La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XXIV – GRANDE TOMBE

C’était la reproduction agrandie de la scènequi ouvre ce récit. Montrath, le brillant et noble manoir, était laproie des famines. Un furieux incendie, activé par le veut quisoufflait de la mer avec violence, dévorait à la fois toutes lesparties du château.

C’étaient des mains habiles et savantes au malqui avaient opéré cette œuvre de destruction. Les mesures avaientété prises avec une précision diabolique ; le fier édificen’avait pas une toise de muraille qui ne fût noircie déjà etattaquée par la flamme envahissante. D’énormes langues de feusortaient par toutes les fenêtres. Le long de la toiture fumante,des jets lumineux commençaient à courir, s’allumant, s’éteignant,pour s’allumer encore : on eût dit que le fléau vainqueurjouait ici avec sa proie. – Mais le feu gagnait, gagnait ; lacharpente donnait déjà passage à de longues colonnes de vapeursembrasées. Malgré l’épaisseur de ses orgueilleuses murailles, lechâteau cédait vite à l’incendie attisé par l’ouragan. C’était unvaste brasier, conservant des formes architecturales, maisenveloppé de la base au faîte par de grandes flammes que le ventemportait et faisait ondoyer comme une chevelure.

Ici, comme chez Luke Neale, le middleman, il yavait, autour de l’incendie, un long cordon de spectateursimmobiles, qui semblaient être là pour garder le désastre etempêcher tout secours d’arriver à la demeure embrasée.

C’était Molly-Maguire signant à lord GeorgeMontrath sa quittance de minuit.

Le signal avait brillé, dès la fin du jour, ausommet de Ranach-Head. Parmi les ribbonmen, beaucoup restèrentsourds à cet appel, parce que l’impression de leur défaite dans lebog était pour eux trop récente encore ; mais Molly-Maguireest une bonne mère qui ne gâte point ses enfants ; les membresdes sociétés secrètes, en Irlande, ont au moins autant de peur lesuns des autres que de leurs adversaires directs, les soldats de laReine.

Quelques-uns vinrent par curiosité, un plusgrand nombre par frayeur ; d’autres enfin parce qu’ils étaientaussi aveugles que vaillants et qu’ils croyaient remplir undevoir.

Les Mac-Diarmid avaient allumé le feu deRanach de leurs propres mains, cette fois. La querelle qu’on allaitvenger était la leur ; l’attaque du château avait pour but demettre Montrath et ses complices sous la main de Molly-Maguire,afin de les forcer à faire connaître la retraite de Jessy O’Brien.Avant de quitter Galway, les fils du vieux Miles étaient entrésdans les public-houses du Claddagh ; ils avaient convoqué lebon roi Lew et ses hardis matelots.

Les gens de Corrib et de Knockderry, deKilkerran et du Connemara se rendirent successivement à la pointede Ranach. Le géant Mahony ne fut pas des derniers, bien que cesoir il eût porté sur ses épaules le vieux Miles Mac-Diarmid,depuis les portes de la prison de Galway jusqu’à la ferme desMamturks.

Il avait déposé sur le lit d’Owen le vieillardendormi, et s’était fait donner une pinte de poteen. Puis il avaitrepris sa course en brandissant son énorme shillelah.

En arrivant sur le galet, le Brûleur était unpeu essoufflé ; mais il aimait son métier de passion, et dèsqu’il entendit parler d’allumer la torche de bog-pine, il se sentittout gaillard.

Vers onze heures du soir, les ribbonmen seglissèrent dans les taillis qui avoisinaient le château ; ilsescaladèrent la grille du parc. Le Brûleur, qui avait reprishaleine, jeta bas la porte en deux ou trois coups de hache. Ce futalors une scène de tumulte et de sauvage triomphe ; personnen’avait plus peur ; l’ivresse de la vengeance avait gagné lesplus timides.

En un clin d’œil, le château fut fouillé descaves aux combles par cette troupe hurlante et déchaînée. Oncherchait Montrath, Crackenwell et Mary Wood. On ne trouva que MaryWood endormie auprès d’un flacon de vieux rhum. Quand on se saisitd’elle pour l’emmener, elle ne manifesta ni surprise ni frayeur.Elle ne s’informa point du motif qui amenait les assaillants auprèsd’elle à cette heure. Seulement, l’un d’eux ayant voulu faireconnaissance avec son flacon de rhum, Mary sauta hors du lit etrepoussa l’insolent à grands coups de poing. Le flacon luiresta ; elle le mit sous son bras et suivit les vainqueurssans autre résistance.

Quant au lord et à l’intendant, ils avaientdisparu. Personne au château ne savait le secret de leur absence,et les valets, épouvantés, qui avaient ouvert eux-mêmes, à lapremière réquisition, les portes de leurs chambres, ne purent pointdire où leur maître s’était caché.

– Mettons le feu ! s’écriaMahony : l’odeur de la fumée les fera bien sortir, s’ils sontdans quelque trou !

L’idée fut approuvée tout d’une voix, etchacun répéta :

– Mettons le feu !

Quelques minutes après, les boiseriessculptées suaient et se fendaient en craquant ; les carreauxdes vitres éclataient derrière les draperies en flammes. Il nerestait rien des magnificences intérieures du beau château deMontrath.

Au même instant on avait mis le feu à tous lesétages et à toutes les chambres.

Les riches meubles de France n’étaient quecendres ; les tableaux de maîtres flambaient ; tout seconsumait, jusqu’au manuscrit du joli petit roman fashionable de lapauvre lady Montrath.

Heureusement que, dans le même moment, àLondres, quelque lady Arabella, quelque miss Diana, quelquemistress Ophelia occupaient leurs loisirs à composer exactement lamême élégie, laquelle a été radotée quatre cents fois au moins parles ladies de lettres de la joyeuse Angleterre, sous prétexte queRichardson en a fait un magnifique roman, il y a longtemps.

Les Molly-Maguires s’étaient retirés audehors, emmenant avec eux Mary Wood, ses quatre laquais et toute lamaison de Montrath.

Suivant leur habitude, ils se rangèrent autourdu château en flammes. Cette fois, ils avaient un autre but que decontempler leur œuvre : ils étaient persuadés que le lord etson intendant étaient cachés quelque part dans le manoir, et ilsles guettaient au passage.

Auprès de la grille, vis-à-vis de l’avenue, setenait le groupe des prisonniers, gardés par Mac-Duff et quelquespaysans de Knockderry. Parmi ces prisonniers, il y en avait qui nevenaient point du château. Suivant l’habitude, les magistrats deGalway ne s’étaient plus occupés du pauvre Gib, après que sadéposition faite l’avait rendu inutile. Suivant l’habitude encore,les ribbonmen avaient mis tout en œuvre pour s’emparer de Gib, nonpoint parce qu’il était un faux témoin, mais parce qu’il avaittrahi l’association. En Irlande on dit que Molly-Maguire voit tout.Gib s’était caché de son mieux en attendant l’exécution despromesses de Josuah Daws. Molly-Maguire le trouva, et il étaitmaintenant garrotté, entre ses deux enfants, sur la pelouse, devantle château de Montrath.

Il ne disait rien et gisait comme abêti par ledésespoir.

La petite Su et le petit Paddy avaient pleurétout le long de la route ; maintenant leurs yeux s’étaientséchés ; ils regardaient, ébahis, la grande maison enflammes.

Mais ils ne s’amusaient pas tant que MaryWood ! Mary Wood trépignait d’aise et battait des mains enriant à gorge déployée. Elle regrettait seulement de ne s’êtrepoint donné plus tôt ce divertissant spectacle.

Cependant Mickey et ses frères attendaient envain l’apparition du lord. Montrath restait introuvable, et poureux le but de l’expédition était manqué, car Mary Wood, interrogéesur le sort de Jessy dès le premier moment, avait haussé lesépaules et refusé de répondre.

L’incendie était si avancé déjà, qu’il n’yavait plus guère d’espoir qu’une créature vivante pût rester àl’intérieur.

Mickey et ses frères s’étaient éloignés desrangs des ribbonmen et s’entretenaient à l’écart.

Ce fut en ce moment qu’ils aperçurent deuxhommes sortant des ruines de Diarmid.

D’un seul coup d’œil Mickey avait reconnu lelord. Il s’élança, suivi de ses frères. Montrath et Crackenwellétaient prisonniers. Ce fut une grande joie dans l’armée deMolly-Maguire.

– Aux galeries ! auxgaleries !

Tous ces hommes si longtemps courbés sous lamisère avaient hâte de voir, humilié à leurs pieds, le maître avidequi la veille encore les affamait dans leurs taudis. Il y avait enoutre un traître à juger : ce devait être une mémorableassemblée.

Le long cordon des ribbonmen se replia surlui-même pour descendre l’avenue. Avant de s’ébranler, ils setournèrent encore une fois vers le château.

Le géant Mahony se détacha et s’avança seulvers la fournaise. Un instant son énorme silhouette trancha en noirsur le rouge ardent de l’incendie.

Il s’arrêta au-devant de la porte principaleet planta en terre une longue perche qu’il tenait à la main. Cetteperche supportait à son sommet l’écriteau funeste où Molly-Maguireaffiche sa vengeance accomplie. On y lisait en groscaractères :

QUITTANCE DE MINUIT !

Cela se passait au moment où Morris, heureux,épiait à quelques pas de là, sous les ruines du vieux château, leréveil de sa fiancée.

À la ferme des Mamturks, le vieux Milessubissait toujours l’effet de l’opium qu’il avait bu en portant ledernier toast du repas funèbre célébré à la prison de Galway. Ildormait profondément dans sa demeure déserte. Au lieu de la famillenombreuse et forte qui fleurissait naguère sous le toit de laferme, il ne restait là qu’une pauvre enfant dont les veinesn’avaient pas une goutte du royal sang de Diarmid.

Peggy veillait, tremblante, dans la solitudede la salle commune. Elle attendait Ellen, sa maîtresse chérie, lessix garçons qu’elle aimait, et Kate, la douce femme d’Owen, quil’aidait dans sa tâche de tous les jours.

Et personne ne revenait, ni la nobleHéritière, ni les six maîtres, ni Kate, la bonne épouse !

Voici ce que faisait Kate eu cemoment :

Les dragons de la Reine, rencontrés cette nuitpar Morris sur la route de Kilkerran, n’avaient point tourné àgauche du parc de Montrath pour aller dormir dans la petite ville.Ils avaient, eux aussi, aperçu le feu allumé au sommet deRanach-Head.

Il n’était pas temps de se reposer. Le colonelBrazer avait fait mettre pied à terre à ses dragons, et les avaitdirigés vers le cap, en leur recommandant le silence.

Kate marchait au milieu d’eux, morne etmuette. Elle tâchait de songer à son père mort pour se redonner ducourage, mais chaque fois qu’elle appelait la pensée de Luke Neale,c’était l’image d’Owen qui descendait au fond de son cœur.

Les dragons passèrent à deux ou trois centspas, sur la gauche du château, dont l’incendie n’était pas alluméencore, et gagnèrent le sentier à pic qui descend du sommet de lamontagne au galet, et sur lequel s’ouvrent les grottes de Muyr. Unefois déjà nous avons vu le pauvre Pat faire usage de ce cheminpresque impraticable ; mais Pat avait ôté ses souliers debois, et il était du pays.

Les dragons, avec leurs lourdes bottes,glissèrent bien des fois sur cette pente abrupte. Leurs mains sedéchirèrent aux pointes du roc. Dans la nuit noire ils ne voyaientrien, sinon le vide sans fond sous leurs pieds.

Le hasard les servit. Ce qu’ils n’eussentpoint fait en plein jour peut-être, ils l’accomplirent protégés parces ténèbres opaques qui leur cachaient les trois quarts dudanger.

Ils atteignirent la base du cap.

C’était l’heure où les Molly-Maguires, décidésà envahir le château de Montrath, s’engageaient dans les rochersqui séparent le galet de la grève, afin de gagner l’avenue duchâteau. Brazer et ses dragons virent un mouvement confus, auquelse joignait une rumeur sourde : des formes humaines quiglissaient dans l’ombre, puis tout disparut. Les ribbonmen avaienttourné l’angle du cap.

– Où est l’entrée des galeries ?demanda Brazer à Kate.

Kate désigna du doigt la fissure. Quatre oucinq dragons allèrent la reconnaître, et revinrent en disant qu’onn’entendait aucun son à l’intérieur.

À gauche de la colonnade de Ranach, setrouvait un enfoncement pareil à celui qui avait servi de retraiteà Jermyn, dans la partie opposée du galet, pour guetter, quelquesheures auparavant, la sortie d’Ellen. Brazer et sa troupe secachèrent dans cet enfoncement, où un escadron tout entier auraitpu tenir à l’aise. La base de la colonnade, qui avançait entre euxet la fissure, eût assuré leur embuscade par une nuit ordinaire etmême à la clarté de la lune.

Les dragons attendirent. Ils attendirentlongtemps.

Pas une âme ne se montrait sur le galet. Lamer brisait, furieuse, à quelques cents pas d’eux, et le vent dularge glaçait leurs os.

Quand la tempête faisait trêve, il leursemblait entendre comme une clameur lointaine, au delà du sommet ducap. Parfois encore, il leur semblait que le ciel prenait desreflets rouges au-dessus de leurs têtes, comme si une auroreboréale eût incendié les nuages.

Ce ne pouvait être le feu du cap Ranach, quis’éteignait maintenant et ne jetait plus que des lueursassombries.

Les heures s’écoulaient : Brazercommençait à désespérer.

Enfin une lueur parut dans les rochers, àl’angle du cap. Les dragons se reculèrent et retinrent leursouffle.

Brazer seul et Kate Neale, qui était auprès delui, avançaient leurs têtes avec précaution pour voir les nouveauxarrivants.

Ce fut d’abord le géant Mahony, secouant unetorche de bog-pine au-dessus de sa tête.

Des groupes nombreux le suivaient dansl’ombre, et se dirigeaient tous vers la fissure.

Mahony s’arrêta a une trentaine de pas del’entrée et leva sa torche, comme pour reconnaître, un à un, lesmembres de l’association.

Tantôt la torche brillait, dressant sa flammecolorée ; tantôt le vent l’inclinait et l’empêchait de luire.Quand la flamme se relevait, Kate, qui mettait son âme dans sonregard, distinguait sous les masques de toile relevés par le ventdes figures connues : des matelots du Claddagh, des fermiersde Corrib ou de Knockderry. Son cœur battait d’espoir, parcequ’elle ne voyait aucun des frères d’Owen ni Owen lui-même.

Il avait dit vrai sans doute au pied de lacroix de Saint-Patrick, sur le sommet de la montagne. Elle allaitvenger son père et retrouver son époux, endormi paisiblement dansla maison de Mac-Diarmid.

La foule marchait toujours. Il n’y avait plusque quelques groupes, qui passèrent à leur tour devant Mahony.Enfin un dernier groupe resta seul. Il était composé de quatrehommes de grande taille et vêtus de carricks.

Le cœur de Kate battit dans sa poitrine. Satête se pencha eu dehors de la roche.

Les quatre hommes allaient s’engager dansl’ouverture ; trois d’entre eux avaient disparu. Le ventsouffla. Le masque du quatrième se souleva. Kate poussa un cridéchirant et s’élança, laissant des lambeaux de ses vêtements entreles mains de Brazer, qui voulait la retenir.

– Owen ! Owen !cria-t-elle.

Kate se précipita dans la fissure, avant queMahony pût l’en empêcher.

– Feu ! commanda Brazer à sesdragons.

Le Brûleur entendit, et leva sa torche pouréclairer le galet. Une détonation éclata. Le géant tomba lourdementen travers de l’ouverture.

Il se fit à l’intérieur un fracas sourd.

Les dragons avaient quitté leur posted’attente, et s’étaient rangés des deux côtés de l’entrée.

Pendant quelques minutes, les coups de feucontinuèrent à retentir, parce que des ribbonmen venaient semontrer à la bouche des galeries, et cherchaient à s’échapper.

La fissure fut bientôt encombrée decadavres.

Puis la fusillade se tut, et le silence régna.Les dragons restèrent rangés, l’arme au bras.

De temps en temps, le murmure renaissait audedans de la caverne pour s’enfler un instant, puis s’éteindre.Personne n’essayait plus de sortir.

Au bout d’une heure d’attente, un soldats’avança sur l’ordre de Brazer et somma les ribbonmen de se rendre,sous peine de la vie.

On ne répondit point ; seulement, labouche de la caverne rendit comme un éclat de rire.

Les assiégeants se consultèrent. Il étaitabsolument impossible d’attaquer les ribbonmen dans leur retraite,et le temps passait. L’aube blanchissait l’horizon, au-dessus de lamer sombre.

– Il faut en finir, dit Brazer.

Le cornette Dickson, appelé, reçut un ordre àvoix basse. La troupe se dédoubla. Dickson prit la route suivienaguère par les ribbonmen, et se dirigea vers l’avenue deMontrath.

Une demi-heure après, Dickson revint annonçantl’incendie du château, qui continuait à brûler et dont leshabitants avaient sans doute péri dans les flammes.

Chacun des dragons qu’il ramenait portait surses épaules une lourde fascine.

Brazer fit déblayer la fissure des corps quil’encombraient. Un soldat s’avança de nouveau, au-devant del’entrée et cria aux assiégés de se rendre.

On ne répondit point encore. Mais le couloirsombre s’éclaira, et le soldat tomba frappé d’une balle.

– Allumez les fascines ! ditBrazer.

Les soldats obéirent et un premier fagotenflammé fut lancé dans l’ouverture.

Un long éclat de rire gronda dans la bouchedes galeries.

La fascine brûla, le bois vert rendait unefumée épaisse, que la violence du vent de mer repoussait toutentière dans la caverne.

Le jour grandissait. Un second fagot remplaçale premier et, quand le foyer fut allumé une fois, on entassafascines sur fascines qui, toutes, prirent feu en même temps.

L’orifice de la caverne, à demi bouché parl’incendie, rendait de grands murmures, où il n’y avait plusd’éclats de rire.

Puis les murmures se changèrent engémissements ; puis les gémissements hurlèrent, frénétiques etdésespérés.

 

Le soleil se levait derrière la grande massedu cap.

Vers cette même heure, le vieux Mac-Diarmids’éveillait de son long sommeil. Gardant cette apathieintellectuelle que laisse après soi l’opium, il se leva sans donnerun regard aux choses qui l’entouraient, et comme si rien ne se fûtpassé depuis le jour où il s’était éveillé en ce lieu pour ladernière fois.

Mais au moment où il mettait le pied hors dulit, son œil rencontra un objet qui gisait à terre, et il reculacomme s’il eût été sur le point de marcher sur un serpent. Saprunelle se distendait, fixe et comme fascinée. L’objet qu’ilexaminait avec tant d’émotion était un carré de toile bise, auxcoins duquel s’attachaient deux rubans de fil. C’était le masque dupauvre Dan, que ses frères avaient oublié de détruire.

Le vieillard se baissa lentement et le saisitd’un geste convulsif. Puis il regarda tout autour de lui avecépouvante et le cacha vivement dans son sein.

Peggy avait préparé, comme d’habitude, lerepas de famille. Miles vint s’asseoir à sa place accoutumée.

Son œil fit avec lenteur le tour de la tablevide.

Il ne toucha point les mets rustiques placésdevant lui. Pas une parole ne tomba de sa bouche. Il attendit.

Vers le milieu du jour, la porte de la fermes’ouvrit enfin. Morris entra, soutenant Jessy, faible, entre sesbras.

Le visage du vieux Miles resta immobile etglacé. Il regarda sa fille chérie comme s’il ne la reconnaissaitpoint.

– Où sont mes frères ? demandaMorris à Peggy.

Peggy ne répondit pas.

– Où sont Kate et la nobleHéritière ?

La petite fille secoua la tête en pleurant.Morris s’avança vers son père et voulut lui prendre la main.

Le vieillard retira la sienne.

– Pourquoi la maison de Mac-Diarmidest-elle déserte ? dit-il d’une voix creuse et morne.

– Ils vont revenir, balbutia Morris, quiavait peine à maîtriser son inquiétude.

– Qui sait ? reprit le vieillard enfixant sur Morris un regard étrange. Déjà hier Natty, Dan et Jermynpeut-être étaient morts. Ne mentez pas, Mac-Diarmid, car j’ai toutdeviné !

Morris ouvrit la bouche pour répondre. Ungeste impérieux de son père la lui ferma.

Celui-ci tira de son sein le masque de toile,insigne bien connu des ribbonmen.

Morris, à la vue de cette preuve, baissa latête en silence.

Le vieillard se leva.

– Je vais retourner à Galway, dit-il, carle pauvre Gib avait raison : c’est Mac-Diarmid qui a tué LukeNeale ! Mac-Diarmid doit du sang à la loi !

– Mon père ! oh ! monpère ! s’écria Morris, qui tomba sur ses genoux.

– Si vos frères reviennent, reprit levieux Miles, répétez-leur mes paroles. Je n’ai plus de fils.Vivants ou morts, je maudis les Molly-Maguires, qui sont lesennemis de l’Irlande !

Le vieillard se dirigea vers la porte. Morriss’attachait à ses vêtements ; Jessy s’agenouilla baignée delarmes, sur son passage. Il repoussa Morris durement ; ilécarta Jessy d’un geste froid.

– Je vous défends de me suivre dit-ilavant de passer le seuil.

On le vit descendre la montagne d’un pas fermeet se diriger vers la ville.

 

La tempête était calmée. Le soleil, au plushaut de sa course, mettait des rayons vifs sur les roches quiparsèment la mer aux abords du cap Ranach.

Brazer et ses dragons étaient encore à leurposte. Les fascines brûlaient toujours, étendant leurs vapeursnoires, comme un mortel linceul, au-devant de la fissure.

La bouche du souterrain rendait de longuesplaintes affaiblies.

Brazer était pâle et ses cheveux gris sedressaient sur son front ; mais il s’endurcissait dans sarésolution impitoyable, et c’était avec une répugnance morne queles soldats saxons exécutaient ses ordres désormais.

La mer, que ne soulevait plus le vent, gardaitune partie de son agitation. La houle moutonnait au loin et la côtes’entourait d’une large ceinture d’écume.

Le foyer s’éteignait.

Brazer y poussa du pied lui-même une fascine,et prêta l’oreille comme pour mesurer l’affaiblissement graduel dela plainte qui sortait de la caverne.

Dickson et les autres officiers détournèrentla tête avec dégoût. Ce mouvement porta leurs regards vers lelarge, et ils aperçurent un cutter de l’État, qui doublait le cap,toutes voiles dehors.

Sur le pont de ce navire, il était facile dedistinguer un officier, revêtu du brillant costume des dragons dela Reine.

Le cutter jeta l’ancre à l’endroit même où lesloop de Mary Wood avait mouillé deux jours auparavant.

On mit une embarcation à la mer, et l’officiery descendit seul avec les rameurs.

– Mes yeux sont fous, murmura lelieutenant Peters, ou c’est bien le major Percy Mortimer quej’aperçois là-bas !

À ce nom, Brazer releva la tête et braqua sonœil avide sur la chaloupe, qui approchait rapidement.

– Dieu me damne ! s’écria-t-il, lemisérable traître viendrait-il défendre ses bons amis !rallumez le feu, afin qu’il voie que nous employons bien notretemps !

Une noire spirale de fumée monta le long de lacolonnade du Géant.

Sur la chaloupe, Percy Mortimer faisait dessignaux avec son écharpe.

– Démène-toi ! démène-toi !grommela Brazer, nous allons t’emmener à la ville, pieds et poingsliés, afin qu’on ne nous reproche pas de n’avoir point fait deprisonniers !

La chaloupe prenait terre en ce moment. Percytoucha le rivage et s’avança, soutenu par un des rameurs, car ilavait grande peine à marcher.

Dès qu’il fut à portée de la voix, il cria auxsoldats d’arracher les fascines et d’éteindre le feu.

Les dragons interrogèrent du regard le colonelBrazer, qui haussa les épaules en souriant avec un méprishaineux.

– Alimentez le feu ! dit-il.

Les soldats, obéissant avec lenteur,soulevèrent de nouvelles fascines.

Mortimer était maintenant à quelques pas de latroupe.

– Lieutenant Peters, dit-il d’un ton decommandement péremptoire, cornette Dickson, je vous chargespécialement tous les deux, et sous peine de rébellion, de faireexécuter mes ordres qu’on éteigne le feu à l’instantmême !

Officiers et soldats hésitèrent. Ilspenchaient vers l’obéissance, car ils avaient pitié, mais ladiscipline militaire ne laisse point aux subalternes le droitd’avoir une conscience.

Brazer était là. Sa volonté faisait la loisuprême.

Un moment de silence eut lieu ; parmi cesilence, on entendît comme un écho suprême de l’agonie desassiégés. Leurs voix mourantes arrivaient au dehors confuses etpresque insaisissables.

Mortimer atteignait le groupe des soldats ence moment. Il passa devant Brazer et répéta son commandement avecun accent de menace. Son visage, pâle et blanc comme une figure demarbre, gardait cette apparence de calme froideur qui était sonexpression habituelle ; mais, sous ce masque, l’œil attentifeût découvert les traces d’une émotion poignante.

– Ranimez le feu ! dit Brazer d’unton provoquant et railleur.

– Éteignez le feu ! prononça pour latroisième fois Mortimer, qui arma l’un de ses pistolets.

Brazer perdit son sourire moqueur et sa lèvretrembla de rage. Il tira son épée.

– Major Mortimer, dit-il en tâchant de secontenir, vous oubliez que vous parlez devant votresupérieur !

– Je parle devant mon égal !répliqua Percy. Le courrier de Londres m’apporte ce matin macommission de colonel.

– Enlevez les fascines ! dirent à lafois Peters et Dickson.

Brazer ferma ses gros poings enblasphémant.

– Et je vous somme, poursuivit Percy,d’abandonner le commandement de ces soldats qui ne sont plus lesvôtres.

Brazer, écumant de fureur, fit un mouvementcomme pour s’élancer sur lui, l’épée haute ; mais il secontint, et sa main, que faisait trembler la colère impuissante,remit son arme au fourreau.

La bouche de la caverne fut déblayée enquelques minutes, et la fissure montra ses lèvres béantes, noirciespar la fumée.

– Allumez des torches, dit Mortimer.

Cet ordre fut exécuté sur-le-champ, et deux outrois soldats essayèrent de pénétrer dans le couloir étroit quimontait aux galeries.

Mais ils reculèrent aussitôt, chassés parl’atmosphère ardente.

Il fallait attendre. Mortimer s’agitait,torturé par une angoisse terrible. Brazer le contemplait à l’écartet souriait.

En ce moment, la bouche sombre de la caverneexhala comme un dernier soupir. Puis elle demeura muette.

Mortimer, incapable de se retenir davantage,saisit une torche et s’élança dans le couloir. Ses soldats lesuivirent.

Dès les premiers pas, le pied de Percy heurtades corps inconnus. Un air chaud et délétère pesait sur sa poitrineet lui ôtait le souffle.

Mortimer passa le seuil des galeries, toujourssuivi par ses soldats. Les torches allumèrent les mille cristauxdes parois et des voûtes ; la colonnade surgit,resplendissante ; le palais souterrain se para de sesfantastiques merveilles.

Mais, parmi tant de magnificencesétincelantes, la mort gisait livide et froide. Le sol était jonchéde cadavres. De tous ceux que nous avons vus entrer dans lacaverne, la nuit précédente, vainqueurs ou vaincus, pas un seul negardait un souffle de vie !

Mortimer reconnut, au premier rang, lordGeorge Montrath et son intendant Crackenwell, qui se couchaient,hideusement défigurés par les convulsions dernières ; non loind’eux, Mary Wood était étendue, son flacon de rhum débouché à lamain. La mort l’avait surprise en son orgie solitaire. Sa boucheconservait son sourire insouciant et brutal.

Mickey, Larry et Sam Mac-Diarmid étaientcouchés côte à côte. Leurs traits calmes disaient le courage deleur dernière heure. À quelques pieds d’eux, Owen et Kate setenaient embrassés. Kate avait sa tête dans le sein de son mari,qui souriait tendrement et semblait prononcer des paroles depardon…

Puis c’étaient des cadavres entassés sur lesol ; puis, au pied d’une colonne, un groupe composé d’unvieil homme et de deux petits enfants. Su et Paddy étaient presséscontre leur père, qui les serrait, les deux pauvres êtres, et quiles cachait sous son carrick, pour les défendre contre l’asphyxievictorieuse…

Percy Mortimer passait. Ce n’était point là cequ’il cherchait. Il allait, fouillant du regard ce pêle-mêlefunèbre.

Tout à coup il poussa un cri déchirant.

Dans un enfoncement de la paroi, il venaitd’apercevoir l’Héritière, étendue sur sa mante rouge, belle etblanche comme une sainte ; à ses pieds, Jermyn Mac-Diarmidcachait encore son front entre ses mains raidies.

Il était mort à genoux.

Percy se remit à la place qu’il avait quittéela veille, et appuya la tête de la noble vierge sur son cœur…

Les soldats continuèrent de parcourir lesgaleries, et, à mesure que les torches glissaient dans cette tombeimmense, les feux de la colonnade et des voûtes multipliaient àl’infini leurs étincelles éblouissantes. Des flots de lumièreruisselaient sur le sol. Et tous ces morts semblaient remuer ;tous ces visages pâles semblaient vivre ; tous ces yeux,éteints pour toujours, semblaient rallumer leurs regards.

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