La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

ÉPILOGUE. – O’CONNELL

Quelques mois après cette catastrophe il yavait grand tumulte et grande joie dans la cité de Galway. On sepressait dans les tavernes, on chantait, on buvait, et lesshillelahs, sans lesquels il n’y a point de bonne fête en Irlande,mêlaient de temps en temps le bruit de leurs coups au concertd’allégresse.

La ville entière était enthousiaste etfolle : on brandissait des rameaux verts par les rues, etdepuis le Claddagh jusqu’au tribunal ce n’était qu’un immense etbruyant hourra.

C’est que la bataille commencée au mois dejuin précédent venait d’être décidée ; la grande lutteélectorale avait son dénouement : Sullivan, le saint devant leSeigneur, et William Derry étaient montés de nouveau sur leshustings, et, malgré les menées habiles des membres de laloge supérieure, soutenus par la sagesse de Josuah Daws, esq., lecandidat catholique l’avait emporté à une énorme majorité.

O’Connell était venu combattre de sa personnepour enlever l’élection de son protégé ; il y avait eu unmeeting monstre au pied des Mamturks. Le Libérateur avait arboré satoque verte semée de harpes d’argent, et son éloquence stéréotypéeavait anéanti Robert Peel et fait des compliments aux dames.

Entre ce puissant esprit et le peupled’Irlande, il y avait comme un fluide magnétique. Les bonnes gensdu Connaught envahirent la ville, et Sullivan fut obligé des’enfuir, tandis que les orangistes se cachaient, honteux etvaincus.

William Derry, membre du Parlement, fut portéen triomphe de taverne en taverne, et jeté sur son lit si pleind’usquebaugh et d’ale, que ce premier jour de sa carrière politiquefaillit en être le dernier.

On était au lendemain des élections, etc’était ce triomphe que fêtaient les bonnes gens du Connaught.

Dans le port il y avait un bateau à vapeur quichauffait et faisait ses préparatifs de départ.

Sur la jetée, le long des quais, et danstoutes les voies environnantes, une foule compacte se pressait etjetait incessamment son grand murmure où dominait le nom de DanielO’Connell.

À droite du débarcadère, et juste en face dupaquebot, se tenait un groupe silencieux et grave, qui regardait enmépris l’enthousiasme général. Dans ce groupe, nous eussionsreconnu le roi Lew, deux ou trois de ses matelots, et quelques-unsdes ribbonmen échappés au désastre de la galerie du Géant.

Au-devant d’eux, debout et les bras croiséssur sa poitrine, un homme de grande taille, à la figure noble etbelle, s’adossait contre les pierres du parapet. Une charmantejeune femme, dont les traits avaient une douceur angélique,s’appuyait à son bras. Tous les deux portaient sur leur visage uneexpression de tristesse ; tous les deux étaient vêtus dedeuil, mais ils se souriaient.

De l’autre côté du débarcadère, vis-à-vis dugroupe peu nombreux des ribbonmen, stationnait un détachement dedragons à cheval. L’officier qui commandait ces dragons portaitavec une grâce hautaine son brillant costume de colonel. C’était unhomme jeune encore ; son visage, d’une beauté irréprochable,se couvrait d’une étrange pâleur, et, sans la mélancolie amère deson sourire, on eût dit une figure de marbre.

Cet homme était le colonel Percy Mortimer. Lepersonnage vêtu de deuil qui lui faisait face était MorrisMac-Diarmid, qui donnait le bras à Jessy O’Brien, sa fiancée,rendue libre par la mort de Montrath.

Entre le colonel et Morris la foule encombraitle passage, et regardait curieusement le paquebot qui faisait sespréparatifs de départ. On discutait chaudement : les unsdisaient que le Libérateur était à bord déjà, et qu’on allait voirbientôt le steamer gagner le large ; les autres se récriaienténergiquement, et protestaient que le vieux Dan était trop bonIrlandais pour quitter ainsi brusquement et sans mot dire lesdignes repealers de Galway.

Une clameur qui s’éleva au loin parmi la cohuedu côté de la vieille ville sembla donner raison à cesderniers : le flot des têtes chevelues s’agita de toutesparts.

– Le voilà ! le voilà !criait-on.

Mais c’était une fausse alerte. Le mouvementde la foule était occasionné par le passage du grave Josuah Daws,esq., et de sa compagne Fenella. Le respectable couple n’avait plusrien à faire à Galway : le portefeuille de Fenella étaitplein, et le surintendant de police avait accompli son œuvre. Ils’embarquait sur le même paquebot que le Libérateur, et les dragonsétaient là pour protéger son passage.

Grâce à leur secours, il put gagner ledébarcadère, au milieu d’un concert de huées et de menaces bavardesqui n’aboutirent à aucune voie de fait. Frances, qui marchaitderrière sa tante, baissa son voile en passant auprès de MorrisMac-Diarmid. Tandis qu’elle descendait les degrés du débarcadère,ses jambes chancelaient.

– Cette jeune fille vous a jeté unregard, Mac-Diarmid, murmura Jessy ; laconnaissez-vous ?

– Oui, répliqua Morris dont la voixtremblait d’émotion.

– Qui est-elle ?

Morris fut quelques secondes avant derépondre.

– Vous souvenez-vous de ce rêve que vouseûtes dans votre prison. Jessy ? dit-il enfin : Dieu nousenvoya un bon ange, au moment où la mort planait sur vous ;c’est cette jeune fille qui m’indiqua votre retraite.

Jessy se retourna vivement vers la chaloupequi emmenait Josuah Daws, et fit un mouvement comme pours’élancer ; mais les rameurs pesaient déjà sur leurs avirons,et la barque glissait sur l’eau tranquille du port.

En même temps une clameur plus haute s’élevaitdu côté de la ville. Cette fois, loin de s’éteindre ou de setransformer en sifflets railleurs, elle grandit en se propageant,elle monta, elle s’enfla jusqu’à éclater comme un tonnerre.

La foule, respectueuse et empressée, ouvrit aumilieu de ses rangs une large voie. Le silence se fit ; toutesles têtes se découvrirent comme aux jours solennels où les prêtrescatholiques promènent le saint sacrement par les rues.

Daniel O’Connell parut escorté de sonétat-major historique.

Il était tête nue et tenait à sa mainl’illustre toque brodée par les dames de Tara.

Quand il saluait à droite et à gauche, laterre tremblait sous des hourras formidables ; quand ilreprenait sa marche, foulant aux pieds les rameaux verts et lescouronnes qui jonchaient son chemin, le fracas faisait place à unsilence subit et religieux.

Un instant, O’Connell, sur le point de mettrele pied dans la chaloupe, se trouva entre les dragons de la Reineet le groupe silencieux des ribbonmen.

C’était comme une image matérielle de samission en cette vie.

Quand il fut passé, Percy Mortimer et MorrisMac-Diarmid échangèrent un long regard. On eût dit deux athlètes semesurant avant la lutte prochaine.

C’était l’Angleterre vis-à-vis del’Irlande.

Ils représentaient deux principes ennemis,forts tous les deux et impérissables parce qu’ils sontabsolus : l’un tenait le drapeau de la Conquête, l’autrerelevait dans l’ombre l’étendard de la Nationalité.

Entre eux il y avait cet homme, ce roi !ce triomphateur, dont la victoire ajournait leur bataille.

Mais ils pouvaient attendre. Ils étaientjeunes tous les deux, et ils voyaient le pas du demi-dieu chancelersous un lourd fardeau de vieillesse.

La chaloupe accosta le steamer, dont lesgrandes nageoires se prirent à osciller en divers sens, comme si lemoteur puissant, mais aveugle, n’eût point su de quel côté dirigerleur effort. Cela dura une minute, puis les roues tournèrent enmugissant, et tracèrent deux larges sillons d’écume.

La foule poussa un suprême hourra. LeLibérateur agita de loin sa toque. La représentation étaitfinie.

Il ne resta bientôt plus sur le pont dupaquebot, à part les hommes de manœuvre, qu’une jeune fille, vêtuede blanc, qui, s’appuyait, triste, contre le bordage. Ses regardsétaient fixés sur Morris Mac-Diarmid et sa fiancée.

La ville disparaissait déjà dans le lointainqu’elle cherchait encore à les voir. Quand elle ne les vit plus,elle mit la main sur son cœur, et ses beaux yeux humides de larmesse relevèrent au ciel.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, qu’ilssoient heureux et qu’elle l’aime toujours !

*

**

Le quart d’un siècle a passé depuis lors.L’Irlande souffre toujours.

Mais l’Europe regarde avec étonnement lesymptôme de décrépitude qui fait trembler la grande main del’Angleterre, – trop faible désormais pour dégainer son épée.

FIN DU TOME SECOND

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