La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

III – LE SLOOP

Peu d’instants après, Georgiana, Frances etlord George étaient réunis à l’entrée du parc. Pendant les quelquesminutes employées par lady Montrath à échanger sa robe de chambrecontre un costume de promenade, Frances avait pu parler etcombattre de son mieux les terreurs de la jeune femme. En cescirconstances, toute diversion est heureuse.

Les fantômes qu’on se fait deviennent pluseffrayants dans le tête-à-tête. On veut justifier ses craintes ets’excuser d’avoir peur ; on colore, on poétise, on exagère. Sibien que la crainte grandit ; grandit, et qu’on se meurtd’épouvante, pour avoir cherché à se rassurer.

Frances elle-même avait été sérieusement émuepar le récit de Georgiana. Quelques circonstances de cette étrangehistoire lui avaient donné à penser ; elle avait accepté uninstant le crime pour vraisemblable ; elle avait frémi auxmenaces de cette femme mystérieuse, dont l’obsession poursuivaitson amie. Mais cette émotion, Frances l’avait subie en dépit de saraison, pour ainsi dire. Elle s’était révoltée plus d’une foiscontre la persuasion qui se glissait en elle.

Elle se souvenait. Toute petite, Georgianafaisait déjà des romans. Elle arrangeait les choses de la vie endrames mignons, et savait saupoudrer de mystères les plus vulgairesincidents.

C’était sa vocation que d’embellir ainsi leréel. Il y avait en elle, au plus haut degré, cet élémentromanesque qui est une maladie chez les Anglaises. Elle s’entouraità plaisir d’une atmosphère convenue ; elle arrangeait le mondeen théâtre, disposant avec une adresse infinie ses décorations, sestrappes et ses doubles fonds. Frances savait cela.

La présence de lord George suffit à luirouvrir les yeux.

Pourtant elle ne voulut point heurter de frontce qu’elle croyait être la fantaisie de Georgiana ; elle luidit de bonnes paroles ; elle lui promit son aide, fidèle et larassura doucement.

Lady Montrath avait subi elle-même l’effet dela venue de son mari. Cette diversion avait rompu brusquement salugubre histoire, et l’avait forcée de congédier ses terreurs, sicomplaisamment évoquées. En elle, ce qui était vrai faisait uneconfusion si étroite avec ce qui était joué, qu’elle n’eût point sudire elle-même où finissait la réalité, où commençait la comédie.Elle souffrait.

Elle avait sujet de souffrir, et ses craintes,qui avaient un fondement, s’alliaient à de fantastiques effrois quemilady s’était faits à elle-même laborieusement, ingénieusement, etqu’elle ne savait plus reconnaître de ses inquiétudesvéritables.

Quand elle avait grand besoin d’être calmée,une voix bienfaisante s’élevait au dedans d’elle et luidisait : « Le mal n’est pas si grand que nous voulonsbien le faire ; nous avons un peu chargé tout cela. Nous nesavons point le compte de nos exagérations ; mais il y en a,nous pourrions bien jurer… »

C’était la conscience de lady Montrath quiparlait ainsi, confessant sa faiblesse. Cela lui mettait du baumedans l’âme et la rendait brave outre mesure. Pour quelques heures,elle devenait esprit fort. Elle refusait de voir l’évidence, ellequi, l’instant d’auparavant, ajoutait à l’évidence acceptée tout unsupplément de fantasmagorie.

Et, comme il arrive toujours, ces revirementsavaient lieu après de fortes crises. Aujourd’hui l’accès avait étéviolent, la réaction s’opéra vite. Avant d’avoir fini sa toilette,lady Montrath était notablement égayée.

– Chère Fanny, dit-elle, comme si elleeût voulu expliquer cette sérénité soudaine, il faut bien que jecache mes craintes. Le moyen le plus sûr de rendre le dangerinévitable, ce serait de montrer de la frayeur.

Frances n’eut garde de contredire unraisonnement si sage. La vue de lord George avait éveillé en elleune pensée qui ne se rapportait point à son amie. Elle était venueà Montrath dans un but, et ce but, un instant oublié, lui revenaiten mémoire.

Lord George était puissant, et Frances voulaitsauver ce noble vieillard que les juges de Galway menaçaient demort, et qui était le père de Morris Mac-Diarmid.

Lord George accueillit les deux dames avecbeaucoup de grâce. Il baisa la main de Frances, il baisa la main deGeorgiana, et offrit ses deux bras avec une franche bonhomie.

Il avait vraiment une bonne figure avec soncostume de chasse sortant des ateliers de Holmes, sa casquette desportsman et son beau teint britannique, allumé encore par l’airfrais du matin.

Frances avait sa simple toilette de chaquejour ; Georgiana portait une robe blanche, et toutes deuxétaient coiffées du chapeau de paille, inévitable parure des frontsanglais. Soit effort de volonté, soit disposition naturelle,Georgiana n’avait rien conservé de sa tristesse récente. Ses jouesavaient maintenant de délicates couleurs, et sa jolie boucheretrouvait son sourire.

Frances gardait sa beauté sereine. On n’auraitpoint su dire laquelle des deux était la plus charmante.

On s’enfonça sous les grands ombrages du parc.Milord était affectueux ; Georgiana recevait comme il faut sesavances, et la promenade se poursuivait, égayée par un excellentaccord. Frances regrettait presque ses frayeurs, et se promettaitde n’être plus reprise à pareille comédie. D’après le récit deGeorgiana, elle s’était fait de lord Montrath une idée si fausseque l’immobile figure du nobleman lui sembla désormais pleine decandeur. Elle prenait confiance à tel point que, au bout d’unedemi-heure de promenade, elle avait gagné le courage de présentersa requête en faveur du vieux Miles Mac-Diarmid.

À ce nom, lord George perdit le sourire qui nel’avait point quitté depuis le château. Il jeta sur Frances unfurtif regard, puis ses yeux se baissèrent.

– On le dit bien coupable,murmura-t-il.

– Il est innocent ! s’écria Franceschaleureusement.

Georgiana, qui n’était point prévenue,regardait son amie avec surprise. Lord George avait eu le temps dese remettre ; son sourire était revenu.

– Assurément, dit-il, miss Roberts est unexcellent juge, mais je ne me serais point attendu à recevoir unedemande pareille de la part d’une nièce de M. Josuah Daws.

Frances avait les joues couvertes de rougeur,mais son œil ne se baissait point.

– Mon oncle a les devoirs de sa charge,répondit-elle, et je crois que sa charge donne de malheureusespréventions contre tout accusé. Mais j’ai assisté àl’interrogatoire de ce vieillard, milord ; j’ai vu qu’il n’yavait point de preuves, et je viens vous supplier…

– S’il n’y a point de preuves,interrompit Montrath, on ne pourra le condamner.

Frances secoua sa blonde tête d’un airtriste.

– Vous savez mieux que moi, milord,murmura-t-elle, que la justice humaine est sujette à se tromper.Mon oncle affirme que ce malheureux vieillard sera mis à mort.

Montrath garda le silence. Ils étaient assistous les trois sur un banc de gazon, et les deux amies setrouvaient l’une auprès de l’autre. Georgiana, qui s’occupaitvolontiers d’elle-même, suivait avec distraction cet entretien, quine l’intéressait pas personnellement, et n’y prenait aucunepart.

Montrath avait les yeux à terre depuis que lenom de Mac-Diarmid avait été prononcé ; il y avait del’embarras dans son maintien ; il semblait réfléchir, et sonvisage exprimait de l’indécision.

– Je vous en prie, Georgy, murmuraFrances à l’oreille de son amie, venez à mon aide et intercédezcomme moi !

– Quel intérêt avez-vous ?… commençalady Montrath également à voix basse.

– Je vous en prie ! interrompitFrances.

Lady Montrath ne put pas hésiterdavantage.

– Milord, dit-elle, si je croyais que monintervention pût avoir quelque influence, je joindrais ma prière àcelle de miss Roberts.

Montrath releva sur elle un regard souriant etlibre désormais de tout embarras.

– Êtes-vous donc aussi convaincue del’innocence de l’accusé, milady ? demanda-t-il avecgaieté.

Miss Frances est ma meilleure amie, réponditGeorgiana, et ses désirs sont les miens.

Montrath porta la main de sa femme à seslèvres et se leva.

Je suis trop heureux, dit-il galamment en setournant vers Frances, de faire quelque chose qui soit agréable àmiss Roberts. J’agirai de mon mieux en faveur de ce pauvre homme,qui m’est recommandé par de si charmantes protectrices ; jeprends à cet égard un engagement formel.

– Ah ! merci, milord ! s’écriaFrances, incapable de contenir l’élan de sa reconnaissance ;que Dieu vous bénisse pour l’espoir que vous me donnez !

Montrath avait sur la lèvre une question, etGeorgiana partageait sa curiosité ; mais à cet égard laréserve anglaise fait grande honte à notre indiscrétion. Ils seturent tous les deux ; Montrath s’inclina courtoisement, etGeorgiana se contenta d’interroger à la dérobée la physionomie demiss Roberts.

Celle-ci se recueillait en joie ; elleavait promis à Morris de sauver son vieux père, et sa tâche semontrait à elle accomplie à demi.

Les deux jeunes femmes s’étaient levées à leurtour, et Montrath les guida de nouveau à travers les bosquets duparc, poursuivant la promenade commencée. Au bout d’une centaine depas, derrière un massif de verdure, impénétrable à l’œil, l’horizons’élargit tout à coup devant eux, et leur montra la baie deKilkerran avec ses innombrables îles.

Leurs regards embrassaient toute l’étenduecomprise entre l’île Masson et le port de Galway. De toutes partsils apercevaient les voiles blanches des embarcations quisillonnaient la baie.

Parmi ces embarcations il y en avait une plusgrande et plus voisine, qui semblait se diriger vers Ranach-Head,dont la pointe se cachait derrière les arbres. C’était un sloopsous toutes voiles, dont les mâts pavoisés portaient les couleursdu Rappel. Lord George fronça le sourcil et mit le binocle àl’œil.

Les insolents coquins !murmura-t-il : je serais tenté de croire, Dieu mepardonne ! que c’est Daniel O’Connell faisant une promenade enmer.

Les deux jeunes femmes dirigèrent en mêmetemps leurs regards curieux vers le sloop, qui poursuivait sacourse rapide et se balançait doucement, poussé par la brise molle.Mais la distance était trop grande et l’on n’apercevait encore surle pont que des formes indistinctes.

– Si vous désirez voir cela de plus près,dit Montrath, nous nous dirigerons vers le cap et nous attendronsle sloop au passage. En même temps milady, ajouta-t-il, vouspourrez admirer les ruines du vieux château de Diarmid, le plusnoble joyau de vos domaines.

– Ces ruines qu’on aperçoit de mafenêtre ? demanda Georgiana, dont la voix trembla légèrementau souvenir de ses frayeurs nocturnes.

– Précisément, répondit le lord ;c’est un antique débris de la puissance de nos prédécesseurs. Ettenez, miss Roberts, ce vieillard dont vous demandiez la grâce toutà l’heure est le descendant des premiers maîtres de Diarmid.C’était autrefois une famille bien puissante.

– Et n’a-t-elle rien conservé de sarichesse passée ? demanda Frances.

– Une ferme de sept acres sur le versantdu Mamturk, répondit le lord.

Cela fut dit d’un ton simple et froid.Montrath faisait sans y penser le résumé de l’histoire des grandesfamilles irlandaises, Cette décadence si complète d’une racesouveraine ne portait pour lui aucun enseignement ; lesdescendants des rois étaient de pauvres fermiers, et lui, le filsde la conquête, il possédait leurs immenses domaines.

C’était justice sans doute.

Frances se tut ; sa jolie tête pensives’inclina sur sa poitrine. Elle resta un peu en arrière, suivant àquelques pas de distance Montrath et Georgiana, qui gravissaient, àtravers bois, la pente de Ranach. Elle réfléchissait ; saméditation n’était point hostile à lord George ; elle luigardait au fond du cœur de la reconnaissance, et s’étonnait d’avoirpu penser un instant qu’un homme si secourable pût avoir un crimesur la conscience.

Le sentier, étroit et montueux, avaitfréquemment des coudes brusques. Frances perdait à chaque instantde vue lord George et sa femme, pour qui la promenade devenait unvéritable tête-à-tête. Ils causaient de bon accord. Frances seguidait au son de leurs voix amies, et c’était là pour elle unepreuve de plus de la folie de Georgiana, qui certes ne pensaitguère en ce moment à la scène tragique qu’elle avait déclamée.

À travers le feuillage, on apercevait déjàd’un côté les constructions modernes de Montrath ; de l’autre,la masse noire et dentelée du vieux Diarmid.

– Comme c’est sombre et grand ! ditGeorgiana en ralentissant le pas pour attendre son amie.

On dépassa les derniers arbres, et Francesrejoignit ses hôtes. Les deux jeunes femmes s’arrêtèrent en extasedevant les restes imposants du vieux château.

– Venez, mesdames, dit Montrath, nousadmirerons tout à l’heure ces belles ruines qui me rendent aux yeuxdes antiquaires de Londres le plus heureux landlord de l’univers.Si nous tardons, le sloop aura doublé la pointe et nous ne verronsrien.

Il entraîna ses compagnes le long des ruines,et fit le tour de l’enceinte pour gagner l’extrême pointe du cap.En passant au pied de l’une des tours, il s’arrêta pour regarderune sorte de clôture en planches qui semblait destinée à remplacerles battants de la porte détruite.

– On dirait que le château de Diarmid atrouvé un locataire depuis mon dernier voyage !murmura-t-il.

Il poussa du pied la clôture, qui résista auchoc. Puis il passa.

Il venait de heurter, sans le savoir, à laporte du pauvre Pat, qui travaillait en ce moment de son mieux àcouper la chaussée de planches, dans le bog de Clare-Galway.

Milord ne savait point, paraîtrait-il, tout cequi se passait sur son domaine, car il ignorait que le pauvre Pateût élu domicile dans les ruines de Diarmid.

Il ignorait peut-être aussi l’existence de cemonstre redoutable dont Pat était le gardien, et que les bonnesgens du Connemara l’accusaient, lui Montrath, de nourrir pour ladestruction des catholiques.

Quelques pas plus loin, et au moment detourner les dernières constructions qui lui masquaient encore lamer, Montrath rencontra les débris d’un bûcher où restaient éteintsquelques tisons, consumés à demi. Cette fois il ne chercha point lemot de l’énigme, et se souvint tout naturellement de la lueurrougeâtre qu’il avait aperçue la nuit précédente par la fenêtre desa chambre, pendant son entrevue avec Crackenwell.

– Assurément, pensa-t-il, c’est uneexcellente idée ! Je m’emploierai pour le vieillard qui estlà-bas dans les prisons de Galway. Si je le sauve, ses fils, quiont des idées de gentilshommes, me respecteront comme si j’étais unde leurs évêques !

Il tourna le dernier angle des constructionsruinées, et l’immense Océan se déploya sous ses pieds.

Frances et Georgiana laissèrent échapper uncri d’admiration. Elles dominaient la mer de toute la hauteur ducap Ranach. À droite et à gauche leurs regards couraient le longdes rivages déchirés du Connaught. Sous leurs pieds, au-dessous,l’escalier de Ranach élevait les sommets prismatiques de sesgigantesques colonnes. Tout en bas, entre deux grèves quiarrondissaient leurs minces rubans d’or, s’étendait le galet noirsur lequel s’ouvrait la galerie du Géant. Au-devant d’elles, la mersans bornes élevait jusqu’à l’horizon son dos bleuâtre.

Au premier abord on ne voyait que lamer ; les objets plus prochains, aperçus d’une hauteur énorme,disparaissaient presque et ne frappaient point l’œil. Cependant lesdeux jeunes femmes distinguèrent au-dessous d’elles, à l’endroit oùle sable touchait les récifs, un homme qui cheminaitlentement : c’était un fermier du pays, vêtu du carricksombre, et appuyé sur le shillelah.

Lady Montrath, qui avait pris le bras deFrances, sentit le cœur de la jeune fille battre vivement. Elle laregarda, surprise, et vit son œil se diriger, plus brillant, versle fermier, qui continuait sa route vers la base du cap.

– Le voilà ! le voilà ! dit ence moment lord George, en montrant du doigt le sloop.

C’était un joli bâtiment, aux formes éléganteset sveltes. Le vent pesait sur sa brigantine inclinée ; il sepenchait, fendant la vague avec grâce, et gouvernait pour doublerle cap. Il était à peine à un tiers de mille du rivage. Onapercevait assez distinctement maintenant les matelots quis’agitaient sur le pont ; et, parmi les matelots, on voyaitune femme de grande taille gesticulant et se donnant l’air decommander le navire.

Lord George ne songea point cette fois àmaudire les couleurs du Rappel, qui flottaient au mât unique dusloop. Il ne prononça point le nom du Libérateur. Il avait braquéson binocle sur le pont du petit navire, et son regard ne s’endétachait point. Sa gaieté de tout à l’heure avait disparu :il y avait un nuage sur son front.

– Comme il avance ! dit Georgianadans deux minutes, nous allons pouvoir distinguer les traits de sespassagers.

Lord George ne répondit point ; il avaitles dents serrées, et le rouge uniforme de son visage arrivait àune sorte de pâleur.

Frances, elle, ne faisait point attention ausloop ; ses yeux suivaient obstinément le fermier irlandais,qui allait la tête penchée tristement et les bras croisés sur sapoitrine.

À mesure que le sloop s’approchait du rivage,les vagues, plus hautes, soulevaient sa coque légère. On devaitcroire encore qu’il voulait ranger le cap, car il n’y avait pointde havre en ce lieu, et les nombreux écueils rendaientl’atterrissage presque impossible. Cependant sa marche rapideformait angle avec la ligne du rivage. Il tenait obstinément sonbeaupré sur la pointe même de Ranach. Quelques secondes encore, ettout changement de direction allait devenir impossible.

La femme qui était debout sur le pont avaitauprès d’elle quatre laquais en livrée ; elle étendait sa mainvers la plage dans une attitude d’impérieux commandement.

– Ils vont toucher ! murmura lordGeorge. Ces mots, prononcés à voix basse, avaient comme un accentd’espoir.

En ce moment le sloop bondissait entre lespremiers écueils qui défendaient l’approche de la plage.

De cette première ligne de récifs à ceux quibordaient la grève, il y avait un large espace où les vaguesarrivaient affaiblies. Les voiles du sloop tombèrent à la fois, iljeta l’ancre et mit sa chaloupe à la mer. La femme y descendit avecses quatre laquais et des rameurs.

Les sourcils de lord George s’étaient froncésviolemment ; le sang avait envahi de nouveau sa joue ;son visage exprimait une émotion extraordinaire. Il essuyait sonbinocle, le plaçait devant son œil et l’essuyait encore. Sesregards étaient comme aveuglés.

– Vous connaissez cet homme ? ditGeorgiana à Frances, qui suivait toujours de l’œil la marche lentedu fermier irlandais.

– Oui, répondit Frances.

Georgiana allait faire une autre question,mais son attention fut détournée par un blasphème qui s’échappa,retentissant, de la bouche de lord Montrath.

– Ils n’ont pas touché !s’écria-t-il en serrant les poings avec rage. Damnation sureux !

La chaloupe était en ce moment au beau milieudes brisants, et disparaissait presque parmi des tourbillonsd’écume.

Les deux jeunes femmes qui ne l’avaient pointremarquée jusque-là, poussèrent à la fois un cri de terreur.

Le sloop se balançait à l’ancre, gracieux etbercé doucement.

De temps à autre, on voyait la chaloupereparaître et l’on distinguait au milieu des rameurs, qui faisaientforce d’avirons, la femme toujours debout.

À un certain moment une vague énorme déferlasur les brisants avec un bruit terrible. On ne vit plus lachaloupe.

Un soupir souleva la poitrine oppressée delord George, qui joignit les mains comme pour remercier Dieu,tandis que les deux jeunes femmes, les bras tendus en avant,demeuraient muettes d’horreur.

Si c’était de la joie qu’éprouvait lord GeorgeMontrath, elle fut de courte durée, car l’instant d’après lachaloupe avait franchi la dernière ligne des écueils et touchait legalet.

– Je les croyais perdus ! ditGeorgiana qui respira longuement.

Frances était sous le coup d’une sorte destupeur ; elle n’avait point vu le commencement de la scène,et le choc l’avait frappée d’autant plus rudement qu’il étaitimprévu.

Lord George restait immobile. Ceux qui leconnaissaient depuis des années n’avaient jamais vu pâlircomplètement cette face où le sang affluait toujours ; mais once moment Montrath était pâle comme un homme mort.

Le regard de Georgiana tomba sur lui parhasard.

– Qu’avez-vous ? murmura-t-elleépouvantée. Montrath ne put pas répondre.

La femme du sloop sautait en ce moment sur legalet, escortée de ses quatre laquais. L’œil du lord était fixé surelle, stupéfait et comme fasciné.

Georgiana suivit ce regard et devint pâle àson tour.

Le souffle lui manqua.

Elle murmura par deux fois :

– C’est elle, c’est elle !

Elle chancela. Frances la soutint.

Et tandis que la jeune fille, effrayée à sontour s’informait du motif de ce trouble subit, lady Montrathétendait ses bras raidis vers le rivage en répétant :

– C’est elle ! c’est elle ! MonDieu, ayez pitié de moi !

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