La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XX – LE DERNIER JOUR

Le chien de maître Allan, qui était presqueaussi peu civilisé que son maître, tirait sur sa grosse chaîne ethurlait contre les Mac-Diarmid, en ouvrant une gueule énorme.

– La paix, mon ami, lui dit le bonNicholas, ces garçons font presque partie de la maison… Ma foi, mesfils, vous avez là du whisky dont l’odeur fait du bien.

Il se pencha sur l’une des cruches, et, sousprétexte de sentir, il en huma une forte gorgée.

– Que faites-vous là, Nicholas ?gronda derrière lui la voix redoutable de maître Allan. Leporte-clefs se releva confus.

– On ne sait pas ce que la malveillancepourrait introduire dans la prison de Galway.

Maître Allan lui imposa silence d’un gesterude, et s’approcha des cruches à son tour. Il choisit la pluspleine, la souleva et but à sa soif.

– Voilà du passable whisky, dit-il entendant la cruche à Nicholas ; portez cela chez ma femme,maître Adams. Merci, Morris, d’avoir pensé à nous.

Les Mac-Diarmid ne discutèrent point cet impôtque le geôlier levait sur leurs provisions. Celui-cireprit :

– Il y avait longtemps qu’on n’avait fêtéle dernier jour à la prison de Galway. Entrez, mesgarçons, mais soyez retournés au diable avant le coucher du soleil,ou je ferme les portes sur vous. Que Dieu damne lespapistes !

Chacun des cinq frères prit sa part desprovisions, et ils se dirigèrent, sous la conduite du porte-clefsNicholas, vers la cellule du vieux Miles.

Dans les dortoirs communs qu’ils étaientforcés de traverser les prisonniers s’agitaient curieusement et,sur leur passage, un murmure confus s’élevait où dominaient cesmots :

– Le dernier jour ! le dernierjour !

 

Il est un usage dont les traces se retrouventpar tous pays et qui consiste à prendre en pitié les dernièresfantaisies du condamné qui va mourir. Ce sentiment de passagère etvaine compassion règne depuis des siècles dans toutes les prisonsde l’Europe. À l’homme bien portant et dispos dont la loi vatrancher la vie dans quelques heures, il est d’usage de ne rienrefuser.

En Irlande, cette coutume est, comme biend’autres, poussée à sa plus extrême expression. Il ne s’agit pluslà de satisfaire un caprice isolé, mais bien de passer joyeusementles heures qui précèdent la mort.

Le condamné a le choix entre un confesseur etl’orgie. Il est douteux qu’un geôlier eût le droit de refuserl’entrée aux convives du denier jour[2] ou demettre arrêt sur les vivres qui vont composer ce repas suprême.

Si le prisonnier est trop pauvre et tropdépourvu d’amis pour s’héberger lui-même, la geôle lui doit unpetit morceau de viande, comme au jour de Noël, et une ample cruchede whisky.

Telle est la règle. Les cinq frères necouraient donc aucun risque d’être arrêtés au début de leurentreprise.

Nicholas ouvrit la porte de la cellule.

– Voilà de la compagnie, vieux Miles,dit-il gaiement. Vous allez vous en donner ce soir, moncamarade ! Allons ! allons ! il faut bien que chacunait ses bons moments dans la vie. Amusez-vous bien, mes chéris. Sivous me gardez un verre de whisky, je viendrai chercher les cinqgarçons un quart d’heure avant la fermeture des portes.

Les cinq jeunes gens étaient seuls avec leurpère.

– Soyez les bienvenus, enfants, dit levieillard, qui donna un baiser à chacun d’eux ; je vousremercie de la joie que vous apportez mon dernier repas.

– Père, nous vous avons obéi, répliquaMorris ; puisque vous n’avez pas voulu être sauvé, nous venonsdemander votre bénédiction et vous dire l’adieu.

Sam et Owen arrachèrent les draps du lit etles étendirent par terre. Sur cette nappe ils rangèrent les painsd’avoine et les pommes de terre chaudes. Au milieu ils placèrent lapoitrine de porc.

Les yeux du vieillard étaient devenuspensifs.

– Dieu aura pitié de moi, murmura-t-il,et me recevra dans sa miséricorde. Cette mort que je subis n’estpas le fait de ma volonté. Ne me dites point le contraire, enfants,car je suis bien vieux, et j’ai besoin de tout ce qui me reste decourage. J’obéis à la loi, suivant que nous l’ordonnent nos prêtreset notre père O’Connell.

– Votre volonté sera faite, répliquaMorris, et nous ne prononcerons plus une parole qui ait trait à cesujet. Prenez place, Mac-Diarmid, mes frères, asseyez-vous.

On avait jeté à terre la paillasse du lit. Levieillard, Morris et Mickey se placèrent sur ce siège ; lestrois autres frères s’assirent sur le sol.

Avant de toucher aux mets, Miles compta duregard ses enfants qui l’entouraient, et le calme austère de sonvisage se voila de tristesse.

– J’avais espéré voir tous ceux quej’aime réunis à ce dernier repas, dit-il. Il y a bien desabsents ! La noble Ellen a-t-elle oublié son vieuxpère ?

À cette question personne ne répondit.

Miles attendit quelques instants, puis ilreprit :

– Elle a craint peut-être les tristessesde la séparation. Je prie Dieu qu’il protège la fille de la racesainte des rois. Je suis sûr de l’avoir aimée et respectée comme jedevais durant ma vie. Quand je serai auprès de Dieu, je luiparlerai d’elle. Où sont Natty, Dan et Jermyn ?

– Natty est malade, répondit Morris.

– Où sont Dan et Jermyn ? répéta levieillard. Les cinq frères baissèrent les yeux et se turent.

Un silence suivit. Puis le vieux Milesprononça les paroles latines du Benedicite, et l’on neparla plus des absents.

Le repas commença. Il régnait dans l’air, à cemoment, quelque chose de solennel et de lugubre. Les cinq frèrestrouvaient à peine la force de porter les morceaux à leur bouche.Le vieillard seul mangeait comme aux jours écoulés, où l’heure dusoir rassemblait toute la famille autour de la table commune.

La fenêtre était ouverte. Le soleil jouaitdans le grêle feuillage des petits arbres qui plantaient la cour.Au delà de ces arbres on voyait la maison neuve où la courtoisie dujuge Mac-Foote avait logé Daws et sa famille.

À l’une des fenêtres de cette maison, un blancrideau de mousseline, collé contre les carreaux, s’agitait parfoisdoucement. Parfois il se soulevait à demi, et l’on aurait pu voir,à l’ombre de ses plis diaphanes, une charmante figure de jeunefille, dont l’œil bleu se fixait avec mélancolie sur la croiséeétroite de la prison.

Les verres s’emplirent de whisky et d’eau pourla première fois.

– À la santé de notre pèreO’Connell ! dit le vieux Miles.

Tout le monde but. Les jeunes gens restèrentfroids, mais un peu de sang monta au visage du vieillard.

– Il y avait bien longtemps que laliqueur de nos montagnes n’avait touché mes lèvres, reprit-il.Enfants, faites-moi raison encore : je porte la santé de machère fille Ellen !

Les verres s’emplirent de whisky pur et sevidèrent.

– Allons ! de la joie, fils deDiarmid ! s’écria le vieillard dont l’œil s’animait peu à peu.Pourquoi restez-vous tristes et mornes devant moi ? Nos pèresmouraient au combat, et je fais comme nos pères, puisque jesuccombe en cette lutte de l’Irlande opprimée contre l’infâmeAngleterre ! Buvez, Morris ! buvez, Mickey et vous tous,mes fils tant aimés ! il faut vous réjouir, car c’est unebelle mort que celle de votre père !

– Notre père a raison, dit Morris, dontla voix démentait les paroles ; soyons joyeux et apprenons delui à mourir pour l’Irlande !

Les autres frères voulurent parler à leurtour, mais les mots s’étouffaient dans leur gorge oppressée.

– Demain, reprit le vieillard, quand vousreverrez la noble Héritière, dites-lui que j’aurais voulu baiser samain avant de m’en aller de ce monde ; dites-lui que je vousai légué mon dévouement avec mon amour ; dites-lui qu’ellesera heureuse et grande et vénérée tant qu’un seul fils de Diarmidrestera vivant ! Quant à Natty, à Dan et à Jermyn, dites-leurque j’ai pardonné leur absence. Natty et Dan sont de vaillantsgarçons ; mon beau Jermyn sera un homme, j’espère. Oh !que j’étais un heureux vieillard et que Dieu m’avait donné dedignes fils !

Sa voix trembla légèrement sur ces paroles, etcette émotion combattue alla remuer le cœur des jeunes gens.

Miles passa le revers de sa main sur sonfront.

– Vous souvient-il, Morris, reprit-il,d’un soir où Gib Roe vint à notre maison des Mamturks ? Nousétions bien pauvres en ce moment ; la récolte avaitmanqué ; il n’y avait plus de bestiaux derrière lacorde ; mais le pauvre Gib pleurait, parce, que ses deuxpetits enfants mouraient de faim dans les bogs…

– Vous lui donnâtes tout ce qui vousrestait, mon père, interrompit Morris.

– Vous lui donnâtes, ajouta Mickey, dupain pour nourrir ses enfants et des vêtements pour lescouvrir.

– Et c’est lui qui vous a tué, dit Owen.Miles leva les yeux au ciel.

La colère était peinte sur les visages desjeunes gens qui murmuraient des paroles de vengeance.

Morris seul restait calme comme son père.

– Comme il a dû souffrir, reprit levieillard, avant de se déterminer à ce crime ! Comme sespauvres enfants ont dû avoir faim souvent et longtemps !Avez-vous vu dans la salle du tribunal la pâleur de Gib et lespetits visages amaigris des enfants ? Oh ! lamisère ! la misère ! qui tue notre belle Irlande et quila déshonore !

Le front de Miles se courba ; un instantil demeura muet.

Quand il reprit la parole, ce fut pour exigerd’un ton d’autorité le pardon du coupeur de tourbe et de ses deuxenfants.

– Mes fils, dit-il ensuite en redressantsa belle tête de patriarche, vous êtes tous des hommes à présent etvous n’avez plus besoin de moi pour guider votre marche dans lavie. Je sais que vous êtes de dignes chrétiens et de braves cœurs.En mourant, je n’ai qu’une recommandation à vous faire : Aimezl’Irlande comme une mère chérie ; donnez-lui les forces devotre corps et les élans de votre cœur. Vivez pour elle ;mourez pour elle !

Il repoussa les mets qui étaient devant lui,et joignit ses mains, blanchies par la longue oisiveté de laprison.

– L’Irlande ! répéta-t-il avec unaccent qui peignait toute sa passionnée tendresse ! la terresacrée que Dieu châtie aujourd’hui dans sa justice, mais qu’ilrelèvera demain ! Vous vivrez assez, enfants heureux, pourvoir la jeune splendeur de la patrie ! Car nous vaincrons, jevous le dis, je vous le dis ! et Dieu donne la vérité auxparoles de ceux qui vont mourir. De Londonderry à Cork et de Dublinà l’embouchure du Shannon, il y aura des Irlandais libres etriches. La sainte religion catholique sera reine, et l’hérésievaincue ira cacher sa honte au delà de la mer. Les lois ne nousviendront plus de Londres, la cité criminelle et corrompue ;c’est à Dublin que siégeront nos parlements reconquis. L’Irlande,redevenue une nation, aura son drapeau antique et son vieux cri deguerre. Oh ! bien heureux ! bien heureux ceux qui verrontla noble Érin s’éveiller de son long sommeil et chasser le Saxonqui souille les murs illustres des manoirs de nos pères !Travaillez, enfants ! soyez patients et forts ! le salutde la patrie est aux mains de ses fils !

Les traits de Miles rayonnaient d’unenthousiasme inspiré. Sa voix vibrait, sonore et puissante. Lescinq frères écoutaient, dominés par une crédulitésuperstitieuse.

Cette voix de leur père, incliné au bord de satombe, était pour eux comme la voix d’un prophète.

Le vieillard se tourna vers le portrait deDaniel O’Connell, collé aux pierres de la muraille.

– Toutes ces choses arriveront,reprit-il ; je le crois, je le sais, puisque Dieu nous aenvoyé, dans sa pitié souveraine, ce grand et pacifique sauveur.Les temps d’épreuves sont accomplis, et l’esclavage où les pèresont vécu, les fils délivrés refuseront d’y croire. Que de gloire,enfants ! que de force, que de bonheur dansl’avenir !

Il leva son verre jusqu’à ses lèvres, et buten s’inclinant silencieusement devant l’image d’O’Connell. Puis ilrepoussa de la main son verre vide.

– Mes lèvres ne toucheront plus unegoutte de cette liqueur, dit-il. J’ai bu ma dernière santé.Maintenant, mes fils, nous allons nous séparer. S’il est vrai queles magistrats aient avancé l’instant de ma mort, je veux donnerles heures qui me restent au salut de mon âme.

Aux premières paroles du vieillard, Morrisavait tressailli violemment, comme un homme surpris au milieu de sarêverie par l’heure qui sonne et qui lui rappelle tout à coup undevoir négligé.

Ses frères et lui échangèrent des regardsinquiets. Le soleil baissait à l’horizon et glissait ses rayonsobliques jusque dans l’intérieur de la cellule.

Au dehors on entendait les voix murmurantesdes prisonniers, répandus dans les cours et dans les préauxpour la récréation dusoir.

La figure de jeune fille était toujoursderrière le rideau, à la croisée de la maison de Daws. Elleregardait, pensive, cet étrange festin qui se poursuivait sous sesyeux.

Parmi les convives de ce repas funèbre, il yen avait un surtout qu’elle ne perdait point de vue. Les heuress’étaient écoulées sans qu’elle s’aperçût de leur passage, et sesgrands yeux bleus restaient fixés obstinément sur la figure pâliede Morris Mac-Diarmid.

Pauvre Frances ! elle aussi était bienpâle ! à la place de ces riants et beaux espoirs qui luidonnaient naguère à rêver si doucement, il n’y avait plus en soncœur que tristesse.

Tout à coup son œil distrait devint plusattentif. Elle frotta du doigt la vitre, obscurcie par son haleine.Morris venait de porter précipitamment la main à son sein et d’enretirer un objet dont Frances ne pouvait point distinguer lanature.

Il semblait à la jeune fille que Morris épiaitles mouvements de son père. Et en effet, ce dernier s’étant tournévers la fenêtre pour reconnaître l’heure à la hauteur du soleil,Morris saisit vivement un verre, y déposa quelque chose et le remitsur la table.

– Mes fils, disait en ce moment levieillard, il est temps de vous retirer.

Les Mac-Diarmid se levèrent.

Morris prit une cruche de whisky pleineencore, et emplit les verres à la ronde.

– La rosée de nos montagnes est une amieperfide, dit le vieux Miles qui secoua en souriant sa têteblanchie. Je ne veux plus boire, mon fils Morris, parce que leprêtre va venir et qu’il me faut toute ma raison pour entendreparler de Dieu.

Un craintif embarras se peignit sur les traitsdes jeunes gens.

– Un dernier toast ! murmuraMickey.

– Non, répliqua Miles d’un ton ferme.Nous ne sommes pas à la maison des Mamturks où le sommeil de lanuit dissipait les fumées du poteen. Je veillerai jusqu’au jour, etje veux toute ma force pour regarder en face ma dernière heure.Enfants, retirez-vous.

Les Mac-Diarmid demeuraient immobiles et lesyeux baissés, Morris avait aux tempes des gouttes de sueur.

Il avait manqué l’occasion, et l’occasionperdue s’enfuyait : il ne savait plus comment laressaisir.

– Père, dit-il tout à coup, vous nousavez raconté souvent la fin héroïque de notre aïeul, PatrickMac-Diarmid, tué par le tyran George III, et, qui, avant demourir, provoqua ses douze fils à boire au salut de l’Irlande.

L’œil de Miles, qui était redevenu calme etgrave, s’alluma soudain de nouveau. Il saisit son verre plein etl’éleva au-dessus de sa tête.

– Patrick Mac-Diarmid fit cela, dit-il,c’est vrai ! et l’usquebaugh de ce dernier toast ne l’empêchapas de mourir comme un saint, en baisant l’image de Jésus sur uncrucifix. À genoux, enfants, à genoux !

Le vieillard se prosterna et mit la main surson cœur.

– Erinn go Braegh !dit-il.

Et il avala son verre d’un trait.

– Erinn goBraegh ! répétèrent les cinq Mac-Diarmid, dont les traitss’éclairèrent d’une joie subite.

La liqueur que le vieux Miles venait de boirecontenait la poudre achetée par Morris chez l’apothicaire, au prixde deux schellings et six pence. Ce fut comme un coup de foudre. Levieillard eut à peine le temps d’apercevoir la fraude pieuseemployée par ses fils pour le sauver.

Il réussit pourtant à se lever sur ses pieds,mais ce fut pour retomber, vaincu, entre les bras de Morris quil’étendit sur le matelas.

– Dépêchons, frères ! dit le jeunemaître. Le jour baisse et maître Nicholas va venir.

Morris ôta précipitamment son pantalon, saveste et son carrick. En même temps les autres frères dépouillaientégalement, au plus vite, le vieillard endormi. L’échange devêtements fut fait en quelques minutes. Morris, la tête enveloppéedu bonnet de son père, s’assit dans un coin obscur et prit la posehabituelle du vieillard.

Celui-ci, dont les cheveux blancs se cachaientsous le collet relevé du carrick, fut saisi à bras le corps par Samet Mickey, qui le soulevèrent.

Le jour baissait ; il ne régnait plusqu’une douteuse clarté dans la cellule.

On entendit bientôt dans le corridor le pasrégulier et discret de maître Nicholas, qui mit sa grosse clef dansla serrure.

– Allons, mes bons amis, dit-il enouvrant la porte, je vous ai donné un quart d’heure de plus que jen’aurais dû et Dieu sait quelle gamme va chanter maîtreAllan !

Mickey lui répondit par un couplet duLilliburo, et Owen feignit de chanceler comme un homme ivre.

Nicholas eut un rire paternel.

– À la bonne heure ! à la bonneheure ! dit-il. Les jolis garçons ont fêté comme il faut ledernier jour… et le vieux Miles a-t-il bien bu, le dignehomme ?

– Arrah ! soutenez donc notre frèreMorris, Sam du diable ! s’écria Mickey ; vous voyez bienqu’il va tomber comme un sac de pommes de terre !

Nicholas n’avait point pris garde jusqu’alorsau prétendu Morris, que ses frères portaient par la tête et par lespieds.

Il se prit les côtes à deux mains pour éclaterde rire.

– L’excellent garçon ! s’écria-t-il.Oh ! oh ! oh ! le brave cœur ! Est-ilivre ! on dirait un homme mort !

Il traversa la cellule et s’approcha du coinoù le vrai Morris jouait le rôle de son père. Les Mac-Diarmid lesuivirent d’un regard inquiet.

– Eh bien ! vieux Miles, repritNicholas en lui donnant une petite tape sur le ventre, voilà unjoyeux last-time, mon papa ! Je suis bien sûr que vous vous ensouviendrez jusqu’à l’heure de votre mort.

Le prétendu Miles poussa un grognementsourd.

– Ah ! ah ! ah ! fit leporte-clefs, comme il sent le whisky ! Mais quel est le plusivre de lui ou de Morris, vous autres ?

Sam répondit en chantant à tue-tête lefameux : Oh ! Kathleen, dear :

Oh ! Kathleen chère, depuis longtemps nous nousaimions

Nous devrions bien nous connaître l’un l’autre

Tout petits nous avions coutume de jouer ensemble

Le long des ruisseaux de la montagne et au milieu desbois…

Owen lui répliquait :

Robert Callaghan était un gentilhomme !

Son shillelah tournait, tournait,

Rompant les côtes et les bras,

Fêlant les crânes et broyant les poitrines.

Robert Callaghan aimait Molly, la petite fille aux blondscheveux…

– Seigneur ! Seigneur !balbutiait le porte-clefs, étourdi à force de rire ; s’ensont-ils donné, les bons chrétiens !

Sam reprenait en gesticulant et enpleurant :

Oh ! hâte-toi de partir, cher, pourquoitardes-tu ?

Dans la nuit froide et glacée de la jeune lune

C’est la mort, amour, de rester !

Hâte-toi de quitter Darn-Lary.

C’est triste de se séparer, mais il le faut,adieu !

Mickey, tout en feignant de secouer rudementson vivant fardeau, entama d’une voix avinée le second couplet dece chant, appelé vulgairement Ned o’Bones[3], et qui est la légende d’Edmond Ryan deTullilaegh, le partisan de la maison des Stuarts.

Maître Nicholas revint vers la table etinspecta le contenu des cruches.

– Chut ! chut ! chut ! mesbons amis, dit-il ; un peu de silence, ou maître Allan va vousmettre sous clef !

Il se versa du whisky dans deux verres et lesvida coup sur coup avec une manifeste satisfaction.

– Allons-nous-en, reprit-il ; dudiable si le bonhomme a besoin d’un prêtre dans l’état où ilest !

Sam et Mickey passèrent le seuil avec leurfardeau. Owen les suivit en chantant.

Ce fut de toutes parts, sur leur passage,tandis qu’ils traversaient les dortoirs et les salles communes, unconcert de hourras et de joyeuses moqueries. On ne pouvait point selasser d’admirer ces dignes fils qui s’étaient enivrés bel et bienpour célébrer la mort prochaine de leur père. Maître Allanlui-même, qui faisait sa ronde, adoucit la férocité de son regardpour leur souhaiter la bonne nuit.

L’excellent Nicholas n’avait jamais tant ri.Quand il les eut poussés dehors et que la lourde porte se futrefermée sur eux, il s’appuya contre la muraille pour s’en donner àson aise.

De l’autre côté de la porte, sur l’un desbancs de pierre, le géant Mahony était assis et attendait. Mickeyet Sam, malgré leur vigueur, étaient à bout de forces, mais Mahonyavait des muscles de taureau. Il souleva le vieux Miles sans effortet le plaça sur ses épaules ; puis il enfila les rues deGalway à grandes enjambées.

Il faisait nuit noire. On entendait dans laprison silencieuse les aboiements des dogues de garde, déchaînésdans les cours solitaires. Les prisonniers étaient rentrés etparqués depuis longtemps.

Morris Mac-Diarmid, assis sur l’escabelleunique qui meublait la cellule de son père, s’appuyait au montantde la croisée ouverte. Cette croisée étroite et donnant surl’intérieur de la prison n’avait point de barreaux de fer.

Morris était immobile, son front se courbaitsous le poids de sa méditation découragée. Un bruit léger se fitdans la cour plantée d’arbres qui était au-dessous de lui. Le jeunemaître n’y prit point garde.

– Morris ! prononça au dehors unevoix douce et timidement contenue.

Morris ne bougea point. Il avait entendu, maiscet incident se mêlait aux illusions de son rêve. Pour lui, c’étaitla voix mourante de Jessy qui l’appelait et qui lui demandaitsecours.

– Morris répétait-on cependant audehors ; Morris ! Morris !

Le jeune maître se leva enfin et se pencha surl’appui de la croisée.

– Qui m’appelle ? demanda-t-il.

– Vous ne savez pas mon nom, répondit lavoix ; mais vous me connaissez ; c’est moi qui vous avaispromis de sauver votre père.

– Et comment savez-vous ?… voulutdire Morris.

– J’ai vu, répondit la voix, j’ai vu lafraude généreuse de votre dévouement. Mais, venez,Mac-Diarmid ; la fenêtre est basse, et je sais une issue quivous conduira au dehors.

Morris hésitait. La voix reprit avec uneimpatience où il y avait de la tristesse :

– Venez, Mac-Diarmid, hâtez-vous !il vous reste encore une personne chère à sauver ! Morrisbondit sur l’appui de la croisée.

– Attachez vos draps ! s’écria lavoix avec un accent d’épouvante.

Mais le jeune maître avait touché déjà le solde la cour.

Il se trouvait auprès de Frances.

Ils étaient émus tous les deux également, bienque pour des causes diverses, et leurs cœurs battaient à se briser.Un instant ils restèrent incapables de parler.

Le bruit de la chute du prisonnier avaitéveillé les dogues dans les préaux voisins, et un concert dehurlements sourds se faisait entendre de tous côtés. Francesécoutait et tremblait. Morris recouvra le premier la parole.

– Voilà deux fois que vous me parlezd’elle, dit-il. Oh ! je vous en prie, dites-moi…

– Silence, au nom de Dieu !interrompit la jeune fille dont la main froide se posa sur sonbras ; venez… quand vous serez en sûreté, je vous diraitout.

Elle l’entraîna, et ils commencèrent àtraverser le préau. Ils essayaient d’étouffer le bruit de leurspas, mais l’ouïe vigilante des dogues était éveillée et deshurlements furieux emplissaient les cours de la prison.

– Venez ! venez ! répétaitFrances.

Ils franchirent tous les deux la porte de lamaison de Davis, que la jeune fille avait laissée ouverte.

Instinctivement, elle la referma à doubletour, puis elle s’engagea dans des corridors qu’elle connaissait àpeine, et parvint, après bien des tâtonnements, à la porte de larue, dont elle avait dérobé la clef pour sauver le vieux MilesMac-Diarmid.

Elle sortit avec Morris.

Celui-ci, absorbé par une seule pensée, nesongeait point à lui rendre grâce.

– Vous savez où elle est, dit-il :oh ! je vous en prie, parlez !

Frances appuya la main sur son cœur dont lesbattements désordonnés étouffaient sa voix.

– Puissiez-vous la sauver, Morris !répliqua-t-elle enfin, et puisse-t-elle vous aimer ! JessyO’Brien a été enfermée, sur l’ordre de George Montrath, par unefemme nommée Mary Wood, dans la tour occidentale du vieux châteaude Diarmid.

Morris recula d’un pas.

– Si près de moi !murmura-t-il ; est-ce possible ! Oh ! ne me trompezpas !…

Frances secoua lentement sa tête charmante, oùla mélancolie résignée mettait une expression angélique.

– Vous tromper ! dit-elle avecdouceur. Oh non ! je l’aime, puisque vous l’aimez… et si Dieuécoute ma prière, elle sera heureuse pour vous faire heureux. Nepartez pas encore, ajouta-t-elle, je n’ai pas tout dit. Un hommequi demeure dans les ruines, et qui se nomme Pat, je crois, estchargé de lui faire parvenir sa nourriture.

– Le monstre ! murmura Morris, dontl’esprit s’éclairait à cette révélation soudaine.

– Cet homme vous dira, reprit Frances,par où l’on peut pénétrer dans la tombe murée. Allez, maintenant,Mac-Diarmid, et que Dieu vous soit en aide !

Elle tendit sa main. L’obscurité empêchaMorris de voir ce mouvement, et il s’enfuit sans dire une parole,emporté par son ardent espoir.

La main de Frances retomba le long de sonflanc ; ses yeux se mouillèrent de larmes.

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