La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XXI – EN PLEINE POITRINE

La trêve accordée par Jermyn était expiréedepuis longtemps déjà, lorsque Ellen et le major arrivèrent auterme de leur course. La faiblesse de Percy était extrême ;Ellen elle-même, épuisée par deux nuits d’insomnie et les fatiguescontinuelles de ces deux derniers jours, avait grand’peine àsoutenir les pas chancelants du major. Ils s’étaient arrêtés biendes fois en chemin.

Au moment où ils mirent le pied sur la grève,le soleil baissait déjà à l’horizon.

Chaque fois qu’ils s’étaient arrêtés, Ellenavait regardé derrière elle avec inquiétude, fouillant de l’œil laroute parcourue, et craignant sans cesse de voir surgir quelquepart dans la campagne la forme ennemie de Jermyn.

Elle n’avait rien aperçu de suspectjusqu’alors, et, à mesure que s’augmentait la distance qui laséparait des Mamturks, elle prenait courage. La fuite du majorétait désormais assurée. Jermyn mettrait sans doute à le poursuivretoute l’activité de sa haine ; mais sa première pensée seraitde courir sur le chemin de Galway, tandis que Percy, achevant saroute laborieuse, se reposerait à l’abri dans les grottes deMuyr.

Avant de s’engager parmi les roches couvertesde goémon qui s’étendaient entre la grève et le galet, servant debase à l’escalier de Ranach, Ellen jeta encore en arrière sonregard attentif et perçant.

Elle ne vit rien, si ce n’est un légermouvement dans le taillis qui bordait l’avenue du château deMontrath.

Les branches de ce taillis s’agitèrent uninstant, puis redevinrent immobiles. Ce pouvait être quelque daimbondissant sous le couvert ; ce pouvait être le vent dularge.

Ellen se hâta néanmoins et entraîna le majord’un pas plus rapide vers la pointe du cap. Mortimer perdit àfranchir ces roches glissantes ce qui lui restait de vigueur.

– Je ne puis avancer, dit-il.

– Nous sommes arrivés, répondit-elle.

Elle se dirigea vers la fissure qui donnaitentrée dans la galerie du Géant. Sur le point d’y pénétrer, elleeut un moment d’hésitation et d’effroi : dans quelques heures,en effet, les Molly-Maguires pouvaient venir à leur rendez-vousordinaire.

Mais Ellen n’avait pas le choix, il fallait durepos à Mortimer que la fatigue accablait. D’ailleurs les galeriesavaient tant de recoins cachés, tant de réduits obscurs etd’enfoncements inconnus aux Molly-Maguires eux-mêmes, quel’Héritière n’eût point désespéré d’y dérober le major à tous lesyeux, dans le cas même où une réunion des ribbonmen viendrait lasurprendre à l’improviste. Elle comptait bien en outre quitter cetabri avant la nuit tombée.

Pendant la route, Ellen avait employé touteson éloquence à éloigner du major l’idée d’un retour immédiat àGalway. Elle lui avait rapporté les bruits recueillis par elle lematin même. Ces bruits, contradictoires et tout imprégnés del’exagération populaire, arrivaient au vrai cependant lorsqu’ilsparlaient de la haine envenimée du colonel Brazer et des autoritésprotestantes. Percy devait être mis en jugement selon lesuns ; suivant les autres, on le passerait par les armes commeayant été pris en flagrant délit de trahison, sans autre forme deprocès.

Ces révélations produisirent sur le majorl’effet qu’aurait dû prévoir la pauvre Ellen. Son énergie, uninstant domptée par l’épuisement physique, se redressa plus fièredevant la menace. Il opposa aux supplications d’Ellen l’inflexibleloi de l’honneur qui l’appelait devant ses jugés.

Ellen céda. Il fut convenu seulement que lemajor attendrait la nuit afin de pouvoir se présenter de lui-mêmeau conseil, sans courir le risque d’être arrêté en chemin comme uncriminel.

Ils devaient gagner Galway à l’aide des poneysqui paissent toute la nuit dans la montagne.

Les galeries du Géant n’ont point d’autreouverture que la fente étroite qui donne sur le galet, au pied deRanach-Head.

Seul, le major se fût égaré dans ces détoursinconnus ; mais Ellen avait parcouru bien des fois avec unflambeau l’intérieur de la caverne ; elle pouvait s’y guidercomme si le jour en eût éclairé les ténébreuses profondeurs. Elleprit Mortimer par la main et le conduisit dans l’obscurité jusqu’àl’un des nombreux enfoncements creusés dans le roc. Elle étendit samante sur le sol, et ils s’assirent tous deux…

Ce n’était point un daim, bondissant sous lecouvert, qui avait agité les branches du taillis, le long de lagrande avenue du château de Montrath ; ce n’était point levent du large. Au moment où Ellen et le major, engagés dans lesrochers, disparaissaient derrière la pointe du cap, la figure pâlede Jermyn Mac-Diarmid se montra entre les feuilles écartées.

Il suivait les deux fiancés depuis la ferme,mesurant son pas sur leur marche, se cachant derrière les troncsd’arbres de la route, rampant dans l’herbe quand il n’y avait pointd’arbres, et se glissant derrière eux comme un de ces Indiens,chasseurs d’hommes, dont Cooper aime à poétiser la sauvage etterrible patience.

Il tenait à la main son fusil chargé.

Bien des fois, le long de la route, l’armes’abaissa d’elle-même pour ainsi dire, cherchant du bout de soncanon les endroits où le bras d’Ellen ne protégeait point le corpsde Percy Mortimer.

Mais le doigt de Jermyn s’arrêtait toujoursavant de presser la détente.

Il sentait sa main trembler si fort ! Etl’Héritière était si près du Saxon !

Au moment où les deux fugitifs se cachaientderrière les rochers qui protègent, comme d’énormes brise-lames, labase incessamment minée du cap, Jermyn sortit du taillis. Sestraits bouleversés peignaient l’angoisse de cette longue poursuiteoù chaque minute avait eu sa torture. Il y avait sur sa figurevieillie plus de souffrance encore que de haine. Depuis quatreheures, il voyait le bras d’Ellen soutenir les pas chancelants deson rival.

Il se glissa contre les rochers à son tour,serrant convulsivement le canon de son fusil.

Il déboucha sur le galet, au moment même oùl’uniforme de Percy disparaissait dans la fissure.

Ses lèvres se relevèrent en un amersourire.

– Je savais bien qu’elle lui avait donnénotre secret ! murmura-t-il. Ah ! on ne résiste pas quandon aime. N’ai-je pas trahi l’autre soir, sur un seul mot de sabouche !

Il mit la crosse de son fusil contre le sol,et appuya sur le canon ses deux mains croisées. Son œil se fixa surl’ouverture des galeries.

– Elle, la fille des rois !dit-il ; un vil Saxon !

Son corps eut un frémissement violent. Ilatteignit d’un bond la fissure, et s’y coula sans bruit.

Il rampa sur les pieds et sur les mains lelong du boyau étroit ; il monta les trois degrés ménagés dansle roc, et sa tête dépassa les parois de la galerie.

Les voix des deux fiancés s’entendaient dansle silence du vaste souterrain. Ce n’étaient point des paroles detendresse qu’ils échangeaient en ce moment.

– Je vous obéirai, Percy, disait Ellen.Dans quelques heures, vous serez à Galway, et Dieu veuille quevotre innocence triomphe des embûches perfides de lahaine !

– Ma présence seule suffira pour mejustifier, répondait le major ; ne craignez rien :demain, vers le milieu du jour, je serai revenu aux grottes deMuyr, et je vous rendrai grâce pour tout le dévouement que vousm’avez montré depuis hier.

– Que les heures vont me sembler longuesjusque-là ! répondit l’Héritière, mais il faut que votrevolonté soit faite. Dès que la nuit sera tombée, je sortirai pouraller chercher des chevaux au bas de la montagne.

La bouche de Percy toucha la main d’Ellen.

Jermyn s’enfuit. Il alla se mettre enembuscade dans les rochers, à quelques pas de l’ouverture desgaleries, et il attendit.

À l’intérieur du souterrain on ne parlaitplus. Ellen se taisait pour laisser reposer le major, et comme lafatigue l’accablait elle-même, elle subit bientôt l’effet de cesilence. Elle dormait. Mortimer ne l’imitait point. Il sentait sesforces revenir, et un monde de pensées s’agitait dans soncerveau.

Il repassait un à un les événements de cesdeux jours. Son esprit était lucide, comme avant ce dernier chocqui l’avait jeté violemment hors de sa voie. Il établissait lecompte de ses dangers et de ses espoirs avec rigueur, sans crainteni faiblesse. Il savait le nombre et le pouvoir de ses ennemis àqui sa chute donnait contre lui de terribles armes ; mais ilsavait la force de la vérité, soutenue par un vaillant vouloir.

On pouvait l’attaquer, le blesser, l’abattremomentanément : on ne pouvait pas le briser.

Cette conviction, qui grandissait en lui,exaltait son courage. Il avait hâte de se trouver en face de sesadversaires et de braver la ligue de leurs rancunes.

Il attendait que la nuit fût venue, et serepliait sur lui-même, pour tromper son impatience. Il revenait auxheures si pleines de ces deux derniers jours. Partout, au milieu deces dangers, renouvelés sans cesse, il retrouvait Ellen veillantsur lui comme un ange sauveur.

Son amour n’était point de ceux qui éclatentou dont la flamme dévore le cœur comme un incendie. C’était unamour profond, ennobli par le respect et digne en tout de la belleâme d’Ellen.

Il l’aimait comme elle devait êtreaimée : de cette tendresse épurée que la mort seule peutbriser.

En ce moment, Percy se réjouissait de luidevoir la vie. Il était jeune, et, si positif que soit un esprit,la poésie de l’espoir s’y glisse à de certaines heures et secoueau-devant de l’avenir son voile tout étoilé de promesses. Mortimerentrevoyait dans le lointain les joies de l’union désirée, lesjours tranquilles, le bonheur.

Mais tout à coup une pensée vint à la traversede sa rêverie.

Ellen, par trop d’affection, l’avait trompédéjà deux fois. Le jour précédent, après le combat dans le bog,elle lui avait promis de le conduire à Galway, et il s’étaitéveillé dans une chambre inconnue. Ce matin, il avait cru sediriger vers la ville, et les sentiers ignorés où l’avait guidél’Héritière aboutissaient à cette grotte lointaine.

Si Ellen essayait de le tromper encore !Quelle puissance un jour de retard donnerait aux manœuvres de sesennemis ameutés !

Au dehors, la nuit était tout à fait tombée.Le vent se levait violent ; de gros nuages noirs couvraient leciel. La mer brisait avec furie sur les rochers voisins ; ilfaisait tempête. Les ténèbres étaient si profondes que les profilsgigantesques de la colonnade de Ranach ne se détachaient plus surle ciel noir.

Jermyn grelottait dans le trou du roc qui luiservait de cachette. Autour de lui, le brouillard s’étendait commeune muraille impénétrable à l’œil.

Il attendait.

Un bruit se fit du côté des galeries. Jermyndevint attentif, et son regard essaya de percer le voile de brumequi s’étendait autour de lui.

Mais, le brouillard était opaque comme un murde pierre : Jermyn ne vit rien.

Le bruit entendu s’éloignait de l’ouverturedes galeries, c’était un pas timide qui allait, irrésolu, dansl’ombre. On ne suivait aucune direction précise ; on semblaittâtonner et sonder le brouillard.

Jermyn devinait Ellen, et les yeux de sonesprit la reconnaissaient, malgré la nuit noire.

– Elle ne trouve plus sa route, sedisait-il elle va s’égarer plus d’une fois dans lesroches !

Il s’interrompit, parce que les pas venaientde s’arrêter. Ses sourcils se froncèrent. Il craignit qu’Ellen,effrayée par cette nuit impénétrable, ne revînt sur ses pas et nerentrât dans les galeries.

Mais en ce moment une furieuse rafale arrivadu large et balaya la brume. Jermyn put entrevoir une ombreindécise, qui profitait de l’éclaircie et se glissait vers lesroches.

Le bruit des pas ne s’entendait plus. La formed’Ellen s’était perdue dans le lointain de la nuit.

Jermyn renouvela l’amorce de son mousquet eten battit la pierre humide à l’aide d’un caillou. Il s’achemina lelong des flancs à pic du promontoire, et gagna la fissure.

Comme la première fois, il s’y engagea enrampant.

Au bout de quelques minutes, il se relevait,debout, entre deux colonnes.

Les sombres lueurs que gardait au dehors cettenuit de tempête disparaissaient ici entièrement. C’étaient desténèbres lourdes et complètes, où l’on ne pouvait se guider qu’àl’aide de l’ouïe et du toucher, comme font les aveugles.

Jermyn savait où était le major, parce qu’ilavait entendu le bruit des voix, lors de sa première entrée dans lacaverne.

Il se dirigea de ce côté avec des précautionsinfinies. Au bout de quelques pas un son faible et régulier vintjusqu’à son oreille. C’était le souffle d’une personneendormie.

Jermyn n’avait plus besoin de tâtonner.

Quelques pas encore, et il était si près deMortimer, qu’il aurait pu le toucher du bout de son fusil.

Il s’arrêta. Une sueur froide inonda sestempes. Sa main défaillante avait peine à soutenir son arme.

Dieu ne l’avait point fait pour être assassin.Le cœur lui manquait.

Sa main se crispa autour du canon de son arme.Sa figure, que nul œil, sinon celui de Dieu, ne pouvait épier àcette heure, s’épanouit en un sourire de sauvage triomphe.

Il abaissa le bout de son mousquet. Il tâta.L’arme rencontra des pieds, puis des jambes étendues, puis unepoitrine…

Ce fut là qu’elle s’arrêta. La poitrinetressaillit faiblement sous le froid de l’acier.

Jermyn sentit le mouvement et pressa ladétente. Le coup partit. Les voûtes rendirent un fracas tonnant.Les longues galeries mugirent, allumant à la fois les cent millefacettes de leurs cristaux.

Puis le silence revint, et les ténèbresretombèrent. Parmi le silence, une voix déchirante s’éleva :c’était la voix de Jermyn Mac-Diarmid.

– Seigneur ! Seigneur !disait-il, faites que ce soit un songe ! Ce n’est pas elle quej’ai vue ! Ces lumières infernales ont trompé mes yeux !C’est Mortimer que j’ai voulu tuer ! c’est Mortimer que j’aitué, c’est Mortimer !

Il était à genoux auprès d’un cadavre.L’explosion, en illuminant les cristaux des galeries, lui avaitmontré, pendant une seconde, comme à la clarté du soleil, Ellenétendue sur sa mante rouge.

C’était au milieu de la poitrine d’Ellen ques’appuyait le canon de son mousquet.

Le major n’était plus là.

Mais Jermyn n’en voulait point croire sesyeux. Ses mains tremblantes parcoururent le cadavre couché à sespieds. – Il reconnut la robe d’Ellen, les longs cheveuxd’Ellen.

Le nom adoré d’Ellen mourut sur la lèvre deJermyn, son souffle râla dans sa poitrine ; – puis aucun sonne troubla plus le silence éternel des voûtes.

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