La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XVI – LES ENFANTS DE GIB

Le soleil venait de se lever, et ses rayonsperçaient à grand’peine l’épais brouillard qui enveloppait lesbogs, entre Ballynderry et Tuam. Le jour pénétrait peu à peu dansla pauvre chaumière de Gib Roe.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfantsdormaient tous les trois sur leur mince litière de paille. Lacabane présentait toujours son même aspect de misère : leslueurs du dehors pénétraient autant par les fissures des muraillesque par la fenêtre ouverte ; mais, du moins, on n’y avait passouffert de la faim depuis la veille, car on voyait, épars sur lesol, de nombreux débris de pain et de pommes de terre.

Quand les bonnes gens du Connaught font fi despelures, c’est que l’abondance règne dans leur maison.

La tête de Gib restait encore dans l’ombre,tandis que les visages des deux enfants étendus à ses piedscommençaient à s’éclairer vivement. Leur sommeil souriait ;l’innocence gaie de leur âge était sur leurs petites figuresamaigries, mais contentes. Le jour qui venait chatouiller leursyeux, à travers leurs paupières closes, allait les éveillerbientôt ; ils luttaient déjà contre un reste de sommeil, etleurs bras s’agitaient à l’aveugle, obéissant encore aux fantaisiesde leurs rêves.

Paddy s’éveilla le premier ; il s’assitsur la paille et se frotta les yeux.

– J’ai mangé hier ! murmura-t-ilavec bien-être. J’ai mangé tant que j’ai voulu. Aujourd’hui, jemangerai encore ; nous n’aurons plus faim jamais,jamais ; notre père Gib l’a dit.

Il se retourna vers sa sœur qui dormaitencore. La petite fille se faisait un oreiller de l’un de ses braset tenait l’autre arrondi au-dessus de son front, comme pour garderses yeux du jour déjà trop vif. Ce petit bras faible et déliémontrait sa peau blanche à travers les mille trous des haillons quila couvraient. Paddy passa ses doigts en riant par le plus large deces trous, et pinça doucement la peau blanche.

Su se dressa sur son séant. Son premiermouvement, fut d’être triste et de toucher son estomac quisouffrait tous les jours au réveil.

Ce matin elle ne souffrait pas.

– Oh ! ma sœur Su, dit le garçon,c’est fini ! il faut rire. Tu sais bien que nous n’aurons plusfaim.

Une expression de bonheur se répandit sur lestraits de la petite fille.

C’est vrai ! c’est vrai !répliqua-t-elle en joignant les mains. Nous n’aurons plusfaim ! nous ne souffrirons plus ! nous serons bienheureux avec notre père Gib.

– Bien heureux, répéta Paddy, et quej’aurai de joie à vous voir toujours contente, ma petitesœur !

Su tendit sa joue : ils s’embrassèrent ense roulant sur la paille.

– Nous serons beaux, disait Su, lacoquette ; beaux et frais comme les enfants des lords quin’ont jamais eu faim de leur vie !

Et le vaillant garçon répondait :

– Nous engraisserons ! j’aurai degros bras forts, et gare aux Saxons maudits !

– Nous aurons des habits tout neufs.

– Notre père Gib me donnera un grandfusil !

– Sainte Vierge ! sainteVierge ! s’écrièrent-ils ensemble ; hier encore nousétions si malheureux !

Ils bondirent, riant et chantant, jusqu’aumilieu de la chambre ; puis Su s’arrêta tout à coup et mit undoigt sur sa bouche.

– Chut ! dit-elle, notre père Gibétait bien las hier au soir ! il ne faut pas l’éveiller.

Paddy se tut aussitôt. Les deux enfantss’avancèrent sur la pointe des pieds et s’agenouillèrent auprès deGib endormi.

– Faisons notre prière, dit Su ;Dieu et la bonne Vierge nous envoient du bonheur ;remercions-les et prions pour notre père.

Leurs visages espiègles se recueillirent. Ilsjoignirent leurs mains avec une dévotion naïve, et récitèrentpieusement cette belle oraison que l’enfant catholique apprend enmême temps que le nom de sa mère.

Le jour gagnait sans cesse, éclairantsuccessivement toutes les parties du corps de Gib ; mais sonvisage était encore à l’ombre de la muraille, qui servaitd’oreiller à sa tête chevelue.

Les enfants se relevèrent bientôt et seprirent à jouer sans bruit : le garçon avec une aigrette rougequi gardait son support de métal, la petite fille avec une écharpede soie blanche, garnie d’une longue frange d’or.

Paddy essayait d’adapter l’aigrette à sacoiffure ; Su se drapait de son mieux dans l’étoffe moelleusede l’écharpe ; et tous deux riaient, et tous deux caquetaientbien gaiement, les enfants joyeux !

L’aigrette et l’écharpe avaient appartenu àquelqu’un des pauvres dragons qui étaient morts dans le bog deClare-Galway.

– Voyez, ma sœur, disait Paddy gravement,si je n’ai pas l’air d’un homme avec cela sur ma tête.

– Et moi, petit frère, répondait Su,voyez, voyez les femmes des marchands de Galway ont-elles de lasoie plus belle ? Que de liards il y a dans cette frange decuivre !

Leur toilette était achevée. Paddy avait fixésolidement l’aigrette aux lambeaux de son chapeau, et Su avaitroulé cinq ou six fois l’écharpe autour de son petit corps. Ilss’assirent fièrement par terre l’un auprès de l’autre.

– Ma sœur, demanda le garçon, voussouvenez-vous de la leçon que nous a faite hier notre père Gibavant de s’endormir ?

Su perdit son sourire.

– Je m’en souviens, répliqua-t-elle.

– Dites-la-moi, ma sœur, reprit Paddy, jecrois que je l’ai oubliée.

La petite fille baissa les yeux ; sonfront, si joyeux naguère, devint triste.

– Hier matin, murmura-t-elle, notre pèreGib nous fit une autre leçon ; nous nous en sommes souvenus,Paddy, et que de pauvres gens sont morts, quelques heures après,dans les bogs !

Le garçon regarda sa sœur comme s’il ne l’eûtpoint comprise ; puis il devint triste tout à coup.

– C’est vrai ! dit-il tout bas,comme ils souffraient ! comme ils tendaient leurs bras vers leciel en criant !

– Je les ai revus cette nuit en rêve,reprit Su. Les pauvres malheureux !

Elle dénoua l’écharpe de soie pour s’endébarrasser. Les plis, en se déroulant, lui montrèrent deux outrois taches rouges qu’elle n’avait point encore aperçues.

– C’est du sang !murmura-t-elle.

– Le sang d’un homme mort ! ajoutaPaddy.

Les deux enfants restèrent bouchebéante ; leurs yeux, grands ouverts et arrondis par l’effroi,se fixaient sur la soie ensanglantée. Su rejeta l’écharpe loind’elle, et Paddy arracha l’aigrette qu’il venait d’attacher à sonchapeau.

Puis tous deux, demeurèrent tristes etsilencieux.

Le jour continuait de monter le long du corpsde Gib ; un rayon vif toucha enfin son visage, et le coupeurde tourbe s’éveilla en sursaut. Il se dressa d’un bond sur sespieds, regarda par la fenêtre pour mesurer la hauteur dusoleil.

– Vite, enfants ! vite !dit-il, nous sommes en retard et l’on nous attend au tribunal.Déshabille-toi, Paddy ! à bas les haillons, petite Su !Il faut des habits neufs, mes chéris, pour témoigner devant lajustice du comté.

Ce mot habit neuf fit une diversion puissanteà la mélancolie des deux enfants. Leurs yeux avides cherchèrent detous côtés les toilettes promises. Gib remua la paille à l’endroitoù sa tête reposait naguère ; il en retira trois paquets.

– Voilà pour vous, Su, mon trésor,dit-il ; pour vous, Paddy, et voilà pour moi.

Le paquet de la petite fille contenait unerobe de laine, une chemise blanche comme neige et une mante rouge.Le paquet de Paddy renfermait un pantalon, une veste et un petitcarrick.

Les cris de joie des deux enfants secroisèrent.

– Allons ! allons ! ditRoe : la route est longue, nous nous réjouirons en chemin.

Tout en parlant, il se hâtait de passerlui-même l’habillement neuf que nous lui avons vu à l’hôtel duRoi Malcolm.

Il affectait une grande gaieté, mais, quoiqu’il en eût, son front ridé se chargeait bien souvent denuages.

Les enfants ne voyaient que son sourire, parcequ’ils étaient heureux. Ils se regardaient tous les deux avecadmiration. Paddy faisait de vains efforts pour se voir parderrière ; Su disposait avec une coquetterie instinctive lesplis grossiers de sa mante. Elle était femme déjà, car elle eûtdonné le pain de sa journée pour un miroir.

Ils sortirent tous les deux, sur l’ordre deGib, après avoir jeté, en guise d’adieu, à leurs haillons de laveille, un coup de pied dédaigneux.

Ils descendirent le tertre et franchirent ladouve, mais ils avaient perdu ce pas leste et bondissant que nousadmirions naguère ; leurs pieds, habitués à courir libres surle gazon du bog, étaient maintenant alourdis par de bons souliers àsemelles de bois ; ils avaient peur de gâter leurs vêtementstout neufs ; ce nouvel accoutrement, qui les rendait si fiers,leur ôtait la meilleure part de leur gentillesse sauvage.

Ils s’arrêtèrent pour attendre Roe, qui lesprit par la main et les guida vers le cours de la Moyne.

Ainsi habillés de neuf tous les trois,marchant d’un pas égal et sage, ils avaient l’air d’une petitefamille endimanchée qui se rendait pieusement à la paroisse. Ilspassèrent la Moyne, sur un pont de bois construit autrefois parLuke Neale, le middleman, pour les besoins de sa ferme.

Le coupeur de tourbe fit halte sur l’autrebord.

À la place où s’élevaient quelques moisauparavant les vastes bâtiments de la ferme, il n’y avait plus quequelques débris, recouverts à moitié déjà par les efforts d’unevégétation puissante. On distinguait encore néanmoins les assisesde pierre des murailles, et ça et là quelques pans de maçonnerieque le feu n’avait pu dévorer.

C’était tout. La vengeance de Molly-Maguire nefait point les choses à demi.

À une vingtaine de pas des ruines du bâtimentprincipal, Gib désigna du doigt un petit tertre.

C’est là que vous étiez un soir, en novembredernier, dit-il en essayant de donner à sa voix une inflexionbadine ; vous vites arriver beaucoup d’hommes avec des masquesde toile sur leurs visages. Au devant d’eux était un grandvieillard qui secouait une torche de bog-pine… vous vous souvenezbien, mes jolis ?

– Mon père Gib, murmura la petite Su,nous étions bien loin d’ici en novembre dernier !

– Nous n’avons rien vu de tout cela, ditPaddy.

Gib frappa du pied et les regarda tour à touren fronçant le sourcil.

– Il le faut ! prononça-t-il d’unevoix sourde et contenue, je le veux ! Vous étiez ici et vousavez tout vu !

Les deux enfants secouèrent leurs longscheveux sans répondre.

– Avez-vous donc oublié ce que je vous aidit hier au soir ? demanda Roe.

– Non, père, répliqua la petite Su ;mais le vieux Miles Mac-Diarmid est si bon ! si nous allionsle faire mourir, comme les soldats anglais !

Gib détourna la tête pour cacher la rougeurqui lui montait au front.

– Petite folle ! murmura-t-il. Jedirai comme vous… pensez-vous que votre père puisse fairemal ?

– Oh ! non ! répondirent à lafois les deux enfants.

Gib les enleva tour à tour dans ses bras etles baisa. Il y avait de la sueur à son front.

– C’est un digne et saint vieillard, queMiles Mac-Diarmid ! reprit-il en baissant les yeux. Qui doncvoudrait lui causer de la peine ? Ne vous inquiétez point dechoses que vous ne pouvez pas comprendre, et songez plutôt aux bonsjours qui vont succéder à notre misère. Plus jamais faim,Paddy ! plus jamais froid, petite Su ! plus de travaildans la boue glacée des bogs ! et des habits encore plus beauxque ceux-là !

Il n’en fallait pas tant pour faire taire lesvagues scrupules des deux enfants, pauvres créatures ignorantes enqui l’instinct du bon dépérissait comme le grain semé dans uneterre inculte. Ils se reprirent à contempler leurs chèresparures ; ils s’admirèrent de nouveau et davantage ; ilsoublièrent tout ce qui n’était pas leur joie.

– Encore plus beaux ! s’écria lapetite Su : entendez-vous, mon frère ?

– Oh si j’entends ! répliquaPaddy ; nous serons habillés peut-être comme les enfants deshommes riches de Galway !

– Et nous jouerons du matin ausoir !

– Merci, merci, notre bon père.

Gib avait autour de la lèvre un sourire pleind’amertume.

– Sainte Vierge, priez votre fils Jésusqu’il me pardonne murmura-t-il. Je les ai vus souffrir silongtemps ! si longtemps j’ai entendu leurs pauvres petitesvoix crier famine, sans pouvoir leur donner un morceau depain !… Vous serez obéissants, n’est-ce pas, mes beauxchéris ? reprit-il tout haut ; vous n’oublierez pas ceque vous a dit votre père ?

– Nous serons bien obéissants,répliquèrent les deux enfants.

Gib les reprit par la main et continua saroute vers la ville.

Les rues de Galway étaient, ce matin, aussidésertes et aussi muettes que nous les avons vues, la veille,bruyantes et encombrées. L’auberge du Grand Libérateur setaisait à quelques pas du Roi Malcolmsilencieux.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfantstraversèrent la ville d’un pas rapide, et c’est à peine s’il setrouva sur leur passage quelques pauvres tenanciers aux carricks enlambeaux pour leur jeter en dessous un regard soupçonneux.

La veille ils eussent attiré l’attention, etce costume aisé qui remplaçait leurs haillons ordinaires, n’auraitpas été pour eux sans danger, mais aujourd’hui tout ce qui restaitde gens des environs dans la ville envahissait la cour dessessions. C’était ce matin même que le jury devait prononcer sur lesort du vieux Mac-Diarmid.

Protestants et catholiques étaient animésd’une curiosité pareille, et l’enceinte du tribunal allait êtretrop étroite pour la foule empressée qui en assiégeait les portesdepuis le lever du jour.

Gib Roe fit un long détour, et abordaprudemment le tribunal par derrière. De ce côté il n’y avaitpersonne ; le coupeur de tourbe put être introduit sansencombre et gagner le cabinet du bon juge Mac-Foote, où il étaitimpatiemment attendu.

Comme il arrivait au seuil, Miles Mac-Diarmid,qu’on amenait de sa prison, parut à l’autre bout de la galerie. Gibs’arrêta, incapable de faire un pas de plus : une forceinvisible clouait ses pieds au sol.

Miles s’avançait lentement entre leporte-clefs Nicholas, qui souriait avec douceur, et maître Allan,le geôlier, dont la terrible prunelle trouvait pour cettecirconstance des regards particulièrement fauves et féroces. Il sedirigeait vers la salle du jury.

En passant auprès de Gib, il le reconnut, bienque ce dernier lui tournât le clos.

– Salut, Roe, mon garçon, luidit-il ; j’espère vous voir bientôt à ma table, comme par lepassé, là-bas, à la vieille fermedu Mamturk.

Le coupeur de tourbe, pâle comme Judas sous lebaiser du Sauveur, s’était retourné à demi.

La porte de votre maison a toujours étéouverte aux malheureux, Mac-Diarmid ; j’espère qu’on vousjugera comme vous le méritez.

Les deux enfants souriaient au vieillard.

– En avant ! commanda rudement leredoutable geôlier.

– Maître Allan a raison, appuya le douxNicholas ;, Miles, mon excellent ami, avancez, nous ne pouvonsnous arrêter ici.

Miles tendit la main au coupeur de tourbe, quila toucha et pensa défaillir à ce contact. Puis il poursuivit saroute avec son escorte, et Gib entra dans le cabinet du juge.

Dans ce cabinet étaient réunis Mac-Foote,Josuah Daws, le bailli Payne et deux ou trois officiers de justicesubalternes. Dans un fauteuil, auprès de la fenêtre, Fenella Dawslisait une histoire sentimentale dans un vieux numéro duBlackwood’s Magazine. Elle avait auprès d’elle sonportefeuille ouvert et son crayon tout taillé.

Jamais femme n’avait pénétré peut-être dans cetabernacle de la Thémis irlandaise. Mais Mac-Foote était un jugegalant ; et pour qui seraient les privilèges, sinon pour lescréatures d’élite comme était mistress Fenella Daws ?

À la vue de Gib Roe, l’importante figure dusous-intendant de police daigna se dérider quelque peu ; ilfit même un geste comme pour se frotter les mains, car il avaitengagé sa gloire à faire condamner le vieux Miles, et l’absence ducoupeur de tourbe eût été pour lui une véritable défaite.

– Mon cher collègue, lui dit Mac-Foote,je ne puis pas me mêler de tout ceci. Faites de votre mieux, jevous prie, pour arriver à la vérité.

Il recula son siège. Le bailli Payne et lesautres hommes noirs à perruques grisâtresl’imitèrent ; et mistress Fenella écrivit sur soncarnet :

« Scrupules honorables et délicatesseombrageuse des magistrats protestants irlandais. »

Gib s’avança en saluant à la ronde, avec unegaucherie timide. Les deux enfants le suivaient de près ;leurs yeux effarés s’ouvraient tout grands ; ils regardaient,étonnés, ces manteaux noirs et ces perruques poudrées ; ils nese souvenaient point d’avoir vu jamais des hommes si laids.

Gib s’arrêta devant Josuah Daws ; il setint debout, son chapeau à la main.

– Eh bien mon ami, lui dit lesous-intendant de police, vous voilà fidèle au rendez-vous, et prêtsans doute à faire ce dont nous sommes convenus ?

Gib restait sous le coup de sa rencontre avecle vieux Miles ; sa voix s’étouffa dans son gosier ; ilne put pas répondre.

Le grave Josuah tira de sa poche austère unepoignée de petits gâteaux, qu’il offrit aux enfants, avec unsourire presque aimable.

Su et Paddy flairèrent un instant avecdéfiance cette friandise inconnue ; ils y portèrent la denttimidement d’abord, et finirent par les croquer de tout leurcœur.

Le sous-intendant de police avait fait d’unseul coup leur conquête.

Le crayon de Fenella courut sur le vélin deson portefeuille. Elle écrivait :

« Goût passionné des jeunes paysans duConnaught pour les gâteaux appelés croquignoles. »

Josuah Daws toisa le coupeur de tourbe d’unregard imposant et sévère.

– Je suis convaincu, mon ami, reprit-il,que vous n’avez point faibli dans votre bonne résolution, et quevous êtes toujours résolu à confesser la vérité.

– La vérité ! prononça Gib d’unevoix sourde et toute pleine de sarcasme douloureux.

– La vérité, répéta Josuah Daws, dont leraide visage se redressa plus imposant que jamais. J’aime à croireque vous ne vous serez pas laissé influencer par les vainesrodomontades des ribbonmen ?

– Molly-Maguire exécute toujours sesmenaces, murmura le coupeur de tourbe.

Daws haussa les épaules.

Mac-Foote et les autres, qui, malgré leuréloignement discret, ne perdaient pas une parole de cet entretien,se regardèrent avec inquiétude. Ce n’étaient point, à proprementparler, de très méchantes gens ; mais, outre qu’ils nedétestaient pas de voir condamner de temps à autre un catholiquepour l’exemple, ils avaient sur le cœur une injure toute récente.L’espace d’une nuit les séparait seul de cette mystificationcruelle qu’ils avaient subie dans la loge supérieure. L’épreuve parl’eau, que leur avaient infligée les partisans du Rappel, leurlaissait une sourde colère, qu’ils étaient bien aises de passer surun homme important parmi les repealers. Les courroux bourgeois nepardonnent pas plus que les grandes haines.

Si Mac-Diarmid n’était pas un conspirateur, dumoins était-il un entêté suppôt de l’agitation légale. Dans labalance orangiste, cette dernière accusation valait bien lapremière.

Josuah Daws éprouvait cependant une certaineinquiétude. Su et Paddy, qui avaient dévoré sa première offrande,regardaient avec concupiscence les vastes poches de son fracnoir.

Il leur fit une nouvelle largesse.

– Est-ce à dire, reprit-il ensuite ens’adressant au coupeur de tourbe, que vous avez cru pouvoir raillerla justice et l’engager dans une fausse voie ? C’estdangereux, mon garçon, car la justice a le bras fort et sevenge !

Gib secoua la tête avec mélancolie.

– Plût à Dieu que je n’eusse pointd’autre motif de parler ! murmura-t-il. Ah ! VotreHonneur ! Votre Honneur ! ajouta-t-il en étreignant sonfront à pleines mains, si les enfants avaient de quoi manger, vousauriez beau me dire : Tu seras pendu, Gib ! Gib, tumourras ! la justice te tuera ! la mort ne nous fait paspeur à nous autres pauvres gens pour qui vivre c’est souffrir.

Gib s’interrompit et jeta un furtif regard àses deux enfants, qui croquaient leurs gâteaux en souriant.

– Mais les chers innocents !reprit-il à voix basse ; oh ! si vous les voyiez pleurerquand ils ont faim ! Regardez comme ils sont maigres, commeleurs joues sont pâles… Mon Dieu ! vous qui me les avezdonnés, me punirez-vous pour les avoir trop aimés !

Mac-Foote et ses compagnons échangèrent unsourire d’intelligence. La « vérité » allaittriompher.

Quant à Fenella Daws, elle ne comprenait pasabsolument la signification de cette scène, mais elle écrivit àtout hasard sur son album :

« Conversation dramatique entre JosuahDaws ; esq., et un paysan irlandais, père des deux enfants quiaiment les croquignoles. »

Gib avait baissé la tête et tenait ses brascroisés sur sa poitrine.

Vous êtes un bon père, mon ami, lui dit JosuahDaws ; ce que vous allez faire aujourd’hui assurera le bonheurde vos enfants.

– Je le crois répondit tout bas lecoupeur de tourbe.

– L’heure avance, reprit Daws :êtes-vous prêt ?

Gib ne répliqua point. À ce moment suprême,son cœur se soulevait contre sa propre infamie ; il netrouvait pas en lui la force de consommer sa trahison.

– Êtes-vous prêt ? répéta JosuahDaws.

Gib se redressa ; les veines de son frontse gonflèrent ; il regarda l’homme de police en face, et sabouche s’ouvrit pour prononcer un refus. Mais, en ce moment desilence, le caquet des enfants qui parlaient tout bas vint frapperson oreille ; son regard, attiré invinciblement, glissajusqu’à eux. Le sang abandonna ses joues ; ses yeux seremplirent de larmes ; sa tête se courba de nouveau.

– Et vous, répliqua-t-il d’un accentétouffé, êtes-vous prêt à faire ce que vous m’avezpromis ?

– Récapitulons, dit Josuah Daws :trois habillements neufs.

– Des pence, poursuivit Gib, tant quej’en pourrai soulever sur mon dos, dans un sac à pommes deterre.

– Je vous promets moitié en sus, monfils.

– Et les moyens de passer sur-le-champ enÉcosse avec les deux petits.

– Accordé !

Le souffle de Gib s’embarrassa ; uncombat navrant se livrait au dedans de lui.

– Êtes-vous prêt ? répéta unetroisième fois le sous-intendant de police.

Gib ferma les yeux et répondit :

– Je suis prêt !

– Les enfants savent-ils ?… commençaJosuah Daws.

– Ils savent, dit le coupeur detourbe.

Daws se leva aussitôt ; Mac-Foote et lesautres l’imitèrent. Fenella n’eut que le temps d’inscrire sur sonalbum une dernière observation aussi ingénieuse que lesprécédentes.

Toute l’assistance quitta le cabinet du jugeet se dirigea vers la salle des sessions.

Dans la salle des sessions, le jury étaitassemblé déjà ; l’attorney de la couronne s’asseyait à sonposte ; les juges siégeaient, et l’alderman de service faisaitfigure municipale dans sa tribune solitaire.

L’auditoire en haillons attendait, impatient,mais silencieux.

Le jury, suivant l’usage de cette époque, secomposait entièrement de protestants. Parmi ses membres, nouseussions reconnu plusieurs orangistes de la loge supérieure :le médecin Fitz-Roy, le chirurgien Kniff, le professeur Hullhulliste ; le banquier Bullion et bien d’autres. Le bon avocatPicklock était chargé de la défense.

Pour témoins, il n’y avait que Gib et ses deuxenfants, qui achevaient de croquer en souriant les petits gâteauxde Josuah Daws.

Ils étaient le point de mire de tous lesregards, car personne n’ignorait dans la salle qu’ils étaient pourl’accusé la délivrance ou la mort.

Au banc des accusés se tenait le vieux Miles,digne et calme, comme toujours.

Derrière lui, Mickey, Sam, Larry et Owenétaient debout. Au moment où Mac-Foote et Daws entraient dans lasalle, les rangs de la foule s’ouvrirent pour donner passage àMorris Mac-Diarmid.

Ses traits pâles étaient couverts de sueur etde poussière. Sa poitrine haletait comme s’il eût fourni une courseépuisante.

Il se plaça sans mot dire au-devant de sesfrères.

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