La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

VI – L’IVRESSE

Le silence régnait dans le salon. Mary Woodtenait ses grands yeux mornes fixés sur le lord.

Elle ne menaçait ni ne raillait. Un tiers,pénétrant dans le salon à l’improviste, eût été frappé par lecontraste qui existait entre le calme effronté de l’ancienneservante et l’effroi peint sur tous les autres visages.

Un valet entra qui apportait sur un plateau unflacon de rhum et des verres. Lord George savait ce que mistressWood entendait par le mot « rafraîchissement. »

Celle-ci prit un verre et le tendit au valetqui l’emplit.

– À votre santé, milady ! dit-elleen s’inclinant gravement.

Elle but, et tendit de nouveau sonverre ; le domestique l’emplit une seconde fois.

– À votre santé, miss ! reprit-elleen adressant un salut à miss Frances.

Elle vida son verre d’un trait, et ledomestique le remplit encore.

– Montrath, à votre santé !poursuivit-elle ; nous sommes de vieux amis, et je suis sûreque vous avez du plaisir à me revoir.

Une troisième fois le verre toucha sa lèvre,et se renversa vide. Sa joue s’anima, et son œil eut un éclair.

– Encore un coup, vieux Nick !dit-elle au domestique. Je boirai à votre santé comme à celle desautres, mon camarade. Qui sait si vous ne serez pas quelque jour unhomme d’importance ? Les valets de Montrath sont sujets àdevenir maîtres.

Elle but, replaça le verre sur le plateau, etajouta en se renversant sur son fauteuil :

– Allez au diable ! Nick, vieux fouque vous êtes !

Le valet sortit précipitamment, non sans jeterà la dérobée un regard vers son maître, qui détournait lesyeux.

Quand il eut regagné l’office, il raconta cequ’il avait vu.

Chacun glosa, mais tout bas, parce que lesgrands laquais de l’ancienne camériste étaient là quiécoutaient.

La fugitive rougeur que le rhum avait apportéeà la joue de Mary Wood n’avait fait que passer. L’éclair allumédans son œil s’était éteint au bout de quelques secondes ;elle était redevenue froide et morne.

Ses riches atours étaient dans le désarroi leplus absolu. Le vent de mer, la bourrasque essuyée et la fameusecourse sur le galet, à la poursuite de Mac-Diarmid, avaient briséses plumes, fripé ses rubans, taché son velours.

Ses traits, qui étaient dessinés régulièrementet qui, de loin, gardaient une apparence de beauté, se montraient,vus de près, grossiers et surtout ravagés. L’ivrognerie avaitimprimé profondément son stigmate sur ce visage brutal. On eût ditqu’il n’y avait point d’âme derrière ces traits, tant leur ensemblepeignait la stupéfaction pesante et l’inerte abrutissement.

Pendant quelques secondes elle resta renverséesur son fauteuil, savourant la chaleur que l’alcool développait audedans d’elle. Au bout de ce temps, elle se redressa lentement etmit son regard sur Georgiana.

– L’autre doit être encore plus pâle quecela maintenant ! murmura-t-elle d’une voix sourde et demanière à être entendue de lord George tout seul. À quoi pense-t-onquand on ne voit plus les vivants ?

Elle eut un sourire et reprit touthaut :

– À bas les orangistes, de par le nom deDieu ! Je suis la reine des bonnes gens de Galway, savez-vous,petite femme ? Ils se sont attelés à ma voiture et l’onttraînée comme des chevaux ! Ah ! ah ! c’est que jesuis une femme riche, milady : j’ai quatre laquais ici, àMontrath, et quatre laquais à Galway. Qui donc serait assez foupour tenter de m’assassiner ?

Les deux jeunes femmes échangèrent unregard.

Montrath, en qui une réaction se faisait,haussa les épaules avec colère.

– Asseyez-vous là auprès de moi,Montrath, dit Mary Wood, et ne haussez point les épaules, car je neveux pas me fâcher contre vous aujourd’hui. Asseyez-vous !

Lord George essaya de sourire, avança unfauteuil et s’assit.

– Où est Robert Crackenwell ?demanda Mary Wood.

Et, sans attendre la réponse, elleajouta :

– Sur ma foi, ce Paddy que j’ai rencontrélà-bas sur le rivage, est bien le plus beau garçon du monde !Vous donneriez beaucoup pour savoir la fin de cette histoire,Montrath. Figurez-vous que le coquin a fêlé le crâne de deux de mesgens et m’a volé mon paquet de linge… un paquet dont vous donnerieztout de suite mille guinées, milord ?

Montrath, tout en gardant avec effort son aird’indifférence, écoutait attentivement. Quelques mots prononcésdéjà sur ce sujet par l’ancienne camériste avaient éveillé trèsvivement sa curiosité.

– J’ai vu quelque chose de ce combat dontvous parlez, Mary, dit-il. Ces dames et moi, nous étions accoudéssur le parapet, au pied des tours de Diarmid.

Mary le regarda, inquiète, puis elle se prit àsourire innocemment.

– Folle que je suis !murmura-t-elle ; la montagne est trop haute pour que du sommetà la base vous ayez pu lire par-dessus mon épaule, milord, comme cebeau garçon de Paddy. Ah ! ah ! vraiment, ajouta-t-elle,milady était là ? et la jolie miss aussi ? Ma foi !vous avez dû vous amuser tous les trois, car John et William sonttombés sur le galet comme deux brutes qu’ils sont, et leurs épéesne pesaient pas une plume contre le bon bâton du Paddy !

– Mais pourquoi ce combat ? demandaMontrath timidement.

Frances et Georgiana tendirent l’oreille.

Mary regarda le lord en dessous, et secoualentement sa tête empanachée.

– Si je vous disais cela, murmura-t-elle,vous en sauriez presque aussi long que moi, milord… et c’est bienassez déjà que le Paddy m’ait surpris la moitié de notresecret !

Montrath ouvrit son œil avide.

– Notre secret ! répéta-t-il, unhomme a pu découvrir ?…

– Et un bel homme, je vous en donne maparole ! grand, bien fait, œil vif, longs cheveux…

– Mais que sait-il ? et de quiparlez-vous ?

– Il sait ce que vous avez envie desavoir, Montrath. Il est… ma foi je n’en sais trop rien ; jel’appelle Paddy, parce que, sur trois mangeurs de pommes de terre,il y en a deux qui se nomment ainsi. Mais j’ai des raisons pourcroire que son vrai nom… attendez ! quel nom y avait-il surces chiffons de toile ? Morris, je crois.

– Morris ! s’écria le lord entressaillant.

– Oui… je crois bien que c’était Morris…mais cela m’est égal.

– Et il sait quelque chose de… ?

Milord n’acheva pas. Son regard glissa de côtéjusqu’aux deux dames, dont les figures attentives semblaientguetter ses paroles au passage.

Frances surtout se penchait en avant et ledévorait des yeux. Elle semblait plus impatiente que Georgianaelle-même.

En elle, désormais, il y avait deux intérêtséveillés, et celui de ces intérêts qui se rapportait à MorrisMac-Diarmid n’était pas le moins puissant.

Elle n’avait plus, à vrai dire, ce qu’ilfallait de liberté d’esprit pour juger selon le vrai la position deGeorgiana. L’idée de Morris l’absorbait. Ce qu’elle épiait avecardeur, c’étaient les paroles qui avaient trait à Morris. Elledevinait un danger nouveau, suspendu au-dessus de la tête deMac-Diarmid. Toute autre crainte disparaissait devant celle-là.

Cependant ces événements rapides et mystérieuxqui s’étaient succédé autour d’elle depuis quelques heures, avaientnécessairement modifié son opinion sur lord George Montrath. Ellevoyait maintenant ce qu’il y avait de fondé dans les craintes deGeorgiana. Un crime était au fond de la conscience du lord, et lepouvoir inouï de cette bizarre créature, Mary Wood, ne pouvaitévidemment avoir une autre origine.

Mais ce crime, au lieu de concentrer sesinquiétudes sur son amie, ramenait impérieusement sa pensée versMorris.

Morris aussi était en face du lord ! Sonnom dans la bouche de Montrath avait un accent ennemi.

Il résultait d’ailleurs des paroles échangéesentre Mary Wood et le lord que celui-ci avait des motifs toutrécents de craindre Morris Mac-Diarmid. Et c’est chose mortelle qued’inspirer des craintes à qui ne recule point devantl’assassinat !

Frances écoutait. Elle cherchait à surprendrela pensée du lord, pour le combattre. À quelque prix que ce fût,elle voulait défendre Morris : – car, à mesure que la positionde Mac-Diarmid devenait plus critique, Frances se sentait l’aimerdavantage. Il y avait dans son cœur un trésor de dévouement.

Le regard de Montrath n’avait fait que glissersur les deux jeunes femmes ; mais il avait remarqué leurattention, et son malaise s’en était augmenté. Entre Mary Wood,qu’il savait disposée à ne rien ménager, et ces regards quil’épiaient ardemment, il subissait une véritable torture.

– Voyez, Fanny, murmura lady Montrath àl’oreille de sa compagne, comme il souffre et quel est sur lui lepouvoir de cette femme !

Frances ne répondit point et fit un geste quidemandait le silence, parce qu’on venait encore de prononcer le nomde Morris.

– Ce Morris, avait dit Montrath enbaissant la voix jusqu’au murmure, vous a enlevé un objet au bas dela montagne. J’ai vu cela. Au nom du ciel, Mary, en quoi cet objetpeut-il tenir à nos secrets, et que dois-je craindre ?

Mary bâilla.

– Parlez plus haut, dit-elle. Ces joliesdames tendent le cou tant qu’elles peuvent, et ont peine à vousentendre.

Montrath se leva, pourpre de colère ; sabouche s’ouvrit tandis qu’il jetait à sa femme un regard irrité.Une parole brutale était sur sa lèvre ; mais il se retint parun effort violent, et marcha vers les deux dames en essayant desourire.

Il prit la main de Georgiana et la baisa.

– Milady, lui dit-il avec douceur, jevous rejoindrai tout à l’heure dans votre appartement. Cettemalheureuse ajouta-t-il en se penchant rapidement à l’oreille de lajeune femme, cette malheureuse a des secrets qu’elle ne peut pointrévéler devant une étrangère : – son regard désignait Frances,qui se leva aussitôt. À bientôt, milady ! Veuillez faireagréer mes excuses à miss Roberts.

Georgiana quitta son siège sans mot dire etgagna la porte. Mary Wood éleva la voix, comme si elle eût vouludonner au lord un démenti exprès.

– Eh bien ! eh bien ! dit-elle,ces chères belles nous quittent ? Tant pis, ma foi ! carje m’ennuie quand je finis seule avec vous, Montrath.

Les deux jeunes femmes franchirent le seuil,et la porte retomba sur elles.

Montrath cacha son visage entre ses mains. Iln’avait plus rien qui le forçât à se contraindre ; sa poitrinerendit un gémissement sourd.

– J’en mourrai ! dit-il. Mary !Mary ! vous me tuez !

– Que disais-je ? s’écria Mary. Iln’y a pas d’homme aussi ennuyeux que vous dans le tête-à-tête,Montrath. Que diable ! je n’ai encore rien dit à cette petitefemme, et vous devriez m’en savoir gré !

– Vous appelez cela ne rien dire ?répliqua piteusement le pauvre lord, mais vos demi-mots valent unerévélation tout entière !

– Alors, j’étais bien bonne de megêner ! dit mistress Wood tranquillement ; je parleraiplus clairement une autre fois.

– Non, Mary ! non ! ayez pitiéde moi ! Que vous ai-je fait ?

– Je n’en sais rien, mais qu’importecela, milord ? Votre cheval ne vous a rien fait non plus,pourtant vous ne vous gênez point pour le frapper à coups decravache. Chacun a ses petits caprices.

La lèvre de Montrath saigna entre ses dentsconvulsivement rapprochées. Il se prit à arpenter la chambre àgrands pas.

Mary le laissa faire, pendant quelquessecondes, puis elle frappa du pied avec impatience.

– Allons, Montrath ! allons !du ton d’un pédagogue qui morigène un enfant turbulent ; venezvous asseoir auprès de moi, et faisons nos petitscomptes !

Montrath obéit aussitôt.

– Vous ne voulez pas me dire ce que jedois craindre de ce Morris ? demanda-t-il.

– Le Paddy comment diable voulez-vous queje sache cela ?

– C’est que ce Morris, reprit Montrath,était le fiancé de Jessy O’Brien.

– Ah ! bah ! fit l’ancienneservante, dont l’œil alourdi exprima une manière d’intérêt, lepauvre bon garçon ! eh bien ! alors, gare à vous,Montrath !

– Au nom du ciel ! dites-moi…

– Volontiers, je vais vous dire qu’il mefaut mille livres à l’instant même, je suis à sec.

La figure de milord ne bougea pas. Elle nepouvait aller plus loin dans l’expression de la détresse, mais sesdeux mains, croisées sous sa veste de chasse, étreignirent sapoitrine.

– Sur mon honneur, Mary, répliqua-t-il,sur mon honneur de gentilhomme ! je vous ai tout donné ;je n’ai plus rien.

– Peuh ! fit l’anciennecamériste ; vous m’avez dit cela bien des fois, Montrath, etnous avons toujours fini par trouver quelque chose. Comment,diable, milord, ajouta-t-elle tout à coup en fronçant le sourcil,vous me faites faire des voyages et vous ne voulez pas lespayer ! Vous partiez pour l’Irlande : ne fallait-il pasbien que je vous suivisse, afin de voir un peu ce que deviennentnos domaines ? Ne fallait-il pas bien fréter un paquebot pourmoi toute seule, augmenter ma maison, jeter de l’or à ces bonnesgens de Galway, qui m’ont prise pour la reine ? car ils m’ontprise pour la reine, Montrath poursuivit-elle en se rengorgeant, jevous le jure sur l’honneur ! de l’honneur, moi aussi !Qui n’en a pas ? Ils criaient : Longue vie à SaMajesté ! Ah ! ah ! ah ! ah ! J’auraisvoulu avoir la valeur de votre domaine en bank-notes pour le jeterà ces bonnes gens qui me prenaient pour la reine ! Vous necroiriez pas cela, vous, Montrath, qui êtes un pince-mailles :rien que pour venir de Galway ici, il m’en a coûté centguinées !

– Cent guinées ! répéta le pauvrelord.

– Cent guinées, oui vraiment ! etencore je n’ai pris qu’un sloop avec douze hommes d’équipage. S’ily avait eu dans le port un brick tout prêt, j’aurais préféré cela.J’aurais mieux aimé encore un trois-mâts, et si j’avais pu mettrela main sur un vaisseau de guerre…

– C’est de la folie furieuse ! ditMontrath.

Mary haussa les épaules.

– Faites apporter du rhum,dit-elle ; et, cette fois, qu’on ne remporte pas leflacon.

Lord George sonna. Le valet revint avec sonplateau, qu’il déposa sur un guéridon, près de Mary Wood.

– À la bonne heure ! dit-elle en seversant un grand verre : nous allons pouvoir causerraisonnablement. Montrath, je bois à la santé de vos deuxfemmes.

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