La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

XI – LE CORRIB

Nous revenons dans le bog de Clare-Galway, aumoment où l’arrivée de l’Héritière troubla inopinément la vengeancedes Molly-Maguires.

Ceux-ci ne prenaient plus désormais la peinede se cacher ; ils étaient rassemblés en foule, hommes, femmeset enfants sur le bord fangeux du Doon, qui leur présentait en cetendroit un obstacle infranchissable. Les dragons continuaient à sedébattre dans la vase ; les uns parvenaient à se reprendre auxdébris de la chaussée, les autres mouraient. La plupart des chevauxavaient déjà, disparu.

Personne, parmi les ribbonmen, n’avait reconnuEllen Mac-Diarmid.

Jermyn lui-même, en abaissant son arme, nesoupçonnait point que la mante rouge recouvrît sa noble cousine.Mais au moment où son fusil partait, un souffle de vent où larapidité croissante du galop des poneys souleva le capuchon del’Héritière. Jermyn aperçut son visage, et la vit en même tempschanceler. Il sentit la mort entrer dans son cœur, car il pensal’avoir blessée.

Et tandis que les Molly-Maguires poussaientdes cris de sauvage triomphe, il laissa échapper son arme et tombacomme foudroyé.

Son coup avait porté, mais ce n’était pasEllen qui avait été frappée.

Au moment où Jermyn avait tiré, les deuxfugitifs se présentaient de profil et galopaient serrés l’un contrel’autre. Le major restait seulement un peu en arrière. La balle dumousquet de Jermyn l’atteignit à celui de ses bras qui était blessédéjà ; la douleur en fut plus vive, et il chancela sur soncheval.

Ellen, qui le vit pâlir, se pencha et lesoutint de sa main étendue ; elle sentit la taille du majorqui s’affaissait ; elle vit ses yeux se fermer.

Ils étaient à l’endroit le plus découvert dubog, et la moindre halte les eût mis aux mains des Molly-Maguiresen fureur. Depuis quelques secondes, en effet, leur course avaithésité, parce que Mortimer voulait revenir vers ses soldats enpéril.

Il suivait Ellen, mais avec répugnance, et sondessein formel était de regagner la chaussée de planches, dès qu’ill’aurait mise hors de la portée des balles.

Mais cette nouvelle blessure qui venait lefrapper, convalescent à peine et affaibli par tant d’autresblessures plus anciennes, l’avait abattu complètement et tout desuite. Ses yeux se voilèrent : il ne vit plus rien.

Le cœur de l’Héritière se serra, mais elle nes’arrêta point, parce que les Molly-Maguires rechargeaient leursarmes et que le major restait à portée de mousquet du cours duDoon.

Au contraire, elle pressa la course des deuxchevaux avec une ardeur croissante et mit ses deux bras à soutenirle major, se confiant, pour la direction à suivre, sur l’instinctfidèle des deux poneys.

Ceux-ci, prenant un élan nouveau, bondirent,effleurant à peine de leurs sabots légers le gazon spongieux dubog ; ils allaient comme le veut, toujours côte à côte, etmesurant avec une précision admirable la vitesse égale de leurcourse.

Ceux des dragons qui étaient parvenus às’accrocher aux assises de la chaussée regardaient cette fuite avecun désespoir mêlé de rancune.

Ils étaient restés au fond du précipice :l’un d’entre eux se sauvait sans s’occuper de leur misère !Celui-là était le chef, et il avait pour devoir rigoureux de resterau milieu du péril. Et il fuyait ! Et sa fuite se dirigeait,non point du côté de Tuam, où restaient en garnison leurs camaradesqui eussent pu apporter du secours, non point du côté de Galway, oùl’on aurait pu trouver de l’aide, mais vers les lacs ! Ilfuyait, en un mot, pour fuir, et non pour aller chercher un remèdeà la terrible agonie de ses soldats !

Le cornette Dixon s’est sauvé, disaient lesmalheureux, mais c’est un brave cœur ! il est allé du côté deTuam, et si un secours nous vient, c’est à lui que nous ledevrons.

– Courage, monsieur Brown, disaient lesautres, encore un effort et vous sortirez de ce trou maudit !Ah ! nous sommes heureux de vous voir hors de peine, vous, etnous savons bien que si votre cheval peut vous porter jusqu’àGalway, nous aurons de l’aide avant ce soir.

L’enseigne Brown avait tenu la tête de lacavalcade depuis le commencement du voyage, et il était le plusavancé de toute la troupe. Son cheval, qui était excellent et moinslourd que ceux des simples soldats, ne s’était abattu qu’après denombreux efforts et touchait presque l’endroit où avait cessél’œuvre des ribbonmen.

Une distance de quelques pieds le séparaitseulement de la chaussée de planches qui restait intacte. Cettedistance avait été franchie peu à peu avec des efforts incroyables.Au moment où les Molly-Maguires, tournant le dos à cette partie dela chaussée, s’occupaient exclusivement de la fuite du major,l’enseigne Brown parvint à s’accrocher des deux mains au terrainsolide. Il grimpa sur les planches sans abandonner la bride de soncheval, et, s’attelant ensuite à cette bride, il aida sa monture àle suivre.

– Oh ! monsieur Brown, dirent lesmalheureux dragons, que Dieu vous protège et souvenez-vous denous !

Brown était déjà en selle ; il piqua soncheval, qui secoua ses flancs chargés de boue et partit augalop.

Les dragons ne lui envoyèrent que desbénédictions, car ils espéraient en lui.

Quant au major, c’est à peine si lesMolly-Maguires eux-mêmes étaient animés contre lui de sentimentsplus hostiles.

Et Dieu sait pourtant que les Molly-Maguiresavaient la rage au cœur, et qu’ils auraient donné tout le reste deleur vengeance pour cette proie qui leur échappait !

Les poneys cependant avaient couruvaillamment. On n’apercevait plus les deux fugitifs que comme unpoint rouge dans la direction du Corrib : ils disparurent toutà fait derrière les arbres qui s’étendent comme un cordon vertentre le bog et le lac.

Ellen s’arrêta ; sans descendre decheval, elle déchira la manche de l’uniforme du major, et serra sonmouchoir de toile sur la plaie. Le sang de Percy coulaitabondamment.

Mais les Molly-Maguires avaient pu voirl’endroit où les deux fugitifs avaient quitté le marais. Plusieursd’entre eux avaient déjà quitté le gros de la foule, et l’Héritières’attendait à être poursuivie. Il n’était pas encore temps des’arrêter.

Les poneys, dont les flancs fumaient,reprirent leur course parallèle. Mortimer poussa un gémissementfaible en se sentant secouer de nouveau ; mais son regardétait comme mort ; et dès lors il ne se rendait point comptede ce qui se passait autour de lui.

L’Héritière ne s’arrêta qu’au bord dulac ; elle rendit la liberté à ses petits chevaux, qui secouchèrent, haletants, dans l’herbe fraîche. Mortimer ne pouvaitpoint se soutenir sur ses jambes ; si Ellen eût lâché prise unseul instant, il serait tombé à la renverse ; mais avec l’aidede la jeune fille, il restait debout.

Il y avait une barque attachée dans lesroseaux, la même barque qui avait servi naguère à Ellen pourtraverser le Corrib : car c’était la deuxième fois quel’Héritière faisait aujourd’hui cette longue route. Elle parvint àcoucher Mortimer au fond de la barque, et saisit les avirons.

Le bateau se prit à fendre l’eau rapidement.Ellen savait manier la rame depuis son enfance, et souvent elleavait lutté de vitesse, en se jouant, avec les pêcheurs duCorrib.

Tant que la barque resta en vue sur la surfaceunie du lac, la jeune fille n’eut garde de ralentir sonmouvement ; son beau visage, animé par la fatigue, se couvraitd’une rougeur épaisse, et son front se mouillait de sueur, maiselle ramait toujours, et son ardeur semblait renaître sans cesse àla vue de Mortimer, qui s’étendait, immobile et pâle, sur lesplanches du bateau.

Enfin la barque entra dans le petit archipeld’îlots verdoyants qui se groupent au centre du lac. Il y eutbientôt une île, puis deux, puis trois, entre Ellen et le rivagequ’elle venait de quitter. À supposer que les Molly-Maguireseussent atteint le rivage du Corrib et que leur regard hostileépiât la barque, ils devaient la perdre de vue bientôt au milieu dece dédale où elle était engagée.

Les efforts d’Ellen sa ralentirent. Elle étaità une cinquantaine de brasses de la plus grande des îles du Corribqui porte, à demi cachées derrière un exubérant rideau de verdure,les ruines de l’abbaye de Ballilough.

Ces ruines sont vertes comme les beaux arbresqui les entourent. La mousse et le lierre ont fait un vêtementépais à ces gothiques arceaux. De vieux troncs de chèvrefeuillejettent chaque année leurs tiges frêles d’une ogive à l’autre etpendent en guirlandes, remplaçant la voûte tombée. C’est comme unimmense berceau. On ne voit plus les broderies de pierres et cesdélicates sculptures que l’art du quatorzième siècle jetait àprofusion le long des murailles saintes. Tout a disparu sous levert tapis, qui est vieux comme les ruines elles-mêmes et que lessiècles ont tissé lentement.

L’île entière est comme la vieilleabbaye : le sol y disparaît partout sous le luxe d’unevégétation opulente. Elle ressemble à un bouquet de verdure,disposé avec art, et gracieusement arrondi, qui surgirait sur l’eaubleue du Corrib.

Tout autour de ses bords, des aulnes et degrands saules s’élancent pour retomber en arcades et baigner leursbasses branches dans le lac. Entre l’endroit où elles plongent etla terre, il y a comme une voûte continue, tantôt large, tantôtétroite, mais capable, la plupart du temps, de tenir une barque àl’abri.

Ce fut à cette île qu’Ellen aborda. Elleécarta les branches des saules, et son bateau se glissa derrièreles longs rameaux, qui se refermèrent sur lui. Du dehors, il étaitdésormais impossible de l’apercevoir.

Ellen jeta les rames et se mit à genoux auprèsde Mortimer. Jusqu’à cette heure, elle avait conservé la forceinfatigable que les riches natures gardent dans le danger ;mais le danger faisait trêve ; Ellen sentit un vent defaiblesse souffler sur son âme et l’amollir.

Elle était seule en face de Mortimer, nonévanoui, mais plongé dans cet engourdissement qui suit certainesblessures. Elle n’avait de secours à espérer de personne ;tout ce qui l’entourait lui était ennemi. Il fallait panserMortimer, il fallait le sauver.

Ellen n’avait point pour cela lesconnaissances nécessaires ; parfois, après les fêtesbatailleuses du Connaught, quelqu’un des Mac-Diarmid rentrait à laferme avec une fêlure au crâne, avec un bras meurtri ou la poitrinedéchirée. Ellen avait coutume de panser toute seule ces blessures.Mais il s’agissait ici d’un coup de feu : quel chemin avaitsuivi la balle ? était-elle sortie, ou se logeait-elle dansles chairs du major ? Ellen osait à peine toucher son brasmalade, et ses doigts hésitaient à dénouer le mouchoir appliqué surla blessure.

Pour cette œuvre dont dépendait le salut dumajor, il fallait plus de courage à la noble fille que pour braverles balles des Molly-Maguires. Un instant, elle demeura sans forceagenouillée auprès du blessé ; elle contemplait son visagelivide, et comptait machinalement les pulsations presqueimperceptibles de sa veine.

Les yeux du major étaient fermés ; sestraits, décolorés et comme privés de vie, gardaient, une sorte desérénité.

Ellen perdait tout ce qui lui restait decourage. Elle ne pleurait point : elle souffrait trop pouravoir des larmes.

Quelques minutes se passèrent, durantlesquelles son inaction forcée mit le comble à son désespoir. Enmême temps une idée cruelle et qui n’avait point trait au dangerimmédiat du major vint à traverser son esprit. Elle savait cequ’avait d’inflexible et de rigide la discipline militaire desSaxons ; elle savait en outre combien de haines jalouses etenvenimées s’ameutaient autour de l’homme fort qui prétend mettrela justice entre les rancunes aveugles des partis.

Elle se souvenait de l’énergique vouloir deMortimer, dont le premier mouvement avait été de retourner vers lachaussée de planches lorsqu’il était sorti du Doon.

Là était sans doute son devoir, etl’Héritière, au lieu de cela, l’avait entraîné, laissant derrièrelui ses soldats à l’agonie. Certes, il ne lui avait point étépossible d’en agir autrement ; mais pour les malheureux qui semouraient au milieu des bogs, cette fuite involontaire du majordevait se présenter sous un autre aspect.

Le vaillant cœur de l’Héritière ne pouvaitrester longtemps engourdi. Elle se retrouva tout à coup dans savigueur accoutumée, et le besoin d’agir la réveilla.

Elle se pencha au-dessus du blessé ; sesmains délicates dénouèrent le linge avec des précautionsinfinies.

Elle ne pâlit point à la vue du sang quicoulait abondamment de la blessure. Il y avait dans ses yeux lecourageux amour d’une mère.

Elle lava la plaie avec l’eau du lac, puiselle retourna le bras pour chercher la balle. Une autre ouverturequ’elle n’avait point aperçue jusque-là lui dit que le plomb avaittrouvé une issue.

Elle adressa un sourire au ciel, et sa muetteprière alla remercier Dieu. La blessure était sans danger ;elle se sentait assez savante désormais pour la panser et pour laguérir.

Elle appuya le bras de Mortimer sur sa manterouge pliée en forme de coussin, et toucha la plage d’un bond.Entre les troncs moussus des grands arbres, elle chercha ces herbesconnues qui étanchent le sang, et dont la bienfaisante vertu n’estpas plus un secret pour les pauvres filles de la montagne que pourles doctes chirurgiens des villes.

Ce fut l’affaire de quelques minutes ;elle rentra dans le bateau les mains chargées de son butinprécieux. La plaie de Mortimer fut de nouveau bandée, et, peud’instants après, il sommeillait, couché sur l’étoffe épaisse de lamante.

Ellen était assise auprès de lui comme un bonange qui sourit à l’âme protégée. Elle contemplait, avec bonheurson repos profond et l’apparence de vie qui revenait lentement àses traits.

Le sommeil de Percy Mortimer, qui d’abordavait été tranquille, ne tarda pas à s’agiter. La fièvre vintmettre des taches enflammées aux pommettes de ses joues. On voyaitqu’il souffrait sur sa couche trop dure, et son souffle, ens’échappant de sa poitrine, rendait un son plaintif.

L’Héritière avait songé d’abord à le ramener àGalway dans la soirée. Elle voulait passer les dernières heures dujour sous les ombrages impénétrables de l’île, et profiter desténèbres pour gagner la rive du lac la plus voisine de laville.

La distance à franchir à pied était si courte,que le blessé, reposé par quelques heures de sommeil, pourrait lafranchir sans trop de fatigue. Et, une fois à Galway, aucun secoursne pouvait manquer au major. Tout danger serait évité.

Mais, en réfléchissant, des craintes nouvelleslui étaient venues. Galway, loin de se présenter à elle comme unasile, lui apparaissait tout plein de périls. Là étaient lesennemis les plus acharnés du major : le colonel Brazer, lesautorités protestantes et le club orangiste.

Ellen n’osait plus confier Mortimer à ceshommes, qui voulaient sa perte et qui avaient un prétexte de lefrapper.

Mais où le conduire ? la nuit allaitarriver, humide et froide. Un instant, Ellen songea aux grottes deMuyr, mais les grottes étaient bien loin, et leurs bouches, querien ne fermait, laissaient passer l’air glacé de la mer. Et puisil n’y avait dans les grottes ni couche pour s’étendre, ni drapspour se couvrir, et c’était un lit qu’il fallait au blessé.

Ellen cherchait et ne trouvait point. Toutesles pauvres demeures de la plaine et des montagnes tenaient leursportes ouvertes aux hôtes envoyés de Dieu. Il suffisait de s’yprésenter pour avoir une place à la table indigente et un coin surla paille commune.

Mais ces portes hospitalières, ouvertes pourtous, devaient se fermer devant le major. Montagnards et habitantsde la plaine le regardaient comme un ennemi mortel. Il ne fallaitespérer pour lui, l’infatigable chasseur de Molly-Maguires, nisecours, ni pitié.

Car, bien que les gens des campagnes nefussent pas tous affiliés aux sociétés secrètes, ils avaient pourla plupart les mêmes haines et les mêmes colères que les ribbonmen.Ils s’intéressaient à eux, ils faisaient cause commune avec euxdans le secret de leur cœur, et, si la nuit venue, ils ne prenaientpas le masque de toile, c’était par frayeur seulement, et non parrépugnance.

Ellen cherchait. De quelque côté que seportassent ses regards, partout elle rencontrait desennemis !

Tout à coup un bruit lointain vint troubler salaborieuse rêverie.

C’était une fusillade intermittente quis’entendait venant des bogs.

Ellen s’orienta et reconnut que le bruit avaitlieu justement dans la direction de la chaussée de planches.

Il y avait là évidemment une lutte engagée.Ceux des dragons qui n’avaient point trouvé la mort dans le litfangeux du ruisseau étaient parvenus sans doute à gagner la terreferme ; peut-être encore était-il arrivé du secours de Tuam oude Galway ?

Ellen se prit à écouter, inquiète. Lafusillade se poursuivait, laissant entre chaque coup desintervalles inégaux. On eût dit que la bataille se livrait sur unelarge étendue de terrain, ou que l’un des partis était en fuite etcherchait à tromper l’attaque.

En même temps d’autres bruits arrivèrent àl’oreille attentive de l’Héritière : c’était un son de rames,battant l’eau dans diverses directions.

Aucun brouillard n’était sur la surface uniedu lac. Le regard pouvait s’étendre en tous sens. Ellen mitdoucement sa tête entre deux branches ; elle vit plusieursbarques remplies de femmes qui couraient parallèlement et venaientde s’engager dans les canaux sinueux du petit archipel.

Les voix de ces femmes parvenaient maintenantjusqu’à elle. C’était un concert de clameurs bavardes etpressées ; elles parlaient toutes à la fois, gesticulant ettendant leurs bras vers le bog.

Elle ne pouvait point saisir le sens de leursparoles.

Une de ces barques doubla cependant l’îlevoisine et vint passer si près d’Ellen que ses avirons agitèrentles branches baignées des saules. Sur cette barque était la femmede Patrick Mac-Duff avec d’autres commères de Knockderry.

– Allons, ma bouchal !disait-elle ; ils vont tous rester là-bas, si nous ne leurapportons pas des fusils !

– Oh ! les pauvres chéris ! unejournée si bien commencée, et qui finit par le malheur !

– Ces coquins de dragons !

– Jésus ! que le diable ait leurâme !

– Allons, mes filles, allons, dit MollyMac-Duff ; nous avertirons les Mac-Diarmid et ceux qui sontrestés dans les fermes. S’il plaît à Dieu, tout n’est pas finiencore !

La barque disparut derrière un îlot, et lesvoix s’étouffèrent. Le major, à demi éveillé par ce bruit, seretourna sur sa couche, et poussa un gémissement.

Ellen retenait son souffle, mais ellesouriait, parce qu’une idée de salut venait de traverser sonesprit.

Elle s’assit sur une des planches de labarque, et attendit, impatiente. La fusillade continuait de l’autrecôté de l’eau. Trois quarts d’heure environ se passèrent. Au boutde ce temps, un nouveau bruit de rames se fit entendre, qui venaitdans la direction de Knockderry et des Mamturks.

Ellen glissa son regard entre les feuilles.Les barques revenaient. Il y avait des hommes maintenant avec lesfemmes :

Sur le premier bateau qui passa auprès desruines de Ballilough, Ellen reconnut quatre des Mac-Diarmid,Mickey, Sam, Lorry et Dan. Elle savait que Jermyn était dans lebog. Owen et sa femme ne restaient guère à la ferme du Mamturkdurant le jour.

Le visage de l’Héritière s’éclaira. Ce que lesparoles de Molly Mac-Duff lui avaient fait espérer se réalisait depoint en point : il ne restait plus personne à la ferme duMamturk.

Morris peut-être, mais Ellen connaissait lecœur chevaleresque du second des Mac-Diarmid ; elle n’avaitpas peur de Morris.

Elle laissa passer l’une après l’autre toutesles barques qui se dirigeaient vers Clare-Galway. Quand la dernièreeut disparu derrière les îles voisines, elle attendit quelquesminutes encore, puis elle écarta les branches des saules et mit sonbateau dans le canal. Ses avirons battirent l’eau sans bruit. Elledirigea sa route au milieu des îlots, de manière à s’approcher leplus possible ; de la base des Mamturks sans sortir du petitarchipel.

Quand elle quitta, enfin l’abri que luioffraient les îles, ce fut après avoir promené son regard sur toutela surface du lac, où pas un objet suspect ne se montraitdésormais. Elle fit dès lors force de rames, et sa barque glissarapidement sur l’eau tranquille. Au bout de peu d’instants, elleavait gagné la rive, au-dessous du petit village de Corrib.

Jusqu’à perte de vue, la campagne étaitdéserte. Tous les habitants de ce côté du lac étaient sur l’autrebord. Le cœur d’Ellen tressaillit d’espérance et de joie. Lesévénements justifiaient son calcul. Il y avait devant elle uneroute ouverte.

Mais le plus difficile restait à faire. Laroute était ardue ; Mortimer pourrait-il la parcourir ?Le voudrait-il ?

Le mouvement doux de la barque avait favoriséson sommeil. Il dormait.

Le temps pressait ; les minutes valaientdes heures. Ellen prit les mains de Mortimer et prononça son nom.Il ouvrit les yeux. Elle le souleva et l’entraîna vers l’avant dubateau.

Percy se laissait faire. Il n’avait pointencore la conscience de ce qui s’était passé récemment ; maisle repos lui avait rendu quelque force physique, et il put mettrele pied sur la terre ferme.

Le cœur d’Ellen battait bien fort dans sapoitrine, elle ressentait une vive joie du succès de cette premièreépreuve, mais il lui restait tant de craintes ! Ce qu’elleredoutait surtout, c’était le réveil de l’intelligence dumajor.

Elle interrogeait son visage pâli, à ladérobée. Les yeux de Mortimer étaient égarés encore, et il semblaitstupéfait, comme un homme qui s’éveille d’un longévanouissement.

Ellen profita de ce trouble. Sans mot dire,elle commença à gravir la montagne.

Ils allaient bien lentement. Mortimer semblaitun fantôme, et ses jambes chancelaient à chaque pas sous le poidsde son corps. Il se laissait guider avec une obéissancepassive ; ses yeux se fermaient, blessés par l’éclat dujour : il ne savait point où il allait.

À travers le lac, le bruit presqueimperceptible de la fusillade venait encore parfois jusqu’auxoreilles d’Ellen.

Sur le chemin personne ne croisa leur route.Ils étaient arrivés avec des peines infinies jusqu’à deux cents pasenviron de la ferme des Mamturks, lorsque le major s’arrêtaépuisé.

– Encore quelques pas, dit doucementEllen.

Mortimer ouvrit les yeux à sa voix et jetaautour de lui son regard étonné.

– Pourquoi suis-je ici ?demanda-t-il.

Ellen pâlit et ne répondit point. Le majorvoulut porter ses deux mains à son front, où il y avait comme unelutte entre la lumière et les ténèbres. Ce mouvement secoua sonbras blessé ; sa plaie lui donna un élancement aigu. Il sesouvenait.

Sa taille affaissée se raidit, il se redressade toute sa hauteur, et sa figure reprit ce calme fier qui étaitson expression habituelle.

– Que Dieu vous pardonne, Ellen, dit-il,mon honneur est en péril !

L’Héritière baissa la tête sous ce reproche.Le major, dont la taille s’affaissait de nouveau, sembla chercherquelque chose autour de lui dans la campagne.

– Un cheval ! murmura-t-il ; aunom de Dieu ! Ellen, trouvez-moi un cheval !

Ellen étendit son bras sans répondre, vers laferme de Mac-Diarmid.

– Merci, dit Mortimer, qui fit un suprêmeeffort et parvint à marcher vers la maison du vieux Miles ; sije meurs, il faut que ce soit à mon poste.

Ellen refoula les larmes qui venaient à sesyeux. Ils arrivèrent au seuil de la ferme.

– Un cheval ! murmura Mortimer d’unevoix épuisée.

En même temps ses jambes tremblèrent, etl’Héritière eut besoin de toute sa force pour l’empêcher detomber.

À la voix d’Ellen, la petite Peggy accourut etavec elle les deux grands chiens de montagne qui s’approchèrent dumajor et le flairèrent en hurlant. Le regard d’Ellen se fixa sureux avec inquiétude.

– À bas, Black ! dit-elle, à bas,Bell !

Les deux chiens assourdirent leursgrondements ; mais ils continuèrent de fixer sur le majorleurs gros yeux flamboyants. Peggy regardait aussi l’étranger avecun étonnement mêlé d’aversion. L’uniforme anglais ne sait pointproduire d’autre effet dans les pauvres fermes de l’Irlande.

– Peggy, dit Ellen, aide-moi.

L’enfant demeura immobile.

– Aide-moi, répéta Ellen défaillante.

Peggy, habituée à obéir, s’avança enfin et mitses deux mains sous l’aisselle du major. Avec le secours del’enfant, Ellen parvint à introduire Mortimer dans sa chambre, dontelle ferma la porte sur lui.

– Jésus ! disait Peggy stupéfaite.Oh ! Jésus !

De l’autre côté de la porte les deux chiensgrattaient et hurlaient. Ils étaient avec Peggy les seuls témoinsde l’entrée du major sous le toit de Mac-Diarmid.

Ellen, toujours aidée par l’enfant, étenditMortimer sur sa couche.

– Écoute, dit-elle à Peggy, et que Dieute punisse si tu me désobéis ! La présence de cet homme doitêtre un secret pour tous.

– Oh ! noble Ellen, reprit l’enfant,qui dardait sur le major son regard farouche, un Saxon ! unSaxon maudit !

Ellen fit un geste d’impérieux commandement,et Peggy murmura :

– J’obéirai, noble Héritière.

Les chiens grattaient et hurlaient à l’envi.Ellen jeta vers la porte un regard d’épouvante.

– Ils le sentent, murmura-t-elle, etJermyn va revenir !

Mortimer, étendu sans mouvement sur le lit,remuait les lèvres sans produire aucun son. On devinait ses effortsmuets ; on devinait les paroles prononcées au dedans delui-même, et que son anéantissement étouffait au passage.

Il voulait mourir à son poste, il demandait lepéril ; il disait :

– Un cheval ! un Cheval !

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