La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XIV – LA TRÊVE

Ellen avait confiance dans le prestige quil’entourait. Le culte traditionnel auquel l’avaient habituée lesfils de Mac-Diarmid, la couvrait comme une égide ; elle secroyait à l’abri derrière ce respect, et l’idée d’un dangerpersonnel venant de l’un des enfants du vieux Miles ne pouvaitpoint entrer dans son esprit.

Elle regarda Jermyn, comme si elle eût cherchéun sens mystérieux à ses paroles.

Elle avait raison de compter sur son pouvoir.Jermyn venait de menacer l’Héritière, la fille des lords, dont lagrandeur déchue n’avait pour protection que l’hospitalité de sonpère ! C’était, d’après les idées de sa famille, un sacrilège,et c’était une lâcheté.

Il baissa la tête pour éviter l’œil perçantd’Ellen, et sentit faiblir au dedans de lui sa résolutionfarouche.

– Non, oh non ! dit-il à voix basse,vous ne mourrez pas, vous, ma noble parente. Ne donnerais-je pastout mon sang jusqu’à la dernière goutte pour protéger votre vie sichère ? C’est lui, lui seul, et-moi peut-être !

– Il est blessé, répliqua Ellen, et ilest sous le toit de notre père !

Jermyn secoua la tête en silence, puis ilreleva ses yeux où brûlait une flamme sombre.

– C’est un outrage de plus, murmura-t-il.Mac-Diarmid peut-il regarder comme son hôte celui qui est entrédans sa maison à la dérobée et malgré lui ?

C’était quelque chose d’étrange que cettediscussion qui se faisait calme maintenant en apparence, et où ils’agissait du meurtre d’un homme.

Ellen et Jermyn parlaient bas et lentement.Quiconque fût entré à l’improviste dans la salle commune aurait cruassister à quelque froid débat, soulevé par une questionindifférente.

Mais, à regarder de plus près les deuxinterlocuteurs, on eût découvert bien vite, sous leurs masquestranquilles, l’émotion poussée à ses plus extrêmes limites. Ellense tenait droite et portait haut la tête ; mais elle tremblaitpar moments.

La détresse de Jermyn était plus évidenteencore. Par intervalles, un rouge épais et ardent remplaçait pourune seconde la pâleur de son visage, qui redevenait livide aussitôtaprès. Il y avait des plis à son front ; ses paupièresbattaient gonflées, et ses jambes pliaient sous le poids de soncorps.

Et, à mesure que le temps s’écoulait, lasituation se tendait davantage ; l’angoisse de l’Héritièreaugmentait, parce qu’elle devinait les progrès de la sourde colèrequi bouillait au fond du cœur de Jermyn.

Ce n’était plus, à cette heure, l’enfantqu’elle dominait naguère et qui se courbait, docile, au moindresigne de sa volonté.

Chaque fois que son regard se tournait,sournois et sombre, vers la porte qui défendait seule le sommeil dumajor blessé, Ellen sentait l’épouvante étreindre son âme. Elledemandait à Dieu le retour des autres Mac-Diarmid, qui étaient lesennemis de Mortimer, mais qui auraient pitié de ses larmes, à elle,et qui l’exauceraient, suppliante.

Jermyn avait croisé ses bras sur sa poitrine,et une de ses mains, cachée sous son carrick, comprimait lesbattements de son cœur.

– Je ne vous accuse point, reprit-il,répondant aux pensées qui s’étaient succédé en lui pendantl’intervalle de silence. Ces hommes d’Angleterre possèdent l’artmaudit de jeter des sorts aux jeunes filles. On me l’avait dit biensouvent, sur le bord des lacs, à Knockderry et à Galway. Je nevoulais pas le croire, parce que Dieu, pensais-je, devait à lafille des rois une protection victorieuse. On m’avait dit : LeSaxon l’a ensorcelée ! Et n’a-t-il pas ensorcelé mon frèreMorris pendant quelque temps ? Ah ! maintenant, je lecrois ! je crois tout !

Sa voix baissa jusqu’au murmure.

– Mais la vierge que le sort a touchée,poursuivit-il, se redresse et se guérit dès que l’auteur dumaléfice a été mis à mort.

Le regard de Jermyn se tourna si menaçant versla porte de l’Héritière, que celle-ci fit un mouvement pour luibarrer le passage.

En même temps, par la fenêtre ouverte, elleregarda si ses frères d’adoption ne revenaient pas. La nuit étaitobscure. Sur les flancs du mont et dans la Vallée, des pointslumineux se motivaient lentement ; mais aucune de ces lumièresne semblait s’approcher de la ferme.

Ellen n’avait rien à espérer de l’appui desMac-Diarmid.

– Ils sont loin ! dit Jermyn quidevinait sa pensée, et ils resteront longtemps agenouillés autourde la tombe de notre frère, tué par les Saxons. Quand ilsreviendront, pensez-vous qu’ils aient le cœur de défendre un desassassins du pauvre Dan ?

– Morris ! murmura Ellen ;oh ! si Dieu m’envoyait Morris !

Jermyn eut un sourire amer.

– Qui sait ? dit-il ; il estresté sans doute plus d’un mort caché dans les trous fangeux dubog. Quand les fils de Diarmid succombent, écrasés par l’ennemiplus fort, nul bon ange n’arrive à l’heure suprême pour leurapporter le salut et la vie. C’est sur l’existence des Saxonshérétiques que veillent maintenant les nobles filles duConnaught !

Ellen rougit, et sa paupière se baissa.

– Nous sommes seuls, reprit Jermyn ;il n’y a ici que vous entre moi et l’homme que je hais le plus ence monde. Plût à Dieu qu’il y eût une forte muraille au lieu devous, Ellen ! l’obstacle serait moins difficile à écarter.Mais il faut que le major anglais meure !

Ces paroles furent prononcées d’un ton calmeet si bas que l’Héritière eut peine à les entendre.

Devant cet arrêt sans appel, son front seredressa dans toute sa hauteur intrépide.

Elle se plaça de nouveau au-devant deJermyn.

– Nous verrons si Mac-Diarmid saitcombattre les femmes, prononça-t-elle avec sa dignité de reine.Percy Mortimer est sous ma protection ; c’est moi qui lui aitrouvé cet asile. Je défendrai le seuil de cette chambre comme unsoldat, et si vous parvenez à le franchir, c’est que je seraimorte.

Un flux d’angoisse plus navrante monta au cœurde Jermyn, dont les traits pâlis se contractèrent. Sa poitrinerendit un gémissement.

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-il au dedans de lui-même.

Il fixa sur l’Héritière un regard dur et toutplein de sanglantes menaces.

– Mac-Diarmid ne sait point combattre lesfemmes, dit-il. Votre chambre est un asile sacré pour moi… mais ilfaudra bien que le major saxon sorte de votre chambre.

Une lueur d’espoir éclaira les traits d’Ellen.Un répit, c’était le salut peut-être, car les Mac-Diarmid allaientrevenir, et sa voix était bien puissante sur les fils du vieuxMiles.

Jermyn lut cette pensée sur son front, et sabouche se plissa en un sourire cruel.

– N’espérez pas, dit-il en élevant lavoix davantage ! Nos frères reviendront, c’est vrai ;mais le Saxon mourra !

Son regard était clair et perçant ; ildescendait jusqu’au fond du cœur d’Ellen.

Ellen baissa la tête.

– Pitié ! dit-elle, en s’appuyantdes deux mains sur le sol poudreux de la salle commune ; aunom de Dieu ! pitié !

Jermyn, qui chancelait, marcha jusqu’à table,à l’angle de laquelle il se soutint. Ellen disait :

– Je vous en prie, je vous en prie, monfrère ! au nom de notre amitié passée ! au nom de notrevieux père qui nous aime tant tous les deux !…

Jermyn gardait le silence ; Ellenreprenait :

– Mon frère, écoutez-moi et ne merepoussez pas ! Mon Dieu, vous étiez si bon autrefois !Ne vous souvenez-vous plus de nos jeux, de nos caresses, au tempsoù nous étions enfants ? Vous me disiez : Ellen, je vousprotégerai… je vous aimerai toujours… toujours !

Le dernier des Mac-Diarmid ne répondait pointencore, mais on entendait sa respiration siffler péniblement danssa poitrine, et l’Héritière, qui s’accrochait à son bras, sentaitsa chair tressaillir sous l’étoffe épaisse de son vêtement.

Un peu de courage brilla dans ses yeux chargésde larmes.

– Et maintenant, reprit-elle, vous voulezme tuer ! Oh ! Jermyn, Jermyn ! voilà longtemps queje pleure, et vous me laissez pleurer !

Un murmure indistinct sortit des lèvres deJermyn. Ellen se releva lentement et s’assit derrière lui sur lebanc.

– Mon frère, mon frère chéri !reprit-elle plus vivement, car l’espoir revenait, n’aurez-vouspoint compassion de moi ? Je sais que vous avez bien souffert…souvent j’ai surpris vos regards qui se fixaient sur moitristement… je devinais votre cœur, Jermyn, et votre peine megagnait, car je n’ai jamais oublié, moi, nos tendresses d’enfant etnos naïfs bonheurs ! Hélas ! il n’en est pas ainsi devous ! vous me voyez à vos pieds, et vous restezimpitoyable ! Mon frère, mon frère, je souffre bien pourtant,moi aussi !

Elle s’interrompit tout à coup, parce qu’unelarme brillante venait de tomber sur sa main.

L’expression de sa physionomie changea commepar enchantement. Elle était femme, elle devina sa victoire.

Elle avança la tête doucement pour tâcher devoir la figure de Jermyn, mais elle ne put : les longs cheveuxblonds du jeune homme retombaient autour de ses joues et cachaientses traits complètement.

Une seconde larme tomba sur la main d’Ellen,qui ne chercha plus à voir. Son regard monta vers le ciel, chargéde reconnaissance.

Jermyn allait céder ; il étaitvaincu ; cette larme accusait la faiblesse de son cœur. Ellenattendait. Mais Jermyn gardait toujours le silence.

– Ellen ! Ellen ! dit-il enfin,que voulez-vous de moi ?

– Douze heures de trêve, réponditl’Héritière tout bas.

Jermyn secoua la tête comme s’il eût vouluchasser loin de lui une obsédante pensée.

– Il sera sauvé ! murmura-t-il, ensouvenir de notre amitié d’enfance. Douze heures, c’est mavengeance que je laisse échapper !

– Vous me les accordez ? ditl’Héritière.

Jermyn la considéra quelques instants. Sonvisage devint pourpre.

– Laissez-moi baiser votre main, luidit-il. Ellen, souriante, tendit aussitôt sa joue. Jermyn y posa salèvre.

Ses yeux se noyèrent ; il poussa un longsoupir et s’affaissa sur le sol.

Ellen couvrit le dernier des Mac-Diarmid d’unregard de pitié. Elle prit la chandelle de jonc et rentra dans sachambre.

Le major dormait toujours, et son sommeilétait tranquille.

On voyait encore briller dans la nuit deux outrois de ces lumières mouvantes qu’Ellen avait aperçues par lafenêtre de la ferme. Elles marchaient lentement, parties de diverspoints, et se dirigeant vers un bût commun, situé tout au fond dela vallée.

Ce but était le cimetière de la paroisse deKnockderry, qui se cachait derrière la petite église et les maisonsdu village. À mesure que les lumières mouvantes arrivaient àl’angle de cette église, elles disparaissaient aux regards.

Bientôt, il n’en resta plus que deux en vue dela ferme. Au bout de quelques secondes, on n’en vit qu’une, quidisparut à son tour.

La nuit sombre et sans lune étendait partoutsur la campagne son voile impénétrable. Les maisons qui étaientrestées éclairées depuis le soir de la veille avaientsuccessivement éteint les chandelles de jonc qui brûlaient autourdu lit des morts.

Le feu de Ranach-Head ne brillait point. Toutétait noir, et l’on ne distinguait dans l’obscurité uniforme que labrume grisâtre qui dessinait vaguement les contours du Corrib.

Mais aussitôt qu’on arrivait à l’angle formépar la petite église de Knockderry, les ténèbres s’éclairaient denouveau. Les points lumineux qui avaient brillé çà et là durant lapremière moitié de la nuit dans la campagne, n’avaient fait quechanger de place et s’étaient rassemblés dans le cimetièrecatholique.

Il y avait là dix ou douze cierges allumés etautant de fosses ouvertes.

Autour de chaque fosse un double rang d’hommeset de femmes s’agenouillait.

– Les femmes pleuraient et priaient. Leshommes priaient et veillaient, le fusil sur l’épaule.

Les trois prêtres de Knockderry allaient d’uncercueil à l’autre, récitant à la hâte les prières consacrées. Lejour approchait, et les premières lueurs du crépuscule devaienttrouver le cimetière vide.

Le cimetière de Knockderry était un simplechamp couvert d’un tapis d’herbe touffue. Quelques croix de pierre,à demi ruinées, s’élevaient çà et là, couvertes d’antiquesinscriptions. Entre ces monuments d’un autre âge, il y avait desruines toutes neuves : de pauvres croix de bois à peineéquarries et dont la pluie avait effacé les étiquettes funèbres.Point n’est besoin de dire qu’on ne voyait là aucune tombeluxueuse. Le plus riche habitant de Knockderry est pauvre : samort ressemble à sa vie ; il ne demande qu’un trou dans laterre, un peu de gazon vert, et de bonnes prières dites à Dieu parles cœurs aimés.

Malgré l’absence de tout monument, malgrél’apparence maigre et chétive des quelques arbustes qui élevaient àtrois ou quatre pieds du sol leurs rameaux indigents, le cimetièrede Knockderry présentait à cette heure un spectacle solennel.

À la lumière des cierges, les groupesagenouillés prenaient un aspect étrange ; les mantes rougestranchaient parmi la sombre foule des carricks ; les canonsnoirs des fusils scintillaient faiblement dans la nuit ;c’étaient partout têtes découvertes et inclinées que voilaitl’abondance des grandes chevelures celtiques.

De chaque groupe s’élevait le chant grave etmesuré de la liturgie romaine ; çà et là, dans l’intervalledes strophes, éclataient quelques sanglots étouffés, le cridéchirant d’une mère, la plainte d’un orphelin, le dernier soupird’un amour brisé.

Cela était triste jusqu’à fendre le cœur.

Quelquefois la voix d’un prêtre s’élevait,enseignant la résignation et recommandant l’espérance en un mondemeilleur. Les pleurs se séchaient à ces paroles consolantes, maisquand le prêtre s’éloignait pour porter aux groupes voisins l’aidede son saint ministère, les pleurs revenaient plus abondants, lesplaintes éclataient plus désespérées.

Un seul groupe se taisait au milieu de ceconcert. Il était composé de quatre hommes jeunes et forts, quientouraient, debout, un cercueil auprès duquel deux femmess’agenouillaient.

C’étaient les Mac-Diarmid qui priaientsilencieusement pour leur frère.

Les oraisons cependant étaient achevées. Onentendit successivement, de toutes parts, le son étouffé descercueils, touchant le fond des fosses, – puis cet autre bruitsourd ; que rien n’efface du cœur : le bruit de lapremière motte de terre qui résonne sur la planche funèbre.

La tache commune était achevée. Tous les mortsdormaient dans leur dernier asile. On disposa sur les fosses despièces de gazon coupées à l’avance, et le tapis de verdure quirecouvrait le sol du cimetière redevint uniforme. Toute trace del’inhumation récente avait disparu.

Les prêtres s’éloignèrent. Après leur départ,les femmes reprirent à pas lents le chemin de leurs demeures.

Les Cierges s’éteignirent.

Les hommes se rassemblèrent en groupes serréssous les murs de la vieille église.

– C’étaient, de bons cœurs et de bravesIrlandais ! dit Mickey au milieu du silence profond quirégnait dans le cimetière : il faudra les venger.

Plusieurs hommes se détachèrent du groupe etprofitèrent de l’obscurité pour faire retraite. Les autresrestèrent ; mais personne ne répondit à l’appel de Mickey.

– Sommes-nous des lâches ? repritcelui-ci, et oublierons-nous le cercueil de nos frères ?

– N’y a-t-il pas assez de morts sous legazon ? demanda une voix.

– C’est un jour maudit, dit PatrickMac-Duff avec découragement, que celui où les pauvres gensd’Irlande osent attaquer les Saxons !

Un murmure approbateur accueillit ces paroles.En même temps le groupe diminué se divisa eu deux parts.

La plus considérable s’éloigna desMac-Diarmid ; les autres, au nombre d’une vingtaine, serapprochèrent des quatre frères.

– Nous ferons ce que vous voudrez,Mac-Diarmid, les morts aiment la vengeance, et nous sommes prêts àvenger nos morts.

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