La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XIX – QUATRE TRICKS

Mickey, Sam, Larry et Owen avaient quitté laferme dès le matin, pour se rendre à Galway, auprès de leur père.Avant de laisser partir son mari, Kate Neale lui avait fait jurerencore que ni lui ni ses frères n’étaient affiliés auxribbonmen.

Chez une autre, cette préoccupation constanteaurait paru peut-être suspecte ; mais il était si naturel quela pauvre Kate fût heureuse de savoir les Mac-Diarmid innocents dumeurtre de son père ! Elle aimait tant Owen ! Son cœureût saigné si cruellement à le soupçonner coupable du crime quil’avait faite orpheline !

Owen la rassura par de nouveaux serments.

Lorsqu’il lui mit au front le baiser d’adieu,il ne s’aperçut point qu’il y avait sur son doux visage comme unreflet de résolution menaçante.

Il suivit ses frères. Kate resta dans lachambre où le corps de Dan avait été exposé la nuit précédente.

Jermyn aussi demeura dans la sallecommune ; il refusa de se joindre à ses frères pour le pieuxdevoir qu’ils allaient remplir, comme il avait refusé quelquesheures auparavant de suivre le cortège qui conduisait Dan aucimetière.

Il était assis sur la couche, et ne bougeaitpoint. Sa figure, naguère encore intelligente et vive, n’exprimaitplus qu’une morne apathie ; ses traits si délicats et si beauxavaient pris un aspect sauvage. Il semblait ne point penser, etvégétait, inerte sur son tas de paille.

Kate s’était assise au pied du lit conjugal.Elle attendit quelques minutes, immobile et plongée dans uneabsorbante méditation. Un quart d’heure après le départ d’Owen,elle se leva et mit sa mante pour sortir.

– Il le faut ! murmura-t-elle ;si Luke Neale, mon père, revient encore me visiter la nuit, ce nesera plus pour me reprocher d’avoir laissé sa mort sansvengeance !

Elle traversa la salle commune sans rien direà Jermyn, qui ne la vit même pas, et prit à son tour le chemin deGalway.

Elle suivait les quatre Mac-Diarmid à un millede distance environ.

À un mille derrière elle, Ellen se dirigeaitaussi vers la capitale du comté.

L’Héritière n’avait eu garde de passer par lasalle commune.

La fenêtre de sa chambre s’ouvrait sur lacampagne et ne présentait qu’un faible obstacle à franchir. Ellensortit par cette voie, après avoir donné au major un breuvagecalmant qui le tint assoupi sur sa couche.

La petite Peggy lui avait promis de veillersur le blessé, de ne point quitter la chambre et de n’ouvrir laporte sous aucun prétexte.

Les Mac-Diarmid, comme nous l’avons vu,entrèrent au tribunal.

Kate s’introduisit dans la demeure du colonelBrazer.

Ellen parcourut la ville et s’informa, auprèsdes protestants surtout, de ce qui regardait le major.

Kate trouva Brazer au milieu des officiers quiobéissaient, la veille encore, à Percy Mortimer.

– Je suis la fille de Luke Neale,assassiné par les Molly-Maguires, lui dit-elle, et je sais où lesMolly-Maguires se rassemblent.

Brazer, à cette ouverture, adoucitl’expression de son rude visage et fit entrer la jeune femme dansson appartement. C’était un vieux soldat comme on en voit beaucoup,jaloux à l’excès, étroit d’esprit et de cœur, mais prudent etbrave. Il interrogea longuement la fille de Luke Neale ; il laretourna, comme on dit, dans tous les sens, et mit sa véracité àl’épreuve avec une certaine adresse.

– Qui vous a dit cela, belleenfant ? demanda-t-il enfin.

– Je l’ai vu, répondit Kate.

– Et comment saurons-nous que lesribbonmen sont rassemblés à leur rendez-vous ?

– Quand ils doivent se réunir, le feubrille sur Ranach-Head depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit.Envoyez un navire avec des soldats jeter l’ancre en vue du cap.Quand le feu s’allumera, les soldats débarqueront, et lesmeurtriers seront punis.

Brazer réfléchit un instant.

– Et qui me répond de vous ?demanda-t-il encore.

– Ma vie, répliqua la jeune femme. Jeconsens à rester ici jusqu’à ce que mon père soit vengé.

Il n’y avait point à s’y méprendre, le visagede Kate peignait énergiquement la sincérité ; le vieux soldatl’examina un instant à la dérobée, puis il se frotta les mains ensouriant.

– Vous êtes une sujette fidèle de Sa trèsgracieuse Majesté, ma jolie enfant, dit-il. Bien que je ne mettepoint en doute la véracité de vos paroles, vous resterez avec nous,parce qu’il nous faut un gage pour la sûreté des soldats de laReine. Si ce misérable Percy, ajouta-t-il entre ses dents, avaitpris cette précaution, nous n’aurions pas à regretter aujourd’huila mort de tant de braves !

Il agita une sonnette : un valet seprésenta qui conduisit Kate Neale dans une chambre, où elle futenfermée.

Dès qu’on l’eut laissée seule, la pauvre jeunefemme sentit sa résolution fléchir tout à coup. Un doute poignantlui traversa le cœur. Elle se prit à pleurer et à trembler.

Le coup était porté ! La pensée lui vintqu’Owen l’avait peut-être trompée…

Owen ! oh ! si cette révélationallait lui être fatale !

La solitude pesait sur son âme comme un poidsde plomb ; une vague terreur l’oppressait ; elle voulaitprier, mais quelque chose était entre elle et Dieu qu’elle sentaitsourd.

Vers cette même heure où Kate se désolait danssa prison, Ellen remontait le Claddagh pour regagner la ferme deMac-Diarmid. Elle n’avait pu obtenir tous les renseignementsqu’elle était venue chercher, mais elle savait du moins que lahaine des ennemis de Mortimer s’apprêtait à saisir cette occasionde vengeance. Se présenter en ce moment à Galway, c’eût été, de lapart du major, braver un danger certain et redoutable.

Tout en revenant vers les Mamturks, Ellencreusait son esprit et lui demandait un moyen de salut. Elle avaitencore deux ou trois heures de la trêve jurée par Jermyn ;mais une fois ce délai expiré, il était impossible de laisser lemajor à la ferme. Elle avait épuisé contre le dernier desMac-Diarmid tous les moyens de résistance ; cette trêveelle-même, Jermyn la regrettait sans doute, et sa rage s’augmentaitde sa passagère impuissance.

Il fallait éloigner Mortimer, il le fallait àtout prix. Mais où le conduire ?

À cette question Ellen ne pouvait pointrépondre.

Elle hâtait sa marche cependant, inquiète etredoutant les dangers qu’avait pu faire naître son absence.

Jusqu’à un demi-mille de la ferme, elle avaitsuivi la route ordinaire ; à cet endroit, quittant le cheminbattu, elle fit un long circuit à travers champs pour tromperl’espionnage de Jermyn.

Mais c’était là chose bien difficile !L’anéantissement où nous avons vu Jermyn avait pris fin, remplacépar un nouvel et ardent accès de fièvre.

Tourmenté par une agitation sans but et àlaquelle il ne pouvait point résister, Jermyn avait quitté lamaison et s’était couché sur l’herbe, au milieu du petit bosquetvoisin de la fermé.

De cet endroit il pouvait voir la fenêtre del’Héritière.

Cette fenêtre, fermée à demi, ne laissaitpoint pénétrer le regard à l’intérieur. Mais quel besoin Jermynavait-il de voir ? que pouvait-il apprendre encore ?

Ses yeux restaient cependant fixés sur lacroisée. Et, tout en la contemplant, il se disait avec ce subtilinstinct de la haine :

– Tandis que je veillais à la porte, onaurait pu fuir par cette fenêtre…

Cette pensée avait à peine eu le temps de seformuler au dedans de lui-même, lorsqu’il aperçut l’Héritière quise glissait entre les arbres du bosquet, et s’approchait de lamaison avec précaution.

C’était comme la réalisation immédiate de sacrainte tardivement venue.

Ellen avait dû sortir par la fenêtre : lemajor était-il encore dans la maison ?

Ellen parvint, en étouffant de son mieux lebruit de ses pas, jusqu’à la croisée. Elle en poussa l’uniquebattant, et rentra dans sa chambre. Le regard de Jermyn se fit aiguet perçant comme la pointe d’un stylet, pour y entrer aprèselle.

Mais le jour, brillant au dehors,s’assombrissait à l’intérieur de la maison ; Jermyn ne putrien voir. La fenêtre se referma.

Jermyn eût donné la moitié de son sang poursavoir si son ennemi était là encore sous sa main et pris comme enun piège.

L’idée que le major avait pu s’évader letransportait de rage.

Il demeurait à son poste, pourtant, etinterrogeait le soleil, dont la marche lui semblait bien longue,attendant l’heure où la trêve accordée allait expirer.

Un assez long espace de temps s’écoula. Ilétait deux heures après minuit environ lorsque Jermyn avaitsuspendu sa vengeance.

Maintenant le soleil achevait la premièremoitié de sa course.

Il fallait attendre encore. Deux heures, deuxlongues heures !

Jermyn attendait.

La fenêtre se rouvrit lentement, et le noblevisage d’Ellen s’y montra.

Elle regardait tout autour d’elle avecinquiétude et fouillait chaque recoin du bosquet. Jermyn s’étaitcoulé derrière un arbre.

Examen fait, Ellen rentra dans la chambre etreparut quelques secondes après, soutenant les pas chancelants dumajor.

Percy était bien changé. Il ne se ressemblaitplus à lui-même ; et vous n’eussiez point reconnu ce fiersoldat qui faisait si mâle figure à la tête de ses robustescavaliers. Ses joues, que le repos du lit et la fièvre avaient uninstant colorées, se creusaient plus livides. Son fronts’inclinait ; ses yeux agrandis avaient éteint les rayons deleurs prunelles. Il avait l’air d’un vivant fantôme.

Mais Jermyn n’eut point pitié. Ce souffle devie qui restait à Mortimer, Jermyn l’enviait ; il lui fallaitles quelques gouttes de sang qui n’avaient pas coulé par lesnombreuses blessures du Saxon.

Ellen pensait avoir parcouru de l’œil tous lesrecoins du bois et croyait le dernier des Mac-Diarmid dans la sallecommune. Elle avait l’espoir peint sur le visage : son beausourire encourageait la faiblesse du major. Elle le soutenait commeune fille tendre appuie la fatigue de son père ; elle luidisait de ces douces paroles, qui, tombant d’une bouche aimée, sontun souverain baume et sauraient galvaniser l’agonie.

Ellen, légère et forte, avait franchi par deuxfois, en se jouant, l’appui de la fenêtre ; mais il fallutbien des tentatives vaines avant que le major pût mettre son piedsur le sol libre de la campagne. Ellen l’aida de toutes ses forces,et ce fut seulement grâce à son secours que ce premier obstacle futenfin surmonté.

Ils s’arrêtèrent un instant pour que le majorpût reprendre haleine, puis ils commencèrent à descendre lamontagne, en se dirigeant vers le pays de Connemara et la mer.

Jermyn, toujours collé à son arbre, ne lesquittait pas des yeux.

Son visage se contractait violemment. Ildevenait fou.

Quand Ellen et le major furent arrivés àmoitié chemin du bas de la montagne, Jermyn quitta son poste ets’élança vers la maison, où il entra. Il en ressortit l’instantd’après avec ce même fusil qui la veille avait blessé le major.

– Cette fois, dit-il en apostrophantl’arme qu’il brandissait au-dessus de sa tête, c’est en plein cœurque tu frapperas !

 

Les cinq Mac-Diarmid, qui venaient d’assisterà la condamnation du vieux Miles, étaient réunis dans la maison deMahony le Brûleur, à l’angle du Claddagh de Galway. Ils étaientassis tous les cinq autour de la table boiteuse qui occupait lemilieu de la chambre. Le géant se tenait à l’écart auprès de safemme et de ses enfants, qui, sur son ordre exprès, gardaient lesilence et ne bougeaient pas.

La femme, pauvre créature à la minesouffreteuse, vaquait aux soins du ménage indigent ; lesenfants, couverts de haillons, regardaient craintivement ces cinqétrangers qui venaient s’emparer de leur demeure et mettre fin àleurs jeux. Mahony, assis sur une escabelle, avait les brascroisés, et son visage gardait sa lourde insouciance.

Il était deux heures après-midi.

– Il faut que le sort décide entre nous,dit Morris, dont le visage, redevenu calme, voilait comme un masquele trouble désespéré de son cœur. Chacun de nous a un droitégal.

– Tirons au sort, répondirent lesautres.

– Mahony, reprit Morris en élevant lavoix, as-tu des cartes ?

Le géant crut avoir mal entendu.

– Des cartes ! répéta-t-il ;avez-vous le temps de jouer, mes garçons ? On dit par la villeque les juges veulent brusquer l’exécution, dans la crainte d’unsoulèvement. Avant que le soleil de demain se lève, on dit que levieux Miles aura autour du cou la corde du gibet. Que Dieu leprotège, le digne chrétien. À votre place, je ne songerais guère àjouer en ce moment, mes fils !

– Envoie acheter des cartes, ditMorris.

Le géant se leva et sortit en grommelant.Quand il fut parti, Mickey prit la parole.

– Morris, dit-il, vous êtes resté absenttoute la journée d’hier et toute la nuit. Vous ne savez pas ce quis’est passé dans notre maison. Notre frère Dan est mort.

Morris se signa. Il y avait au fond de son âmetrop de douleurs amassées pour que cette douleur nouvelle pûttrouver le défaut de sa fermeté.

– Que Dieu ait l’âme de notre frère,répliqua-t-il ; le tronc de Mac-Diarmid perd ses branches uneà une. Heureux ceux qui s’en vont les premiers, ils n’assisterontpoint à la ruine de notre famille !

Il se tut.

Tandis qu’il récitait mentalement la prièredue aux morts, ses frères gardaient autour de lui un mornesilence.

– Et Jermyn ? reprit Morris aprèsquelques instants ; pourquoi n’est-il pas ici ?

– Jermyn est à la ferme, étendu sur notrecouche commune, répliqua Mickey.

– Est-il donc blessé ?

– Blessé au cœur. Dieu l’a puni d’avoirosé regarder la noble Ellen, Jermyn a oublié son père et sesfrères. Nous ne sommes plus que cinq Mac-Diarmid…

Mahony rentrait en ce moment. Il jeta sur latable un paquet de cartes, et reprit sa place sur son escabelle.Mickey déchira le papier qui entourait les cartes et les mêla.

– Le quatrième gagnant restera là-bas,dit Morris. Mon frère Mickey, donnez les cartes, je vous en prie,et dépêchons-nous, car les portes de la prison se ferment après lecoucher du soleil.

Mickey distribua cinq jeux, de cinq carteschacun, puis il retourna l’atout.

– À vous d’abattre, Sam, dit-il.

La curiosité du géant commençait d’êtreexcitée. Malgré la lenteur de son intelligence, il commençait àvoir dans cette partie engagée si bizarrement autre chose qu’unpasse-temps frivole.

Il se leva, et de la place où il était sagrande taille domina la table et les joueurs.

Les enfants, à bout de patience, et ennuyés dela sagesse qu’on leur imposait, brûlaient d’envie de voir. Ils seglissèrent doucement et entourèrent la table, tâchant de fourrerleurs têtes blondes entre les joueurs et de regarder.

Il n’y avait que la pauvre femme qui ne pritaucun intérêt à cette scène. Elle ne comptait pas encore trenteans ; son visage, qui avait dû être beau, gardait les tracespresque effacées de la vivacité irlandaise ; mais il n’y avaitplus eu elle ni jeunesse, ni ressort. Tant de privations avaientpesé sur elle ! Les cris de ses enfants, qui demandaient dupain, lui avaient tiré tant de larmes !

Sam abattit la carte. Le jeu était une sortede mouche, fort usitée dans les comtés de l’ouest, et pourlaquelle le nombre des joueurs est indifférent.

Sam fit la première levée, puis la seconde,puis la troisième. Il avait gagné le premier trick.

– Je sais bien que, parmi mes frères, ily en a qui valent mieux que moi, dit-il avec tristesse ; maisj’aurais voulu être choisi par le sort, et je promets que ma tâcheeût été accomplie comme il faut !

Larry mêla les cartes et donna quatre jeux.Sam était désormais en dehors.

Les cinq Mac-Diarmid avaient au cœur la mêmeintrépidité. Si l’un d’eux était plus brave encore que les autres,c’était assurément Morris, et cependant lui seul ne désirait pointgagner cette partie, dont l’enjeu était un périlleux et sacrédevoir. Il enviait Sam au fond de son cœur et souhaitait ardemmentque le second trick le mît hors de combat. Il songeait à Jessy.

Le second trick marchait : ce fut Owenqui le gagna.

Morris prit les cartes à son tour. Il donnatrois jeux. Le géant s’avança d’un pas pour regarder mieux,et ; dans ce même but, les enfants se dressèrent sur la pointede leurs pieds. Larry gagna le troisième trick. Mickey et Morrisrestèrent seuls en présence.

Morris pâlit. Mickey le regarda fixement, etmit le jeu de cartes sur la table.

– Mon frère, dit-il, Dieu m’avait faitl’aîné de notre famille. Vous valiez mieux que moi : je vousai reconnu pour mon chef. Je ne vous ai jamais rien demandé enéchange. Payez-moi aujourd’hui, mon frère Morris, et faites commesi j’avais gagné la partie.

Morris hésita un instant.

– Non, répondit-il enfin d’une voixgrave : il s’agit de mort peut-être, et le sort doit déciderentre nous, mon frère Mickey.

La tête du géant s’élevait à présent,avidement curieuse, au-dessus de la table. Les enfants regardaientbouche béante. Les trois Mac-Diarmid qui ne jouaient plus avaientles yeux fixés sur le paquet de cartes. Cette scène, que chacunaurait pu prendre, au début, pour frivole, devenait solennelle.

Un silence profond régnait dans la pauvredemeure.

Mickey reprit les cartes et les brouillalentement. Quand il eut donné, il releva son jeu et fit un geste dejoie.

– J’ai gagné ! dit-il.

– Peut-être, répliqua Morris qui jeta surses cartes un regard de résignation triste.

On joua le coup. Mickey fit deux levées etMorris trois :

– Le bon Morris a gagné ! dit lagrosse voix du géant, qui frappa ses mains l’une contrel’autre.

La tête de Morris se pencha sur sa poitrine.Les quatre frères le regardaient, étonnés.

– Morris, dit Mickey avec rancune, votrevictoire vous pèse, on le voit ; laissez l’un de nous semettre à votre place.

Morris releva la tête, et Mickey n’osa pointpoursuivre.

– Éloignez-vous, Mahony, dit le jeunemaître, et faites éloigner vos enfants.

Le géant obéit.

Morris tira de son sein le paquet de linge surlequel la pauvre Jessy avait tracé sa plainte.

– Chacun de vous, dit-il, eût acceptéavec joie la mission que je vais accomplir, je le sais, maispuisqu’elle m’est échue, je la garde ; et, si je n’en remerciepas le sort comme vous l’eussiez fait à ma place, mon frère Mickey,c’est que j’avais une autre tâche où il s’agissait de vie encore…d’une vie bien chère !

Morris s’arrêta et approcha de sa lèvre lepaquet de linge. Ses frères l’interrogeaient d’un regardcurieux.

– Jessy n’est point morte, repritMorris.

Mickey secoua la tête d’un air incrédule.

– J’ai vu sa tombe là-bas, dit-il.

– Sa tombe est un mensonge, répliquaMorris ; elle nous appelle à son secours.

Il étendit sur la table les linges couvertsd’écriture.

– Lisez ! dit-il.

Les Mac-Diarmid se penchèrent et purentreconnaître d’un coup d’œil la main de leur jeune parente.

– Le temps nous presse, reprit Morris, etla lettre de Jessy est longue. Je vais vous dire en quelques motsce qu’elle souffre, et vous comprendrez pourquoi je n’ai pointapplaudi quand Dieu m’a désigné pour le travail de cette nuit.

Il avait lu bien des fois depuis la veille leslignes tracées sur les lambeaux de linge. Chacun des détails dusupplice lent et cruelque subissait sa fiancée était gravé, au fond de sa mémoire. Ilprit la parole d’une voix basse, avec la résolution d’abréger sonrécit. Mais l’émotion l’emporta ; il peignit la souffrance dela pauvre fille avec son cœur d’amant, et quand il se tut, il yavait des larmes dans les yeux de ses frères.

Mickey lui tendit la main au travers de latable.

– Vous êtes son fiancé, Mac-Diarmid,dit-il. En quelque lieu que soit sa prison inconnue, c’est à vousde la sauver ! Encore une fois, laissez l’un de nous prendrevotre place pour cette nuit.

Les autres frères se joignirent à Mickey.Morris fut quelques secondes avant de répondre un incarnat vifavait remplacé la pâleur de son front.

– La tâche m’est échue, répéta-t-ilenfin, je l’accomplirai ! Vous voici quatre hommes jeunes,braves et forts qui l’aimez comme moi et qui ferez tout pour lasauver. J’ai oublié notre bon père un jour et une nuit, pour nesonger qu’à elle. Dieu m’envoie l’occasion d’expier cetoubli ; je connais mon devoir. Mais vous, frères, vous qui,dans quelques heures, allez être libres, promettez-moi de faire ceque j’avais résolu pour la sauver !

– Nous le jurons d’avance, s’écrièrentles Mac-Diarmid ; parlez, Morris, et ordonnez, vous serezobéi !

Le jeune maître se recueillit un instant, puisil reprit la parole à voix basse, comme s’il eût craint d’êtreentendu par d’autres que par ses frères. C’était un soinsuperflu : la femme de Mahony partageait entre ses enfantsmuets le maigre repas du milieu du jour ; quant au Brûleur, ilse tenait à l’écart, silencieux et immobile.

Il eût cru pécher grièvement en cherchant àpénétrer un secret que Mac-Diarmid semblait vouloir cacher.

– M’avez-vous compris ? demandaMorris en achevant son explication.

– Oui, frère, répondit Mickey. Le feubrûlera ce soir sur Ranach-Head, et si quelqu’un sait au château deMontrath où est la prison de notre pauvre Jessy, celui-là nous dirason secret, je vous le jure, ou bien malheur à lui !

– Merci, dit Morris ; je compte survous et je suis tranquille. S’il est possible de la sauver, vous lasauverez. À présent, il est l’heure d’agir préparons-nous.

Les cinq Mac-Diarmid resserrèrent leur cercle,afin d’échanger encore quelques paroles à voix basse, puis Morrisappela Mahony ; le géant se mit aussitôt sur ses pieds ets’avança, obéissant, vers la table.

Morris mesura de l’œil la carrure herculéennede ses larges épaules.

– Mahony, lui dit-il, serais-tu biencapable de porter un homme sur tes épaules d’ici à la ferme deDiarmid ?

– C’est selon quel homme, répondit leBrûleur.

Mickey était le plus grand des cinqfrères : Morris le désigna du doigt.

– Un homme comme cela, dit-il.

Le Brûleur examina un instant Mickey, dont lahaute taille et la corpulence accusaient un poids considérable.

– Il y a loin d’ici à la ferme !grommela-t-il.

Tout en parlant, et pour rendre sonappréciation plus positive, il prit Mickey à revers et le jeta surson dos comme un sac de pommes de terre.

– Il y a loin, répéta-t-il, et le garçonest lourd. Mais si ça vous plaît, Mac-Diarmid, je le ferai.

– Tu es sûr de le pouvoir ?

– J’en suis sûr.

Morris lui prit la main et la serra.

– Viens avec nous, dit-il.

Mahony se dirigea vers la porte sansrépliquer, et les cinq frères le suivirent.

Dès qu’ils furent partis, les enfants à deminus poussèrent un long cri de joie et s’élancèrent sur les cartesabandonnées. Leur bruyant babil, contenu pendant plus d’une heure,emplit la chambre naguère silencieuse. La femme poursuivait sabesogne, toujours muette et morne ; ce bruit soudain semblaitne point affecter son oreille.

Les cinq Mac-Diarmid et le Brûleurtraversèrent la ville d’un pas pressé, en se dirigeant vers laprison. Sur leur passage bien des voix s’élevèrent pour les saluerou les plaindre ; mais ils ne s’arrêtèrent pas une seule foisen chemin.

Lorsqu’ils furent arrivés dans la rue étroiteet boueuse sur laquelle s’ouvre la porte de la prison, Morris mitquelques pièces d’argent dans la main de Mahony.

– Achète des gâteaux d’avoine, dit-il,des pommes de terre, une poitrine de porc et quatre cruches dewhisky.

– Ah ! murmura Mahony, vous allezfêter le dernier jour !

– Va vite, continua Morris sansrépondre : nous t’attendons à la porte.

Mahony fit jouer ses longues jambes etdisparut à l’angle de la rue.

Morris entra dans une petite boutique depharmacien, sombre, basse, misérable, dont l’aspect prouvait queles pauvres gens de Galway savaient fort bien vivre et mourir sansle secours de la médecine.

– Bonjour, Mac-Diarmid, ditl’apothicaire, qui était un homme très plaisant ; votre père aeu du malheur ce matin, mon pauvre garçon. Venez-vous chercher unremède contre la corde ?

Morris jeta deux schellings sur le comptoir,et prononça quelques paroles d’une voix qui coupa court auxplaisanteries du joyeux pharmacien.

– Sur ma foi ! Mac-Diarmid,grommela-t-il, je n’ai pas voulu vous offenser, mon fils ! Levieux Miles était un brave homme après tout, bien qu’il ne soitjamais entré dans ma boutique. Mais pourquoi diable a-t-il brûlécette ferme là-bas ? Vous autres montagnards, vous êtes desdémons… Morris, donnez-moi encore six pence, voilà votreaffaire.

Morris prit le petit paquet qu’on luiprésentait et paya le surplus.

Ses frères l’attendaient debout devant laprison.

Mahony revint bientôt, portant dans un grandpanier les provisions achetées. Il toucha l’épaule de Morris, etlui dit tout bas :

– Ils sont déjà pris !

– De qui parles-tu ?

– Des coquins, begorra ! deGib Roe, le traître, et de ses deux petites couleuvres ! Ditescela au vieux Miles, Morris. Je vous promets qu’ils mourront avantlui, dussé-je les étrangler tous les trois de ma main !

Morris lui montra un des bancs de pierreplacés aux deux côtés de la porte :

– Assieds-toi là, dit-il, au lieu derépondre ; et attends. Quand mes frères sortiront, tu feras ceque Mickey t’ordonnera.

Le Brûleur s’assit, étonné de l’accueil froidque l’on faisait à sa bonne nouvelle.

Mickey avait soulevé le marteau de la prison.Le chien de maître Allan aboya bruyamment de l’autre côté de laporte, et la grosse clef grinça dans la serrure rouillée. La bonnefigure de maître Nicholas se montra sur le seuil.

– Jésus ! s’écria-t-il ;qu’est-ce que c’est que tout cela ! Bonjour, Mickey !bonjour, Morris ! Sam, Larry, Owen, salut, mes enfantschéris ! Je ne sais pas trop si je dois vous laisser entrertous ensemble.

– Nous venons faire avec notre père, ditMorris, le repas du dernier jour.

– C’est juste, c’est bien juste, répliquale porte-clefs. Ah ! les dignes enfants que vous êtes, et lebon père que vous avez ! Entrez, Morris ! entrez,Mickey ! entrez tous, mes chéris. John, ajouta-t-il ens’adressant à un gardien, allez demander respectueusement à maîtreAllan, de ma part, si je puis introduire ces jolis garçons auprèsde leur excellent père.

Les Mac-Diarmid avaient déposé en dedans de laporte les pains d’avoine, les pommes de terre, la chair de porc,mets seigneurial, et les quatre cruches de whisky.

En dehors, Mahony attendait à son poste.

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