La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XXIII – LA LUTTE

Morris se trouva tout d’abord engagé dans celong corridor encombré de débris qui servait de chemin à Pat pourgagner le premier étage de la tour voisine.

Pendant l’espace de quelques pas, un reflet dela lumière répandue par la branche de pin éclaira encore la marchede Morris ; mais, au premier coude, il se trouva plongésubitement dans des ténèbres profondes.

Il avança, tâtonnant des pieds et sondant leterrain devant lui à l’aide de son shillelah.

Depuis son entrée dans le corridor, ilressentait une sorte de commotion périodique, accompagnée d’unbruit étouffé. Il espérait se guider d’après ce bruit, dont ildevinait vaguement la nature, mais il était arrivé au bout ducorridor et son bâton rencontrait partout des murs épais.

Le bruit se faisait entendre maintenantpresque immédiatement au-dessous de lui. Il n’y avait plusdésormais à s’y méprendre : c’était une pioche attaquant lamaçonnerie d’une muraille.

On descellait le tombeau de la pauvreJessy.

Morris revint sur ses pas, mais nulleouverture n’existait le long des parois du corridor ; du moinsses doigts, qui cherchaient avidement, n’en rencontraientaucune.

– Il allait regagner la retraite de Patet le traîner dans la galerie, lorsque son pied trébucha au bordd’une sorte de trou.

Il se baissa vivement : ce trou était àl’orifice d’un escalier ruiné que remplaçait maintenant uneéchelle.

Morris en descendit les degrés avec rapidité,mais sans bruit.

Arrivé au bas, il aperçut une lueur à quelquespas de lui. Cette lueur n’était qu’un reflet ; un angle demuraille lui cachait la lumière principale.

Il se glissa sur la terre humide et parvintjusqu’à l’angle au delà duquel il y avait deux hommes, éclairés parune lanterne.

L’un de ces deux hommes, appuyé sur le manched’une pioche, essuyait la sueur qui découlait de son front ;l’autre, travaillant avec ses mains, achevait de rendre praticablel’ouverture que son compagnon avait entamée.

L’un après l’autre ils dirigèrent les rayonsde la lanterne à l’intérieur.

– Elle est morte, dit le premier, quiétait lord George.

Le sang de Morris se glaça dans sesveines.

– Non pas, non pas ! répliquaCrackenwell ; je l’ai vue faire un mouvement. Sur mafoi ! milord, vous ne savez pas, je le vois bien, comme lesfemmes ont la vie dure !

Il arracha encore deux ou trois pierres, etpénétra dans la prison de Jessy. Montrath le suivit. Morris vint semettre au-devant de l’ouverture.

Jessy était étendue au milieu de la chambre,pâle et sans mouvement, mais l’un des pains d’avoine, à demidévoré, prouvait qu’elle avait pu profiter de la munificencetardive de Pat. Crackenwell tourna l’âme de la lanterne de manièreà éclairer successivement toutes les parties de la prison. Montrathsuivait du regard la lumière ronde qui courait le long desmurailles.

– J’aurais succombé vingt fois dans cetombeau ! murmura-t-il.

L’intendant fit un geste équivoque.

– Il est certain, répliqua-t-il, que cetappartement laisse beaucoup à souhaiter, mais l’habitude,milord ! La petite avait eu le temps de se faire à toutcela.

Morris écoutait et regardait. Cette barbariefroide ne lui causait aucun surcroît de colère. Il ne savait pasencore ce qu’il allait faire. Il ramassait les forces de son corpset de son esprit. Il bandait en quelque sorte les puissantsressorts de son être, afin de dominer toute résistance au momentvenu de la lutte.

Sa tête seule dépassait les parois del’ouverture pratiquée par Crackenwell. Son regard demeurait fixésur Jessy, que lui cachaient à moitié le lord et son complice.

Crackenwell s’agenouilla, et mit sa main surle cœur de la recluse.

– Ma foi ! dit-il, ça ne bat pastrès fort ! Je crois que nous sommes venus au mauvais moment.Si nous avions pu attendre quelques heures seulement, nous aurionsesquivé l’embarras de chercher un nouveau domicile à la petite.

Sa main glissa sur la poitrine amaigrie deJessy, et monta jusqu’à son cou. La tête de la recluse étaitrenversée ; les longs doigts de Crackenwell lui firent commeun collier. Il regarda Montrath en face.

La lanterne qu’il avait posée à terreéclairait son visage, où se lisait une question diabolique.

Morris ramassa ses jarrets sous lui, prêt àbondir en avant.

Au contact de la main de l’intendant, Jessyavait ouvert ses yeux, qui s’étaient refermés aussitôt avecépouvante.

– Non ! non ! murmura le lorden frissonnant : si vous voulez la tuer, Robin, laissez-moiremonter là-haut !

Crackenwell eut un sourire de souverainmépris. Ses doigts s’arrondissaient toujours autour du cou deJessy, qui poussa une plainte faible.

Morris franchit l’ouverture et marcha vers lesdeux complices. Il n’avait pour arme que son shillelah. Les canonsdamasquinés de deux pistolets brillaient à la ceinture deMontrath.

Crackenwell entendit le premier le bruit de lamarche de Morris.

– Pat, misérable coquin !s’écria-t-il, oses-tu bien venir épier tes maîtres ! Faitesfeu sur lui, milord ! Tuez-le comme un chien, ou nous allonsêtre à sa merci !

Il s’était relevé vivement, lâchant le cou deJessy, qui fit effort pour se redresser, et appuya ses deux mainscontre le sol. Il dirigea l’âme de la lanterne vers le prétenduPat. Montrath arma un de ses pistolets.

Au lieu de Pat, l’intendant et lui virent avecstupéfaction un homme de grande taille qui s’avançait d’un pasferme et la tête haute.

Crackenwell gronda un blasphème, et dégaina lelong couteau qu’il avait passé à sa ceinture.

Montrath n’était lâche que vis-à-vis dusouvenir de son crime. C’étaient les menaces de ses complices quilui faisaient peur. En face d’un danger physique, il retrouva lesang-froid d’un homme.

Passé maître, comme tout gentleman, aumaniement du pistolet, il visa résolument l’intrus au cœur etpressa la détente. Le coup partit, mais au moment même où la poudres’enflammait, le shillelah de Morris avait sifflé décrivant unecourbe rapide.

La balle alla s’écraser contre les pierres dela muraille.

L’arme s’échappa de la main du lord, dont lebras brisé retomba, inerte, le long de son flanc.

– Ne touchez pas à votre autre pistolet,milord ! dit la voix impérieuse du jeune maître, ou je voustue !

Au bruit de l’explosion, Jessy, trop faible,s’était affaissée de nouveau sur la terre en poussant ungémissement étouffé. Ses yeux troublés n’avaient point pureconnaître Morris.

Il n’en était pas de même de RobertCrackenwell, qui baissait la tête maintenant et croisait ses brassur sa poitrine.

– Milord, dit-il en voyant que Montrath,malgré l’ordre reçu, portait la main à son second pistolet, vousn’avez plus qu’un bras, n’essayez pas de résister, nous avonsaffaire à Morris Mac-Diarmid, et le diable sait qui nous l’envoie.Le plus sage est d’en passer par ce qu’il voudra.

– Nous sommes deux contre un !s’écria Montrath dont le pistolet sortait déjà de sa ceinture àmoitié.

Morris avait le shillelah levé.

Crackenwell s’élança sur Montrath, et sechargea lui-même de le contenir.

– Permettez ! répliqua-t-il ;contre Morris Mac-Diarmid, c’est quatre qu’il faut être. Labataille est finie ; capitulons.

Montrath se débattit un instant, puis ilbaissa les yeux d’un air sombre, et demeura immobile.

Morris resta pensif une seconde. Ces deuxhommes étaient en son pouvoir, et sa raison lui disait que, s’illes laissait échapper, le danger pourrait renaître plusterrible.

Mais Jessy était là, décomposée, couchéetoujours sur la terre froide.

Elle ne bougeait plus.

Sa figure maigre et pâle accusait l’état defaiblesse suprême auquel sa longue torture l’avait réduite.

En ce moment, une minute perdue pouvait êtrela mort.

Morris arracha, sans éprouver de résistance,le dernier pistolet de Montrath, et le mit à sa propre ceinture.Puis il désigna du doigt silencieusement le trou pratiqué dans lamuraille, quelques instants auparavant, par Crackenwell.

L’intendant ne se fit point répéter cet ordremuet. Il entraîna Montrath, sans mot dire, vers l’ouverture, qu’ilfranchit précipitamment.

Quand il fut de l’autre côté, il poussa unlong soupir de bien-être.

– Nous sommes perdus ! dit lordGeorge.

– Pas encore ! répéta tout basCrackenwell. C’était bon tout à l’heure quand nous étions sous lamassue de ce diable de sauvage. Maintenant… Mais sortons d’icid’abord, car il pourrait bien se raviser, et je crois toujours lesentir sur mes talons !

Morris était seul dans la prison auprès deJessy évanouie. Les battements du cœur de la pauvre recluse étaientsi faibles que la main de Morris les chercha en vain. À la toucherainsi livide, glacée, immobile, il la vit morte, et un navrantdésespoir entra dans son âme.

Il n’était donc venu que pour assister audernier effort de son agonie !

Lui qui avait devancé sur la route deKilkerran les dragons à cheval, il se reprochait amèrement lalenteur de sa course !

Un instant, sa vigueur héroïque fléchit à telpoint qu’il ne trouva pas la force de soulever Jessy pour la portersur sa couche. Le poids diminué de la pauvre enfant était encoretrop lourd pour son bras qu’amollissaient l’angoisse et ledécouragement.

Enfin sa main tremblante, qui interrogeaittoujours la poitrine de Jessy, sentit un battement.

Le souffle lui manqua, tant il eut dejoie ! Il tourna vers le ciel ses yeux chargés d’ardentegratitude, et demanda grâce à Dieu pour avoir douté de samiséricorde. Son courage était revenu. Il était fort. Il prit Jessyentre ses bras avec plus de précautions que mère n’en mit jamais àporter le corps frêle d’un enfant ; il la déposa sur le litbien doucement, et courut tremper son mouchoir dans l’eau froide dela cruche.

Il baigna les tempes et le front de Jessy.

En même temps, à l’aide de ses habits dont ilse dépouilla, il réchauffait le corps perclus de la pauvrefille.

Comme elle était changée ! comme lasouffrance avait creusé ses joues pâles !

Qu’il y avait de tortures longues et cruellesinscrites sur son front désolé ! Mais qu’elle était belleencore ! que de douceur angélique parmi les traces de sonmartyre !

La chaleur revenait peu à peu. – Morris,penché au-dessus du visage de sa fiancée, sentit un souffle faible.C’était Jessy qui respirait.

Le cœur du jeune maître bondit dans sapoitrine.

Le souffle augmentait ! il soulevait lesein ; les lèvres s’entr’ouvraient ; – ce pauvre petitbras, dont la peau transparente montrait les veines bleues, avaitremué un peu : Morris en était sûr !

Vierge sainte, et Jésus ! que de prièrespromises ! que de riches quenouilles de chanvre à suspendreaux voûtes bénites de la paroisse de Knockderry !

Jessy revivait. Un fugitif incarnat remontaitlentement à sa joue.

Morris la contemplait, suivant avec uneallégresse naïve les progrès de son retour à la vie.

Mais tout à coup un nuage passa sur sonsourire. Il avait oublié l’intendant et le lord !

Ce souvenir envahit son esprit à l’improviste,et il tourna la tête vers l’ouverture, comme s’il se fût attendu àvoir surgir de l’ombre une apparition ennemie.

Il n’aperçut rien et le silence régnait dansles couloirs voisins.

Les lèvres de Jessy rendirent un son. Morrisse tourna vivement. Il avait de nouveau oublié son inquiétude.

Oh ! ce fut le délire de la joie !Jessy s’agita sur le lit et ses beaux yeux s’entr’ouvrirent.

Elle regarda Morris, comme si elle se fûtattendue, rencontrer son visage aimé au réveil. Elle jeta ses brasautour de son cou et le baisa en souriant. Ils restèrent longtempsembrassés. Ils n’avaient point de paroles.

Morris se redressa brusquement et mit lepistolet à la main. Il avait entendu comme un bruit sourd dans ladirection de la retraite de Pat.

 

Montrath et Crackenwell, en sortant de laprison, avaient monté en silence l’échelle qui conduisait à lademeure de Pat. Arrivé dans le corridor obscur où Morris s’étaitperdu naguère, Crackenwell s’arrêta.

– Nous pouvons causer maintenant, dit-il.S’il y a quelqu’un de perdu en tout ceci, c’est le coquin desauvage !

– Je ne vous comprends pas, répliquaMontrath, à qui son bras fracturé arrachait de temps en temps uneplainte sourde.

Crackenwell haussa les épaules.

– Je vous dis, reprit-il, que nous avonsdéfait un mur cette nuit, nous pouvons bien clouer une trappe et larecouvrit de terre.

– Ah !… fit le lord.

– Nous allons retirer l’échelle,poursuivit froidement l’intendant, cela coupera le chemin ausauvage et nous donnera du loisir. En une demi-heure je me chargede boucher le trou si bel et si bien que tous les Mac-Diarmidréunis ne sauraient qu’y faire.

Il se baissa et saisit les deux montants del’échelle qu’il essaya de soulever. Cette tâche était au-dessus deses forces, et le lord, qui n’avait plus que son bras gauche, neput lui être d’aucun secours.

– J’aurais mieux aime faire cette besogneà nous seuls, dit l’intendant d’un air chagrin ; mais il y ade bons garçons parmi vos laquais, à Montrath, et j’en sais plusd’un qui nous donnera volontiers un coup de main. Nous prendrons enmême temps des armes, car il faut tout prévoir, et, cette fois,nous jouons notre reste : Partons !

Ils se mirent en marche vers la retraite dePat, qui était, la seule sortie des ruines de ce côté. Au bruit deleurs pas, le malheureux valet de ferme cacha sa tête dans lapaille et récita un De profundis à sa propreintention.

Crackenwell et Montrath passèrent sans prendregarde à lui. Ils franchirent le seuil. Mais à peine eurent-ils misle pied dehors qu’ils poussèrent tous deux un cri et s’arrêtèrentstupéfaits.

Une grande lueur illuminait les environs etmettait des teintes rouges sur les feuillages du parc. Le cielsemblait tout embrasé.

– C’est le château qui brûle !balbutia Crackenwell.

Le lord n’eut pas le temps de répondre.

Cinq ou six formes noires glissèrent dansl’espace brillamment éclairé qui était entre eux et le château.Avant même que l’idée de fuir leur vînt, ils étaient cernés par deshommes masqués de toile.

Parmi ces hommes, une clameur joyeuses’éleva.

– Nous les tenons ! nous lestenons ! s’écrièrent-ils : aux galeries !

En un clin d’œil Montrath et l’intendantfurent solidement garrottés, les hommes masqués de toile lespoussèrent vers le château en flammes.

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