La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

II – BARBE-BLEUE

À cet étrange aveu, Frances regarda son amiecomme si elle eût craint de découvrir sur son visage des symptômesde démence. Lady Montrath avait l’œil fixe et grand ouvert ;ses larmes étaient séchées sous sa paupière qui brûlait.

Depuis bien longtemps, Frances était habituéeaux bizarres comédies que sa tante jouait à tout propos. FenellaDaws inventait tous les jours des scènes nouvelles, afin de serendre intéressante ; Frances avait le drame en défiance, etne croyait pas volontiers à ces mystérieux désespoirs dont la causese cache, et qui portent avec eux une forte odeur de roman. Toutedifférence gardée, lady Montrath était suspecte de théâtralesinventions, presque autant que Fenella. Le premier mouvement deFrances fut l’incrédulité.

Mais Georgiana souffrait, il n’y avait point às’y méprendre ; sa pâleur augmentait à chaque instant, et sarespiration affaiblie semblait prête à manquer tout à fait. Francesavait passé son bras derrière sa taille, et la soutenaitdoucement.

– C’est bien vrai ! murmura ladyMontrath, dont la voix s’étouffait ; il me tuera, Fanny… jesais qu’il me tuera !

Frances demeurait sans parole ;l’étonnement la faisait muette.

– Vous tuer, Georgy ! dit-elleenfin, en appuyant la tête vacillante de la jeune femme contre sonépaule, vous a-t-il donc menacée ?

Georgiana fit un signe négatif.

– Vous a-t-il parfois montré del’aversion ? Avez-vous excité sa colère ?

Lady Montrath secoua la tête encore.

– Qui vous fait donc penser ?…commença Frances.

La jeune femme l’interrompit d’un geste, etparvint à se redresser sur la causeuse.

– Il faut que je vous dise tout, Fanny,murmura-t-elle ; vous ne pourriez jamais deviner… vous mecroiriez folle… Laissez-moi respirer. Quand cette idée me vient, jeme sens perdre courage. Mourir si jeune !

Lady Montrath joignit les mains et sa tête serenversa sur le dossier de la causeuse. Elle recueillait sesesprits troublés. Frances n’osait plus parler, et la contemplait,inquiète.

Au bout de quelques secondes, lady Montrathrouvrit ses yeux demi clos et rompit le silence.

– C’est une étrange histoire,reprit-elle, et dont j’ai pu seulement saisir çà et là quelquespages détachée. Mais cela me suffit pour comprendre, et je sais lesort qui m’attend. Écoutez-moi, Fanny, et n’allez pas me taxer defolie, car ce que je vais dire sera la cause de ma mort. LordGeorge était veuf depuis quelques mois à peine, lorsque jel’épousai. Personne à Londres ne connaissait sa première femme. Ilne l’avait présentée nulle part, et tant qu’avait duré son mariage,on l’avait vu menant la vie de garçon.

Lady Montrath, celle qui portait ce nom avantmoi, était confinée en ce temps dans Montrath-House, la villa quemilord possède au-dessous de Richmond. Le mystère qui entouraitcette femme est resté entier pour le monde. Elle n’avait pointd’amis, nul ne s’est préoccupé de sa disparition.

J’ai su, moi, par les gens de la maison, quec’était une fille de l’Irlande, enlevée par milord, et qu’ill’avait épousée par force.

Un homme de ce pays l’aimait d’un ardentamour. Il vint du Connaught avec ses frères et donna le choix àlord George entre une réparation immédiate ou la mort.

Lord George choisit le mariage, et j’ai vu latombe de la pauvre Irlandaise dans le cimetière de Richmond…

Georgiana s’interrompit et mit son front dansses deux mains.

– C’est une triste histoire, Georgy, ditFrances ; mais je n’y vois rien qui puisse faire soupçonner uncrime.

– Son nom est sur le marbre, murmuraGeorgiana au lieu de répondre. Elle s’appelait Jessy O’Brien. Jeprie Dieu bien souvent pour elle, car elle est ma sœur ensouffrance, et son sort sera le mien.

– Mais qui vous fait croire ?…

– Attendez, Fanny ; vous ne savezrien encore. Entendîtes-vous parler quelquefois dans Londres d’unecréature à qui son luxe audacieux a prêté récemment une sorte decélébrité ?

– Comment la nomme-t-on ? demandaFrances.

– Mistress Wood, répondit lady Montrath.Ce nom a pu être prononcé devant moi, dit la jeune fille ;mais le monde où je vis est bien en dehors de vos brillantesexcentricités. Je ne me rappelle rien de ce qui concerne cettefemme.

– Londres est bien grand, murmuraGeorgiana, mais il me semblait que ses trois millions d’habitantsdevaient connaître mistress Wood. Ce nom tinte sans cesse à monoreille ; elle est partout, et je ne puis faire un pas sansque son visage redouté vienne me barrer le chemin. On parle d’elleen tous lieux ; ses grossières prodigalités occupent lehigh-lifedepuis quelques mois ; mille bruits courentsur elle les uns la disent princesse, les autres courtisane. Ce quiest sûr, c’est qu’elle possède des millions. Devinez qui est cettefemme, Fanny ?

– Je ne sais.

– Cette femme est l’ancienne servante dela pauvre Irlandaise dont le tombeau est dans le cimetière deRichmond.

Frances fit un geste de surprise.

– Vous allez voir, reprit Georgiana, quis’animait, et dont la joue pâle se colorait d’un vermillonfiévreux ; vous allez voir, Fanny, si je suis folle et si j’airaison de compter mes jours. La première fois que je vis cettefemme, ce fut le matin de mon mariage, à la chapelle, tout près del’autel, si près, qu’elle se trouvait presque entre le ministre etmoi.

Je me souviendrai longtemps de sa figureimmobile et comme stupéfiée, de ses yeux lourds, qu’on eût ditschargés de sommeil, et de ce méchant sourire qui raillait autour desa bouche. Son regard se fixait obstinément sur milord, et milordtournait les yeux d’un autre côté.

Je ne savais point en ce temps qui était cettefemme, couverte d’or et de soie, dont la parure extravagantesemblait une insulte au lieu saint. Ma première pensée fut quec’était une folle qui avait trompé la garde de sa famille.

Mais, à la longue, je dus remarquer le soinque mettait milord à fuir ses regards ; il évitait de tournerles yeux vers moi, parce que tout auprès de moi cette femme sedressait comme une muette menace ; son malaise, évidentdésormais, augmentait à mesure qu’avançait la cérémonie. Il étaitpâle et je voyais sa lèvre trembler.

Elle se tenait debout devant l’assistanceagenouillée. Elle avait les bras croisés sur sa poitrine comme unhomme, et son sourire devenait plus railleur. Involontairement etsans savoir pourquoi, je me sentais prendre d’épouvante.

Au moment où, après la bénédiction nuptiale,nous sortions de la chapelle, cette femme, qui nous avait suivispas à pas, vint se mettre entre milord et moi.

– Elle est presque aussi jolie quel’autre, George Montrath, dit-elle en me toisant d’un œil hardi.Elle est bien riche… Là-bas, il y a place pour deux !

Je sentis lord George chanceler à monbras.

– Mary, murmura-t-il, laissez-nous, aunom du ciel !

Elle se mit à sourire avec mépris, et tenditsa main que milord toucha.

– Voilà un beau mariage ! dit-elle.Montrath, je vous fais mon compliment.

Puis elle se pencha jusqu’à son oreille etmurmura quelques mots que je n’entendis point.

– Vous les aurez demain, Mary, réponditlord George, je vous promets que vous les aurez demain.

Elle tourna le dos sans saluer, et se dirigeavers un superbe équipage qui l’attendait à quelques pas. Sa marcheétait inégale et mal assurée : on eût dit une femme ivre.

– C’est une pauvre folle, me dit milord,qui semblait soulagé d’un grand poids ; je lui donne quelquessecours, et…

En ce moment la femme, qui montait sur lemarchepied de son équipage, se retourna et lança un dernier regardà milord, qui balbutia et ne put achever. Nous montâmes envoiture.

À ma place, Fanny, qu’eussiez-vous pensé decela ?…

Frances fut quelque temps avant derépondre : elle réfléchissait.

– C’est étrange, dit-elle enfin, étrangeassurément ; cependant je ne puis voir dans cette circonstanceun motif suffisant à vos craintes.

Lady Montrath se rapprocha d’elle, comme sil’instinct de sa frayeur eût cherché machinalement protection etappui.

– Mes craintes !murmura-t-elle ; oh ! Fanny, je ne crains pas, je suissûre ! Écoutez ! Depuis lors, j’ai revu bien des foiscette Mary Wood, et toujours elle m’a lancé en passant demystérieuses menaces. Plus d’une fois elle m’a abordée au parc et àl’église pour me parler, en des termes vagues et qui me fontfrémir, de la première femme de milord. Cette pauvre filled’Irlande, Fanny ! on l’avait vue la veille se promener dansles jardins de Montrath-house, et le lendemain on scellait lemarbre de sa tombe ! Quand les gens de Montrath parlentd’elle, ils pâlissent, et de sourdes rumeurs ont couru jusque dansles salons de notre monde.

Frances écoutait, attentive ; ellefaisait effort pour ne point montrer ses craintes à son amie, maisce récit commençait à l’impressionner ; elle voyait vaguement,elle aussi, un crime dans le passé, un danger dans l’avenir.

Mais elle s’efforçait de sourire encore, etGeorgiana se sentait presque rassurée à ses caressantestendresses.

– Vous resterez avec moi, Fanny, n’est-cepas ? dit-elle, vous ne m’abandonnerez pas ? tant quevous serez là, je me croirai protégée.

– Je resterai, chère Georgy ; voscraintes sont exagérées et je n’y vois guère de fondements, mais jeresterai, puisque tel est votre désir.

La jeune femme pressa la main de Francescontre son cœur.

– Merci, dit-elle, oh ! merci !mais n’essayez plus de combattre mes craintes, puisque vouscraignez comme moi. Je devine votre bon cœur, Fanny ; vous mecomprenez et vous tremblez pour moi au fond de l’âme… et que voustrembleriez davantage, si je pouvais vous dire un à un tous lesdétails de mes entrevues avec cette femme, les terreurs de milordquand il la voyait s’approcher de moi ! son obéissanced’esclave aux moindres ordres de cette créature, et tous les vaguesbruits qui de côté et d’autre sont parvenus jusqu’à monoreille !

Je ne savais que croire, jusqu’au moment où maservante m’eut appris que cette mistress Wood avait été autrefoisla camériste de Jessy O’Brien.

J’expliquais ainsi les incroyablesprodigalités de lord George, car cette femme n’a rien, Fanny, etles millions qu’elle dépense, ce sont mes revenus et ceux deMontrath.

Mais cette révélation fut pour moi le derniertrait de lumière. Je me rappelai tout ce que m’avait dit mistressWood, et chacune de ses paroles prit une significationredoutable.

Elle était la complice ou la confidente ducrime ; elle savait tout ; elle pouvait menacer à coupsûr !

Si vous saviez comme lord George laredoute ! Pour la fuir il m’a menée en France, tout de suiteaprès notre mariage ; nous devions passer trois mois à Paris.Le lendemain de notre arrivée, nous étions à l’Opéra ; laporte de notre loge s’ouvrit, et Mary Wood vint s’asseoir entremilord et moi.

Quelques heures après, nous étions sur laroute de l’Italie. À Naples, où nous débarquâmes, la figure decette femme arrêta nos premiers pas.

Elle sème l’or partout : l’or ne luicoûte rien. Il n’y a pour elle ni obstacles ni distances. À Rome, àMilan, à Venise, toujours cette femme ! Oh ! Fanny !j’en étais à avoir pitié des angoisses de milord ! En Suisse,en Allemagne, toujours elle ! toujours, toujours,toujours !

Nous revînmes à Londres, et nous l’yretrouvâmes.

Que de fois j’ai été sur le point de m’enfuirchez mon père et de lui tout révéler ! mais, au moment deporter une accusation si grave, je me suis arrêtée. Que vousdirai-je, Fanny ? Depuis la première heure de notre mariage,lord George me traite avec tendresse et douceur ; tout me dit,il est vrai, que je ne me trompe point en le croyantcoupable ; – mais si je me trompais…

– Pauvre Georgy murmura Frances, dont lestraits exprimaient un doute douloureux.

– J’ai laissé passer les jours, repritGeorgiana, et le moment est venu où milord m’a ordonné de mepréparer à ce voyage d’Irlande. Mes terreurs ont redoublé, car ence pays perdu nul bras ne viendrait me défendre. Mais mon pèren’était pas à Londres : à qui donc me confier ? Ah !Fanny ! Fanny ! vit-on jamais un sort à la fois plusbizarre et plus terrible !

Depuis quelques instants, l’accent de ladyMontrath se modifiait sensiblement. On eût dit que son émotion,vraie d’abord, s’était usée peu à peu, et qu’elle avait besoind’efforts pour soutenir jusqu’au bout son rôle de victime. Femmesde théâtre et, femmes de plume ont ce commun défaut deposerpresque malgré elles. Elles arrangent tout ;elles travaillent ce qui se fait tout seul chez le reste du genrehumain, et leur effort malheureux réussit d’ordinaire à mettre uneglaciale défiance à la place de l’émotion qui naissait.

Frances avait été saisie tout d’abordénergiquement. Son amitié pour lady Montrath lui avait fait voir ledanger pressant. Elle restait sous cette impression, et, malgrél’expérience qu’elle avait gagnée auprès de Fenella Daws, cetteautre actrice d’un ordre inférieur, la réaction ne se faisait pointen elle. Elle s’efforçait de bonne foi et tâchait de sonderjusqu’au fond le mystère qui entourait son amie.

– Voici bien des aventures romanesques,dit-elle au moment où lady Montrath reprenait haleine, en levantses yeux bleus vers le ciel. Je conçois vos inquiétudes, chèreGeorgy, et je les partage presque, tant la conduite de cette femmeme semble inexplicable. Mais, au demeurant, tous ces mystères quinous effraient peuvent avoir pour base les faits les plusordinaires de la vie. Ma tendresse pour vous m’avait portée àrecueillir des informations sur votre mari, et tous mesrenseignements s’accordaient pour désigner lord George comme unhomme d’honneur et un digne nobleman.

– Je le croyais, moi aussi, je lecroyais ! murmura Georgiana.

– Cette femme, reprit Frances, dont ladroite raison se révoltait vite contre tout ce qui ressemblait auroman ; cette femme qui vous poursuit à ses heures d’ivresseest peut-être une de ces malheureuses que le gin affole, et dont ladémence est cruelle ?

Georgiana fit un geste d’impatience.

Il faut si peu de chose souvent, reprit encoreFrances, pour expliquer ce qui effraie de loin.

Georgiana retira sa main que Frances avaittenue jusqu’alors entre les siennes.

– Vous ne voulez pas me comprendre, missFanny ! dit-elle en rougissant de dépit. Vous traitez mescraintes comme on fait des frayeurs insensées d’un enfant. MonDieu ! n’ai-je donc plus d’amie ?

Les yeux de lady Montrath se mouillèrent, etFrances se tut, repentante.

– On explique tout, reprit la jeune femmeavec amertume, on se rit des terreurs d’une pauvre femme, tant quela catastrophe n’est pas arrivée. Je ne vous demande plus votrepitié, Fanny. Parlons, s’il vous plaît, de choses qui vousintéressent davantage : j’ai eu tort de vous occuper de moi silongtemps.

– Oh ! Georgy, répondit Frances avecreproche, pouvez-vous me parler ainsi ? Je désire ardemmentque vos craintes soient mal fondées, et je ne puis m’empêcher del’espérer encore. Mais il ne s’agit pas de moi, Georgy :dites-moi tout, je vous en conjure.

Lady Montrath garda pendant quelques secondesun silence boudeur, puis elle reprit la parole, parce que, au fond,ses terreurs étaient bien réelles, et qu’elle avait besoin des’épancher.

– Je fis mes préparatifs de départ,dit-elle ; j’étais triste, et j’avais comme un pressentimentde malheur. Il y a de cela quelques jours seulement. Nous montâmesen voiture, milord et moi, pour nous rendre au paquebot de Cork,qui nous attendait sous London-Bridge. Une autre voiture croisa lanôtre au moment où nous entrions dans le Strand ; j’y reconnusla figure enflammée de mistress Wood, qui se renversait sur lescoussins de son équipage.

– Où allez-vous, Montrath ?cria-t-elle en passant.

Milord ne répondit point, et le cocher fouettales chevaux. Quand nous arrivâmes devant la douane, la voiture demistress Wood, lancée au galop, dépassa brusquement l’équipage demilord. Elle nous avait suivis depuis le Strand.

Elle mit pied à terre et vint au-devant denous.

– Eh bien ! Montrath, dit-elle, jesuis aise d’être venue ici. Vous vouliez encore me cacher votrepiste, et j’aurais été plus de huit jours en quête. L’Irlande estloin. Votre servante, milady ajouta-t-elle en s’adressant àmoi ; j’ai connu des gens qu’on a menés là-bas et qui n’ensont point revenus.

Elle me fit un signe de tête, secouabrusquement la main de lord George, et regagna sa voiture en nousdisant : Au revoir !

Nous montâmes sur le paquebot. J’étais briséede terreur et mon cœur défaillait.

Je savais ce que cette créature coûtait à monmari.

Mes revenus et les siens, formant ensemble unedes maisons les plus opulentes des trois royaumes, n’ont pu suffireaux caprices insensés de cette créature, et lord George a dû fairedes emprunts considérables. Je savais cela.

Jamais je n’avais osé interroger. Ce jour,enfin, mon épouvante fut plus forte que ma timidité ; jerassemblai mon courage et j’exigeai une explication…

– Eh bien ? dit Frances.

– Lord George fut longtemps avant de merépondre. Sa physionomie froide, mais bienveillante d’ordinaire,s’assombrissait à mesure qu’il réfléchissait.

– Milady, répliqua-t-il enfin, je vous aidit déjà que cette femme est une pauvre folle ; c’est tout ceque je puis vous apprendre, et je vous prie de ne plus m’interrogerà l’avenir.

Ces derniers mots furent prononcés d’un tondur que milord n’avait jamais pris avec moi.

La traversée se fit. En arrivant en vue deGalway, nous passâmes du paquebot sur un sloop côtier, afind’entrer sans danger dans le port, parce qu’une de nos roues avaitdes avaries. Les matelots du sloop firent grande fête à un homme àlongs cheveux qui avait été notre compagnon de traversée. Ils luiserraient la main, tour à tour, et leurs yeux devenaient menaçantslorsqu’ils se tournaient vers lord George.

J’entendis deux matelots qui sedisaient :

– Voici Mickey revenu tout seul, Jessyest morte.

– Le Saxon l’a tuée !

– Il l’a tuée pour épouser la fille d’unhomme riche…

Georgiana se tut, accablée. Frances netrouvait point de paroles pour combattre des soupçons qui étaientpresque une certitude. Tout s’accordait pour confirmer les craintesde la jeune femme, et Frances elle-même essayait en vain deconserver des doutes.

Il y avait là un crime.

– Je resterai, Georgy, dit Frances ;je ne vous quitterai plus. Je ne suis qu’une pauvre fille ;mais s’il y a du danger, nous le partagerons.

– Oh ! merci, chère ! murmuralady Montrath ranimée ; je serai forte auprès de vous. Si voussaviez quelle nuit j’ai passée et comme on souffre quand on estseule ! Jusqu’au jour il y a eu de la lumière chez milord. Cesbois, qui sont déserts et silencieux maintenant, animaient leursolitude. Aux rayons de la lune j’y ai vu des formes indécises quise glissaient entre les troncs d’arbre.

Lady Montrath se leva et se pencha en dehorsde la fenêtre.

– Cette masse sombre, reprit-elle à voixbasse, montrant du doigt le château de Diarmid, ce n’est point uneillusion, Frances ! À l’heure de minuit, j’ai vu des lueursrougeâtres serpenter le long des tours noires et monter jusqu’aufaîte des ruines. C’était comme le reflet d’un mystérieux incendie.Oh ! j’ai pensé devenir folle ! et, si je restais seuleici, Frances, milord n’aurait pas même la peine de metuer !

La jeune femme appuyait sa tête pâlie surl’épaule de sa compagne, qui, plus forte, n’écoutait pas pourtantsans effroi ce récit extraordinaire. Elles demeurèrent toutes lesdeux silencieuses et perdues dans leurs réflexions.

Les branches du massif voisin s’agitèrent.Georgiana serra le bras de Frances. Un homme parut entre lesbranches, et souleva sa casquette de chasse pour adresser aux damesun gracieux salut.

– C’est lui ! murmuraGeorgiana ; c’est milord !

Frances ouvrit de grands yeux, et considéracet homme sous l’impression du récit qu’elle venait d’entendre.Elle cherchait dans ses traits immobiles quelque chose desanguinaire et de cruel. Mais c’était en vain ; la physionomiede lord George lui apparaissait épaisse et débonnaire. Ses douteslui revinrent : lady Montrath avait pris ses frayeurs tout aufond de son imagination malade.

Il n’y avait rien, rien absolument en cethomme qui pût cadrer avec le portrait de Barbe-Bleue que Georgianavenait de tracer.

Celle-ci pourtant se repliait sur elle-même,comme un oiseau effrayé. Lord George s’avança jusqu’au-dessous dela fenêtre. Il présenta son hommage à miss Roberts etpoursuivit :

– Je présume que la fatigue du voyagevous aura procuré une bonne nuit, milady ? Quant à moi, jen’ai fait qu’un somme, je vous jure.

– Il a veillé jusqu’au jour !murmura Georgiana, de manière à n’être entendue que de Frances.

– Voici une belle matinée, reprit lordGeorge. Ne vous plairait-il point, milady de venir visiter vosdomaines ?

– Je suis à vos ordres, milord, réponditGeorgiana, qui se mit à trembler.

Puis elle ajouta en s’adressant àFrances :

– Fanny, ne me quittez pas, au nom deDieu !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer