoin qu’on me lerappelle, monsieur le comte. Vous, cependant, messieurs,partez.

– Déjà ? dit Armand-Louis, quis’était rapproché d’Adrienne.

– Le plus tôt sera le mieux.

– Que craignez-vous ? demandaMlle de Souvigny.

– Je ne crains rien et je redoute tout.Sais-je ce que le général qui commande à Magdebourg décidera cettenuit ? Il y a près de lui un homme qui vous hait ; ilsera peut-être fertile en mauvais conseils.

– Oh ! partez ! partezvite ! reprit Adrienne.

M. de la Guerche se leva.

– Expliquons-nous bien, dit-il d’une voixbrève : nous avons pour nous M. le comte de Pappenheim…est-ce vrai ?

– Oui, répondit le comte.

– Nous sommes sous votre toit, et je voislà des cuirassiers qui, sur un signe de leur général, se feraienttuer tous pour défendre cette maison ?

– Tous.

– Mais nous avons contre nous le comte deTilly, Jean de Werth et une armée.

– C’est-à-dire la force, la ruse et lacolère.

– Or, si nous écoutions vos conseils,nous partirions cette nuit ?

– Dans une heure.

– Et nous pousserions tout droit vers lesavant-postes suédois ?

– Sans regarder en arrière.

Adrienne et Diane sentirent un frisson courirsur leur épiderme. Armand-Louis et Renaud firent un mouvement.

– Ah ! je vous comprends, dit legrand maréchal de l’empire. Vous avez mille choses à vous dire,mille confidences à échanger… peut-être même à prendre vos mesurespour une délivrance que tous vos vœux appellent.

– Et que nous obtiendrons avec l’aide deDieu et le secours de nos épées, c’est vrai ! s’écriaRenaud.

– Restez donc… Je vous donne unenuit ; c’est une imprudence, mais cette imprudence mepermettra peut-être de mieux assurer votre retraite. Je ne lutteraipas, d’ailleurs, contre les conseils de l’amour. Je sais parexpérience combien de folies il inspire. Heureux encore lorsque cene sont que des folies !

Cette allusion aux incidents qui avaientmarqué leur rencontre à la Grande-Fortelle fit passer un voile depourpre sur le visage de Mlle de Souvigny.M. de la Guerche y vit la preuve queM. de Pappenheim n’était plus l’homme qu’il avait connuautrefois, et il lui tendit la main par un mouvement spontané.

Entraîné par ce mouvement, Renaud s’approchadu grand maréchal.

– Deux femmes sont entre vos mains,dit-il, une bonne résolution, un élan du cœur les rendrait libres…N’êtes-vous pas d’un nom à braver la colère du comte de Tilly, d’unrang à forcer même l’empereur, votre maître, au respect ?…Dites un mot, et ces deux femmes vous béniront !

Sans répondre, M. de Pappenheimouvrit violemment la fenêtre.

– Regardez, dit-il.

Et les deux jeunes gens, derrière lesquels segroupaient Adrienne et Diane, virent, aux clartés des feux, unrideau noir de soldats d’où sortaient les éclairs des piques et desmousquets.

– Là sont les bandes wallonnes, là lescompagnies bavaroises, reprit le grand maréchal. Oh ! Jean deWerth a bien pris toutes ses mesures… Voulez-vous d’une bataille oùtous les quatre vous pouvez perdre la vie ?

– Nous, ce n’est rien, mais elles !dit Armand-Louis.

Le grand maréchal repoussa la fenêtre.

– Je n’eusse pas attendu votre prière sij’avais cru la chose possible… reprit-il. Mais où commande le comteTilly, où veille Jean de Werth, un tigre et un loup, messieurs, ilfaut mettre son espoir en Dieu ! Aujourd’hui est à eux, demainsera peut-être à nous.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer