La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

X – LA LOGE SUPÉRIEURE

Galway présentait l’aspect d’une ville prised’assaut. Ce n’était partout que tumulte, qu’ivresse et que luttesà travers les rues. Les repealers étaient maîtres de la cité. Ilsavaient gagné tant et tant de courage au fond des cruches depoteen, qu’ils s’étaient aperçus enfin du petit nombre de leursadversaires. Ils avaient compris que leur multitude pouvaitattaquer à coup sûr une poignée d’orangistes enragés, mal soutenuspar les protestants timides, par les modérés, par les indécis, partoute cette cohorte irrésolue enfin qui forme la majorité desélections tories en Irlande.

Les repealers avaient battu les orangistes etcouvert de boue James Sullivan, le saint devant le Seigneur ;ils avaient brisé les hustings,insulté les magistrats etporté leur candidat en triomphe.

Mais, comme ils étaient ivres outre mesure,ils ne s’étaient point arrêtés à temps dans leur victoire. Ilsavaient mis en fuite les scrutateurs du scrutin, et au lieu d’uneélection gagnée, ce n’avait été qu’une bataille à coups depoing.

En Angleterre, et surtout en Irlande, il fautassurément bien des choses pour annuler une élection. Les troisquarts du temps le scrutin est une immense orgie, dont la comédieanglaise a vingt fois retracé les repoussantes extravagances ;mais tout en buvant on vote d’ordinaire ; tout en se battanton fait œuvre d’électeur. Ici on avait bu, on s’était battu, maison n’avait point voté.

L’émeute avait envahi les hustings dèsl’ouverture du scrutin. C’est à peine si on avait laissé le cherWilliam Derry prononcer un tout petit bout de speech.Quant à James Sullivan, il n’avait pas encore ouvert la bouchequ’il était déjà dans le ruisseau.

Et pendant toutes ces scènes de tumulte, laforce armée était restée invisible. Quelques agents de policeseulement s’étaient montrés çà et là, tout exprès pour recevoird’énormes coups de bâton sur le dos.

Après ce fait de rébellion si rare enAngleterre le sous-shérif, escorté de quatre constables, était bienvenu lire d’une voix tremblante le fameux riot act (loicontre les rassemblements) ; mais il n’y avait derrière luipour faire feu sur la foule qu’une douzaine de dragons amenés àGalway par le colonel Brazer.

Les dragons, les constables et le sous-shérifdurent se retirer plus vite qu’ils n’étaient venus.

Quant aux défenseurs naturels de l’ordre dansle comté de Galway, quant aux troupes commandées par le major PercyMortimer, on ne les vit nulle part. Les orangistes avaient comptéd’abord sur leur secours, car ils savaient que Mortimer étaittoujours à son poste ; mais aujourd’hui Mortimer ne venaitpoint, et les partisans du Rappel, parmi lesquels des bruits vaguesavaient circulé dès le matin au sujet de l’attaque dans le bog, nes’en montraient que plus hardis à la besogne.

Les membres les plus importants du partiorangiste s’étaient retirés prudemment de la lutte aussitôt quel’absence du major et de ses dragons avait été constatée. Lecolonel Brazer avait tempêté contre Mortimer, l’accusant detrahison, et jurant qu’il le ferait passer devant un conseil.

La bataille s’était continuée entre les deuxpartis ; puis on avait recommencé à boire pour retrouver laforce de se battre encore.

Il était trois heures de l’après-midi environ.Le tumulte s’était éloigné peu à peu du centre de la ville, pour serapprocher des faubourgs où foisonnaient les tavernes. Les maisonsnotoirement connues pour être habitées par des orangistes, et qui,jusqu’à cette heure, avaient tenu leurs portes soigneusement closeset barricadées, commencèrent à s’ouvrir. Des domestiques avancèrentdans la rue leurs faces effrayées, puis ils rentrèrent pour fairesans doute leur rapport à leurs maîtres.

Ceux-ci se montrèrent à leur tour, enveloppésde carricks pour se donner une tournure moins suspecte etressembler un peu à des campagnards catholiques.

Ils regardèrent à droite et à gauche,timidement, puis ils prirent leur course en se dirigeant tous versLynch’s-Castle. Ils avaient tort de craindre en ce moment. C’étaitcomme un instant d’accalmie au milieu de la tempête. Pour lacinquième ou sixième fois depuis la veille, le bruit que DanielO’Connell était arrivé venait de circuler dans la ville. On nesongeait qu’à boire et à fêter dignement l’entrée duLibérateur.

Parmi les personnages qui se dirigeaient ainsivers le Lynch’s-Castle, nous eussions reconnu l’austère Josuah Dawset le bon juge Mac-Foote. Ce dernier avait accablé Fenella dedélicatesses et de galanteries. Il lui avait dit, le malheureux,qu’elle était belle, tant il est vrai que l’ambition peut porterl’homme aux plus surprenants excès ! en outre, il avaitexécuté sa promesse, et mistress Daws était installée depuisquelques heures dans l’appartement vacant du surveillant desprisons. Pour une femme considérable dans Poultry comme étaitFenella Daws, cet asile était vraiment plus convenable qu’unesimple chambre d’auberge. Elle avait vue d’un côté sur la prison,ce qui devait lui permettre d’observer les mœurs des captifs, etd’enrichir son immense portefeuille de considérations trèsimportantes. De l’autre côté, ses fenêtres donnaient sur la rue, etsa maison avait une porte de sortie qui communiquait sans entraveavec le dehors. De sorte que Fenella Daws jouissait de tous lesagréments de la prison sans en connaître les ennuis ; et toutcela gratis, ce qui est une considération.

Une liaison formée sous de si heureux auspicesdevait marcher très vite. Josuah Daws, malgré son austèreimportance, avait laissé voir qu’il était touché des soinsobligeants de Mac-Foote. Les deux dignes gentlemen faisaientmaintenant une paire d’amis. Ils allaient bras dessus bras dessouspar les rues où circulaient des groupes bruyants. Daws, sous soncarrick d’emprunt, affectait du calme et de la hauteur ;Mac-Foote baissait les yeux d’un air contrit ou souriait doucementaux passants, suivant les circonstances.

Parfois le hasard rassemblait les groupesdispersés. Il se formait instantanément une cohue compacte. Lafoule déguenillée s’agitait en poussant des clameurs folles. Aucoin des rues, les enfants dansaient, les femmes ivres chantaient,les garçons continuaient les joies de la journée en s’allongeant debons coups de shillelah. Et parmi tous les cris confus, parmitoutes les paroles bruyamment échangées, un nom dominait, prononcéla fois par les hommes, par les enfants et par lesfemmes :

– Daniel O’Connell ! DanielO’Connell !

Il était arrivé ; on l’avait vu passer,accompagné de son état-major fidèle. Il venait pour soutenirWilliam Derry, son protégé. C’était le cas de boire davantage et decrier jusqu’à faire saigner les poumons.

Le juge Mac-Foote et Josuah Daws continuaientleur route en gardant la meilleure apparence possible. Sur leurpassage, les mendiants tendaient la main, moitié riant, moitiémenaçant. Les vieilles femmes, sans respect pour leur caractère,venaient les regarder sous le nez, et enfin la foule descatholiques les saluait au passage par des acclamations au moinséquivoques.

– Cher monsieur, disait Josuah Daws, sij’avais seulement ici une centaine de nos policemen de Londres,toute cette canaille se tairait, ou elle verrait beaujeu !

– Londres est un paradis, monsieur etcher confrère, répondait Mac-Foote. Nous sommes de pauvressauvages, et nos institutions sont à l’état d’enfance. Laissezmourir le vieil O’Connell, et vous verrez que peu à peu celaprendra une autre tournure !

La cohue, de loin et de près, répétait avecses mille voix mugissantes :

– O’Connell ! O’Connell !O’Connell !

Après un demi-quart d’heure de marche, nosdeux amis s’arrêtèrent devant une maison de médiocre apparence,située tout auprès du Lynch’s-Castle. Cette maison avait pourentrée une allée étroite et obscure. Mac-Foote et Daws s’yengagèrent.

– Mon cher collègue, dit le juge, lemessage du digne colonel Brazer, qui nous convoque en cescirconstances difficile, est assurément fort pressant ; maisje doute néanmoins que nos frères puissent omettre le cérémonial enusage pour l’entrée d’un membre étranger. Je vous avertis que celafait toujours un certain effet ; moi-même, je ne vous le cachepas, je ressentis une émotion pénible lorsque je fus soumis auxépreuves pour la première fois.

– Vous eûtes peur ? dit Daws.

– Oh ! Monsieur ! je vous priede croire… je fus seulement ébranlé légèrement. Ces tenturesnoires, ces têtes de morts, ces personnages sombres, couverts delongs habits de deuil ; ces bruits étranges, dont la source nem’était point connue ; tout cela me porta sur les nerfs… maispeur ! fi donc !

Arrivés au bout de l’allée, au lieu d’entrertout droit, ou de monter l’escalier, comme cela se faitd’ordinaire, le juge et son compagnon descendirent les degrés de lacave.

Au bout de quelques marches, une porte seprésenta ; Mac-Foote y frappa trois coups discrets ; laporte s’ouvrit. Derrière ses battants se tenaient deux nègres degrande taille qui portaient à la main des flambeaux et des épéesnues.

Mac-Foote prononça quelques parolesmystérieuses, qui avaient un fort parfum de cabale ; lesnègres s’inclinèrent respectueusement et relevèrent leursglaives.

– Passez, mon digne confrère, dit lejuge, et surtout ne vous effrayez point.

En parlant, il avait franchi la pièce où setenaient les deux nègres, et qui était une sorte d’antichambresouterraine.

Dès que les deux amis eurent passé le seuil dela chambre voisine, la porte se referma derrière eux avec un fracasréellement diabolique.

– Où sommes-nous ? demanda JosuahDaws qui avait une légère inquiétude dans la voix. Le juge eut unpetit rire contraint.

– N’ayez pas peur, répliqua-t-il toutbas, les monstres que nous allons voir ne sont terribles que pourles traîtres papistes.

Daws toussa et tâcha de se guider dans lesténèbres.

Un craquement se fit autour de lachambre : on eût dit que les murailles brisées allaient cesserde soutenir la voûte. En même temps une lueur circulaire apparut,indécise d’abord, puis rouge, puis blanchâtre. Sur ce fondéclatant, des ombres grises se dessinèrent : c’étaient desmasses confuses qui ne représentaient aucun objet distinct ;mais elles approchaient doucement, doucement, et leur marche muetteconvergeait vers un centre commun qui était le point où se tenaientMac-Foote et le sous-intendant de police.

En approchant, les formes se dessinaient plusnettement ; elles prenaient des apparences humaines ;vous eussiez dit un cercle de personnages vêtus de blanc, quiallait se rétrécissant toujours et toujours se resserrant.C’étaient bien des hommes ; on distinguait leurs longsvêtements gris, qui drapaient leurs plis affaissés et ressemblaientà des suaires.

Mais la lueur s’éteignit. Quand elle reparut,après quelques secondes, sa teinte verdâtre emplissait la chambrede reflets livides. Ces personnages étranges, alignés en cercle,étaient maintenant immobiles ; ils n’avaient plus leurs longsmanteaux, et la lumière verte éclairait les ossements à jour deleurs poitrines. C’était un cordon de squelettes. Chacun d’euxavançait sa main décharnée dans une attitude menaçante, et leursyeux vides semblaient fixés sur les deux amis.

– Que signifie cette momerie ?demanda brusquement Daws.

Mac-Foote ne répondit point.

Le sous-intendant de police voulut lui saisirla main : il la trouva froide et tremblante.

Une voix tomba de la voûte.

– Que ceux dont le cœur n’est pas pur,dit-elle, rebroussent chemin et retournent parmi lesprofanes ; que ceux dont le cœur n’est pas à l’abri de lacrainte s’en aillent chercher la lumière du jour et se réfugientparmi les faibles !

Les murailles craquèrent, les squelettess’éloignèrent lentement, lentement. Leurs formes devinrentconfuses, puis on ne distingua plus rien qu’un cercle faiblementlumineux. Puis les ténèbres revinrent plus profondes.

– Mon digne monsieur, murmura Mac-Footedont les dents claquaient, je ne puis pas habituer à cela !Ces diables de squelettes sont horribles à voir. J’ai vu construirela mécanique, et j’y ai même contribué de mes deniers ; maisc’est plus fort que moi. J’ai absolument besoin d’un verre degenièvre chaque fois que j’ai passé par cette maudite salle.

– C’est fort bien exécuté, répliquasèchement Josuah Daws ; mais veuillez me présenter à cesmessieurs.

Mac-Foote poussa un gros soupir.

– Cher et honorable collègue,murmura-t-il, nous ne sommes pas au bout !

Comme il achevait ces paroles, les muraillescraquèrent ; une lumière éblouissante envahit la salle ;des flammes s’élançaient de toutes parts : c’était un affreuxincendie. Daws se faisait petit au centre de la pièce, cherchant àéviter les rouges langues de feu qui se croisaient devant lui,derrière lui, à sa droite, à sa gauche et au-dessus de sa tête.

Mac-Foote essuyait son front qui ruisselait desueur.

– Le feu purifie, dit la voix de lavoûte. Chrétiens, songez à Dieu !

– Va-t-on nous assassiner ? s’écriaDaws dans un mouvement de terreur involontaire.

– Mon digne ami, répliqua Mac-Foote,prenez patience, nous n’avons plus que quatre épreuves.

Les murailles craquèrent. Un sifflement aiguse fit entendre. Les flammes rouges allèrent où étaient allés lessquelettes verdâtres.

– Il faut supporter tout cela, cher ethonorable collègue, reprit Mac-Foote, pour être jugé digne d’entrerdans la loge supérieure des orangistes de Galway. Quand on a passépar là, voyez-vous, on est naturellement capable de tout !Rien n’effraie ; on braverait le malin esprit enpersonne ! Ah ! ah ! ça nous a coûté bon à établir,mais c’est joli. Qu’en dites-vous, cher et honorablecollègue ?

Daws ne savait trop si c’était de la part dujuge simplicité ou moquerie. Il faisait noir comme dans unfour : impossible d’observer les physionomies. Daws grommelaune réponse amphibologique et fit appel à son système nerveux poursoutenir vaillamment les autres épreuves promises.

– Vous sentez bien, poursuivait Mac-Footebonnement, que les néophytes ne sont point prévenus et n’ont pointcomme vous, cher et honorable collègue, un ami intrépide pour lesaccompagner. On les fait voyager pendant quelques heures en voitureavec un bandeau sur les yeux. Quand leur bandeau tombe, les deuxnègres sont devant eux avec leurs torches flamboyantes et leursglaives nus. Les pauvres diables se croient aux portes de l’enferpositivement.

La voix du juge faiblit : les muraillesavaient craqué.

Ce furent des sifflements épouvantables, desplaintes, des sanglots, mêlés à des hurlements de bêtes féroces.Des points sanglants apparurent çà et là dans la nuit. Ces pointsapprochaient et brillaient davantage. C’était comme des charbonsardents. Et la salle s’éclairait peu à peu d’un jour douteux, faux,mobile, tout plein d’illusions et de reflets menteurs. L’œildistinguait vaguement des choses effrayantes ; ces prétenduscharbons ardents étaient les flamboyantes prunelles de toute unearmée de monstres.

Il y avait des tigres, des lions, des loups,des panthères et parmi eux des cadavres mutilés et sanglants, quivenaient d’assouvir sans doute le terrible appétit des monstres. Lesol était jonché de reptiles hideusement entortillés : desserpents, des vipères, des couleuvres agiles et des dragons,montrant dans l’ombre les écailles miroitantes de leurscuirasses.

– N’ayez pas peur ; ditMac-Foote, dont les dents claquaient ; mais voyez ce diable deserpent… comme il approche !

Mac-Foote, tout brave qu’il était, se reculad’instinct en saisissant le bras du sous-intendant de police.

La voix de la voûte dit :

– Ainsi sont les soutiens de la vraie foiau milieu des monstres papistes qui naissent dans les cavernes deRome la damnée, et qui emplissent le monde. Chrétiens, aiguisez vosglaives et apprenez à frapper.

– Ceci vaut mieux, murmura Daws.

Un dernier hurlement se fit, affreux,épouvantable et attaquant l’oreille comme un million de traits descie. Le lion rugit, le loup hurla, l’once frémit, le sanglierrenâcla, le tigre prolongea ses rauquements qui font trembler, leschats sauvages miaulèrent, les taureaux mugirent, les hyènesglapirent ; sous la voûte, les chauves-sourisgrincèrent ; d’énormes oiseaux à tête humaine firent entendredes cris inconnus ; sur le sol, les serpents sifflèrent etagitèrent leurs crécelles. Il y avait des hennissements, desaboiements ; des coassements, des croassements, deshuées ; la création tout entière hurlait sous ces voûtesmagiques.

Puis tout se tut. – Les muraillescraquèrent ; – l’obscurité se fit. Mac-Foote tira sonmouchoir pour essuyer son front, qui était baigné de sueur. Dawséprouvait une sorte de malaise où il y avait plus d’irritation quede crainte.

– Ne peut-on nous faire grâce dureste ? demanda-t-il avec une impatience très marquée.

Le pauvre Mac-Foote essaya de rire.

– Ah ! ah ! cher et honorablecollègue, tout cela vous fait de l’effet ! Je vous avaisprévenu… jugez donc ce que doivent endurer à cette place cespauvres garçons de néophytes qui ne s’attendent à rien. Il y en aqui font des maladies atroces : c’est très ingénieux.

– Très ingénieux, répéta Daws.

– Nous avons fait venir de Londres, toutexprès pour cela, le fameux physicien aéronaute, Robertson, un vraisorcier, monsieur. Il nous a pris fort cher ; mais, endéfinitive, tous ces monstres, toutes ces flammes ne nousreviennent pas à plus d’une guinée la pièce, et c’est solidementétabli ! Très honorable collègue, il faut bien faire quelquessacrifices pour la vraie foi.

– D’accord, répliqua Daws, mais il y asacrifices et sacrifices.

Mac-Foote ne comprit point.

Les terribles murailles craquèrent. Mais cettefois, rien ne parut, seulement le sol manqua tout à coup sous lespieds de nos deux amis, qui furent précipités d’une hauteurconsidérable.

C’était l’épreuve de l’air.

Daws n’aurait point su se rendre un compteexact de la sensation qu’il éprouva. Ses membres ne reçurent aucunchoc appréciable, et pourtant, après cette chute, il se trouva surla pointe aiguë d’un rocher entouré de tous côtés par le vide.

L’intrépide Mac-Foote était toujours auprès delui, pâle, mais gardant assez bien son équilibre. Leur situationétait assurément effrayante. Le moindre faux mouvement pouvait leslancer dans un abîme sans fond.

– Ne craignez rien, mon estimablecollègue, dit le juge, qui tremblait de tous ses membres. Tout celan’est qu’illusion et fantasmagorie. Nous n’avons point changé deplace et nos pieds sont toujours sur le même plancher solide… Maistout cela est si parfaitement imité !

Le sous-intendant de la police haussa lesépaules : il était à bout de patience. La voix de la voûtemugit quelques paroles emphatiques. Les murailles craquèrent etl’on dut passer à d’autres exercices.

Ces momeries sont bien vieilles, presque aussivieilles que le Monde. Depuis les prêtres égyptiens, elles onteffrayé les imaginations faibles et subjugué l’ignorance durantquarante siècles. La Pythie leur empruntait une bonne part de sonprestige sous les voûtes païennes de Delphes. Elles aidaientmerveilleusement à la prospérité de tous les établissementsd’oracles, et nous les retrouvons, au Bas-Empire, jusque dans lepalais des Césars dégénérés. Plus tard elles mirent un peu de dramedans les monotones ténèbres des sociétés secrètes, qui tinrenttoujours le poignard d’une main quelque peu tremblante. Puis, deloges en ventes, ce fut une complète dégringolade. Elles tombèrentdes grands souterrains de l’Allemagne féodale dans quelques cavesde boutiquiers, où des bonnes gens s’en amusent encore, quand ilssont las de se disputer de la consommation au piquet.

Il y a loin de la copie puérile et bourgeoiseau redoutable original, loin de ces spectres en carton auxmortelles épreuves de l’antre de Trophonius et des cavernes deMemphis. Les prêtres de Thèbes la Superbe et les magiciens quimenaient les grands mystères aux temps des Pharaons verraient demauvais œil sans doute ces pauvres parodies, et leur baguetteinfernale ferait surgir peut-être de véritables monstres quidévoreraient tout le personnel de la représentation, initiés etmachinistes.

On ne fit grâce au sous-intendant de police nide l’épreuve de l’eau, ni de l’épreuve du feu. Les muraillescraquèrent encore trois ou quatre fois ; la voix de la voûteprononça une couple d’absurdes sentences, – puis une mainmystérieuse saisit Daws dans l’ombre et l’entraîna rapidement.

– Ouf ! fit le pauvre Mac-Foote.

Après ces épreuves formidables, ces flammes,ces monstres, ces poignards, le moins qu’on pouvait attendre,c’était une réunion de moines espagnols, de francs-juges allemands,de bravi vénitiens ou de traîtres du mélodrame français.

Daws monta trois ou quatre marches ; uneporte s’ouvrit, et il se trouva dans une chambre confortablementmeublée, où quelques douzaines de braves gens prenaientpaisiblement le thé.

Il n’y avait rien de menaçant dans cettetranquille assemblée, à l’exception d’un portrait représentant ungrand Écossais à jambes nues, qui tenait d’une main une momieégyptienne, de l’autre un gigantesque coutelas. Ce portrait étaitcelui de feu Dugald-Campbell, en son vivant marchand de gilets decoton, inventeur de la franc-maçonnerie orangiste et fondateur dela loge supérieure de Galway.

Josuah Daws eut une entrée solennelle. Tousles membres se levèrent à la fois. Il y eut d’énormes salutséchangés et un nombre considérable de textes bibliques cités à tortou à propos. Pour la forme, le président de l’assemblée, qui étaitun médecin roux du nom de Fitz-Roy, avertit l’étranger que ladivulgation des secrets de la compagnie était punie de mort. Dawsse le tint pour dit, et l’assemblée garda son sérieux. Il y avaitlà une grande partie des personnages que nous avons vus dans leparloir réservé de Saunder Flipp, à l’auberge du RoiMalcolm ; mais ici tous ces braves gentlemen étaient àpeu près à jeun et gardaient une contenance en rapport avec lagravité de leur délibération.

C’étaient là les chefs du grand partiorangiste.

Nous mentionnerons d’abord le lieutenantcolonel Brazer, soldat de fortune, brave comme son épée et stupidecomme son cheval ; le gros procureur O’Kir avec sa Bible sousle bras ; le bailli Payne et le sous-bailli Munro, deuxpersonnages qui étaient l’un à l’autre dans les proportions dugeôlier Allan et du porte-clefs Nicholas ; – l’intendantCrackenwell, dont le regard froid et sceptique semblait raillerl’importance bouffie de ses collègues ; – deuxecclésiastiques, John Box, doyen de Saint-Pierre, et le vicairePeter Proot : ces deux révérends étaient de douces gens un peuégoïstes, un peu avares et très orgueilleux, qui jouissaient d’unegrande estime dans le monde protestant de Galway. Il y avait le bonavocat Tom Picklock, l’architecte Shaker, le chirurgien AlgernonKnife, le banquier Bullion et l’alderman Frown. Et bien d’autres,des marchands, des agents de propriétaires absents, des hommesd’affaires, des professeurs et des oisifs. Tous ces membres du cluborangiste de Galway, ou plutôt de la loge supérieure,commeils aimaient à l’appeler, avaient des physionomies bonnes àdécrire ; malheureusement ils étaient trop, et nous reculeronsdevant l’embarras de choisir.

Après le premier feu des saluts, le révérendJohn Box se fit présenter à Josuah Daws.

– Je pense qu’il serait urgent, dit-il ense tournant vers l’assemblée, de demander tout d’abord au gentlemancomment il entend la question du baptême, controversée entre lerévérend Peter Proot et moi.

Peter Proot s’élança hors des rangs, comme uncoursier qui sent l’odeur de la poudre. De même que son rival, ilavait sous le bras une énorme Bible, dont la tranche portait lesmarques d’un long et fréquent usage.

– Demandez ! demandez, monsieur Boxdit-il. Aujourd’hui comme toujours je suis prêt à soutenir mathèse !

Il ouvrit sa grande Bible et en fit voler lespages, à l’aide de son pouce, passé sur sa langue préalablement,avec une effrayante prestesse. C’était un homme d’une quarantained’années, vif, brun et taillé en soldat. Le doyen de Saint-Pierre,plus âgé de dix ans à peu près, avait une figure quasi vénérable.Son pouce, non moins habile que celui du vicaire, toucha sa langue,et tourna les feuillets de sa Bible avec une égale rapidité. Cesdeux révérends étaient là-dessus d’une force incontestable. Déjàils se mesuraient avec des yeux d’athlètes qui vont entamer unacharné combat, lorsque la grosse voix de Braser réclamaénergiquement bataille ajournée.

Les deux révérends fermèrent leurs Bibles, etregagnèrent leurs places d’un air désappointé.

– Messieurs, dit le colonel, j’ai usé demon droit d’ancien membre de la loge supérieure, et je vous ai faitconvoquer pour avoir votre avis sur une question de hauteimportance.

– Pas plus importante que le baptêmepeut-être ! grommela John Box.

– Écoutez ! écoutez !

– Percy Mortimer, reprit Braser, nous alaissés aujourd’hui dans un cruel embarras !

– Le misérable modéré ! dit lebailli Payne.

– Le traître !

– Le nécessitaire !

– Écoutez ! écoutez !

– Il mérite bien une punition, n’est-cepas ? poursuivit le colonel en adoucissant sa grosse voixjusqu’à la rendre insinuante.

– Oh ! certes ! une punitiongrave ! répondit-on de toutes parts.

– Eh bien ! messieurs, reprit lelieutenant-colonel qui renfla sa voix, le châtiment est touttrouvé. Je viens de recevoir la nouvelle d’un engagement entre lesdragons et les ribbonmen. Le major a pris la fuite devantl’ennemi : nous pouvons le perdre.

La loge supérieure se frotta les mains àl’unanimité.

– Il a fui, répéta Brazer, fui comme unlâche coquin qu’il est, et, vis-à-vis de tout autre, jen’hésiterais pas à appliquer de mon chef la loi militaire. Mais ila su capter de hautes protections ; il me faut votre aidemorale, messieurs et honorables collègues.

Le club promit son aide morale.

– Maintenant, dit John Box, je présumeque le révérend Peter Proot et moi nous pourrons…

– Quelle est la peine de l’officier qui afui devant l’ennemi ? demanda le médecin Fitz-Roy.

– La mort, répliqua Brazer.

– Mais s’il ne revient pas ?

– Au bout de quarante-huit heures il seraconsidéré comme ayant déserté. La désertion met hors la loi. Toutfidèle sujet de sa très gracieuse Majesté aura le droit de le tuercomme un chien.

Il y eut dans la loge un murmure content.

– Voilà qui est très bien ! dit leprocureur O’Kir ; puissent ainsi tous les ennemis de la foipure tomber dans le piège !

– J’ai toujours pensé, reprit Mac-Foote,qui n’était pas fâché de se poser en membre influent vis-à-vis deJosuah Daws, j’ai toujours pensé que ce diable d’homme s’entendaitparfaitement avec les ribbonmen. Ses blessures, voyez-vous, meparaissent un jeu jouées. On ne le tuait jamais, endéfinitive !

– Je souhaite que Dieu lui pardonne,nasilla le vicaire Peter Proot, mais les hommes ne lui doiventpoint de pitié !

Brazer écoutait cela d’un air singulièrementsatisfait. Il était jaloux de Mortimer, et, s’il est une passionimplacable, c’est la jalousie de la vieillesse vaincue.

– Bien ! bien ! bien !dit-il par trois fois, je me charge désormais de tout, et j’osevous promettre que justice sera faite.

– À présent, murmura John Box, ilfaudrait, je pense, tirer au clair la question du baptême, etsavoir…

– Plus tard ! plus tard !s’écria-t-on.

– Mon opinion est qu’il faut profiter denotre réunion, dit le président Fitz-Roy, pour aviser au moyen deréparer notre échec d’aujourd’hui. James Sullivan, messieurs, endéfinitive, est-il bien le candidat qu’il nous faut ?

– Non, non, non ! réponditl’assemblée en chœur.

Sur ce point, il n’y eut qu’un avis.

Le comté de Galway demandait à être représentéd’une façon glorieuse, et chacun s’accordait à convenir queSullivan était au plus une médiocrité. Mais qui mettre à saplace ? Ici vingt opinions surgirent.

Le bon avocat Picklock insinua qu’un membre dubarreau offrirait naturellement plus de garanties du côté del’éloquence.

Le procureur O’Kir déclara que la connaissancedes affaires était le principal mérite d’un député.

Le docteur Fitz-Roy donna à entendre quel’exercice de la profession médicale impliquait une profondescience du cœur humain. Et quoi de plus nécessaire à un législateurque la connaissance des hommes ?

Knife, le chirurgien, qui n’était pas à celaprès d’un calembour, prétendit que sa spécialité lui permettrait àtout le moins de tailler dans le vif et de trancher les questionsnettement : ce qui fut trouvé médiocre.

L’architecte, le professeur, le bailli, lebanquier, les marchands et tous ceux qui pouvaient prétendre àquelque influence suivirent rondement cet exemple et se mirent enavant. Quand on compta les suffrages, chacun de ces gentlemen eutsa voix ; quelques-uns allèrent jusqu’à deux voix ;l’alderman Frown eut trois voix, à cause de sa charge. C’était làune position brûlante ; la loge supérieure bavardait sur unvolcan. Il fallait en effet s’expliquer, et toutes ces prétentionspersonnelles, se heurtant de front, devaient amener une rudemêlée.

La fougueuse opposition des deux révérendsécarta tout d’abord le banquier Bullion, parce qu’il étaitsoupçonné de puséisme.

Le banquier Bullion mit son veto à l’électiondu procureur O’Kir, parce que cet homme de loi était notoirementanabaptiste.

Algernon Knife, le chirurgien, étaitdissident, l’avocat faisait partie des non-conformistes, lesous-bailli Munro était quelque peu presbytérien, le bailli Paynefrayait avec des quakers.

Puis venaient de ces sectes sans nom quel’absence d’unité multiplie et qui arrivent de plain-pied augrotesque. Le père du professeur Hull avait été durant soixante ansun membre fidèle de l’Église établie, puis, un beau jour, il avaitlu sa Bible de travers. De ce moment, il accomplit son petitschisme ; son fils, le professeur Hull, était hulliste.

Il y avait des brownistes, ainsi nommés deBrown, meunier du comté de Clare, qui fonda, vers le commencementde notre siècle, cette secte importante. Il y avait les berristes,partisans du bachelier Berry, qui se faisait fort de rebâtir lesdoctrines d’Arius.

Chacun avait sa petite croyance, sa secteclose, qui ne ressemblait point à la secte de son voisin, et où ilétait chez lui comme derrière son mur. Dans cette assemblée qui, aupremier abord, avait une physionomie tout anglicane, on n’eûttrouvé réellement que deux anglicans purs, qui étaient grassementpayés pour cela : John Box, doyen de Saint-Pierre, et levicaire Peter Proot.

Encore les deux révérends étaient-ils en gravedissidence sur plus d’un point important ; John Box voulait,entre autres choses, que le baptême fût donné exclusivement àl’aide d’eau de puits ou de fontaine, et Peter Proot soutenait quel’eau de mer était le liquide le plus propre à conférer cesacrement.

Un jour on avait cru à la possibilité de lapaix entre les deux dignes clergymen. Box faisait une concession.Il proposait de se réunir à l’avis de Peter Proot si ce derniervoulait faire distiller son eau de mer. Mais le vicaire avait pourlui des textes accablants, il dut être inflexible.

Pendant une demi-heure, l’assemblée orangistefut livrée à la confusion des langues. Tout le monde parlait à lafois et parlait pour soi : personne ne voulait écouter nientendre. Enfin tous les membres de la loge supérieure s’étantexclus mutuellement et fraternellement, la paix fut faite.

Méthodistes, anabaptistes, presbytériens,dissidents, non-conformistes, puséistes, quakers, brownistes,berristes et hullistes décidèrent qu’ils n’étaient bons à rien etréunirent de nouveau leurs voix sur James Sullivan. Mais avec cetterestriction que Sullivan devrait s’engager par acte authentique àvoter dans le sens des opinions de la loge supérieure. Or Dieu saitsi c’était là une œuvre facile ! Si absurde que soit uneopinion, il est possible de s’y conformer ; mais la logesupérieure avait autant d’opinions absurdes que de membres.

– Il faut le faire signer, dit leprocureur O’Kir, signer bel et bien !

– Et corroborer sa signature, ajouta lerévérend John Box, par un bon serment sur la Bible !

– On ne doit pas abuser desserments ! fit observer le révérend Peter Proot.

Ceci était un des mille casus belliqui tombaient entre les deux clergymen chaque journée.

Mais la voix générale se mit au-devant de leurcourroux.

– Il signera, criait-on ; il signeraet il jurera ! et il déposera une bonne somme qui sera, sacaution !

On battit des mains à cette dernière idée.

– Il promettra, dit le bailli Payne, deprovoquer la mise en accusation de Robert Peel, dès la prochainesession.

– C’est peut-être bien fort, objectaCrackenwell, qui n’avait point parlé jusque-là.

– C’est à peine assez fort ! ripostaaigrement l’avocat Picklock. Robert Peel a parlé dernièrement dubarreau dans des termes que je ne veux pas qualifier… c’est unabominable traître !

– C’est l’ennemi mortel de la suprématieprotestante, dit John Box d’une voix creuse. Il est vendu àSatan !

– Que n’a-t-il pas fait dans cette annéemaudite, reprit le hulliste Hull. Il a soufflé à la Chambre deslords cet arrêt infernal qui a remis O’Connell enliberté !

– Il a proposé le bill de Maynooth !gronda le révérend Proot.

– Il a proposé le bill descollèges ! appuya le révérend Box.

– Il nous a renvoyé Mortimer avec legrade de major !

– Pour nous humilier et se moquer denous !

– Il s’est fait l’allié deswhigs !

– L’allié des whigs et despapistes !

– Wellington et lui partagent avecO’Connell la rente du Repeal !

Il y eut un tonnerre de bravos à ces dernièresparoles.

Puis le révérend Box poursuivit :

– Sullivan signera l’engagement d’exigerle rétablissement des dîmes ecclésiastiques.

– Et le rappel de l’émancipationcatholique, ajouta Peter Proot.

– Ceci est la moindre chose, opinal’assemblée tout d’une voix.

– Au cas où Mortimer parerait la botteque nous allons lui porter, dit Brazer, Sullivan devra s’engager àle faire destituer ignominieusement.

– Et de le dénoncer au gouvernement de laReine !

– Et de le faire pendre !

On en arrivait là toujours.

L’assemblée, de plus en plus échauffée,trouvait sans cesse des clauses nouvelles à joindre au cahier descharges du malheureux candidat James Sullivan. Elle demandait latête d’O’Connell, la tête des principaux partisans du Repeal ;la tête de Percy Mortimer, la tête des ministres de la Reine et unequantité d’autres têtes. Tout cela en buvant du thé que versaientde vieilles servantes à la mine discrète et respectable. Ilsparlaient de sang et de gibet tout bonnement et à petitesgorgées ; ils enterraient les personnages les plus illustresdu royaume avec la même innocence qu’ils eussent mise à faire leurpartie quotidienne de whist ou de backgammon.

La chambre où ils se trouvaient était àquelques pieds au-dessous du sol de la rue ; les fenêtres enétaient fermées hermétiquement, et des lampes y brûlaient poursuppléer à la lumière du jour.

Il y avait dans le choix de ce local uneaffectation de mystère qui cadrait parfaitement avec les momeriesde la salle des épreuves. Mais tout Galway savait que lesorangistes s’assemblaient en ce lieu ; leur secret était, danstoute la rigueur du terme, le secret de la comédie.

Or, Galway, ce jour-là, était ivre et en trainde s’amuser. Au moment où la réunion orangiste arrivait à son plushaut point d’intérêt ; au moment où l’on tuait O’Connell,Robert Peel et bien d’autres, de rudes coups retentirent contre lesvolets qui fermaient les fenêtres. Un silence profond se fit dansla salle.

Josuah Daws, que cette farce avait d’aborddiverti, se prit à regretter sa curiosité. Il regarda autour de luiet vit tous ces honnêtes visages de bourgeois devenir affreusementpâles. Mac-Foote tremblait tant qu’il pouvait, les deux révérendsétaient jaunes de frayeur.

Les autres s’interrogeaient de l’œil, guettantune parole rassurante, et n’obtenant qu’un silence épouvanté.

Les coups redoublaient au dehors ; à leurfracas se mêlaient de confuses clameurs.

Il y avait évidemment une foule rassembléedevant la maison.

– Si nous nous en allions ? dit lejuge Mac-Foote.

– Il n’y a qu’une issue, répondit lebailli Payne.

Toutes les têtes se courbèrent. Les volets debois craquaient. On pouvait suivre aisément les progrès de leurdestruction, et le moment approchait où ils allaient tomber,brisés, au dedans de la salle souterraine.

Le colonel Brazer se leva et remit sur latable sa tasse de thé commencée.

– C’est un siège ! murmura-t-il, unsiège en règle. Avons-nous des armes ici ?

– Nous avons les poignards des épreuves,répliqua Munro d’un ton plaintif, nous avons des piques égyptienneset des épées de bois.

Un long gémissement suivit cette réponse.Josuah Daws commença à trembler pour sa vie.

– Il faut au moins faire bonnecontenance, reprit le vieux soldat ; ces coquins de papistesauront autant de peur que vous, et il ne s’agit souvent que demontrer des armes pour n’avoir pas besoin d’en faire usage. Àdéfaut de pistolets et de fusils, messieurs, je vous invite à fairecomme moi et à prendre ce que nous trouverons.

Personne n’eut le cœur de répondre. Brazersaisit une lampe et se fit suivre par les deux vieilles servantes,plus mortes que vives. Il se rendit dans la salle des épreuves. Lalumière de la lampe éclaira un pêle-mêle de cordages et de poulies,de vieux tableaux, des miroirs et un amas poudreux de décorationsthéâtrales. C’était l’attirail complet servant à produire cesillusions d’optique qui procuraient de si profondes émotions aupauvre juge Mac-Foote. Brazer prit sans choisir des coutelas defer-blanc, des piques dorées et des épées de bois, puis il revintdans la salle des séances. Les malheureux orangistes étaient auxabois, les volets ne tenaient plus, et à travers les ais à demibrisés on entendait les sauvages clameurs de la foule.

Et la foule criait :

– À mort ! à mort !

Mes deux révérends avaient ouvert leur Bibleet récitaient des textes au hasard.

Parmi les autres membres de l’assemblée, lesuns se tordaient les mains en criant au secours, les autress’étaient jetés à genoux et donnaient leurs âmes à Dieu.

Brazer leur fit un petit discours militaire etparvint à les relever un peu. Il distribua tant bien que mal sesarmes de parade, et réussit à ranger ses soldats en ligne au-devantdes fenêtres. Ils n’étaient pas absolument disposés à vendrechèrement leur vie, mais ils avaient désormais une velléité defaire bonne contenance, afin d’essayer au moins d’effrayerl’ennemi.

Le juge Mac-Foote tremblait au premier rang.Il avait une grande pique égyptienne dont le bois peint était toutcouvert d’hiéroglyphes. O’Kir brandissait un poignard de fer-blancépouvantable à regarder ; Munro, Payne, le professeurhulliste, le médecin et le banquier avaient de grandes et bellesépées de bois étamé.

Tout cela présentait un aspect singulièrementbelliqueux.

– Éteignez les lampes ! ditBrazer.

Les vieilles femmes soufflèrent les lumièreset s’enfuirent en hurlant.

L’instant fatal approchait. Les volets, mis enpièces, tombèrent à l’intérieur avec fracas. Tous les membres de laloge supérieure de Galway fermèrent à la fois les yeux etattendirent la mort. La foule vociférait d’affreuses menaces, maispersonne n’entrait dans la salle basse. Les malheureux orangistes,qui n’osaient point ouvrir les yeux, s’étonnaient de cet instant derépit ; ils n’entendaient point le son des souliers de boissur le plancher de la salle, et nul assiégeant n’avait encore faitirruption dans le lieu sacré de leurs assemblées.

Mais en ce moment un bruit inexplicable sefit, et les orangistes sentirent à leurs pieds une subitefraîcheur.

Les plus hardis ouvrirent les yeux. Ils virentdevant les soupiraux des figures grimaçantes qui se démenaient enclamant. La sensation de froid gagnait, gagnait et montait le longde leurs jambes. Le bruit inexplicable continuait de se faireentendre et les pauvres orangistes, se croyant le jouet d’uneillusion, voyaient comme une brillante cascade écumer et seprécipiter par leurs fenêtres forcée.

– Ils veulent nous noyer ! s’écriaBrazer.

Un immense éclat de rire répondit du dehors àcette exclamation, et la cascade redoubla de vigueur.

En même temps des jets de pompe, raides etadmirablement dirigés, pénétrèrent dans la salle souterraine. Avantque les orangistes eussent pu se reconnaître, ils eurent de l’eaujusqu’à l’estomac.

Alors ce fut une déroute plaintive ; lesmalheureux s’élancèrent tous à la fois vers la porte de la salledes épreuves que Brazer avait eu la précaution de barricader, pourse mettre à l’abri au moins de ce côté.

Au dehors, la foule riait, se pâmait etpoussait d’impitoyables huées.

Une chaîne qui rejoignait le puits voisinalimentait la cascade sans cesse. Les pompes, servies par le roiLew et ses redoutables matelots, jouaient sans relâche, et dans lasalle l’eau montait, montait toujours. Les plus petits perdaientplante ; le juge Mac-Foote se mit à nager ; les deuxrévérends barbotaient à l’envi, sans plus se soucier de disputersur l’eau de mer et l’eau de puits.

C’était la plus belle et la plus complèteépreuve qui eût jamais eu lieu pour les initiés de la logesupérieure. Quand la porte s’ouvrit enfin, il n’y avait pas unadepte qui ne fût à la nage.

L’eau s’écoula par cette large voie, la fouledes malheureux orangistes s’échappa de même, pataugeant, sepoussant et blasphémant comme si elle n’eût point été composée desaints devant le Seigneur. Il y avait dans le cœur de tous unesourde colère. Brazer écumait et grinçait des dents.

Tandis qu’il rentrait dans sa maison,poursuivi toujours par les huées de la foule, il sedisait :

– Que Dieu me damne ! ce misérablePercy paiera pour tout cela !

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