La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

IV – LE PAIN D’AVOINE

Montrath, Georgiana et Frances se trouvaientsur l’extrémité la plus haute et en même temps la plus avancée deRanach-Head. Ils étaient séparés du vide par les restes d’unparapet, de construction plus moderne que le château lui-même, maisqui cependant semblait être vieux de plusieurs siècles.

Lord Montrath se tenait à trois ou quatre pasdes deux jeunes femmes. Il était debout, derrière le parapet,immobile et droit comme un bloc de pierre. À sa gauche et si prèsde lui qu’il pouvait la toucher en étendant la main, la touroccidentale de Diarmid faisait saillie hors du parapet, et laissaitpendre au-dessus du précipice une part de sa masse énorme.

Frances soutenait Georgiana.

La jeune femme ne parlait plus. Ses yeuxdemeuraient fixés avec une sorte d’horreur sur l’endroit de laplage où le canot du sloop avait pris terre.

Le paysan irlandais, qui cheminait naguère audelà des roches défendant l’entrée du galet, à droite de la galeriedu Géant, avait vu, lui aussi, le danger de la chaloupe. Il s’étaitélancé en avant, et dans l’espace de quelques secondes il avaitfranchi la barrière des écueils en déployant une singulièreagilité. Mais, malgré la vitesse de sa course, lorsqu’il arriva surle galet, le flot apportait au rivage la chaloupe sauvée.

Le paysan s’arrêta aussitôt et regarda ledébarquement, appuyé sur son long shillelah.

Il était à peu près au centre du galet, sousla tour occidentale de Diarmid.

Le regard de Frances, qui le cherchait en vainsur la grève à l’endroit on il marchait naguère, le retrouva en celieu. – Il y avait longtemps que la jeune fille avait reconnu enlui, malgré la distance, Morris Mac-Diarmid.

Mais en ce moment son attention tout entièreétait réclamée par lady Montrath, dont la détresse faisait pitié.Frances avait remarqué le trouble de lord George et comprenait àdemi la scène muette qui se passait autour d’elle.

Cependant elle voulait douter encore. Ellevoulait chercher à ses apparences une signification qui ne serapportait point au récit de lady Montrath.

Elle interrogeait tour à tour la figurepétrifiée du lord et les traits bouleversés de la pauvreGeorgiana ; puis ses yeux se reportaient vers le rivage. Surle rivage, la femme du sloop était au milieu de ses quatre laquaisen grande livrée. Chacun d’eux, faisant office de femme de chambre,remettait en place quelque partie de sa splendide toilette,dérangée par la bourrasque. Les traits de cette femme étaientbeaux, mais alourdis et comme hébétés. Elle pouvait avoir trenteans. Sa taille était grande et hardie en ses proportions. Soncostume se composait d’une profusion de soie, de velours, dedentelles et de bijoux, ajustés sans goût et avec une prétentionthéâtrale.

Pour quiconque n’eût point vu la détresse dulord et de Georgiana, cette scène n’aurait eu rien vraiment que decomique. Il y avait du rire dans ce tableau : quatre grandslaquais sur la grève, entourant une femme parée comme pour un baltravesti, et s’occupant gravement à réparer le désordre de satoilette ; et derrière, sur la chaloupe, les bons matelots ducladdagh de Galway, qui regardaient d’un air sérieux etsurpris.

La farce anglaise n’est pas faite autrement. Àvoir cela représenté sur le théâtre de Surrey, John Bull se fûttenu les côtes.

Mais, pour les spectateurs qui regardaient duhaut du cap, la farce avait un terrible revers, – parce que cettefemme empanachée, couverte d’or, de diamants et de soie, avait nomMary Wood.

Quand sa toilette fut finie, d’un gestesouverain elle écarta ses domestiques, et se tourna vers lesmatelots qui l’avaient amenée. Du sommet de Ranach on la vitgesticuler une ou deux minutes, sans ouïr le bruit de sesparoles.

Les matelots ôtèrent leurs chapeaux, qu’ilsagitèrent au-dessus de leurs têtes. Une acclamation arriva jusqu’aupied des tours de Diarmid.

Puis tout fut confusion dans la chaloupe. Il yeut grande mêlée entre les matelots, parce que Mary Wood, usant desa magnificence ordinaire, avait jeté deux ou trois poignées desouverains au milieu de l’équipage.

Mistress Wood n’en agissait jamais autrement.Lord George Montrath en savait quelque chose.

Une nouvelle acclamation se fit à bord de lachaloupe, et les matelots agitèrent encore leurs chapeaux decuir.

Mistress Wood les salua de la main, comme unereine affable remercie ses sujets soumis ; puis elle se mit enmarche sur le galet.

Deux de ses grands laquais, qui portaientl’épée au côté, formèrent l’avant-garde. L’arrière-garde se composades deux autres valets, armés également.

Au milieu, Mary Wood marchait, tête haute etle poing sur la hanche. Son pas chancelait bien un peu, mais moinsqu’à l’ordinaire ; ses plumes avaient au-dessus de son chapeaudes balancements belliqueux. On eût dit qu’elle allait à quelqueexpédition guerrière.

Morris Mac-Diarmid se recula jusqu’à la basedu cap pour lui livrer passage. Mary Wood l’aperçut et lui jetadeux souverains, que Morris laissa parmi les pierres.

– Un beau garçon ! dit MaryWood ; il faudra que j’épouse un de ces pauvres diablesd’Irlandais, un fier gaillard comme celui-là, par exemple, et jeforcerai Montrath à l’adopter pour lui transmettre sa pairie.

Elle se prit à rire tout bas et fit des signesde tête à Morris, qui la regardait étonné.

Elle approchait de la base du cap. LordGeorge, qui ne l’avait pas perdue de vue un seul instant, et dontle regard semblait fixé invinciblement sur elle, fut obligé, pourla suivre encore, de courber sa taille raidie. Il mit ses deuxcoudes sur le parapet.

Frances et Georgiana l’imitèrent. Ils étaientlà tous les trois comme sur un balcon, et voyaient parfaitementtout ce qui se passait autour d’eux. Ils regardaient et ne separlaient point.

En ce moment où ils se penchaient au-dessus duparapet pour mieux voir, la scène se compliqua d’une façon étrangeet qui demeura pour eux inexplicable.

Mary Wood, ennuyée du silence et del’immobilité de Morris, tournait ses yeux de côté et d’autre pourchercher le sentier qui conduisait hors de cette plage étroite.Dans cette cervelle usée par l’ivresse, les idées, hormis uneseule, ne demeuraient point. Elle était folle aux trois quarts surtoutes choses, et ne gardait de sa raison gaie ce qu’il fallaitpour torturer lord George. À cet égard, sa cervelle étaitparfaitement saine. Elle n’oubliait jamais qu’il lui était permisde tout oser.

Le sentier qui conduisait aux grottes de Muyrvenait de frapper son regard. Elle ne songeait plus ni à Morris nià la barque ; elle dirigea sa marche de ce côté.

Un léger bruit se fit tout auprès de Montrath.Quelque chose frôlait la muraille de la tour occidentale deDiarmid. Lord George regarda vivement de ce côté ; les deuxjeunes femmes firent comme lui.

Ils voyaient tous les trois la tour de profil.Rien ne se montra d’abord sur la surface cylindrique de ces grosmurs, mais le bruit continuait.

Au bout de quelques secondes, un objet deforme ronde sortit de la tour par une ouverture que le lord et sescompagnes ne pouvaient point apercevoir. L’objet tomba, glissantd’abord le long de la muraille, puis il rebondit sur le faîte descolonnes basaltiques de l’escalier de Ranach, et roula de pierre enpierre jusqu’au galet. Il vint tomber aux pieds de Mary Wood.

Celle-ci le ramassa. C’était tout simplementun de ces pains d’avoine épais et ronds qui servent à la nourrituredes moins pauvres fermiers de l’Irlande.

– Holà ! holà ! dit MaryWood ; l’Irlande n’a pas si grand’faim qu’on le dit,puisqu’elle jette son pain aux passants. Ces mendiantsvoudraient-ils me faire l’aumône ?

Elle leva les yeux vers le sommet du cap, maiselle n’aperçut point le lord et les deux dames dont les silhouetteslointaines se perdaient parmi les aspérités du roc. Elle vitseulement les grandes colonnes de Ranach, qui semblaient soutenirla tour noire du vieux château.

Mary Wood eut un sourire. On eût dit qu’ellesavait d’où venait ce pain.

– Il paraît qu’on lui en donne detrop ! murmura-t-elle.

Elle porta le gâteau d’avoine à ses narines etle flaira.

– C’est de bon pain, ma foi,reprit-elle.

Elle fit le geste de le jeter ; mais, seravisant tout à coup, elle se tourna vers Morris arrêté à quelquespas d’elle seulement. Morris ne la regardait plus. Ses yeux sebaissaient, pensifs, vers la terre. Il semblait perdu dans unelaborieuse méditation.

– Oui, Dieu me damne ! dit MaryWood, celui-là est un beau garçon ! En attendant que jel’épouse, je vais lui donner ce pain. Holà ! Paddy !

Morris ne bougea point.

– Holà ! Patrick ! repritmistress Wood : holà ! Owen ! Ils s’appellent tousOwen, Patrick ou Paddy. Holà ! mon garçon ! Tu n’as pasramassé mon or parce que tu ne sais pas ce que c’est ; mais tuconnais bien le pain, que diable ! mangeur de pommes deterre ! Tiens, avale cela, mon beau Paddy.

Elle lança le pain, qui roula aux pieds deMorris.

Milord et ses compagnes se penchaient sur leparapet tant qu’ils pouvaient, et regardaient avidement cette scènequ’ils ne comprenaient point.

Aux dernières paroles de mistress Wood, Morriss’était tourné lentement vers elle, mais il n’avait point jugé àpropos de répondre. En tombant auprès de lui, le pain s’étaitouvert en deux, laissant à découvert un paquet de linge où il yavait des caractères tracés. Morris Mac-Diarmid ne voyait pointcela. – Mais Mary Wood poussa un cri d’étonnement, et s’élança pourressaisir sa proie.

Ce fut seulement alors que Mac-Diarmid putreconnaître le contenu du prétendu pain d’avoine. Mary Wood tenaitdéjà le paquet de linge entre ses mains, et lisait les premièreslignes avec un évident contentement.

Elle riait, puis elle lisait une ligne encore,et riait de nouveau de tout son cœur.

– « Morris ! oh ! Morris,à mon secours !… » dit-elle enfin en se pâmantd’aise ; voilà du temps bien employé, ma foi !

Morris avait tressailli en entendant prononcerson nom, et, à la direction des regards de mistress Wood, il devinaque ce nom était écrit sur le linge contenu naguère dans le paind’avoine.

Sa pensée n’alla pas au delà dans ce premiermoment ; mais c’en était assez. Il se glissa sans bruitderrière Mary Wood, en affectant assez d’indifférence pour ne pointattirer l’attention des valets, qui étaient maintenant à unecinquantaine de pas.

– Comme nous avons la vie dure, nousautres femmes ! disait cependant Mary Wood, qui était en veinede réflexions philosophiques ; et comme nous avons del’esprit ! En voici une qui n’avait ni plume, ni encre, nipapier, ni cassette, et qui s’est fait une cassette, des plumes, del’encre et du papier… avec rien ! Ah ! les femmes !les femmes ! Je ne sais pas s’il y a au monde une seule choseque les hommes sachent faire mieux que nous ! Boirepeut-être ; mais moi je bois autant que deux hommes !

Morris passait en ce moment son regardpar-dessus l’épaule de Mary Wood. D’un seul coup d’œil il lut lapremière ligne tracée sur le linge, et, s’élançant en avant avec uncri de stupéfaction ; il arracha le paquet des mains del’ancienne servante.

Les quatre valets accoururent aussitôt. MaryWood était restée un instant ébahie.

– Ah bah ! dit-elle enfin sans sefâcher. Pourquoi veux-tu me voler cela, Paddy… ou Patrick ? Tuvois bien que les morceaux de toile sont trop petits pour qu’on enpuisse faire une chemise. Rends-moi cela, mon beau garçon.

– Ce paquet est à moi, réponditMorris ; où l’avez-vous pris ?

Mary Wood leva son bras pour montrer le sommetdu cap ; mais elle le baissa aussitôt. Elle s’était ravisée.Son lourd visage prit une expression soudaine d’astuce.

– Ah ! Paddy, répliqua-t-elle, où jel’ai pris ? Cela vient de bien loin, mon beau gaillard bienloin, au delà de la mer… Allons ! rends-le-moi, mon fils, j’ytiens beaucoup.

– Ce paquet est à moi, répéta Morris.

Mary Wood éclata de rire.

– Ces sauvages ont leurs idées !murmura-t-elle. Voyons, Owen, je vais te donner assez de sous pouremplir ton vieux chapeau sans bords, mon fils. Sois bon enfant etne me force pas à te faire piquer par les épées de mes valets.

Ceux-ci dégainèrent à cet ordre implicite, etcoupèrent la retraite à Morris. L’énigme se compliquait pourMontrath et les deux jeunes femmes.

C’était plus qu’une énigme pour la pauvreFrances, dont le cœur défaillait à voir ces quatre épées nuesmenacer la poitrine de Morris. Elle mettait sa jolie tête pâlie endehors du parapet ; elle regardait et se retenait pour nepoint crier au secours.

Les matelots du canot avaient donné déjàquelques coups d’avirons pour regagner leur sloop ; mais, envoyant briller les épées de loin, ils virèrent de bord et firentforce de rames vers le rivage.

Morris compta de l’œil ses adversaires et semit en garde avec son shillelah. En même temps, il glissa dans sonsein le paquet de linge contesté.

Mary Wood fronça le sourcil, et son visagebronzé devint rouge.

– Vous jouez gros jeu, Paddy !murmura-t-elle. Voulez-vous me rendre ce paquet ?

– Non, dit Morris.

– Du diable si je ne suis pas fâchée defaire du mal à un si beau garçon ! grommela l’ancienneservante en toisant Morris de la tête aux pieds d’un œilamateur ; mais il me faut ces chiffons. John et Mick,attaquez-moi ce gaillard-là par devant ; Willie et Richard,prenez-le par derrière, et tâchez de le désarmer sans le tuer.

Les quatre valets s’élancèrent, mais un bondde Morris évita leur attaque, et ils se trouvèrent vis-à-vis lesuns des autres, tandis que Mac-Diarmid s’acculait à la base du cap,à quelques pas de là.

– Chargez-le ! s’écria Mary Wood,dont la tête échauffée se montait.

– Prenez garde ! dit Morristranquillement.

Les quatre valets n’avaient point un énormedésir de tenter l’aventure. Ils s’ébranlèrent néanmoins à la voixde leur maîtresse et marchèrent au-devant de Morris, serrés les unscontre les autres. Mac-Diarmid leva de nouveau son long bâton. Onentendit le bois sonner contre l’acier une demi-douzaine de fois.Deux des valets tombèrent avec une tache sanglante à la tempe.Morris était à vingt-cinq pas déjà, courant vers le rivage.

Frances joignait les mains ; ellesouriait, et remerciait Dieu tout bas. Ce n’était pas la premièrefois qu’elle voyait Morris sortir vainqueur d’une lutteinégale.

Le combat n’avait pas duré plus d’une minute.Les deux valets qui restaient saufs n’auraient point su direcomment Morris avait passé au milieu d’eux. Ils le regardaients’éloigner, ébahis et penauds.

Les deux autres s’agitaient sur le galet engémissant sourdement.

– Poursuivez-le !poursuivez-le ! criait Mary Wood, qui joignait intrépidementl’exemple au précepte.

Mais les pauvres diables de valets n’avaientgarde de recommencer la partie. De loin, les matelots du canotapplaudissaient et riaient. Mary Wood courait tant qu’elle pouvaitsur les traces de Morris. Elle atteignit le rivage au moment oùcelui-ci, qui ne se pressait point, montait dans la chaloupe.

– Vingt livres, si vous me le rendezgarrotté comme il faut ! s’écria-t-elle.

Les matelots lui ôtèrent leur chapeau avec unrespect ironique.

– Quarante livres ! s’écria-t-elleencore ; cent livres !

– Poussez ! dit Morris.

Les matelots nagèrent vers le gentil sloop duroi Lew, qui les attendait à deux encâblures du rivage. Mary Woodresta les pieds dans l’eau écumant de colère, blasphémant,gesticulant et criant.

Elle revint enfin vers ses laquais et leva sonpoing fermé du côté des ruines de Diarmid avec un geste demenace.

Montrath, Georgiana et Frances avaient toutvu ; mais le sens de cette scène, qui, pour eux, avait étémuette, leur était de plus en plus inexplicable.

Frances seule ne cherchait point à deviner.Morris était sauvé : elle ne demandait rien de plus.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer