La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XV – LE MONSTRE

Nous revenons aux premières heures de cettenuit. Dans la retraite que le pauvre Pat s’était arrangée aurez-de-chaussée d’une des tours de l’ancien château de Diarmid,Morris était assis sur une escabelle et dormait, la tête renverséecontre la muraille humide. On voyait à sa pose que le sommeill’avait surpris à l’improviste au milieu d’une veille laborieuse.De loin il semblait penser encore, et sa tête gardait l’attitude dela méditation.

Mais de près on ne pouvait s’y tromper. À lalueur d’une branche résineuse qui brûlait dans un coin, on pouvaitvoir les nobles traits du jeune maître tirés par la fatigue etaffaissés dans une sorte d’engourdissement.

Plus il avait lutté, plus son repos étaitprofond, après tant d’émotions et de lassitudes. C’était comme uneléthargie. Il n’avait point ce souffle laborieux et fort quiannonce d’ordinaire le sommeil profond ; sa respirationtombait sans bruit de ses lèvres entrouvertes. Chacun de sesmuscles reposait dans une immobilité complète, saisi, comme sonesprit et sa volonté par cette torpeur imprévue.

La retraite de Pat était un grand trou deforme ronde, dont le pavé de pierre polie disparaissait sous uneépaisse couche de poussière. Ç’avait été autrefois une sallehabitée par de plus nobles hôtes, car les murailles gardaient destraces de sculpture, et quelques pierres qui branlaient dans le murmontraient encore des débris d’insignes guerriers et d’héroïquesemblèmes.

Mais tout cela était bien vieux. L’œil del’antiquaire aurait pu seul déchiffrer les lignes des devisesgrattées par la main patiente du temps. Pour des regards profanes,tout avait en ce lieu un aspect misérable et désolé. Çà et là, lelong des murailles dégradées, s’amoncelaient des décombres. Partoutrégnait une malpropreté repoussante. La mousse tapissait les fenteset les crevasses, blessures du vieil édifice, comme la gangrèneemplit et souille les plaies humaines. Les meurtrières étaientcalfeutrées avec de la paille, mais le vent de mer, repoussé de cecôté, prenait sa revanche et se ruait à l’intérieur par une fenêtreronde où restaient quelques tronçons de barreaux de fer.

Il n’y avait pour tous meubles que le billotoù dormait Morris, et une litière de paille humide servant decouche au bon garçon Pat.

Au centre de la pièce, qui se trouvait déblayéà peu près, on voyait quelques tisons éteints auprès d’une petitemarmite de terre.

Deux ou trois images de saints, dontl’humidité avait rongé les couleurs, étaient collées aux pierres dela muraille.

Au-dessus de la litière pendaient un couteau,un bâton et une pipe. Un peu plus loin, des pains d’avoine étaiententassés auprès d’un trésor de pommes de terre saines. À cetteépoque de l’année, qui rentre dans le néfaste buoyingtimes[1], une pareille provision était unefortune, et l’on n’eût point trouvé sa pareille dans les fermes lesplus riches du voisinage.

Le trou lui-même, si laid qu’il puisseparaître au lecteur, était mieux clos et moins humide que laplupart des pauvres cabanes aux murailles de boue qui font lademeure des Irlandais campagnards.

De sorte que le bon Pat était, en définitive,un homme très bien logé. Avec son ample provision de pains d’avoineet quelques cruches de poteen ; cachées là-bas sous lesdécombres, il avait de quoi être heureux dans la vie comme lepoisson dans l’eau.

Mais que d’amertume, hélas ! empoisonnaitce bonheur ! Crackenwell d’un côté, les Molly-Maguires del’autre, et enfin ce monstre, habitant ténébreux des ruines deDiarmid, qu’il était obligé de nourrir !

Le pauvre Pat payait cher son bien-être. SiCrackenwell apprenait quelque jour ses accointances avec lesMolly-Maguires, Pat savait bien qu’il serait pendu. Il n’y avaitpoint à espérer un sort meilleur de la part des ribbonmen, et il sedoutait bien que le monstre, las de dévorer toujours des painsd’avoine, avait grand appétit de sa pauvre chair.

C’étaient trois menaces suspendues sur satête. En attendant, le bon Pat buvait et mangeait de son mieux,tremblant toujours et n’engraissant point.

Morris Mac-Diarmid était seul aurez-de-chaussée de la tour. La couche de Pat restait vide, et labranche de pin achevait de se consumer, éclairant vaguement lesobjets.

Tout était silencieux au dedans et au dehors.On n’entendait que le bruit lointain de la mer, brisant sur lesécueils, et le sifflement plaintif du vent, qui gémissait parmi lesruines. Ces bruits réguliers et monotones berçaient le repos deMorris.

Il y avait longtemps déjà qu’il dormait. Ils’était assis à cette place à la chute du jour, réclamantl’hospitalité de Pat et lui demandant quelques vivres pourrestaurer ses forces épuisées. Outre que Pat n’était point unméchant homme, il n’avait garde de rien refuser au jeune maître,qu’il connaissait pour un des chefs des ribbonmen. Il lui avaitprodigué les soins hospitaliers, et son whisky avait réchauffé lessens abattus de Morris.

– Va-t’en au château, lui dit ce dernieraprès avoir bu et mangé.

Pat revenait du bog de Clare-Galway, où ils’était prudemment caché dans un trou pendant la bataille.

– Arrah ! grommela-t-il, jesuis bien las, Mac-Diarmid ! Vous savez si nous avons dormi lanuit dernière, et toute la journée nous avons travaillé de l’autrecôté du lac… Ah ! jésus ! Jésus ! il y a plus d’unbon garçon là-bas qui dort dans les herbes du bog.

Pat frissonnait encore en songeant que, sanssa prudence, il aurait pu rester lui aussi dans les herbes.

Morris ne l’entendait pas.

– J’ai fait ce que j’ai pu,pensait-il ; mais j’étais tout seul ! Je n’ai pas trouvéun ami sur ma route. Comment écarter cette armée de valets qui mebarrait le passage ?… Te souviens-tu de Jessy O’Brien,Pat ? ajouta-t-il tout haut.

– Ma bouchal ! la pauvrechère enfant ! si je m’en souviens, oh !certes !

Morris ouvrit la bouche, comme pour continuerce sujet entamé brusquement. Ses yeux eurent un éclair et le sangrevint à sa joue. Mais il ne parla point, et sa paupière alourdiese baissa de nouveau.

– Va au château de Montrath, reprit-il.Une femme étrangère y est arrivée aujourd’hui : il faut que tusaches d’où elle vient et qui elle est.

– Ça pourrait se faire aussi bien demainmatin, murmura Pat en jetant un long regard d’envie sur la paillede sa couche.

– Il faut que tu interroges les valets deMontrath, poursuivit Morris. Je te donnerais tout ce que je possèdeau monde si tu parvenais à savoir où ils ont caché la pauvreJessy !

– N’est-elle donc pas morte ?demanda Pat. Morris devint plus pâle, et sa tête se pencha.

– Je ne sais ! murmura-t-il ;mon Dieu ! ayez pitié de nous !

Pat le regardait curieusement. Morris seredressa tout à coup, et frappa du pied avec impatience.

– Tu n’es pas parti encore !s’écria-t-il. Je te dis qu’il y a une pauvre douce créature qui semeurt en m’appelant à son aide ! Qui sait ce que valent lesminutes en ce moment ? Tu interrogeras, tu écouteras, tudevineras !

Pat hésitait.

– Il faut demander où est la petiteJessy ? dit-il.

– Non, sur ta vie, s’écria Morris. Ilfaut deviner, te dis-je ! il faut savoir le nom de cetteétrangère… et il faut revenir bien vite m’apprendre ce que tu aurassu.

Pat caressa une dernière fois du regard sonbon lit de paille, puis il sortit, n’osant désobéir.

Morris, assis sur un billot, écouta les pas del’ancien valet de ferme, qui s’éloignait dans la direction deMontrath, et dont il accusait déjà la lenteur. Il était accablé parla fatigue physique presque autant que par le découragement. Il yavait plusieurs nuits qu’il n’avait fermé l’œil ; les forcesde son âme et celles de son corps faisaient défaut à la fois.

Sa vaillante jeunesse se fût bientôtréchauffée au moindre rayon d’espoir : l’espoir manquait commetout le reste. L’appel de la pauvre Jessy était un cri d’agonieentendu dans une nuit sombre. Morris ne savait où diriger soneffort aveugle ; il ne savait de quel côté presser son pasalourdi par la fatigue.

Toute cette journée s’était écoulée pour luien vaines tentatives. L’affaire du bog de Clare-Galway avaitéloigné de sa route tous ceux qui auraient pu lui venir enaide ; il avait cherché inutilement ses frères et ses amis.Seul et sans se rendre compte de l’espoir confus qui le guidait, ils’était présenté à la porte du château de Montrath. Il devinait quelà était cette femme rencontrée au pied du cap Ranach, cette femmeaux mains de qui, dans la matinée, il avait arraché le manuscrit deJessy ; – cette femme qui savait sans doute où se mourait safiancée.

En tout autre pays, un homme dans la positionde Morris Mac-Diarmid eût songé à la justice et appelé lesmagistrats à son secours. Cette plainte, écrite avec du sang surdes lambeaux de linge, eût été partout ailleurs un moyen suffisantde mettre sur pied la loi.

Mais en Irlande le paysan catholique n’espèrepoint en l’équité du juge protestant. Montrath était un lord, lelandlord le plus riche de tout le Connaught ! il exerçait surles autorités de Galway une influence que personne ne pouvaitignorer.

Morris ne songea même pas à faire appel àcette magistrature inique dont la main s’appesantissait depuis delongs mois sur son vieux père innocent. Il n’avait foi qu’enlui-même. Il voulait voir cette femme, l’interroger, la supplier,la contraindre.

À la porte du château, il demanda cetIrlandais, ami de son enfance, que la misère avait fait ledomestique d’un Saxon. Mais cet homme avait habité Londres troplongtemps : il ne voulait plus ou il n’osait pas sesouvenir.

La livrée de milord se réjouit sincèrement del’embarras du pauvre Morris. On railla, ses longs cheveux, soncarrick, son chapeau rond à bords étroits, et tous ces détails decostume qui font reconnaître le paddy. Ce costume, Morrisle portait fièrement, et l’on n’eût point trouvé sous les fracsnoirs des dandies de Pullman une plus noble tournure que la sienne.Mais Londres, non content d’opprimer, bafouera éternellement cepeuple, qui pousse le ridicule jusqu’à mourir de faim !

Morris eut bien la pensée de se frayer unpassage par la force à travers cette armée de valets ; mais,une fois entré, pourrait-il ressortir ? Plus il se voyaitseul, plus il craignait de tomber, captif ou mort, dans cette lutteoù personne après lui ne devait prendre la défense de la pauvrerecluse.

Ses frères ne savaient rien encore du sort deJessy. Morris se disait que risquer en ce moment sa vie ou saliberté, c’était jouer, sur la plus précaire de toutes les chances,le dernier espoir de Jessy O’Brien.

Et cependant il fallait agir, car le retardaussi était le désespoir. Il se prit à courir comme un fou par lacampagne déserte ; cherchant ses amis absents. Personne !Sa raison, si lucide et si ferme d’ordinaire, avait cédé ; ilne se rendait point compte de ses actions, et, à mesure ques’écoulaient ces heures de tortures désespérées, il arrivait àn’avoir d’autre guide qu’un instinct de plus en plus confus.

La journée se passa. La nuit venue, Morris,qui était trop accablé pour s’éloigner beaucoup du château deMontrath, se réfugia dans les ruines de Diarmid.

Après le départ de Pat, il voulut réfléchirencore et demander des ressources à son esprit épuisé. L’image deson père et celle de sa fiancée vinrent ensemble le visiter. Il vitl’austère et doux visage du vieillard que semblait éclairer cetteauréole des saints qui vont mourir. Il vit les traits charmants deJessy, pâlis par son martyre, mais gardant une suavité sereine, etsouriant à la mort.

Il eut ce rêve laborieux des gens que lafatigue écrase. Il se disait : Je travaille, je vais, jem’efforce !

Il croyait continuer son vain labeur de lajournée. Jessy et Miles, qu’il voyait toujours, aiguillonnaient salassitude. Il travaillait, il travaillait…

Puis le rêve lui-même s’enfuit : sonsommeil était de l’anéantissement.

Pat, pendant cela, était installé à la tabledes valets de Montrath. Sa bouffonne figure lui avait valu lemeilleur accueil. Grooms et laquais faisaient assaut, à sonendroit, de bonnes plaisanteries britanniques. Pat ne se fâchaitpoint ; il buvait et il mangeait pour huit jours. Plus on leraillait, plus il semblait joyeux, et c’était merveille de voir samine futée et pateline, au milieu des pesantes physionomies desdomestiques anglais. Son sourire obséquieux, où perçait une nuancede malice, faisait perpétuellement le tour de la table. Il remuaitsans cesse, il enfilait l’une après l’autre toutes les exclamationsirlandaises, qu’il prononçait avec respect et d’un tond’admiration.

Les grooms, cartonnés dans leur livrée,suivaient ses mouvements sans fléchir le cou, sans plier le torse,se tournant tout d’une pièce comme des soldats de bois et riant dece rire guttural des gens de Londres, qui est juste trois fois plustriste que les sanglots des autres hommes.

Tout en mangeant, buvant, caquetant etflattant, le pauvre Pat accomplissait assez bien la mission à luiconfiée par Morris. Au beau milieu de son bavardage flagorneur, ilplaçait des questions auxquelles la valetaille répondait à peuprès. Il logeait ce qu’il apprenait ainsi dans le meilleur coin desa mémoire, et continuait à dévorer, pour éloigner jusqu’à l’ombredu soupçon.

En définitive, Pat n’était point un mauvaiséclaireur. Il ne pouvait pas en apprendre bien long, parce que lesvalets de Montrath n’étaient pas initiés aux secrets de leurmaître ; mais il apprit tout ce que les valets savaient, etd’un espion nul ne peut exiger davantage.

Quand il prit congé de ses hôtes, on lui versaun verre d’eau-de-vie de France, qui contenait bien une demi-pinte.Pat le but religieusement, à la santé de la compagnie. Puis ilsortit, escorté par les vivats des grooms, qui suivirent longtempsdans l’obscurité sa marche chancelante.

Pat était resté trois ou quatre heures auchâteau. Au moment où il sortait, les maîtres de Montrathachevaient leur veillée. Mary Wood se couchait ivre ; Franceset lady Georgiana se retiraient ensemble pour causer longuement etavec terreur des événements de la journée. Lord George enfins’enfermait avec son intendant et conseiller Crackenwell, afin delui demander un moyen de sortir de crise.

Mary Wood lui avait donné jusqu’au lendemainmatin pour le paiement des mille livres. Montrath savait que lacolère de l’ancienne servante ne ménagerait rien après cedélai.

Morris dormait toujours. Les murmures dudehors berçaient son sommeil profond. À de longs intervalles, parmiles bruits uniformes de la mer et du vent, un autre bruit sefaisait qui semblait sortir de l’intérieur des ruines.

Il eût été difficile de reconnaître la naturede ces sons qui arrivaient, brisés et dénaturés par les mille échosdu vieil édifice. Quand le vent faisait trêve pourtant, et qu’ilsvenaient à s’élever dans le silence, on aurait cru distinguer commeune plainte assourdie et grossie à la fois par de mystérieux effetsd’acoustique.

Cela durait quelques secondes, puis tout setaisait, et l’on n’entendait plus que la voix lointaine de la lamedéferlant contre les rochers du rivage.

Pat ouvrit sa porte de planches vermoulues, enun de ces instants où les vieilles ruines redevenaient muettes. Ilavait les cheveux épars et la démarche avinée. Son maigre visageétait pourpre.

– Och ! Mac-Diarmid,dit-il, j’aurais voulu vous voir là-bas, mon fils ! si voussaviez ce qu’ils mangent ces maudits Saxons de l’enfer, et cequ’ils boivent, ma bouchal ! Arrah ! La reine nedoit pas être mieux nourrie !

Le sommeil accablé de Morris était tropprofond pour que la voix de Pat pût affecter son oreille. Labranche de pin était éteinte, et il régnait dans la salle uneobscurité complète.

– Holà ! Morris, reprit le bon Pat,n’êtes-vous plus là, mon garçon ? Je sais le nom de la femmeet bien d’autres choses encore. Och ! mon fils, vousne serez pas fâché de m’avoir envoyé là-bas, pour sûr !

Morris ne répondit pas. Pat marcha entâtonnant le long des murs, jusqu’à la couche de paille où ilcroyait Morris étendu.

– Personne ! grommela-t-il ;oh ! le bon whisky de France ! Morris, mon chéri, oùêtes-vous ? et de la viande comme au jour de Noël !

Le silence continuait. Pat battit le briquetpour rallumer la branche de pin. Au moment où son bois morts’enflammait, cette voix inconnue qui gémissait dans les ruines sefit entendre tout à coup. La figure empourprée du paysan devintlivide.

La branche de pin qui prenait feu s’échappa deses mains et tomba sur le sol humide, où elle s’éteignit. À salueur, qui avait brillé l’espace d’une seconde, Pat venait de voirMorris Mac-Diarmid toujours assis à la même place, immobile, pâleet la tête renversée contre la muraille.

Les yeux de l’ancien garçon de ferme,démesurément ouverts, semblaient prêts à saillir hors de leursorbites.

– Le monstre ! murmura-t-il d’unevoix étouffée, Jésus ! sainte Vierge Marie ! oh !bon saint Patrick ! Le monstre sera venu et il aura étrangléle pauvre Morris !

Il faisait noir comme dans un four, et Patn’osait plus rallumer la branche de pin.

– Malheureux ! malheureux !reprit-il. Il devait avoir grand’faim, le monstre, car voilà troisjours que je l’ai oublié !

Depuis trois jours en effet, le pauvre Pat,absorbé par ses hautes préoccupations politiques, avait négligé lesdevoirs de sa charge, et refusé pâture au monstre nourri parl’intendant Crackenwell.

Le monstre devait avoir de terriblesdéfaillances, et Pat, qui venait d’entendre sa plainte, trouvaitque sa voix était considérablement affaiblie.

En ce premier moment de terreur, rien n’eût pul’engager à porter immédiatement au monstre sa nourriturequotidienne. Il s’assit sur la paille, tremblant de tous sesmembres, et se boucha les oreilles pour ne plus entendre cetteplainte qui l’épouvantait. Mais au bout de quelques secondes il sedressa sur ses pieds comme si on lui eût enfoncé un aiguillon dansla chair.

– Ah ! Jésus ! dit-il ;ah ! saint Patrick, mon bon seigneur ! Si je le laissemourir, je serai pendu !

– Morris, reprit-il, mon cher ami, sivous n’êtes pas mort, venez à mon secours !

Toujours le même silence. Pat sentit son cœurdéfaillir ; mais c’est en ces moments extrêmes que surgissentles résolutions vaillantes. Pat trouva du courage tout au fond desa frayeur. Il se traîna sur les mains et sur les genoux jusqu’auxpains d’avoine amoncelés.

Il en choisit trois des plus gros pourdédommager en une seule fois le monstre du long jeûne où il l’avaitlaissé.

Muni de ses trois pains et d’une cruche d’eau,il sortit par une petite porte, communiquant avec l’intérieur desruines, et s’engagea dans un couloir tortueux, encombré dedébris.

Il était sans lumière. Il monta l’escaliertournant de la tour qui formait l’angle du vieux château et pendaitpresque sur le vide à la pointe de Ranach-Head.

Il pénétra dans une salle ouverte à tous ventset formant le premier étage de la tour. Au centre de cette salle,il y avait une sorte de coffre enclavé dans le carreau. Pat ydéposa les trois pains et la cruche d’eau bouchée. Il dénoua unecorde fixée au mur, et l’on entendit crier des poulies.

En même temps le coffre descendit, laissant aumilieu de la salle un trou de forme carrée.

Par ce trou, la voix des ruines, que nousavons entendue naguère, s’élança plus distincte et plusrapprochée.

C’était comme un cri humain ; mais ici,comme au rez-de-chaussée de la tour de Pat, les échos renvoyaientle son augmenté et faussé.

Le malheureux paysan se croyait sous la dentdu monstre.

– Comme il hurle ! se disait-il.Ah ! Seigneur, il est bien colère !

Et comme s’il eût espéré l’apaiser ens’accusant lui-même, il ajoutait de sa voix la pluspateline :

– Il a raison, ma bouchal !trois jours sans manger ! je suis un malheureuxcoquin !

Pat sentit le coffre toucher le sol intérieur,et il se hâta de se pendre à la corde. Les poulies grincèrent ensens contraire : le cri souterrain redoubla, et, à travers laportée mugissante que lui prêtait l’écho, on distinguait un accentde plainte déchirante.

Le coffre revint au niveau du sol, aprèss’être vidé à l’étage inférieur, et boucha hermétiquementl’ouverture.

Pat respira longuement. Il n’était pas tout àfait rassuré, parce que la peur était chez lui une maladieoriginelle ; mais son humilité s’évanouit tout à coup. Ilmontra le poing au monstre absent, en écarquillant les yeux d’unefaçon terrible.

– Naboclish ! bête damnée,dit-il, si je te tenais par le cou une bonne fois, tu ne crieraisplus jamais !

La plainte souterraine avait cessé de se faireentendre.

– Il se tait, le méchant animal !pensa Pat judicieusement ; il dévore le bon pain que je luidonne, et qui ferait tant de profit à de pauvres chrétiens !Ah ! ma bouchal !si je n’avais pas peurd’être pendu !

Tout en parlant, il regagnait l’escalier, dontil descendit les marches dégradées. Rentré dans sa retraite, ilralluma la branche de pin et trouva le courage de s’approcher deMorris. Sa frayeur avait bien dissipé un peu les généreuses fuméesde l’eau-de-vie de France, mais il était encore ivre à demi.

– Il s’est endormi là comme un bongarçon, murmura-t-il. Du diable si je ne le croyais pas mort !Och ! och ! c’est bien heureux ! jen’aurais pas aimé à passer la nuit auprès d’un cadavre !

Il regarda un instant le visage défait etaccablé de Morris, puis il leva la main pour l’éveiller. Mais il seravisa.

Il a grand besoin de repos et moi aussi,pensa-t-il. Si je l’éveille, il va m’interroger pendant deuxheures, et j’ai si bonne envie de dormir !

Il bâilla et poursuivit :

– Reposez-vous, Morris, pauvrechéri ! ce n’est pas moi qui voudrais vous éveiller, mongarçon.

Il bâilla encore, éteignit sa branche de pin,et se jeta sur la paille.

L’instant d’après ses ronflements vigoureux semêlaient aux sourds murmures du vent et de la mer.

Jessy O’Brien était étendue sur son lit,faible et brisée. Elle ne sentait plus les élancements aigus de lafaim, parce que tous ses organes étaient engourdis parl’épuisement. Il y avait trois jours qu’on ne lui avait donné denourriture. Il y avait douze heures à peu près qu’elle avaitsacrifié son dernier pain pour servir d’enveloppe au paquet delinge qui contenait sa plainte suprême. Au moment où elle avaitjeté le pain par l’ouverture oblique de la meurtrière, elleéprouvait déjà toutes les tortures de la faim.

Et il y avait de cela douze heures !

Elle tâchait de prier et de donner son âmeentière à la pensée de Dieu. Mais l’image de Morris venait troublersa méditation et lui parler des joies de la vie, à elle qui allaitmourir.

C’était vers le milieu de la nuit. Elleentendit tout à coup au-dessus de sa tête ce bruit connu de poulieset de rouages que les échos sonores transformaient en un véritablefracas, et qui lui annonçait sa nourriture quotidienne, – ce bruitqu’elle attendait en vain depuis trois jours !

– Pitié ! cria-t-elle, ausecours !

Elle mettait tout ce qui lui restait de forceà pousser ce cri de détresse qui monta vers les hautes voûtes ets’enfla, répercuté à l’infini, jusqu’à produire une sorte demugissement.

Nulle voix ne répondit à son appel. Un objetlourd tomba sur le sol, et les poulies grincèrent de nouveau.

Jessy se tut plus accablée. Il faisait nuitnoire dans sa prison, mais elle savait qu’il y avait du pain àquelques pas d’elle.

Elle voulut se soulever sur sa couche, et neput y réussir. Il fallait se hâter pourtant, car chaque minuteaugmentait sa faiblesse, et le retard, c’était la mort. Avec biende la peine et bien de la lenteur, elle se laissa glisser hors dulit et parvint à toucher le sol.

Elle tâcha de ramper, mais la terre froideglaçait son pauvre corps, qui resta comme paralysé.

– Mon Dieu murmura-t-elle, d’une voix quise mourait : un peu de force encore, afin que je vive assezpour le revoir !

Son souffle râlait ; son cerveau étaitplein d’éblouissements.

Elle fit un effort, pourtant, un effortsuprême : sa main, tendue convulsivement, toucha la croûterugueuse de l’un des pains d’avoine.

Elle poussa un cri de joie, et sa boucheébaucha le nom de Morris.

Ce fut le dernier son. Tout se tut dans latombe muette.

On n’entendit plus que ce murmure sourd etcontinu du dehors que la pauvre Jessy prenait pour le bruitincessant des rues de Londres. Ce murmure, nous l’avons entendunaguère dans la retraite du pauvre Pat. C’étaient les voix mêléesdu vent et de la mer, – du vent qui gémissait entre les ruines deDiarmid, de la mer brisant contre les écueils, au pied deRanach-Head.

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