La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

V – ANCIENNE SERVANTE

Mistress Wood était arrivée à Galway le matinmême ; Montrath n’avait gardé que vingt-quatre heures d’avancesur elle. Le soir du jour où elle l’avait rencontré partant pourl’Irlande, elle était prête pour le voyage. Sa maison à Londres,bien que fort considérable, ne lui parut point suffisante pour uneexpédition de cette importance.

Elle doubla le nombre de ses gens et se trouvaà la tête d’une armée de huit laquais, sans compter ses femmes.

Il eût fallu attendre une semaine le départ dupaquebot allant à Cork. Mistress Wood, incapable de s’arrêter poursi peu, fréta un steamer tout entier, à condition qu’ilappareillerait le lendemain à la marée. Sur ce bâtiment, elleembarqua sa voiture, ses chevaux, ses huit laquais et sesfemmes.

Au lever du jour, Mary Wood était montéetriomphante sur le pont de son paquebot. Largesse àl’équipage ! C’était, nous l’avons dit, une femme généreusequi prodiguait volontiers les guinées du malheureux lordGeorge.

Elle s’installa dans sa cabine, luxueusementornée, avec une ample provision de rhum et de madère. Pendant latraversée, elle ne fut point oisive ; elle visita ses chevaux,regarda ses grands laquais, se promena sur le pont, dîna six heurespar jour et but le reste du temps. Les matelots du paquebotdéclarèrent après ce voyage qu’ils n’avaient jamais vu lady portersi glorieusement le rhum.

La fortune devait une traversée douce à unecréature si méritante. Le voyage fut heureux ; nulle tempêtene vint secouer l’ivresse béate de la bonne Mary, et ces troisjours de mer lui firent à peu près l’effet d’une nuit plus longue,après de plus copieuses libations.

On l’aurait prise fort au dépourvu si on luieût demandé pourquoi elle poursuivait lord George Montrath. Cedernier, en effet, ne lui refusait rien ; il était à genouxdevant ses moindres caprices.

Peut-être était-ce une vengeance instinctiveexercée sur cet homme qui avait été son maître ; peut-êtreétait-ce un calcul machinal qui consistait à faire incessammentacte de puissance, pour tenir Montrath en bride et rendre toutepensée de révolte impossible.

Et si tel était le but de Mary Wood, sa peinerestait en vérité fort inutile, car le pauvre lord ne songeaitpoint à regimber. Il payait, payait sans cesse, demandant grâceparfois, mais ne luttant jamais.

Il avait pour cela des motifs dont on peutexprimer en bien peu de mots la terrible importance.

Mary Wood le tenait pris entre les cornes d’undilemme qui le serrait comme une main de fer.

Si Jessy O’Brien venait à mourir, lord Georgeétait un assassin ; tant que Jessy O’Brien vivait, lord Georgeétait bigame.

Il y avait bien à dire que Mary Wood étaitcomplice dans les deux cas, et qu’en perdant le lord, elle seperdait elle-même. Mais les objections de cette sorte sont vaineslorsqu’elles s’adressent à de certains personnages.

Jusqu’au moment où le crime accompli avait misle lord en son pouvoir, celui-ci n’avait point connu Mary sous sonvéritable aspect. Il avait vu en elle un instrument silencieux etinerte ; il s’était dit : Je l’achèterai avec quelquespoignées d’or, et je l’en verrai végéter loin de Londres, dansquelques coin obscur, où elle mourra ivre et muette…

Dans cette persuasion, il s’était livrécomplètement à elle et l’avait chargée de le débarrasser de JessyO’Brien, de quelque manière que ce fût, sauf le meurtre.

Car le meurtre faisait peur à lord George, quiaimait à dormir tranquille.

Crackenwell devait être de moitié dansl’office de Mary Wood. C’était un malheureux qui ne demandait qu’àse vendre. Lord George n’avait pris aucune précaution ; tantil comptait sur l’humilité de ses complices. S’il se fût avisé decraindre l’un d’eux, ç’aurait été certainement sur Crackenwell quefussent tombés ses soupçons. C’était là l’erreur. Crackenwell,homme habile, devait user de son pouvoir avec mesure et l’exploitercomme un bon père de famille exploite la forêt qui le fait vivre.Mary Wood, au contraire, était un caractère indomptable, en mêmetemps qu’un esprit grossier. Sa passion favorite brochait sur letout et devait pousser jusqu’à l’absurde la tyrannie de sesexigences.

Elle commença par obéir. Elle partit une nuitde Londres, emmenant la pauvre Jessy condamnée. Montrath n’eutpoint de nouvelles de ce voyage, pendant lequel se jouait aucimetière de Richmond une scène impie : la tombe vide de sajeune femme se ferma. On grava sur le marbre le nom de JessyO’Brien, et milord attendit.

Des semaines se passèrent. Un beau jour, MaryWood revint ; elle lui demanda s’il voulait l’épouser.

Montrath, renversé d’abord par cetteproposition étrange, se remit bientôt, et crut pouvoir traiterl’ancienne servante du haut de sa grandeur. Mais celle-ci lui ôtapour jamais l’envie de parler en maître.

– Devenir votre femme, Montrath,dit-elle, c’est une idée comme une autre, mais je n’y tiens pasabsolument. Peut-être vaut-il mieux même que vous épousiez quelqueriche héritière : j’en profiterai.

Montrath lui donna une forte somme et parvintà la congédier. Le même jour, il reçut une lettre de Crackenwell,qui lui demandait modestement l’intendance de ses biens en Irlande.La lettre ne parlait point de la pauvre Jessy O’Brien. Mary Wood,de son côté, avait refusé obstinément de s’expliquer à cetégard.

– Soyez tranquille, Montrath, avait-elledit, vous n’entendrez point parler d’elle.

Au jour où se passaient les événements quenous avons racontés dans les précédents chapitres, Montrath n’ensavait pas plus long qu’alors. Il y avait menace au-dessus de satête, et sur ses yeux un bandeau.

Mary Wood cependant possédait infuse lascience de jeter l’or par les fenêtres ; cette science a laréputation d’être commune, ce qui constitue une très grave erreur.Sur dix hommes, il n’en est souvent pas deux qui puissent suffire àla fatigue de dépenser un million annuellement, sans faire uneseule chose utile.

Mary, elle, dépensait gaillardement sonmillion. À quoi ? c’est plus que nous ne pourrions dire, etMary elle-même en savait sur ce sujet moins que nous encore, s’ilest possible.

Les guinées coulaient entre ses mains comme unfluide glissant qu’on ne peut point arrêter au passage. Elleaffichait un luxe insensé, achetait tout, ne se servait de rien, etdissipait tous les jours de longs rouleaux de souverains, elle quiaurait pu tout aussi bien s’enivrer suffisamment pour quelquesschellings.

Ce que lord George lui donnait disparaissaitcomme par enchantement. Elle y allait de si grand cœur, que milordavait à peine le temps de rassembler les bank-notes qu’elle jetaitau vent chaque semaine. On eût dit vraiment qu’elle éprouvait unesorte de méchant plaisir à revenir si souvent à la charge.

Lord George ne refusait jamais.

Son riche mariage le mit à même, pendantquelque temps, de satisfaire à ces rudes exigences, mais il n’estsi opulent revenu qui ne s’épuise, et Montrath, depuis quelquesmois déjà, en était aux expédients.

Mary Wood, bien entendu, ne s’en inquiétaitpoint. Elle allait toujours le même pas, et faisait même desprogrès sensibles dans l’art de prodiguer son or, si aisémentconquis. Et, pour que ce flux de guinées n’interrompît jamais soncours, elle s’était habituée à ne pas perdre de vue lord George unseul instant.

D’autres visitent leurs terres, surveillentleurs fermiers, activent leurs gens d’affaires : Mary Wood,qui n’avait rien de tout cela, courait après George Montrath.

Et chemin faisant, elle mettait le pauvre lordà la torture. C’étaient tantôt des menaces adressées à lui-même,tantôt de mystérieuses et emphatiques paroles, prononcées devantlady Georgiana, qui devenait pâle à son aspect et laissait percerson épouvante.

Ce résultat divertissait fort Mary Wood. Ellen’était pas absolument méchante, ou plutôt sa pensée sommeillaittrop souvent pour qu’on pût lui appliquer cette épithète quisuppose la réflexion, mais elle aimait à faire peur. La frayeurqu’elle causait émoustillait son ivresse. C’était là une portion deson bien-être.

Ses autres goûts, à part le rhum, consistaientà se parer follement, à briller comme un soleil, à se couvrir dediamants et à rassembler la foule sur son passage. Peu luiimportait que l’on raillât, pourvu qu’on fît du bruit autourd’elle. C’était une véritable folie de servante qui cherchait à sepayer en grossiers triomphes des mépris essuyés autrefois.

Il était environ sept heures du matin lorsqueson paquebot entra dans le port de Galway. Elle voulut débarquertout de suite. On mit à terre son équipage avec ses chevaux, et cefut assise sur les moelleux coussins de sa voiture qu’elle fit sonentrée triomphale dans Galway, enfiévré par les élections.

Les rues étaient déjà pleines de peuple. Lesjours de fête se lèvent de bonne heure ; tous lespublic-houses étaient ouverts et le poteen commençait à coulercomme il faut. La voiture de Mary Wood allait lentement par lesrues encombrées : il y avait deux laquais sur le siège dedevant, deux femmes sur le siège de derrière, et les six autresvalets escortaient à pied.

Les bonnes gens du Connaught, rassemblés surle pavé de Galway, ne savaient point dire quelle était la princessequi leur faisait l’honneur de les visiter ainsi.

Un nom auguste circulait tout bas de bouche enbouche, et quelques voix s’élevèrent pour crier :

– Longue vie à Sa Majesté !

Mary Wood saluait gracieusement de la main, etdistribuait à la foule des couronnes et des schellings. La foule,émerveillée, hurlait d’enthousiastes bénédictions. On ne voyait enl’air que chapeaux lancés vers le ciel, on n’entendait que clameursjoyeuses, sous lesquelles couraient de respectueuxchuchotements.

– Musha ! qu’elle estbelle, la reine ! disait Bob la jambe de bois, en pressant sacourse inégale.

– Mais où donc est le princeAlbert ? demandait la sorcière Dorothée.

– Arrah ! murmurait JohnSlig, le tenancier sans bail, en caressant d’un regard envieux lalivrée rouge des laquais, voilà six généraux qui ne regardent pasle pauvre monde de travers !

Et Bob le boiteux, John Slig, la sorcièreDorothée et mille autres criaient en chœur :

– Longue vie ! longue vie à sagracieuse Majesté !

Marie Wood ne se possédait pas de joie. Lapopularité est douce chose, et les maniaques eux-mêmes savourentl’harmonie des vivats de la foule. – Mary Wood avait épuisé lespoches de sa voiture, qui naguère étaient pleines de schellings, etcependant elle n’était point lasse encore de son triomphe. Si sonportefeuille n’eût point été parmi ses bagages, elle l’eûtassurément jeté à la foule.

Mais les personnages illustres ont plus d’unmoyen de se rendre populaires, et, bien que l’argent soit en touspays le moyen le meilleur, on peut s’en passer quelquefois.

Mary Wood avait avisé à tous les chapeaux descocardes vertes et sur toutes les poitrines des rubans de la mêmecouleur. Elle fit signe à l’un de ses laquais, qui s’approcha etreçut un ordre à voix basse.

Le laquais s’éloigna, perçant les rangs de lafoule, qui s’ouvrit pour lui livrer passage, comme cela se doitquand la foule est courtoise et qu’il s’agit d’un général. Uninstant après, il revint avec un énorme paquet de rubans verts.

Mary Wood prit ce paquet, en fit un nœud largecomme les deux mains, et l’attacha au milieu des plumes ébourifféesde son chapeau de paille. Alors ce furent des cris frénétiques etcomme Galway n’en avait jamais entendu.

Mille voix s’élevèrent à la fois ; pas unchapeau ne resta sur les têtes ; il est douteux que leLibérateur lui-même, paraissant tout à coup avec sa perruquehistorique et la fameuse toque de velours vert brodée d’or, eûtexcité un enthousiasme pareil.

– Oh ! voyez, disait-on, Sa Majestéprend les couleurs du Rappel !

– Jésus ! que Dieu labénisse !

– Que Dieu lui conserve son boncœur !

– Par ma foi ! dit le cabaretierO’Neill, souverain maître de l’auberge du GrandLibérateur, je n’aurais jamais cru cela ! Ah !ah ! c’est l’évêque protestant qui va faire une laidegrimace !

– Et le doyen John Box ! dit Bob leboiteux.

– Et le vicaire Proot ! s’écria lavieille Dorothée.

– Et le shérif, et le bailli Payne, et lejuge Mac-Foote !

– Et Saunder Flipp, le misérablecoquin ! ajouta O’Neill en criant plus haut que les autres, etson patron James Sullivan !

La foule accueillit ce dernier nom par deshuées formidables. Quelques orangistes honteux, qui se glissaienttimidement à travers la cohue, durent se boucher les oreilles.

Mary Wood prenait au sérieux cette fête qu’onlui faisait, et n’eût point cédé, pour tout l’or du monde, lamoindre part de cette ovation inattendue. Elle aimait désormaisl’Irlande de tout son cœur, et, tout en saluant de la main à droiteet à gauche, elle faisait dessein de s’établir à Galway pour lereste de ses jours.

Une seule chose la chagrinait, c’était de voirtant de gens mal vêtus ; mais, au demeurant, avec quelquesmilliers de livres on pouvait donner à chacun de ces malheureux unhabit complet de gentleman : c’était l’affaire, de lord GeorgeMontrath.

Elle n’était pas au bout de son triomphe.

Comme elle entendait prononcer souvent autourd’elle le nom de William Derry, elle se prit à répéter ce nom parhasard. Ceux qui marchaient auprès de la voiture, l’entendirent etredoublèrent tout à coup leurs étourdissantes acclamations.

– Elle a crié pour William Derry, lachère petite reine ! dit-on bientôt de toutes parts ;oh ! le bon cœur ! oh ! le doux amour !

– Elle a crié ! répéta John Slig, jel’ai entendue. Mes chéris, dételons les chevaux et traînons lavoiture !

La motion eut un succès de prodige. Malgré lesefforts des six généraux, on détela les chevaux en un clin d’œil,et vingt ou trente garçons de bonne volonté se mirent à traîner lavoiture.

Mary Wood ne se possédait plus. Elle s’étaitlevée et se tenait debout, représentant assez bien un triomphateurantique sur son char. Elle gesticulait en poussant des crisperçants ; sa face immobile s’illuminait d’allégresse, et lesdeux caméristes – des princesses sans doute, – qui étaient assisessur le siège de derrière, s’attendaient à chaque instant à la voirse jeter, tête première, au milieu de la foule.

La procession s’arrêta enfin devant leprincipal hôtel de Galway, qui était situé au centre de la ville.Mary Wood descendit de son équipage et parvint jusqu’au parloir,portée sur les bras de ses sujets fidèles. Elle se laissa tomberdans un fauteuil, écrasée de fatigue et de joie. Le maître del’hôtel fit fermer les portes, mais on entendit longtemps encoreles cris de la foule au dehors.

C’en était fait, mistress Wood était repealerenragée. Elle but en déjeunant du madère, du sherry et du rhum, àla confusion éternelle des suppôts de l’orangisme.

Pendant qu’elle déjeunait, un de ses générauxgagna le port, afin de retenir une barque pour traverser labaie.

Le sloop du roi Lew était la plus jolieembarcation de Galway ; de plus, il était pavoisé du haut enbas aux couleurs du Rappel : le valet de Mary Wood ne pouvaitfaire un choix meilleur, et ce n’était pas trop d’un sloop pour unefemme de cette importance.

Elle eût préféré peut-être arriver au châteaude Montrath dans son magnifique équipage ; mais la route deGalway au cap Ranach est presque partout impraticable auxvoitures.

Au bout de deux heures de repos, mistress Woodsortit de son hôtellerie et remonta dans son équipage, dont leschevaux portaient maintenant de belles cocardes vertes. La foule seporta encore sur son passage, mais on ne la prenait plus pour lareine. Pendant ces deux heures, des bruits nouveaux avaient circuléde cabaret en cabaret. Mille versions s’étaient croisées, dont laplus vraisemblable portait que la noble étrangère était la jeuneépouse de Daniel O’Connell, marié tout récemment et en secret à unebonne fille de Kilkenny.

Ce n’étaient plus les mêmes acclamationsbruyantes, mais une sorte de respect attendri.

– Que la Vierge et les saints laprotègent ! disait-on. Le vieux Dan s’y connaît, le chercœur ! il a bien choisi, sur ma foi ! Quelle bellefemme !

– Il va venir ! il va venirbientôt ! et, avant midi, nous les verrons bras dessus, brasdessous, les deux chéris, se promener à pied, comme de pauvresgens, par la ville.

Mary Wood se renversait, affaissée, dans sonéquipage. Ces bruits parvenaient à son oreille comme un murmureconfus. Elle était dans ce moment de béatitude lourde qui suit lapremière excitation de l’ivresse.

Il eût fallu, pour l’éveiller, le triomphanttonnerre qui avait salué son arrivée.

Le roi Lew et ses matelots n’étaient pas toutà fait aussi crédules que les pauvres gens des campagnes répandusce matin sur le pavé de Galway. Mary Wood leur apparut ce qu’elleétait en effet : une créature ivre ; mais elle avait desplumes à son chapeau de paille d’Italie, des diamants et duvelours.

On l’accueillit à bord du sloop avec de grandsrespects, et l’on ne se moqua d’elle que tout bas.

Elle avait pris avec elle quatre de ses valetsseulement. Les autres, sur son ordre, étaient restés à Galway avecses femmes. De vagues idées de crainte venaient parfois à MaryWood, aux heures bien rares où elle était saine d’esprit. Ellesongeait en ces moments que lord George Montrath avait un biengrand intérêt à se défaire d’elle.

Cela était vrai. Et dans ce pays lointain, lesoccasions pouvaient se présenter assez favorables pour vaincrel’apathie de Montrath.

Considéré sous ce rapport, le luxe dedomestiques affiché par mistress Wood avait bien son utilité ;il en était de même du bruit qu’elle faisait de son fastueuxétalage.

Comment faire disparaître en effet, si bonneenvie qu’on en puisse avoir, une femme dont l’arrivée a soulevé uneémeute, et qui laisse derrière elle un bataillon de domestiquespour la réclamer au besoin ?

Qu’elle eût ou non fait ce calcul, Mary Woodse trouvait armée en guerre ; et il est probable qu’ellen’était point sans avoir songé à la nécessité où elle pourrait êtrede se défendre, puisque les quatre laquais embarqués sur le sloopportaient des épées par-dessus leur pacifique uniforme.

Après la grande bataille livrée par eux etperdue contre Morris Mac-Diarmid, Mary Wood se laissa emporter àune colère folle.

Elle revint vers eux et les frappa. Elle vomitcontre les pauvres diables étendus sur le galet toute la série deces blasphèmes savants que compose le peuple de Londres. Puis elleleur ordonna brutalement de se relever, et prit les devants par lesentier qui conduisait aux grottes de Muyr.

Par tout pays, le valet chérit l’insulte qu’onlui paie. On gagnait beaucoup d’argent chez Mary Wood : lesdeux laquais blessés se relevèrent de leur mieux, et marchèrent surses traces.

 

Le lord et les deux jeunes femmes avaientrepris la route de Montrath, et pas une seule parole n’avait étééchangée entre eux en chemin.

Ils se trouvaient réunis dans le salon deréception, vaste pièce meublée avec plus de richesse que de goût,mais dont l’aspect réveillait une idée de noble grandeur.

Georgiana et Frances s’étaient assises dansl’embrasure d’une fenêtre. Montrath se promenait en long et enlarge. Il semblait éviter les regards de sa femme, et ses yeux sedirigeaient à chaque instant vers la porte d’entrée.

Il redoutait l’arrivée attendue de quelqu’un,et il cherchait à peine à dissimuler cette crainte.

De temps en temps, lorsqu’il passait auprèsdes deux jeunes femmes, son pas se ralentissait involontairement,on voyait qu’il avait envie de parler, mais il n’osait pas.

La présence de Georgiana et de Frances lecontrariait évidemment. Il eût voulu se débarrasser d’elles à toutprix, car, dans la crise qu’il prévoyait, l’œil ouvert de deuxtémoins devait mettre le comble à sa détresse. Deux ou trois foissa bouche s’ouvrit pour prononcer une prière et manifester l’enviequ’il avait d’être seul. Mais il se retint toujours, et garda lesilence jusqu’au bout.

Chaque fois qu’il tournait le dos, dans sapromenade circonscrite, l’œil de Georgiana se levait sur lui et lesuivait, anxieux. Puis elle adressait un regard d’intelligence àFrances, qui se sentait monter au cœur des terreurs vagues.

On entendit la grille tourner sur ses gondsrouillés, un bruit de pas retentit dans la cour.

Montrath passait en ce moment juste en face deGeorgiana. Il s’arrêta court et prêta l’oreille, puis son regard seleva sur sa femme et lui adressa une muette prière.

Georgiana ne voulut pas comprendre, et ramenases longs cils sur sa joue pâlie.

Elle avait peur, mais elle désirait ardemmentsavoir. La présence de Frances lui donnait le courage de combattreson épouvante.

Montrath, depuis le premier moment où il avaitaperçu Mary Wood sur le pont du paquebot, gardait une apparenced’abattement complet. Il semblait n’avoir plus ni force ni vouloir,et s’inclinait, écrasé, sous la fatalité de son châtiment.

Il n’insista point auprès de Georgiana. Ilpoursuivit sa promenade.

Un des valets du château ouvrit la porte etannonça mistress Mary Wood. Frances ouvrit de grands yeux ;Georgiana, tremblante et prête à défaillir, mit son flacon de selssous ses narines.

Lord George resta cloué sur la planche où sonpied s’appuyait au moment où le nom de Mary Wood avait étéprononcé.

On entendit la voix de celle-ci dansl’antichambre.

– Faites-vous soigner, disait-elle à seslaquais blessés ; vous êtes ici comme chez moi, et tout doit yêtre à votre service. Montrath est mon meilleur ami.

Elle entra en achevant ces dernièresparoles.

– Un fauteuil, milord !poursuivit-elle ; je suis rompue de fatigue ; il vient dem’arriver une aventure au bas de la montagne, qui intéresse de bienprès Votre Seigneurie… mais je ne vous en dirai pas un mot, parceque vous devineriez des choses qu’il ne me plaît pas de vous fairesavoir. Faites-moi donner à rafraîchir, je vous prie.

Elle se jeta sur le fauteuil que lord Georgelui avait approché docilement.

– Ah ! ah ! reprit-elle enapercevant Georgiana et Frances, je vous salue, milady. Vous n’avezplus vos fraîches couleurs d’autrefois, savez-vous ! Maisquelle est cette jolie miss ? Est-ce que milord songe à untroisième mariage ?…

Cette dernière question fut murmurée d’unevoix presque inintelligible.

Georgiana tressaillit sur son siège et serraconvulsivement le bras de Frances, qui se sentit frémir.

Lord George demeurait immobile et commepétrifié devant Mary Wood. Celle-ci le regardait en face avec unsourire content.

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