La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XXII – LES RUINES DE DIARMID

Frances demeura longtemps immobile après ledépart de Morris Mac-Diarmid. Les pas de ce dernier avaient cesséde retentir sur le pavé de la rue, que Frances restait encore à lamême place, ne songeant pas à essuyer les larmes qui emplissaientsa paupière.

– Il ne m’a pas remerciée ! dit-elleenfin. Il ne songe qu’à elle ! Mon Dieu !

Le bruit de plus en plus considérable qui sefaisait à l’intérieur de la prison vint enfin la rendre àelle-même. Elle s’éveilla, en quelque sorte, et rentraprécipitamment.

Dans la prison tout était en émoi ;l’aumônier catholique était venu par hasard aussitôt après ledépart de Morris, et Nicholas l’avait conduit à la cellule ducondamné à mort. L’évasion fut ainsi découverte tout de suite.

– Qui aurait jamais cru cela ? ditle bon Nicholas en gardant son éternel sourire ; le vieuxMac-Diarmid avait l’air d’un si honnête homme ! Et ivre commeun canon !

Ce fut bientôt un tumulte général dans lesdortoirs et dans les corridors. Les prisonniers profitèrent del’occasion pour faire tapage ; les guichetiers s’accablaientmutuellement de reproches ; le farouche Allan parlait de fairependre tout le monde.

Mais il ne venait à personne de soupçonnerl’issue véritable par où le captif s’était évadé. Suspecter lafamille de l’honorable Josuah Daws, esq., sous-intendant dumetropolitan-police de Londres ! Il eût fallu pour cela êtrefou à mettre en cage !

Frances ferma la porte de la rue et composason visage pour regagner le salon de sa tante. Quand elle reparuten présence de Fenella, ses larmes étaient séchées, et saphysionomie sérieuse avait repris sa tranquillité habituelle. Toutesa souffrance était enfermée en son cœur.

La soirée n’était pas encore très avancée,mais lady Montrath, cédant à la fatigue, avait demandé déjà lapermission de se retirer. Fenella Daws était seule devant son albumouvert, et tenait son crayon à la main.

Elle cherchait un moyen adroit de relater, surses tablettes, la visite de lady Georgiana Montrath, sans avoirl’air d’y attacher la moindre importance, et de cette façon aiséeque savent si bien prendre les gens comme il faut.

Suivant sa propre opinion, Fenella étaitassurément une femme du plus merveilleux ton, mais ce moyen qu’ellecherchait se dérobait obstinément à son subtil génie. Elle avaitécrit déjà, puis effacé une demi-douzaine de phrases, parmilesquelles se trouvait celle-ci :

« Visite aimable de la chère Georgy (ladyGeorgiana Montrath, femme de George, lord Montrath, pair duRoyaume-Uni), qui est venue nous surprendre et nous demander àdîner sans compliment. »

Fenella trouvait la tournure un peu légère.Tandis qu’elle en cherchait une autre, Frances traversa le salon etse rendit dans l’appartement qu’elle partageait avec Georgiana.

Elle trouva celle-ci accablée sous le poids deses inquiétudes et de son malheur. Frances eut de douces parolespour l’encourager et la consoler. Lady Montrath s’endormit. Francesveilla.

C’était une belle âme ; sa prièredemandait à Dieu le bonheur de Morris et le salut de Jessy.

Morris avait traversé en quelques minutes lesrues de Galway. Il marchait maintenant dans la campagne, suivantcette route de Kilkerran déjà bien des fois parcourue. La nuitétait si noire et une brume si épaisse enveloppait la côte queMorris, malgré son habitude du pays, avait peine à trouver sonchemin.

L’atmosphère lourde annonçait un orage. Detemps à autre, lorsqu’un coup de vent, précurseur de la tempête,soufflait de l’ouest et rasait le rivage, la brume, balayée pour uninstant, laissait voir au loin les lumières de Galway et les fanauxrougis des navires à l’ancre dans la baie.

Puis le vent cessait ; la brume éclairciese condensait de nouveau ; aucun souffle n’agitait plusl’atmosphère immobile.

En ces moments, Morris n’était plus guidé quepar son instinct et aussi par un bruit sourd qu’il entendaitau-devant de lui depuis sa sortie de la ville, et qui semblaitmarcher précisément dans la direction de Ranach-Head.

Morris n’aurait point su définir en ce momentla nature de ce bruit, étrange à pareille heure : c’étaitcomme une troupe d’hommes à cheval, trottant à un demi-mille dedistance.

Il y avait des instants où Morris eût juré quecette hypothèse était la réalité. Ce qui le confirmait dans cetteopinion, c’est que, malgré l’extrême rapidité de sa course, lebruit restait toujours à la même distance par rapport à lui s’ils’en approchait, c’était de bien peu. Mais, d’un autre côté, quelmotif assigner à la marche nocturne de ces cavaliers ? Larégularité du son semblait annoncer des soldats, et comment penserqu’en un moment où la capitale du comté avait besoin de tous sesdéfenseurs, on dirigeait des troupes vers la petite ville deKilkerran, point extrême, que son isolement mettait d’ordinaire àl’abri des agitations politiques ?

À vrai dire, Morris ne se faisait point ceraisonnement tout au long. Sa tête et son cœur étaient trop remplispour qu’il s’occupât sérieusement de ce bruit entendu dans lesténèbres. Il allait toujours, hâtant de plus en plus sa courserapide, et dévorant l’espace qui le séparait du salut de safiancée.

Il avait maintenant de l’espoir, mais unespoir mêlé de craintes poignantes. Le manuscrit de Jessy était unsuprême appel qu’elle avait lancé au moment où tout luimanquait.

Et il y avait à présent près de deux jours quecet appel restait sans réponse.

Deux jours, deux longs jours depuis qu’elleavait ressenti l’atteinte cruelle de la faim !

Oh ! que les minutes étaientprécieuses ! Morris ne pouvait se la représenter que mourante,et ce que demandait à Dieu son ardente prière, c’était de prolongerencore quelques instants l’agonie de la pauvre victime.

Tout lui était expliqué à cette heure ;il voyait clair en ce dédale où son esprit s’égarait la veille.

Ce bruit de Londres dont parlait Jessy,c’était le murmure sourd de la mer ; ce pain jetépériodiquement à la recluse par une invisible main, c’était lanourriture quotidienne que Pat croyait servir au prétendu monstre,destiné, suivant la naïve croyance des bonnes gens du pays, à ladestruction des catholiques. La meurtrière oblique de la prisondonnait sans doute sur l’escalier de Ranach, et le pain, lancé parJessy, était venu tomber à la base du cap.

Tout cela était vrai. Mais Morris précipitaitsa course, parce que toutes ces explications ne valaient pas unebouchée de pain pour la pauvre fille affamée.

Il entendait à chaque instant, plus prochain,ce roulement régulier qu’il prenait pour le trot d’une troupe decavaliers. Il ne voyait rien encore, tant les ténèbres étaientprofondes ; mais une circonstance vint dissiper le reste deses doutes.

À moitié chemin de Kilkerran, une voix s’élevatout à coup au-devant de lui, criant le qui-vive militaire. En mêmetemps tout bruit de marche cessa pour faire place au son presqueimperceptible du galop isolé d’un cheval.

On ne répondit point au qui vive, qui futrépété d’une voix forte et menaçante.

Le cheval au galop approchait de Morris. Aumoment où retentissait le troisième qui vive, un cavalier passadans l’ombre comme un tourbillon, et si près, que le jeune maîtreput distinguer l’uniforme rouge des dragons de la Reine.

C’était le major Percy Mortimer qui se rendaità Galway pour faire tête à ses accusateurs.

Profitant du sommeil d’Ellen, il s’étaitdérobé doucement, la laissant endormie sur sa mante.

C’était son pas que Jermyn, à l’affût, avaitentendu sur le galet.

Ellen lui avait appris d’avance où iltrouverait des chevaux, et tout en galopant sur la route de Galwayil se disait :

– Demain, je reviendrai vainqueur ;elle sera bien heureuse, et sa joie m’obtiendra mon pardon.

Pauvre Ellen !

Morris ne reconnut point le major.

La troupe de cavaliers qui se remettait enmarche à ce moment était composée aussi de dragons de la Reine,commandés par le colonel Brazer. Elle avait pour guide Kate Neale,la femme d’Owen, qui voulait venger son père, assassiné par lesMolly-Maguires.

L’orage imminent avait empêché les dragons des’embarquer, suivant le premier conseil de Kate, et ils venaientprendre leurs quartiers à Kilkerran, d’où l’on pouvait apercevoirle feu de Ranach-Head.

La certitude acquise par Morris qu’il avaitdevant lui des soldats saxons, lui fit abandonner la route battue.Il se jeta dans les champs voisins, et poursuivit sa course encôtoyant la ligne parcourue par les dragons.

Il arriva en même temps qu’eux à la hauteur duparc de Montrath. En ce moment l’orage avait déjà balayé labrume ; le ciel noir ne laissait pas échapper une seule gouttede pluie, mais le vent se déchaînait avec une rage croissante,pliant comme des tiges de blé les chênes séculaires du parc.

Entre les troncs, une lueur apparaissait ducôté des ruines de Diarmid, et lorsque Morris enfila enfin une deslongues avenues, il vit briller, au bout, le feu du cap Ranach.

Il serra sa ceinture autour de ses reins,secoua ses grands cheveux alourdis par la sueur, et brandit sonshillelah en donnant une impulsion nouvelle à sa course.

Les dragons étaient maintenant devancés.Morris ne savait pas s’ils continuaient leur route vers le cap, oùs’ils longeaient à gauche, les murailles du parc, pour descendre àKilkerran.

Que lui importait cela ? Il allait, ilallait !

Quelques minutes encore et il passait devantle château neuf, sans jeter un regard sur ses fenêtres derrièrelesquelles des lumières couraient en tous sens.

Un dernier élan le porta au pied des tours deDiarmid. Il s’arrêta une seconde parce que le souffle lui manquait.Un murmure sourd venait du côté de Montrath, et l’air se chargeaitd’une odeur de fumée.

Morris ne tourna pas même la tête. Il entradans le réduit de Pat.

Le trou était éclairé par une branche de pinfichée dans la muraille ; à l’entrée de Morris, une voixlamentable s’éleva.

– Oh Mac-Diarmid, mon fils, disait-elle,sur votre salut, ayez pitié d’un pauvre malheureux ! Ils m’ontattaché là, dans ma pauvre maison, avec des cordes qui m’entrentdans la chair ! Ils vont amener le monstre… Ah ! seigneurDieu ! que leur ai-je fait pour être si cruellementpuni ? C’est un tigre, Morris, et je sens déjà mes os craquersous ses dents de fer !

Le pauvre Pat était en effet solidementgarrotté et gisait sur sa paille.

– Où est-elle ? demanda Morris, quine pouvait avoir qu’une seule pensée.

– Est-ce donc une lionne ! s’écriale malheureux valet de ferme. Oh ! Seigneur Jésus !sainte Vierge ! bienheureux anges, ayez pitié demoi !

Il se roulait sur la paille en poussant desgémissements inarticulés. Ses dents claquaient, ses cheveux sehérissaient sur son crâne chétif. Morris le saisit par le bras etle secoua violemment.

– Où est-elle ? répéta-t-il avecmenace, où est sa prison ?

Pat se roulait en hurlant.

Morris allait le saisir aux cheveux,lorsqu’une pensée soudaine traversa son esprit. Il se relevabrusquement et pressa son front à deux mains en tâchant de serecueillir.

Quelqu’un l’avait devancé dans les ruines,puisque Pat, garrotté, gisait sur la paille de sa couche.Étaient-ce les Mac-Diarmid ? était-ce un ennemi ?

Le nom de lord George vint à la lèvre deMorris, et une angoisse terrible lui serra le cœur.

Il se pencha de nouveau vers Pat, qui nebougeait plus.

– Est-ce lord George Montrath ?commença-t-il.

– Oh ! oui, mon bijou !interrompit précipitamment le pauvre diable ; c’est milord,notre bon lord et son intendant Crackenwell !

Morris sentit fléchir ses genoux.

– Où sont-ils ? s’écria-t-il d’unevoix étoufFée.

– Sainte Vierge ! qui peut lesavoir ?

– Par où sont-ils allés ?

Pat montra du doigt la petite porte où nousl’avons vu disparaître la veille avec ses trois pains d’avoine etsa cruche d’eau.

La porte était entr’ouverte. Morris s’yprécipita.

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