Chapitre 5LES « RUNNERS »
Laurent se rapprocha même de ces écumeurs derivière, squales d’eau douce, voyous ou runners quel’honnête Tilbak tenait à distance, modèles que le peintre Marbolrépudiait comme trop faisandés.
Engeance topique entre toutes, la plupartvoient le jour ou ce qui en tient lieu, dans les ruellesbatelières, au fond d’une boutique de mareyeur ou sous le toitd’une herberge cosmopolite. Impasses, culs-de-sac où lamarmaille grouille et pullule tellement, qu’on croirait lesmarchands d’anguilles et de moules aussi prolifiques que leursmarchandises. Les fièvres paludéennes et les contagions balaientces morveux par portées entières, les lourds chariots des Nationsen rouent au moins une couple chaque semaine ; le lendemain,ils foisonnent en rassemblements aussi compacts que la veille.Toutefois, les unions légitimes des pêcheurs et des poissonniers nesuffiraient pas à encrasser de ce varech humain le pavé de ceshabitacles. Des amours aussi passagères et aussi capricieuses quecelles des plantes, président à la propagation de l’espèce. Telsfils de servante blonde, comme la blonde Germanie, héritèrent duteint citronneux et des sourcils noirs de leur père, le timonieritalien échoué une nuit chez le logeur allemand, baes decette Gretchen. Ces boulots de complexion apparemmentseptentrionale proviennent du croisement furtif d’un lamaneurhollandais et de la pensionnaire d’une posadaespagnole[20].
L’atmosphère fiévreuse et vénale de la radeémancipe de bonne heure cette progéniture de matelots et de filles.Ils se vengeront de leurs trente-six pères en écorchant et enjuivant de leur mieux les pauvres diables de marins.
L’ambigu de leur métier compliquel’indéterminé de leur origine. Leur existence s’écoule au fil desvastes nappes fluviales. À force de les emplir de visionslubrifiantes, l’eau communique sa vertu, son aimant pervers, àleurs prunelles. Musculeux et pourtant dégagés, futés maisintrépides, adroits comme des bravi florentins, ces métisparticipent des nixes à la voix insinuante, aux quenottes voraces,aux griffes affilées. Ils parlent, comme d’intuition, une dizainede langues, autant de dialectes, et chacun avec l’accent local ouplutôt en relevant celui-ci d’une pointe canaille, d’un timbreparodiste et argotique dont ils pimentent même leur propre patoiset auquel on les reconnaît entre leurs congénères des autres grandsports.
Mâtinés, échappés de toutes les races, leursdisparates s’harmonisent, s’amalgament de manière à composer unephysionomie autochtone, très arrêtée, à les marquer d’uneestampille sans analogue, d’un indélébile et vigoureux cachet deterroir.
Laurent prisait fort leur élégance féline,leur indolence affectée. Cette variété de la plèbe anversoisequintessenciait les vices et les perfections mêmes de la grandeville.
À la longue, Paridael contractait leurshabitudes de corps, leurs déhanchements, leur élocution lente etfarcie. Le fumet violent de ces dessous de métropole florissantecondimentait sa vie, longtemps insipide. Il s’adaptait à sesentours. Certains jours il se culottait, comme les « capons durivage », de dimittes boucanées et de pilous rogneux, ouvraitsur la blouse courte du débardeur le vieux paletot à basquesflottantes, se coiffait de la casquette marine à visière impudente,du piriforme ballon de soie cher aux blatiers ruraux, d’un pétasepicaresque ou même d’une simple natte à figues croustilleusementpétrie.
Dans cette tenue topique il se débraillait, sedépoitraillait, roulait des hanches, frétillait de la langue,traînaillait des savates, entrechoquait les sabots. Adossé au murd’un hangar, la joue fluxionnée d’une chique, les bras nus, il secaressait les biceps avec des coquetteries de tombeur forain ou, lamain à la braguette, rajustait d’un geste cynique ses chaussestoujours tombantes, ou tourmentait le fond de ses poches et, enquête de gredineries, béait, musait des heures, au va-et-vient despassants.
Les jeux de mains ne lui répugnaientplus ; il se complaisait dans les ruées sur un camarade endéfaut, subissait ou distribuait les fessées au hasard desturlupinades, provoquait et entretenait les culbutes, croupespar-dessus têtes, se prêtait aux privautés, aux apostrophesrisquées. Au sortir de ces tournois on l’eût pris pour le boueux oule tombelier qu’il venait de vautrer dans la voirie.
Durant le jour runners etlouffers déambulaient le plus souvent chacun de son côté.Allongés sur une pile de ballots, sur un camion lège, au combled’un tas de planches, ou encore au fond d’un bachot, ils nedormaient que d’un œil. Vers la brune il y avait de subitsbranle-bas, ils convergeaient de flair et d’instinct aux mêmesstationnements. Tassés à croupetons, semblables à une tribu dechampignons germés en commun par une nuit humide et ténébreuse, ilstenaient de véritables sabbats, ruminaient quelque pillerie,liaient des parties de maraude, se proposaient aussi de brutalesgageures, enchérissaient de turpitudes, épouvantaient par leursgueulées et leurs tortillements les guenuches qui louvoyaient dansleurs parages.
Un essaim de mauvaises mouches, de cantharidesinvisibles semblait piquer simultanément la tapée licencieuse etc’était alors, jusqu’au potron-minet, le long du fleuve et descanaux, sous les hangars, parmi les marchandises amoncelées, descourses de dératés, des ruses de guérilleros, desrandonnées furieuses, des picorages furtifs, des flibusteriesformidables ameutant et consternant gabelous et policiers.
S’il ne passait pas la nuit au dehors, ilgîtait avec les insubordonnés de tout poil dans les pouilleries duSchelleke, du Coude Tortu, de l’Impasse du Glaive et de la Montagned’Or. Encore lui fallait-il acquitter d’avance les deux sous de lanuitée. Il tirebouchonnait au gré d’un escalier charbonneux etvermoulu jusqu’au galetas garni de sordides literies suspendues àla façon des branles. Les habitués du lieu s’allongeaient au petitbonheur, le plus souvent tout habillés, sans prendre garde auxcoucheurs voisins, âges et sexes confondus, dos à dos, ventre àventre, tête-bêche, grouilleux, incontinents. Cette promiscuitédéterminait des accouplements presque inconscients etsomnambuliques, des méprises amoureuses, parfois aussi des prisesde possession poivrées de carnage, des scènes de jalousie et derivalité se prolongeant jusqu’au chant du coq. Et par ces nuitschargées d’ozone, les désirs crépitaient à fleur de peau comme lesfeux-follets sur la tourbière. Laurent entendait bruire etchuchoter les lèvres haletantes. Des marchés se débattaient autourde lui, de fatales initiations se consommaient à la faveur desténèbres. Où commençait la réalité, où finissait lecauchemar ? Les noctambules se renversaient, battaient desbras et des jambes, se ramassaient dans des postures de jugementdernier ou de chute des anges, jusqu’à ce qu’au plus fort de latourmente générale, d’inoubliables giries, une clameur plus atroce,plus stridente que les autres, arrachât, en sursaut, cette chambréede complices à leur enfer anticipé[21].
La police patrouillait chaque nuit dans cescloaques dont l’atmosphère eût jugulé un cureur d’égouts. De loinen loin elle opérait une coupe sombre, mais procédait chaque nuit àun émondage partiel.
Précédé du baes, le policier promenait lerayon de la lanterne sourde sous le nez des dormeurs. Son choixfait, il secouait le récidiviste, l’invitait presque cordialement àse lever, à se vêtir, et ne sortait qu’après lui. L’hommeobéissait, morne, grognonnant avec des allures d’ours muselé. Cetteformalité se renouvelait si souvent que les autres ouvraient àpeine un œil, ou après avoir salué d’un « bon voyage »gouailleur le camarade et son acolyte se rendormaient sans accorderd’autre attention à cette cueillette. Demain arriverait leurtour ! Puis il y a des mortes-saisons pour leur métier commepour les autres ! Et, en temps de chômage, autant couler sesjours au Dépôt ou rue des Béguines !…
À la pointe du jour, le logeur se présentaitau seuil du dortoir et après s’être gargarisé d’une toux et d’uncrachat, il clamait d’une voix professionnelle, un peu nasarde decommissaire-priseur procédant à une adjudication :
« Debout, les garçons !… Un… Deux…Trois !… »
Puis, sans autre sommation, il détendaitbrusquement les sangles soutenant les paillasses, et, au risque dedéfoncer les planches moisies, la masse des coucheurs s’abattaitbrutalement sur le parquet.
Habitué des audiences de la correctionnelle,s’éternisant des heures parmi les récidivistes et les apprentislarrons, qu’affriolaient des débats consacrés aux exploits de leurscopains, se complaisant dans le contact des guenilles imprégnées desenteurs aventurières, Paridael dut à des miracles de n’être pasimpliqué lui-même dans l’une ou l’autre affaire de ces détrousseursterrorisant la banlieue.
Il connaissait plus d’un affilié de ces bandescélèbres établies dans les hameaux borgnes aux confins desfaubourgs populeux : au Stuivenberg, au Doelhof, au Roggeveld,au Kerkeveld. Les policiers le ménageaient et le tenaient pour unoriginal, un toqué, un fou inoffensif. Ils le veillaient plusqu’ils ne le surveillaient malgré ses éhontés compagnonnages avecla crème des repris de justice : le Hareng, le Sans-Cul, Fleurd’Égout.
Lui aussi avait été gratifié d’un sobriquet.Ce n’était pas le premier : autrefois, dans son monde, Béjard,Saint-Fardier, Félicité et même Régina affectant de ne voir que lacarnation trop montée de son visage l’avaient appelé le« Paysan ». La populace avec laquelle il s’emboîtait àprésent, remarqua plutôt la blancheur et la petitesse de ses mains,la cambrure de ses pieds de femme, la finesse de sesattaches ; et pour les receleuses mamelues, pour les roguesescarpes, aux larges poignes, aux pesantes fondations, il fut leJonker, le Hobereau.
Comment arriva-t-il à se faire chérir par tousces apaches, alors qu’on aurait pu s’attendre plutôt à le trouverun matin saigné, étripé dans une arrière-cour de tapis-franc ou àle voir retirer de la vase des Bassins, le ventre déjà grouillantd’anguilles ?
Il excitait au contraire dans ces bas-fondsune sorte de respect superstitieux et de déférente sympathie. Ilslui avaient d’ailleurs tendu des goures dont il sortit à l’honneurde sa discrétion. L’esprit de contumace rapprochait ce déclassé deces hors-la-loi.
Pour flatter et chatouiller leur instinct decombativité, pincer leur fibre frondeuse, exalter leur muscularitésanguine, aux heures de cagnardise il leur raconta ses lectures,transposa Shakespeare à leur intention : Othello, Macbeth,Hamlet, le roi Lear, mais surtout ceux de la guerre des Deux Roses,Rois et Reines des périodes expiatoires, fauves tigrés de stupre etd’héroïsme.
Plus d’une fois au sortir de ces lectures,réveillé par l’approbation véhémente, le pantellement de ces corpsde gladiateurs, le fluide de ces âmes irresponsables comme lanature même, il lui semblait que son rêve venait de s’épancher dansla réalité.
C’est parmi les plus jeunes de cesrunners que les colombophiles recrutaient leurs coureursles dimanches de concours. Il arriva à Laurent de faire partie desrelais et, serrant entre les dents les coins de la musettecontenant le pigeon victorieux, de s’élancer pieds nus, les jarretsélastiques comme ceux d’un héros de la palestre.
Il découvrit le photographe chargé par lajustice de perpétuer l’image des criminels à l’issue de leur procèset se fendit d’une épreuve de la collection intégrale. Ils’absorbait avec une joie amère dans la contemplation de cettegalerie de trouble-bourgeois bien patentés et les comparait, sansprévention, au bronze, au marbre, même à la chair des mortelsaugustes. À défaut des lettres d’or illustrant les monuments de lareconnaissance civique, le nom du condamné éclatait en caractèresblancs sur la poitrine de chaque photographie. Cette inscriptionsemblait pilorier et tatouer au fer rouge jusqu’à la pauvre effigiedu sujet. Au revers de la carte figuraient le signalement, lesobriquet, le lieu de naissance, le numéro du dossier et l’objet dela prévention.
Laurent s’amusait des leurres et destrompe-l’œil des physionomies. Certains masques de satyres eussentconvenu au plus vénéré des notables et au plus chaste despuceaux.
À la suite du viol d’une demoiselle de rayonpar six paysans de la banlieue, il s’attabla souvent au cabaretbanal d’où les garnements s’étaient rués pour s’assouvir. Ilaffectionnait la chaussée de mine délabrée avec ses ravières, sesfourrés galeux, ses roidillons, sa bordure d’arbres grêles, écorcéset entaillés sans doute par les mêmes touche-à-tout qui devaients’acharner à l’occasion sur une victime moins passive.
Grâce à son album de célébrités patibulairesil reconnut un des héros de cette équipée, en un goujat de dix-huitans condamné par la Cour d’assises, puis libéré en vertu du droitrégalien. Si la photographie très ressemblante de cet échappé decentrale, une de celles auxquelles Paridael revenait obstinément,l’avait déconcerté par la candeur presque séraphique des traits,combien plus inoffensif et plus avenant encore lui apparut lecachotier en chair et en os ! Rien de sinistre ou même desuspect dans l’enseigne de cette âme. Un petit paysan, rose etpropret, charnu, la taille dégagée, de grands yeux bleus, pâles etlimpides, les joues légèrement duvetées, le nez assez gros, lesnarines relevées, la bouche mutine, des cheveux blonds, fins etplats, régulièrement séparés par une raie sur le côté – une mècherebelle, un épi se hérissant au-dessus de l’oreille ; –habillé d’une veste et d’une culotte de velvétine roussâtre àcôtes, de sabots de vacher, un foulard rouge, noué comme une corde,autour du cou : la dégaîne d’un enfant de chœur surpris àvoler des pommes.
Laurent lui payait chope et se faisaitraconter les stades du crime, savourant le contraste entre lascabreuse aventure et l’air ingénu du ravisseur. Cette voix douceet dolente de pénitent au confessionnal, lui faisait venir, àcertains moments, la chair de poule. Le curieux bonhomme entraitsans une angoisse, sans un rétrécissement de la gorge, dans lesdétails les plus croustilleux, comme s’il récitait une autrecomplainte que la sienne, et concluait ainsi :
« Le plus étrange c’est que la partieétant jouée, nous n’osions plus nous quitter, les camarades et moi.Et cependant leur voix me faisait mal… Willeki ayant proposé deretourner, là-bas, achever la malheureuse pour lui clore à jamaisle bec, je m’escampai à toutes jambes… Un chien hurlait à lamort : « C’est le spits de Lamme Taplaar » medisais-je à moi-même… Au loin, entre les arbres, et par-dessus laplaine, le gaz de la ville dessinait un immense dôme d’égliselumineuse dans le ciel noir. Et cette pensée de la ville tropproche ne suscitait en moi aucune peur des gendarmes. Il tombaitune pluie fine. J’avais la tête en feu, mes tempes battaient ;je gardais dans les narines, dans mes frusques, j’emportais au boutdes doigts une odeur de carne et de boucherie qui m’écœurait commele fumet de la mangeaille après une ventrée. Je dormis très biencette nuit, en rêvant de la grande église blanche dans leciel…[22] »
Les hasards de la naissance, de l’éducation etdu costume autant que les inconséquences de la nature, offraient àParidael des comparaisons de décourageante philosophie.
Devant une bâtisse il s’indignait en voyant deplastiques et décoratifs adolescents s’éreinter, se déhancher, sedéjeter, à faire office de plâtriers et d’aide-maçons pour érigerun palais à quelque suffète podagre. Le propriétaire conféraitflegmatiquement avec l’architecte ou l’entrepreneur obséquieux,sans accorder la moindre attention à ces manœuvres quis’arc-boutaient, ahanaient et tiraient la langue sous la charge.Mais autant le richard suait la morgue, bête et empotée, semontrait grotesque et vulgaire, autant ces artisans, même foulés etstrapassés, déployaient de naturel et de vaillance, se moulaientbien dans leurs hardes grossières et dégageaient de fluideaffectif.
Et Laurent se représentait le valet de maçonélevé à la façon des riches, vêtu en masher ou enswell anglais, entraîné aux saines et eurythmiquesfatigues du sport ; et la supériorité du rustaud ainsitransformé sur les jeunes Saint-Fardier et les gringalets de leuranémique et friable entourage. Souvent la fantaisie lui prit devider sa bourse entre les mains d’un apprenti et de lui dire :« Imbécile, vis, ménage tes forces, entretiens ta jeunesse,préserve ta belle mine, paresse, rêve, aime,abandonne-toi ! »
Dès son enfance, chez les Dobouziez, ilréprouvait les arts insalubres, les travaux trop durs et tropexclusifs, les manœuvres ne mettant en action qu’un seul côté ducorps, les opérations exigeant un invariable coup de rein oud’épaule, l’effort implacablement réclamé des mêmes agentsmusculaires. Il maudissait les ateliers créateurs de monstres,usines, hauts–fourneaux, charbonnages, où se déflorent,s’effeuillent et se dégradent les jeunes pousses humaines. Et ilentretenait des utopies, rêvait un renouveau franchement païen oùrefleurirait, libre et absolu, le culte du nu, l’adoration desformes ressenties et des chairs dévoilées. Que ne pouvait-ils’entourer d’affranchis du travail, d’une cour de plastiquesfigures humaines ! Au lieu de statues et de tableaux il eûtcollectionné ou plutôt sélectionné des chefs-d’œuvre vivants. Etdans son enthousiasme pour la beauté physique il blasphémait cetteparole de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueurde ton front ». Ladrerie morale et difformité corporellen’avaient pas d’autre origine. La loi de Darwin confirmait celle deJéhovah.
Puis, par une étrange contradiction, ilconvenait du charme impérieux et tragique de ce temps. Lescontemporains offraient une beauté caractériste et psychique, sinonaussi régulière infiniment plus pittoresque et même plussculpturale que celle des générations révolues. Il conciliait alorsles deux genres de beautés, associait le nu du passé et le costumedu présent, modernisait l’antique, créait des Antinoüs en tricot dechaloupier, des Vénus nippées comme des cigarières, des Bacchantesen trieuses de café et en balayeuses, des Hercule en garçonsbouchers et en forts de la minque. Mercure s’incarnait dans unrunner aux reins cambrés et aux mollets fuselés comme ceuxdu bronze de Jean de Bologne ; Apollon endossait l’uniforme ducavalier ; Bacchus tireur de vin se doublait d’un incorrigiblebuffeteur. Une équipe de terrassiers évoluant parmi lesétrésillons, une coterie de paveurs, coudés et rebondis, au-dessusd’une bordure de route, lui rappelaient des théories de discoboless’exerçant dans la palestre, et depuis son retour aux rives del’Escaut, il ne se figurait point bas-relief d’une orchestiquesupérieure au mouvement d’une brigade des« Nations ».
Dimanches et lundis Paridael dansait, jusqu’àl’aube, dans les bastringues des faubourgs dramatisés par lesfrottées entre blouses et uniformes, ou dans les musicos duquartier des bateliers où se trémoussaient les runners etgens de mer.
Et quelles danses alors ! Quelles loures,quelles bourrées, quels hornpipes vertigineux accompagnésd’un triangle, d’une clarinette et d’un accordéon ! La crapuleéjouie de ces égrillards aux contorsions figurées, aux soubresautstrides, aux déhanchements balourds, aux énervants et galvaniquestricotages des jarrets et des talons.
Une crevasse dans le soufflet de l’accordéondétermine une lamentable fuite de mélodie et, à chaque appel de lanote perforée, le son s’échappe avec un couac de moribond…
À la pause, entre deux reprises, tandis queles couples se promènent et acquittent, dans la main du« tenancier », leur redevance pour ces toupillements,l’arrosoir d’un garçon de salle abat la poussière en dessinant desfestons humides sur le plancher.
Puis les clarinettes repartent, les danseursappellent du pied, et souliers et sabots se remettent àtrépigner.
Des barboteuses cinquantenaires, les pommettesallumées, daignent fringuer avec des apprentis-calfats luisants decourée et de galipot, la culotte enfoncée dans leurs bas, qui sefrottent goulûment à ces opulentes matrones décolletées et vêtuesde percaline et de satin d’Écosse.
Dans la galerie du pourtour, les marsouins enbelle humeur, les mousses émerillonnés, les pêcheurs fleurant lebrome et le fiel de poisson, s’attablent, pintent, et font boire àleur verre les femmes qui circulent, et les attirent à eux, et lescalent sur leurs cuisses, despotiquement.
Les gens de mer se rencontrent avec lesbateliers, les patrons de beurts et leurs « garçonsde cahute », moins basanés, moins gercés, plus roses, pluspoupards, les oreilles écartées de la tête et percées de bélièresd’argent.
Dans le tourbillon de la poussière, deshalenées, des sueurs et des tabacs âcres et noirs comme la tourbe,les formes des danseurs sombrent ou émergent par fragments.Casquettes, bérets, suroîts ou zuidwestersgoudronnés, chignons à boucles, affleurent à la surface du lourdnuage. À la faveur d’une éclaircie, lorsque l’entrée ou la sortied’un couple ventile momentanément la place, on perçoit aussi lesjerseys bleus bridant comme des maillots, des vareuses à largecollet, des tailles décolletées et mamelues, des culottescollantes, un moutonnement de croupes et de fesses, un ballonnementde jupes courtes, de grandes bottes de pêche, des bas bien tendusmontrant entre les mailles assez lâches le rosé d’un mollet plus oumoins ferme. C’est un carambolage de têtes rapprochées ; leslèvres claquent, appétées ; les yeux s’amorcent de câlinesirradiations ; il y a des sourires de langueur, des rireschatouillés, des accolades initiales, de magnétiques flexions degenoux, des spasmes mal réprimés…
Le lendemain de ces sauteries féroces,Paridael, avide d’air respirable, rejoignait au Doel la tribu deses camarades, les écumeurs de rivière.
La quarantaine fonctionne au Doel. Le canot duservice accoste tous les navires remontant l’Escaut, le docteurprend connaissance des papiers du bord et des lettres de santé, etles bâtiments arrivant d’Orient ou d’Espagne, où le choléra règne àla façon d’un roi du Dahomey, sont forcés de larguer et des’arrêter ici durant huit jours, à hauteur de l’ancien fortFrédéric.
Déjà cinq vapeurs stationnent immobiles, commede mornes Léviathans, les feux éteints, la vapeur renversée, lacheminée dépouillée de son long panache de fumée. Ils arborent lesinistre pavillon jaune, qui les retranche provisoirement du mondesocial, et le seul qui tienne à distance jusqu’auxrunners, si difficiles à épouvanter pourtant.
Mais ce n’est que partie remise, et il suffiraque les navires infectés ou seulement en observation purgent laquarantaine et ramènent le drapeau soufré pour que la nuée dessinjoors qui les guette avidement, comme un chat guigne,de loin, un oiselet auquel il ne peut mettre la patte, et rendusencore plus âpres à la curée par ce long ajournement, s’abattentsur eux, avec l’inéluctable arbitraire d’un nouveau fléau.
D’ici là, pour se tenir en haleine lesrunners jetteront leur dévolu sur le Dolphin, ungrand trois-mâts australien arrivant des Indes hollandaises et del’Indo-Chine. Un bateau-pilote profitant de la marée haute, leremorque depuis Flessingue vers Anvers et il passera devant le Doelà trois heures de l’après-midi.
En attendant que les mâts du vaisseau promispointent, du côté de Bats, par-dessus les Polders, nos ruffians serépandent sur la digue herbeuse derrière laquelle se tasse encontre-bas, le placide village qu’ils terrorisent pareils à unedescente de Normands en l’an mille.
Leur présence au Doel prête un charme malsainde plus à l’atmosphère de lazaret planant depuis un mois autour dece nid de crânes bateliers à l’épreuve de toute épidémie. Ô lecimetière de pêcheurs et de naufragés où l’on enfouit récemmentquatre cholériques !
Les doyens de la rapace confrérie, lesroutiers, des gaillards pileux, terribles, aquilins, se mêlent àleurs dignes apprentis. Sous la large visière de leur casquetteceux-ci représentent des têtes bretaudées, ou crépues, polissonnes,étrangement avenantes mais vicieuses, déflorées par les coups degarcette et la crapule. Transfuges de marins, pseudo-navigateurs,quelques-uns mal remis des excès d’une nuit blanche, roupillent,croupe en l’air, les mains jointes dans la nuque. D’autres couchéssur le ventre, redressés à mi-corps sur les coudes, le menton dansles paumes : position de sphinx aposté ou de vigiemalfaisante.
Cillant et clignant de l’œil, ils conjurentl’horizon et semblent fasciner jusqu’à les immobiliser les steamerspavoisés de jaune.
Parfois, pour tromper leur impatience, lesrunners se remettent sur leurs pieds, bâillent, s’étirent,ploient et écartent les jambes, esquissent lentement et comme àregret des feintes de lutteur, traînent quelques pas, puis serafalent et retombent peu à peu dans leur immobilitéexpectante.
Il y en a de remuants et de turbulents, qui,semblables aux guêpes, taquinent et assaillent les dormeurs, ou quibarbotent, pieds nus, dans la vase et en sortent chaussés d’un noircothurne.
Mais l’une des vedettes signale levoilier ! Trêve de paresse et de baguenaude ! À la vue deleur proie, ne songeant plus qu’à la curée, ils enjambent lesdormeurs, dévalent vers la petite crique où sont garées leurspirogues, embarquent leurs appeaux et leurs provisions, ramassentles avirons et se mettent en devoir de démarrer. Opérationcritique, car la passe est étroite, les embarcations se touchent etdans son égoïsme ombrageux chacun voudrait partir avant les autres.Tous s’ébranlent, se démènent à la fois, aucun ne prétend céder lepas à son voisin, au concurrent.
De là des criailleries, des invectives et desbousculades. Pour arriver beau premier le runner couleraitsans vergogne non seulement le canot du camarade, mais le camaradelui-même. D’ailleurs, il n’y a plus de camaraderie qui tienne,l’instinct du lucre reprend le dessus ; et les complices quipiquaient tout à l’heure au même plat et buvaient à la mêmebouteille, se dévisagent à présent d’un air torve, prêts às’entre-déchiqueter.
Mais, profitant de ce chamaillis qui menace detourner en un engagement naval, voilà qu’un canot, puis un second,puis un autre encore, montés par des gaillards plus avisés, se sontdoucement coulés entre les antagonistes et, narquois, boutentallègrement au large.
À cette vue, les querelleurs suspendent leshostilités et le gros de la flottille se détache de la rive.
Les retardataires nagent à toutes rames,silencieux, remplis d’angoisse, dévorant leur haine envieuse,résolus à l’emporter coûte que coûte sur leurs compétiteurs,ruminant chape-chute et coups de Jarnac. Ils manœuvrent si bienqu’ils rejoignent leurs avant-coureurs.
Et à présent ils marchent de conserve, uneforce égale, une même énergie, semble les animer ; aucuneéquipe ne gagnera notablement sur la masse. Leur respirationhaletante s’accorde avec le rythme de leur nage ; ils sepenchent et se renversent spasmodiquement, les tolets gémissent àchaque coup d’aviron, et l’eau dégouttant des palettes promène àtravers la nappe glauque un ruissellement d’escarboucles.
Du bâtiment, point de mire de cettepassionnante régate, on a vu s’avancer leur flottille, qui semblaitde loin, tant elle se tient compacte et serrée, un banc de poissonsmigrateurs. Le monde se presse sur le pont. Le capitaine et sonéquipage suspectent et flairent en ces rameurs endiablés lesémissaires des mercantis et des pourvoyeurs du port.
Le chef, qui n’en est pas à sa premièrerencontre avec ces landsharks,ces requins d’eau douce,change de couleur et se met à sacrer comme un diable. Les matelots,eux, quoique ayant ample sujet de rancune contre cette race,affectent bien quelque humeur, mais ne grommellent que du bout deslèvres ; ils rient plutôt sous cape et s’émoustillent à l’idéedes plaisirs usurairement payés mais si copieux et si intenses queleur procureront ces entremetteurs.
À une encablure du vaisseau, les canotiers dela tête hèlent le capitaine, un Anglais congestionné qui accueilleleurs ouvertures par une recrudescence d’imprécations et les menacemême, s’ils ne décampent au plus vite, de les canarder comme unecompagnie de halbrans. Mais les runners, incomparableslouvoyeurs, possèdent leur code maritime. Ils en tournent aussiadroitement les pénalités qu’ils esquivent les rapides et leshauts-fonds de l’Escaut. Pures rodomontades que les sommations del’Anglais ! Il se garderait bien de s’attirer une vilaineaffaire. Aucune loi belge ne l’arme contre l’investissement de sonnavire par les commis de victuaillers.
Aussi, forts de la connivence légale, lessacripants affectent d’autant plus de pateline conciliation, que lerageur leur lance, à défaut d’autre mitraille, les plus grosprojectiles de son arsenal de gueulées. Les damned son of awhore ! alternent avec les bloody son of abitch !
Sur ces entrefaites, les autres équipes,lâchant les rames pour se servir de harpons, s’accrochent àl’arrière, grimpent le long des œuvres mortes, jouent des pieds etdes mains, et foulent le pont avant que le capitaine ne soit arrivéà bout de son chapelet d’imprécations.
L’équipage n’exécute plus ou n’écoute quemollement les voix. À dire vrai les matelots pactisent avec lesenvahisseurs. L’approche du port amollit ces grands gaillards, ladiscipline se relâche ; ils sont puérils et distraits commedes collégiens à la veille des vacances. Depuis les bouches del’Escaut, dans le vent moins âpre qui souffle de la terre, cesinternés hument le bouquet des libertés prochaines et reniflentbruyamment, les effluves des haras hospitaliers.
Loin d’en vouloir à ces nautoniers cauteleuxqui ne se jettent à leur cou que pour les écorcher de nouveau enexploitant leurs fringales et leurs pléthores, ces bonnes pâtes lesaccueillent comme les annonciateurs des prochaines bâfrées et desimminentes débondes.
Pas moins de trente canots, chacun monté pardeux ou trois runners, adhèrent à la carcasse duDolphin avec l’inéluctable opiniâtreté des pieuvres.Tandis que les matelots organisant un simulacre de résistance,refoulent mollement l’invasion à bâbord, on les déborde à tribord.Repoussés de la poupe, les pendards se jettent à la proue ou, seportant à la fois sur un seul point, ils se font la courte échelle.L’un grimpe sur les épaules ou s’assied sur la tête d’un gaillardqui pèse de tout son poids sur les omoplates d’un troisième. Ledernier arrivé supporte à son tour la charge d’un autre compère surlequel viendra s’en jucher un cinquième, et ainsi de suite. Lespatients du dessous geignent, soufflent, renâclent, demandent qu’onse dépêche, n’en peuvent plus, ceux du dessus s’esclaffent etbatifolent ; les talons menacent de défoncer les mâchoires,les mains se cramponnent aux tignasses, les nippes se déchirentavec un craquement, les croupes offusquent et éborgnent lesvisages, et ainsi agglutinés, culbutés les uns sur les autres, ilsrappellent ces francs lurons de kermesse, qui s’échafaudent et sesuperposent jusqu’à ce que le plus haut perché puisse décrocher auprofit de tous, les prix d’un inaccessible mât de cocagne. À chaqueoscillation du navire qui continue de filer son nœud, cettepyramide humaine menace de s’écrouler dans le fleuve ; lefrêle batelet sur lequel repose tout l’édifice, risque vingt foisde chavirer avec sa cargaison.
La témérité des runners confond lecapitaine lui-même et son mépris pour cette racaille se transformeen l’admiration indicible que tout Anglo-Saxon éprouve pour lescasse-cou.
Courage ! une poussée encore et les voilàmaîtres de la place !
Après l’abordage il s’agit de lotir le butin.Partage délicat, car pour vingt à trente chrétiens montant lenavire, on compte près d’une centaine de rapaces. Harcelé, tiré àquatre, interpellé dans toutes les langues et de tous les côtés àla fois, le matelot ne sait auquel entendre. Le pont revêt l’aspectd’une Bourse de commerce. De groupe à groupe se débat la valeurreprésentée par chaque tête de l’équipage. Les vétérans intimidentles faibles et les novices ; les politiques s’efforcentd’évincer les béjaunes. Quelques runners lâchent pied.Mais la plupart se le disputant en vigueur et en astuce, lesconférences s’animent et tournent en colloques. On montre lesdents, des poings se ferment, renards redeviennent loups. Lesaltercations du rivage se renouvellent ; envenimées parl’ajournement, cette fois les querelles se videront pour de bon. Ilsuffira d’un corps à corps isolé pour amener une bagarre générale.Ils se daubent, se prennent à la gorge, se terrassent, s’agrippentcomme des dogues, jouent de la griffe et même du croc, et s’ilscraignent le dessous recourent aux feintes déloyales, aux coupsfélons.
Les marins se gardent bien d’intervenir dansces passes d’armes dont ils représentent l’enjeu. D’ailleurs,eux-mêmes ont la tête trop près du bonnet pour contrarier cesrèglements de compte. Ils font cercle, passifs, affriolés, jugeantdes coups. Leurs dépouilles appartiendront aux vainqueurs. Cesconvoitises féroces déchaînées chez les mercantis, flattentpeut-être les grands enfants prodigues, résolus à fondre jusqu’àleur dernier jaunet dans n’importe quelle fournaise. Un œil poché,une lèvre fendue, une dent déchaussée, quelques contusions etquelques estafilades décident de la victoire. Terrassés, le genoudu vainqueur pesant sur leur poitrine, beaucoup se rendent avantd’avoir été mis hors de combat. Ils regagnent piteusement leursbarques et battent en retraite vers le Doel, à moins que, de loin,ils ne s’obstinent à escorter le Dolphin et à poursuivrede huées leurs heureux compétiteurs.
À présent, ceux-ci s’amadouent, rentrent lesgriffes, étanchent le sang de leurs égratignures, réparent lesruines et les brèches de leur accoutrement, et sous le boucanier,héroïque à ses heures, reparaît le trafiquant sordide, le roué decomptoir.
Ils se rabattent sur les matelots comme, aprèsune bataille décisive entre deux fourmilières, les triomphateurss’empressent d’emporter et de traire les gros pucerons desvaincus.
Paniers de victuailles, rouleaux de tabac,caisses de cigares, tablettes de cavendish, et surtout tonnelets deliquide, bières, gins, whiskeys, tisanes gazeuses jouant lechampagne, bordeaux plus ou moins frelatés ou alcoolisés, pimentésà emporter la mâchoire d’un bœuf, émergent, surgissent, comme parenchantement, des mystérieuses cachettes où les avaient dissimulésles belligérants. Le champ de bataille se résout en un champ defoire et le carnage en un bivac. Les bouchons sautent, les bondesperforent les tonnelets. Robinets de tourner, pintes et verres dese remplir, et les marins de répondre aux avances des insinuantscapteurs. Les débagouleurs se font chattemiteux et presquemignards.
Les officiers se contentent de veiller àl’exécution des manœuvres indispensables et pour plus de sûretémettent eux-mêmes la main à la besogne. Et graduellement l’ambiantelangueur les gagne :
– Oh ! se déprendre au plus vite dumorne et rigide devoir, dépouiller le sacerdoce avec l’uniforme,s’humaniser ; oui, même s’animaliser… En attendant, pourquoine pas tâter des rafraîchissements que ces gueux nousapportent ! Voilà trois semaines que, sous prétexte de brandy,le steward ne nous sert plus que de la ripopée etl’estomac répugne au biscuit de mer, aux conserves et auxsalaisons.
Ainsi monologuent les officiers en arpentantle pont. L’austère capitaine lui-même se sent plus faible et plusindulgent que de coutume.
Un runner devine ce trouble, car ils’approche du commandant et, avec un geste câlin, en lui versantune rasade de mixture mousseuse : « Un verre dechampagne, mon capitaine ! ». Le capitaine dévisagel’effronté, prêt à lui tirer les oreilles, mais le juron courroucéexpire entre les poils de sa moustache grise, il ébauche à peine unrictus sourcilleux, et, tantalisé, accepte le verre, le siffle d’untrait, claque des lèvres et le tend au jeune échanson, non pour lerendre mais bien pour qu’il le lui remplisse.
Ce drôle dégourdi qui vient de l’induire sivictorieusement en tentation ne laisse pas d’intriguer lecapitaine, presbytérien rigide et quelque peu puritain. Il a lataille d’un jeune mousse, la mine d’une fillette, et pourtant lahanche plus fournie et les reins plus cambrés, plus modelés, queles autres lurons de sa volée. Comme la plupart de ses pareils,celui-ci porte un déguisement d’aspirant de marine. « Oùdiable cette confrérie de fieffés bandits a-t-elle déniché d’aussigentilles recrues ? » marronne le respectable capitaine,et, plus sollicité qu’il ne se l’avoue par l’expression agaçante del’échanson, il s’éloigne en maugréant, lorsque le soi-disantrunner lui jette les bras autour du cou et lui révèle sondouble travestissement.
– Damnation ! clame le commandant,en voyant mille lucioles, c’est qu’ils finiront par nous amenertout leur sacré b…
– À vos ordres mon capitaine !
Et railleusement, elle lui désigne leslieutenants lutinés par des runners auprès de qui cesofficiers, bons connaisseurs, ne tardent pas à partager l’agréableméprise de leur commandant.
Cependant, la présence de ces femmes à bord,active et irrite l’appétence des matelots et leur fait paraîtreséculaire la demi-heure qui les sépare des quais anversois. Etl’ivresse aidant, nos simples suspectent encore d’autressupercheries et menacent de confondre avec les quatremidship-women,les polissons imberbes, qui les accablent dechatteries. Pourquoi ceux-là aussi ne seraient-ils pas des nonnainsd’un couvent de joie ? Illusion d’autant plus plausible, quedans ce monde équivoque, les filles corrodent leur gentillesse etleur amabilité natives, à la forfanterie, à l’abord rogue et à laparole enrouée des pilotins en rupture de hune, tout comme lesmousses de cette marine de ribleurs recourent pour duper lesmatelots réguliers à des effusions et à des jolivetés quasiféminines. Si l’orgie et la traversée se prolongeaient de scabreuxquiproquos résulteraient des obsessions du runner et del’abrutissement du marin.
Le Dolphin entre en rade.
À un dernier méandre du fleuve, le panoramad’Anvers s’étale dans sa majestueuse et grandiose splendeur. Surune longueur de plus d’une lieue, la ville présente aux regards desarrivants un front imposant de hangars, de halles, de monuments, detours et de clochetons, que domine la flèche de Notre-Dame. Cephare de bon conseil prémunit les voyageurs contre les embûches etles dédales de perdition qui s’enroulent au pied de la cathédrale,comme le serpent se repliait à l’ombre de l’arbre de vie. Lecrépuscule rosit le monument admirable, flamboie dans les dentellesde la pierre, et, en même temps qu’à sa nichée de corneilles lebeffroi donne la volée aux notes de son carillon…
Mais le marin du Dolphin ne lève plusles yeux à cette hauteur et n’entend même plus la voix des clochesvespérales. Pourquoi, la flèche altière ne s’apercevait-elle pasdes bouches de l’Escaut et le bourdon si sonore n’a-t-il pasrésonné jusqu’au Doel ? Les émissaires du diable prirent lesdevants sur les messagers des cieux. Même lorsqu’il se trouve enprésence de ces bons génies, il n’aura d’oreilles que pour lesboniments des courtiers et de regards que pour les ruelles obliquesdont les fenêtres rougeoient comme des fanaux de malheur.
Aussi dès que le matelot met pied à terre, lesrunners l’acheminent sans peine vers les dispensairesclandestins où le publicain s’associe à la prostituée pour ledétenir et pour le gruger. Celle-ci s’attaque à ses moelles ;celui-là le soulage de son vaillant. La fille va l’énerver ;puis le procureur le plumera sans résistance.
Afin de le livrer pieds et poings liés à leurmaître, les runners lui avancent une partie de son gage etle déterminent ensuite à confier à ses hôtes la poignée d’oramassée au prix d’un travail pénible comme un supplice. Désormais,il ne s’appartient plus.
Il ne s’arrache des bras de la gouine que pourivrogner avec le ruffian.
On l’empêtre de toutes sortes d’emplettes depacotille qu’on lui endosse à des prix exorbitants. Il paie dix etvingt fois leur valeur, pour en faire présent à son entourage, àceux-là même qui viennent de les lui coller, des flaconsd’outrageuses essences, des basses parfumeries, des colifichetscriards, des miroirs en écaille, de la coutellerie anglaise, desbagues en similor, du clinquant, des rassades avec lesquelles lescivilisateurs ne parviendraient même plus à éblouir les Cafres etles Sioux. Jamais il ne sort seul, jamais il ne franchit lesconfins de la région excentrique.
Le long du jour il s’accoude au comptoir de lasalle commune. Les parois se tapissent de pancartes : matousde l’Old Tom Gin, triangles rouges du pale-ale, bruns losanges dustout. Les chromolithographies sentimentales des ChristmasNumbers alternent avec les épilepsies des PoliceNews, de même que, sur le dressoir, les sirops et les élixirsà goût de pommade voisinent avec les alcools corrosifs.
Pour obtenir le droit de contemplerperpétuellement la créature dévolue à ses tendresses, il ingurgitetous les poisons de l’étalage. Peu à peu, sous l’influence de seslibations, elle lui semble revêtir l’apparence d’une madone trônantsur un reposoir, les bouffées de la pipe embaument l’encens, ledressoir joue le retable, les liqueurs composent des sujets devitrail, et les oraisons jaculatoires ne dégagent pas la ferveurdes discours qu’il tient à cette drôlesse. Alors, un rire moqueurlui rend le sentiment de l’endroit où il se trouve et de la déessequ’il invoque.
Si son ivresse tourne exceptionnellement enfrénésie, s’il tapage et se démène un brin, ces accès ne durentqu’un moment.
La gaupe est même chargée de les provoquer parsa coquetterie, car non seulement on porte largement la casse encompte au jaloux, mais afin de se faire pardonner ses incartades,celui-ci ne se montre que plus coulant, que plus malléable. Pourreconquérir sa boudeuse maîtresse il n’est pas de folie qu’il necommette, de dispendieuse fantaisie à laquelle il ne se livre.
Chaque matin le dépositaire lui remet un louissur son capital et chaque soir le flambard a consciencieusementdépensé cet argent mignon. Il paie recta, comme s’il possédait lapistole volante ou la bourse de Fortunatus.
Aussi, son ébahissement, le jour où lepublicain lui présente un mémoire établissant qu’il doit à son hôteprès du double de ce qu’il croyait posséder encore. Cette fois lepigeon se regimbe et va cogner pour de bon, mais en prévision dugrabuge le logeur a stipendié ses satellites ordinaires quimaîtrisent le récalcitrant. On le menace aussi de la policemaritime, mystérieuse juridiction inconnue de ce simple et qu’ils’imagine draconienne comme un Saint-Office. Un énorme abattementsuccède à ses velléités de révolte. Plutôt que d’aller en prison ilengagera sa carcasse.
Ici commence la phase la plus douloureuse dela traite du matelot :
Le juif de Venise ne prenait au débiteurinsolvable qu’une livre de sa chair, les Shylocks anversoisdépècent et charcutent moralement le mauvais payeur en l’impliquantdans une série de forfaitures : ils le contraignent dedéserter, lui procurent un nouveau contrat de louage, font mainbasse sur l’avance qu’on lui paie ; le forcent de signer undeuxième engagement, raflent une deuxième fois la prime ;l’embauchent de nouveau, retournent de nouveau ses poches, etrépètent ce jeu jusqu’à ce que l’autorité consulaire s’émeuve et seprépare à sévir.
Ils l’ont exprimé comme une orange. À les encroire il ne leur aurait pas encore rendu ce qu’il leur doit. Maisil devient compromettant, il s’agit de s’en défaire. C’estseulement de crainte qu’il ne parle et ne les fasse pincer avec luique les trafiquants le recèlent dans un taudion en dehors desfortifications.
Enfin, ils brocantent une dernière fois lapauvre marchandise humaine tant grevée, à un capitaine peuscrupuleux et, par une nuit ténébreuse, le runner,toujours prêt aux missions risquées, le même runner quil’enivrait et le cajolait sur le Dolphin, charge lecontumax sur une allège, dissimulée en aval du port, et le conduitclandestinement à bord de l’interlope.
À peine retourné à son élément, à son rudelabeur, le matelot ne pense plus aux vicissitudes du derniermouillage. Le souvenir des récentes abjections se fond au soufflerédempteur du large.
Si bien qu’après des circumnavigationsprolongées, le pauvre diable tout prêt à recommencer sa désastreuseexpérience, s’adonnera corps et âme, aux mauvais messies des rivesde l’Escaut.
En somme, il n’y a encore que ces pressureurspour lui offrir les délassements absolus !
Aux escales des antipodes sous ces climatsvéhéments, dans ces terres de feu peuplées d’êtres à pulpecitronneuse, de femmes reptiliennes et d’hommes efféminés, auprèsde ces populations jaunes et félines comme leurs fièvres, lesEuropéens refoulent leurs postulations charnelles, ou ne se prêtentau soulagement qu’avec la répugnance d’un apoplectique qui se faittirer une palette de sang.
Ou bien ils affrontent le lupanar comme undanger, en se montant le coup, avec des allures de bravache, et,pressés d’en finir, mènent les débauches féroces à travers lesfumées de l’opium. Une flore capiteuse et entêtante, les épices,les venins et l’incandescence de l’atmosphère les fouettent, lesemballent, et les précipitent tout d’un bloc vers des voluptéscuisantes suivies de stupeurs et de remords…
Âmes enfantines et mystiques ne goûtant pas leplaisir sans une sourdine d’intimité et de ferveur, ils associent àleurs nostalgies amoureuses les doux météores, les fraîchesnuaisons des mers germaniques : la température lénifiante descôtes occidentales, les brises viriles et réconfortantes, même lacordialité bourrue des grains et la brusquerie des sautes de ventsuccédant à l’énervante caresse alizéenne ; le sourire discretet attendri du septentrion, les harmonieux rideaux de nuages tirésenfin sur le rayonnement implacable, et surtout le baiser quasilustral du premier brouillard…
En revanche, ils se reprochent leur commerceavec les païennes comme un rite sacrilège.
Et jamais ils ne se reporteront à cesattentats sans que surgisse aussi le cauchemar des tourmentes detyphons et de cyclones durant lesquelles d’occultes prêtresses deSivah, avec des sifflements et des torsions de tarasques, nesemblent pomper l’huile bouillante de la mer que pour y substituerles laves telluriennes et les métaux en fusion du firmament…