La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XVIII – LA POURSUITE

Georgiana et Frances avaient quitté le salon,aussitôt après le départ de Montrath et de Crackenwell.

Elles fuyaient en ce premier moment sanssavoir où elles allaient. Georgiana était incapable depenser : son épouvante la rendait folle.

Et il y avait de quoi craindre. Pour elle leséjour du château était évidemment plus dangereux que jamais. Laréalité dépassait en horreur ses craintes romanesques. Elles’appuyait, chancelante, au bras de Frances, et se laissa guidercomme un enfant qui ne sait point la route.

Frances, avec son intelligence vive et droite,avait deviné qu’on allait les retenir prisonnières, à cause desrévélations entendues. Elles savaient trop désormais pour qu’onn’essayât point de leur clore la bouche à tout prix.

Son premier mouvement fut d’entraînerGeorgiana hors du château. Au bas du parc, du côté de la baie deKilkerran, devait se trouver la voiture qu’elle avait demandée laveille, pour retourner à Galway.

Mais le parc était vaste et la descentedifficile. Georgiana, faible encore et à peine remise de sonévanouissement, marchait d’un pas lent et mal assuré. Frances lasoutenait de son mieux et l’encourageait.

En passant, elles jetèrent toutes deux à lafois un regard ému vers les vieilles ruines de Diarmid, qui sedressaient, sombres et hautaines, à l’extrême sommet du cap.

Georgiana faisait un retour sur elle-même, etsentait un frisson lui glacer le cœur. Elle se voyait descendrevivante en cette noire tombe. La pensée de Jessy O’Brien, qui semourait, enfermée sous les ruines, glissait sur son esprit frappé.La compassion épouvantée que lui inspirait cette affreuse agonie serapportait à elle-même, et non point à la véritable victime.

L’émotion de Frances, au contraire, avait ence moment la pauvrerecluse pour objet exclusif ; et si une pensée personnellevenait à surgir au travers de sa pitié, cette pensée s’imprégnaitau passage de miséricorde et de dévouement.

Cette femme qui souffrait sous la pierre d’unetombe avait été la fiancée de Morris. Morris l’avait bien aimée.L’aimait-il encore ?

Frances ne pouvait faire à cette questionqu’une seule réponse, puisqu’elle avait foi dans le noble cœur deMorris.

Quand son regard se détacha des ruines, unsoupir souleva la laine chastement croisée de sa robe. Ses beauxyeux se baissèrent, humides et doux.

– Allons ! Georgy ! dit-elle enpressant la marche pénible de son amie ; fuyons ! fuyonsbien vite !

Elle pensait à sauver ceux quisouffraient : l’image de Morris était devant sa vue. Mais à ladroite et à la gauche de Mac-Diarmid elle voyait un vieillardmenacé de la mort et une pauvre femme à l’agonie.

Elle se hâtait comme s’il se fût agi de sapropre vie. Dans ce frêle et gracieux corps de vierge la charitémettait une force virile.

Les arbres du parc s’éclaircirent, et àtravers leurs troncs plus espacés, les deux jeunes femmesaperçurent la mer. La voiture était à son poste, au bas du sentierque les chevaux n’auraient point pu gravir. Tandis que Crackenwellet le lord fouillaient les moindres recoins du château, les deuxjeunes femmes couraient au grand trot sur le chemin de laville.

Il y avait pourtant quelqu’un à les poursuivrepar les routes rocheuses qui longent la baie de Kilkerran ;mais ce n’était ni Crackenwell ni Montrath.

Morris Mac-Diarmid avait dormi un sommeil deplomb, toute cette nuit. Il faisait grand jour lorsqu’il s’éveilla.Son corps était brisé par la position qu’il avait gardée pendantces longues heures d’accablement léthargique ; ses jambesraidies lui refusaient service, et son cou, glacé par l’humidité dela muraille, ne voulait plus se mouvoir. Chacun de ses membres luirenvoyait une douleur aiguë. Il essaya vainement de se lever àplusieurs reprises ; toujours il retombait engourdi sur sondur billot. Il appela Pat, mais Pat ronflait avec enthousiasme etne l’entendait point.

Enfin les muscles de Morris se détendirent unpeu, et il parvint à se mettre sur ses jambes. La pensée de cettenuit perdue lui était un navrant reproche. Jessy ! la penséede Jessy n’avait pas tenu ses yeux ouverts. Son espoir s’en allait,mais il le retint de force. Il saisit le bon Pat par les épaules etle secoua.

Pat se prit à hurler plaintivement, parcequ’il se crut entre les griffes du monstre. C’était toujours là sapremière pensée.

– Och ! Mac-Diarmid, dit-il ensuiteen se frottant les yeux, j’aime mieux que ce soit vous que lui, monbon maître ! mais que venez-vous faire si matin dans montrou ?

– Je t’ai donné une commission hier ausoir, répliqua Morris, pourquoi ne m’as-tu pas éveillé ?

Pat frotta de nouveau ses petits yeux jusqu’àles rendre sanglants.

– Hier ! grommela-t-il, unecommission ? Du diable si je me souviens de cela, monbijou !… Arrah ! se reprit-il tout à coup ;où donc ai-je l’esprit ? Je me rappelle, je me rappelle !ces coquins de Saxons m’ont donné de leur eau-de-vie de France.Ah ! Morris, mon chéri, voilà quelque chose de bon !

– As-tu interrogé les valets deMontrath ?

– Oui, mon jeune maître. Et comme ilsm’ont régalé, les bons garçons !

– Que t’ont-ils dit ?

– Ils m’ont dit de boire. Cela ne leurcoûte rien, c’est milord qui paie.

Morris saisit de nouveau son épaule et lesecoua rudement.

– Que t’ont-ils dit ?répéta-t-il.

– Musha ! lâchez-moi,Mac-Diarmid ! Ils m’ont dit que la nouvelle femme de milordest encore plus jolie que Jessy O’Brien, le pauvre cher ange.

Morris réprima un mouvement d’angoisse.

– Et cette femme ? poursuivit-il,cette étrangère ?

– La reine ! s’écria Pat en riant.Ah ! c’est là une bonne histoire, mon fils ! Figurez-vousque les gens de Galway l’ont prise pour Sa Majesté en personne.Jésus ! que nous avons ri, Mac-Diarmid !

– Son nom ? sais-tu son nom ?demanda Morris qui retenait sa patience prête à lui échapper.

– Ah ! son nom, répliqua Pat, on nel’appelait que la reine, ou bien encore mistress O’Connell. C’estune femme de Londres ! Elle boit du rhum comme vous boiriez del’eau…

L’œil de Morris devint plus attentif.

– Attendez donc ! s’écria l’ancienvalet de ferme, voilà son nom qui me revient ; elle s’appelleMary.

Pat s’interrompit : Morris l’écoutaitbouche béante.

– Mary Good, poursuivit le paysan ;Mary Hood.

– Mary Wood ! prononça Morris d’unevoix creuse.

Pat frappa dans ses mains.

– C’est cela ! c’est cela !s’écria-t-il.

Il se reprit à parler du bon souper qu’ilavait fait, et de cette fameuse eau-de-vie de France dont lesouvenir devait lui rester toute sa vie, vécût-il cent cinquanteans, naboclish !

Morris ne l’écoutait plus ; il étaitimmobile et droit, une main appuyée contre son front.

Au bout de quelques minutes, il sortit sansprononcer une parole.

Pat le suivit un instant du regard à traversune des fentes de la porte ; puis il revint à l’intérieur desa retraite et but un bon coup de poteen.

– Ça ne vaut pas l’eau-de-vie de France,grommela-t-il ; mais ça se laisse avaler. Quant à Morris, lebon cœur, je crois bien qu’il a un grain de folie dans la tête.Tous les Mac-Diarmid en sont là. Musha ! c’estaujourd’hui qu’on juge le vieux Miles, il faut que j’aille à Galwaypour voir ça.

Avant de partir, il prit un pain sous chaquebras, et se dirigea vers le premier étage de la tour occidentalepour servir le déjeuner du monstre. Par la fenêtre de cettechambre, où se trouvait le coffre mobile, il aperçut un homme quiescaladait la clôture du parc et prenait sa course à travers lesarbres, en se dirigeant du côté de la baie. Il reconnut le carricksombre et le long shillelah de Morris.

Il secoua gravement sa tête pointue, quidisparaissait presque sous les masses ébouriffées de sachevelure.

– C’est pourtant vrai !grommela-t-il. Le pauvre jeune maître est fou, que Dieu lebénisse !

Morris s’était engagé sous le couvert ;il disparut bientôt derrière les arbres. Aujourd’hui comme laveille, il s’était mis en mouvement, poussé par un invinciblebesoin d’agir, mais sans se rendre un compte exact de ce qu’ilallait faire.

Le nom de Mary Wood, prononcé tout à l’heure,éveillait bien en lui des espoirs nouveaux. C’était vers cettefemme, complice du crime de Montrath, que devaient désormais sediriger tous ses efforts ; il n’y avait vis-à-vis de cettecréature ni pitié ni ménagements possibles ; tous moyensétaient bons pour la contraindre. Mais comment parvenir jusqu’àelle ?

Déjà Morris avait essayé de la joindre, avantde connaître son nom. Les obstacles qu’il n’avait pu vaincre hierse dressaient ce matin devant lui. Mary Wood restait protégée parles fortes murailles de Montrath et par une armée de valets.

En sortant des ruines de Diarmid, Morris pritsa course vers le château neuf. Il n’avait aucun dessein formé,seulement il voulait tenter une dernière bataille. L’entréeprincipale du manoir, qui regardait le pays de Connemara et lesMamturks, était close. Morris se prit à rôder autour de la grille,longea la muraille occidentale et arriva en vue du parc.

Ses yeux parcoururent d’abord la secondefaçade donnant sur le bois ; il aperçut une porteentr’ouverte, nul valet ne se montrait aux alentours.

Morris suivit la grille jusqu’à l’endroit oùelle joignait le mur d’enceinte ; il s’accrocha des pieds etdes mains aux saillies de la muraille et en gagna le faîte.

Au moment où il allait se glisser de l’autrecôté pour essayer de s’introduire par la porte ouverte, ildistingua au loin, entre les troncs des arbres du parc, deux femmesqui se hâtaient vers le bas de la montagne. Il demeura un instantindécis. L’occasion perdue d’entrer au château pouvait ne point sereprésenter. Mais si l’une de ces femmes était MaryWood !…

Elles étaient trop loin déjà pour que l’on pûtreconnaître leur tournure. Elles se montraient par derrière, etchaque seconde les éloignait davantage.

Morris, à cheval sur le mur d’enceinte, lesregardait de tous ses yeux. Il éprouva bientôt ce qui arrivetoujours lorsque l’esprit avide s’élance vers un objet en mêmetemps que le regard. Il ne vit plus la réalité, mais bien une sortede fantôme, évoqué par son imagination en fièvre. Ces femmes quifuyaient comme deux imperceptibles points dans le vaste paysage,prirent tout à coup pour lui des proportions distinctes. L’uned’elles lui sembla être Mary Wood, et dès que cette pensée euttrouvé accès dans son cerveau, elle le domina complètement.

C’était bien la femme qu’il avait rencontréela veille sur le galet ; il reconnaissait sa démarche virileet jusqu’à l’éclat choquant de son excentrique toilette.

Il sauta en bas de la muraille et se mit àcourir de toute sa force. Il n’y avait plus en lui l’ombre d’undoute. Il eût juré sur son salut que l’ancienne servante était làau bas de la montagne.

Morris était un des plus agiles garçons duConnaught. En toute autre circonstance il eût rejoint bien vite lesdeux fugitives ; mais ce matin ses jambes avaient perdu leurforce et leur souplesse. Chacun de ses pas était un effort, et lui,l’infatigable, sentait déjà, au bout de quelques minutes, lalassitude peser sur ses jarrets alourdis.

Il allait toujours néanmoins. Les fugitivesdisparurent à ses yeux derrière les arbres, à un détour de laroute. Quand il ne les vit plus, sa certitude devint plusentêtée ; quelques efforts, et il allait rejoindre cette femmequi tenait entre ses mains la vie de Jessy !

Lorsqu’il atteignit l’angle du chemin oùavaient disparu les deux femmes, il les chercha sur la route qui sedéveloppait maintenant devant lui à perte de vue. Il n’aperçutrien, – si ce n’est une voiture du pays, traînée par quatre chevauxet cahotant au grand trot sur la route de Galway.

Il n’était pas temps d’hésiter. Morris, sansralentir un seul instant sa course, se jeta sur les traces de lavoiture. Son agilité lui revenait. Le mouvement assouplissait sesjointures raidies, et, à mesure qu’il s’échauffait, il ne sentaitplus sa fatigue.

La voiture avait sur lui une large avance,mais c’est un rude chemin qui mène du bourg de Kilkerran à Galway.La voiture sautait à chaque instant sur les quartiers derocs ; de grandes racines, appartenant à des arbres coupésdepuis longtemps, se jetaient effrontément en travers de lavoie ; les roues tombaient dans de profondes ornières, et,n’eût été la vaillance proverbiale des chevaux irlandais, lamalheureuse carriole fût restée, à coup sûr, dans un des milletrous de la route.

Morris gagnait du terrain. Le versant abruptde quelqu’une des montées qui dentellent la côte lui cachait biensouvent voiture et chevaux ; mais quand il arrivait au sommet,il revoyait l’équipage plus proche, et il prenait du cœur.

À moitié chemin de Galway, entre Russavil etTurbach, une côte plus rapide mit au pas les quatre chevauxirlandais. C’était le moment pour Morris, qui gravit la montée à lacourse. Quand la voiture, parvenue au sommet de la colline, sedessina sur le ciel gris, Morris n’en était plus qu’à deux centspas environ.

Encore les quatre chevaux s’arrêtèrent-ilspour souffler d’un commun accord.

Morris brandit son shillelah, et prit undernier élan.

Mais à cet instant même une tête sortit de laportière et jeta un regard inquiet sur la route parcourue.

C’était une femme jolie et frêle, au visagesouffrant. Morris ne l’avait jamais vue. En apercevant un hommecourant à toute vitesse et sur le point d’atteindre la voiture, lajeune femme poussa un grand cri. Elle se pencha en dehors de laportière, et dit quelques mots à un Irlandais chevelu qui faisaitoffice de postillon. Le fouet claqua, sillonnant les côtesruisselantes des chevaux.

La voiture s’ébranla au galop, et glissa commeun trait sur la descente. La jeune femme avait quitté laportière.

Quand Morris toucha le sommet de la côte à sontour, la voiture était tout en bas, tout en bas, à une distanceplus grande que jamais.

Le jeune maître s’arrêta. La sueur inondait sajoue, où se collaient les mèches humides de ses grands cheveux.

Il s’appuya sur son béton et resta immobile,pendant une seconde, à regarder la voiture qui s’éloignaittoujours.

Il n’avait plus guère d’espoir de l’atteindre,et d’ailleurs Mary Wood y était-elle ? Ses doutes revenaient,à cause de cette figure inconnue qu’il venait d’apercevoir.

Mais Mac-Diarmid ne savait pas hésiterlongtemps.

– Il y a deux femmes, se dit-il, et jen’en ai vu qu’une. Mary Wood est l’autre !

Il reprit sa course avec une ardeur nouvelle.Le postillon irlandais fouettait maintenant ses chevaux à tour debras et les poussait tant qu’il pouvait.

Aux montées Morris regagnait un peu deterrain, qu’il reperdait aux descentes ; la distance entre luiet la voiture ne variait pas sensiblement désormais.

Néanmoins il gardait sa volontéobstinée ; il espérait en la longueur même de la route. Sifrancs du collier que soient les petits chevaux du Connaught, deuxon trois heures de grand trot sur un chemin rocheux, défoncé,presque impraticable, devaient bien avoir raison de leur ardeur.Morris mesurait sa course et ménageait ses forces.

Son calcul était juste. Lorsque les chevauxs’engagèrent dans les terrains bas et marécageux qui entourentGalway au nord et à l’ouest, ils ralentirent le trot, et Morrisavait repris tout son avantage au moment où la voiture dépassaitles premières maisons de la ville.

Mais ici les circonstances changeaient. Enpleine campagne, Morris, à supposer qu’il eût été le plus fort,aurait arrêté la voiture et parlé en maître. Dans les rues deGalway, ce moyen n’était plus de mise. Morris n’essaya plus degagner les chevaux de vitesse, il les suivit seulement à distance,afin de connaître la demeure de la prétendue Mary Wood.

Les faubourgs et les rues éloignées du centreétaient presque complètement déserts ; on voyait seulement çàet là quelque bonhomme attardé par l’âge, quelque commère effarée,se hâtant vers le milieu de la cité, en coupant au plus court parles rues de traverse. Jusqu’à la moitié du Claddagh, Morris nerencontra qu’une seule femme, allant en sens contraire : cettefemme portait la mante rouge des campagnardes ; elle courait,ramenant de la main sur son visage les bords de son capuce.

À la vue de Morris, elle sembla hésiter. Sansce mouvement, le jeune maître ne l’eût sans doute point aperçue. Illa remarqua justement à cause du soin qu’elle prit à se cacher. Aulieu de continuer sa route vers les portes de la ville, elle sejeta précipitamment dans une des ruelles environnantes.

Morris s’arrêta un instant, étonné.

– Ellen ! cria-t-il.

L’inconnue tressaillit faiblement, mais ellene se retourna point.

Morris ne prit pas le temps de l’appeler uneseconde fois. La voiture allait tourner l’angle du Claddagh. Ilcontinua sa poursuite.

Sa préoccupation était trop grande pour qu’ilpût songer longtemps à la rencontre qu’il venait de faire.Peut-être d’ailleurs s’était-il trompé.

Il venait de chasser cette idée, lorsqu’uneseconde mante rouge parut à une centaine de pas devant lui. Cevêtement lourd et ample donne à toutes les femmes qui le portentune tournure semblable. Morris pensa de nouveau à Ellen, et, sansralentir sa course, il jeta son regard perçant sur cette autreinconnue.

Elle venait de s’arrêter devant une maison degrande apparence, au-devant de laquelle veillaient deuxfactionnaires. Elle monta le perron et franchit la haute porteouverte. À travers cette porte, on apercevait plusieurs officiersde dragons en tenue, et au milieu d’eux le lieutenant-colonelBrazer.

Le nom de Kate vint aux lèvres de Morrisstupéfait.

Kate Neale, si c’était elle, s’élança toutdroit vers Brazer et lui adressa la parole.

Morris aurait voulu en voir davantage ;mais la voiture ! la voiture qu’il allait perdre !

Il s’élança de nouveau. Les faubourgs étaientfranchis. On apercevait au bout de la rue les murailles hautes etcarrées du Lynch’s-castle. Des groupes nombreux se montraientmaintenant çà et là, toujours plus épais, à mesure qu’on approchaitde la maison de ville.

La voiture déboucha enfin sur une petite placede forme irrégulière qu’encombrait une foule murmurante et agitée.Le nom de Mac-Diarmid vint frapper à plusieurs reprises l’oreillede Morris, qui enfonça son chapeau sur ses yeux pour n’être pointreconnu.

Il voulait se glisser inaperçu et suivre lavoiture, dont la marche ralentie perçait péniblement les rangs dela foule.

Mais les bords étroits du chapeau irlandais nepouvaient longtemps lui servir de voile.

– Morris ! Morris !murmura-t-on bientôt de toutes parts.

Ce n’était point le joyeux cri de bienvenuequi accueillait d’ordinaire sa présence ; il y avait dans lesvoix une sorte de compassion timide et triste. Morris faisait lasourde oreille, emporté par sa poursuite obstinée.

Mais tout à coup il s’arrêta court.

Il venait d’entendre dans un groupe demontagnards une voix qui disait : – Voici le bon Morris, queDieu le bénisse ! Il vient assister son vieux père, qui agrand besoin de consolations !

Morris jeta autour de lui un regard comme unhomme qui s’éveille. Il était devant le tribunal de Galway. Cettefoule assemblée lui parlait de son père, assis en ce moment sansdoute sur le banc des accusés. De son père quil’attendait !

Son cerveau, empli de pensées navrantes, futfaible au premier instant contre cette atteinte nouvelle. Il avaitpresque oublié son père, tant l’idée de Jessy s’était emparéeexclusivement de son cœur !

C’était l’heure. Miles, le saint vieillard,accusait peut-être son absence à ce moment suprême. MaisJessy ! mon Dieu ! fallait-il abandonner volontairementcette chance de la sauver, poursuivie avec tant d’ardeur !

Ses deux mains pressèrent son front, baignéd’une sueur froide.

– Oh ! le digne fils, disaient lesbonnes gens ; que la Vierge vous protège, MorrisMac-Diarmid !

Les mains de Morris retombèrent le long de sesflancs ; ses yeux égarés parcoururent la place.

Pendant qu’il hésitait, la voiture avaitdisparu.

Sa poitrine rendit un gémissement sourd.Instinctivement et malgré sa volonté, il fit un mouvement pours’élancer encore, mais la main de fer de sa conscience l’arrêta. Àtravers le flot de la foule respectueuse et recueillie, il sedirigea vers la porte du tribunal.

Ses frères étaient à leur poste depuislongtemps. Ils ne pouvaient point s’expliquer son absence de laferme durant la nuit précédente, et murmuraient déjà de son retard.Le vieux Miles lui donna sa main.

– Soyez le bienvenu, mon fils Morris, luidit-il.

Mac-Foote, Josuah Daws, Gib et les deuxenfants entraient à ce moment. Les débats commencèrent.

La déposition du coupeur de tourbe futaccueillie dans l’auditoire par de menaçants murmures ; maisil suffit toujours de la baguette d’un constable pour réduire ausilence les pauvres gens du Connaught. La foule se tut bientôt, etles deux enfants, répétant naïvement la leçon apprise, purentconsommer la perte du vieux Miles.

Celui-ci écoutait, calme, grave, résigné. Ilimposait silence à ses fils, dont l’indignation voulaitéclater.

– Que Dieu vous pardonne, Gib, mon ami,dit-il au coupeur de tourbe, qui se rasseyait, pâle et tremblant,sur le banc des témoins. Votre mensonge va me tuer ; mais jesuis bien vieux et j’ai eu le temps d’apprendre à mourir. Gib Roe,mon pauvre homme, puissiez-vous être le dernier Irlandais que lamisère pousse au parjure !

Gib avait la tête baissée et son soufflerâlait. Su et Paddy se cachaient derrière lui.

L’attorney de la couronne se leva et secouagravement les crins de sa perruque blanchâtre. La voix traînante etemphatique de l’huissier ordonna le silence.

L’attorney, qui était un homme éloquent,s’attacha d’abord à démontrer que la population irlandaise dérivaitd’une colonie milésienne, débarquée en Hibernie à une époque qu’ilprécisa et que nous ne savons point. De ce triomphant argument, età l’aide d’une transition subtilement ménagée, il passa aux crimesde Rome, la monstrueuse courtisane, assise sur sept collines. Ileffleura la loi des céréales, donna une chiquenaude au bill descollèges, et parvint à placer entre deux une description épique etpassablement réussie de la bataille de la Boyne.

En conséquence de ces choses, il requit lapeine de mort contre Miles Mac-Diarmid.

Le médecin Fitz-Roy, le banquier Bulliou, leprofesseur Hull, hulliste, et les autres membres du jury convinrentvolontiers entre eux qu’ils n’avaient jamais entendu deréquisitoire plus remarquable.

Mac-Foote applaudit malgré la consigne ;le bailli Payne se frotta les mains, et l’alderman de serviceronfla d’une façon tout admirative.

Josuah Daws, lui-même, donna un signe nonéquivoque d’approbation. Quant à Fenella, elle écrivit sur sonalbum :

« Perruque comme à Londres. Racemilésienne. Crime des papes, etc. – Glorieuse bataille de la Boyne,gagnée par les protestants, en l’an 1690. »

Devant ce succès universel, la tache du bonavocat Picklock devenait fort malaisée. Il se leva néanmoins etdébita tout d’une haleine, avec des gestes impossibles, un exorde,où il prouva clairement que les géants avaient existé, puisqu’ilsavaient creusé les grottes de Kilkee. Quant à la bataille de laBoyne, il déclara nettement que son intention n’était point de nierce beau fait d’armes. Il ajouta que l’occasion lui semblaitopportune pour réparer un oubli de son honorable adversaire, et ilblâma de toute son énergie le bill incendiaire de Maynooth. Cela leconduisit naturellement à cette cruelle épidémie qui ravageait lesplantations de pommes de terre sur toute la surface de l’Irlande.Suivant son opinion, il était difficile d’attribuer ce malheur àune autre cause qu’à la faiblesse déplorable de sir Robert Peel.Après avoir injurié O’Connell, les Français, le président Polk etloué Wellington, il termina en recommandant l’accusé à la hauteclémence du jury.

Le président fit lever le vieux Miles, et luidemanda s’il n’avait rien à ajouter pour sa défense.

– Je suis innocent, répondit Miles dontle regard, ferme et serein, tomba sur le coupeur de tourbe.

Celui-ci, depuis la fin de sa déposition,avait l’angoisse peinte sur la figure. Il restait immobile,affaissé sur lui-même et comme anéanti sous le poids de sonremords.

Bien qu’il n’osât point se tourner vers lebanc des accusés, il sentit le regard du vieux Miles et tressaillitcomme si un couteau fût entré dans son cœur. Sa bouches’ouvrit ; les paroles s’y pressaient en foule, il n’avaitplus la force de persister dans son parjure. Mais au moment où ilallait parler peut-être, la voix sèche et pédante de Josuah Daws sefit entendre à son oreille :

– Les faux témoins sont pendus ici commeà Londres, disait-elle ; et ce serait pitié pour ces pauvrespetits !

Gib se voila la face derrière ses longscheveux, et se tut.

 

Le jury avait été unanime pour prononcer unverdict de mort. La foule s’écoulait dans un sombre silence. MilesMac-Diarmid, escorté du farouche Allan et du doux porte-clefsNicholas, qui souriait benoîtement, traversait les couloirsintérieurs du tribunal, encombrés par la cohue des bas officiers dejustice.

Ses cinq fils le suivaient.

Au moment où Morris, qui marchait le dernier,allait s’engager dans l’escalier de sortie, un doigt se posalégèrement sur son épaule. Il se retourna et se trouva en présencede cette belle jeune fille qui s’était mise une fois entre sapoitrine et le couteau de maître Allan, dans la prison deGalway.

– J’étais là, dit-elle de sa voix douceque l’émotion faisait trembler ; mais je n’ai point oublié mapromesse.

– Soyez bénie ! répliqua Morris, etDieu veuille que votre pouvoir égale votre bontéangélique !

Les yeux de Frances étaient fixés sur lessiens.

– Morris Mac-Diarmid reprit-elle, vousavez aimé d’amour une jeune fille qui s’appelait JessyO’Brien ?

Morris joignit ses mains sans répondre. Ce nomde Jessy réveillait toutes les tortures de son âme.

– Vous l’aimez encore ? repritFrances. Répondez-moi !

Morris appuya sa main contre son cœur. Sapoitrine oppressée ne donnait point passage à ses paroles.

– Oh oui, je l’aime ! dit-il enfin.Morte ou vivante, je l’aimerai toujours.

Les grands yeux de Frances se levèrent,humides, vers le ciel. Elle mit sa main froide sur le bras deMorris.

– Elle sera heureuse, murmura-t-elle sibas que Mac-Diarmid ne l’entendit point.

Un groupe d’officiers de justice venait versl’escalier, causant et riant.

– Sauvons d’abord votre père, repritFrances ; ensuite…

– Ensuite ? répéta Morris, qui sesentait venir un vague espoir.

Frances eut un beau sourire et fit un signed’adieu.

– Nous nous reverrons bientôt,dit-elle.

Morris voulait interroger encore, mais lajeune fille se perdait déjà sous la sombre voûte de la galerie, etil n’y avait plus auprès de Morris qu’une demi-douzaine de suppôtsde chicane qui s’entretenaient bien joyeusement de la pendaisonprochaine.

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