La Quittance de minuit – Tome II – La Galerie du géant

IX – LA CROIX DE SAINT-PATRICK

Owen Mac-Diarmid dormait dans un des petitsbâtiments accolés à la ferme du Mamturk. Il était étendu sur le litoccupé par le vieux Miles avant sa captivité. La première moitié dujour allait finir.

C’était l’heure, à peu près, où les dragons dela Reine tombaient dans le piège tendu par les Molly-Maguires.

Owen avait un sommeil pénible et agité. Sonvisage, si joyeux d’ordinaire, et dont tous les traits semblaientfaits pour exprimer la gaieté, avait dans son repos une apparencede tristesse soucieuse.

Kate Neale n’était point couchée sur le litauprès de lui, comme d’habitude. Elle était assise sur uneescabelle, et sa tête seule, lourde et abattue, s’appuyait à lacouverture. Un désespoir morne pesait sur elle. Son jeune visageavait perdu jusqu’à sa douceur, car ses sourcils se fronçaient avecmenace, et sa lèvre contractée murmurait de tragiques paroles.

Parfois, de loin en loin, une larme venaitencore et tremblait au seuil de sa paupière, mais elle sedesséchait bien vite : sa paupière brûlait. Quelques minutespassèrent. Owen s’agitait toujours en son sommeil, et sa plaintesemblait ne point arriver jusqu’à l’oreille de Kate.

– Je ne puis plus rester ici,murmura-t-elle d’une voix brisée ; il faut que je parte !Je suis la fille de Luke Neale. Luke Neale est mort assassiné…Owen ! mon mari… Je crois qu’il m’aime encore… mais là, – là,devant mes yeux je vois toujours le corps pâle de monpère !

Elle s’arrêta et se dressa toute droite sur sachaise. Ses cheveux, ramenés en avant, inondèrent sa joue.

– Il m’aime encore, reprit-elle, lesais-je ?

Sa prunelle glissa entre ses longs cils et sefixa un instant sur Owen.

– Il dort, dit-elle : qu’il estbeau ! Seigneur, Seigneur ! Oh ! j’avais toutoublié !… j’avais oublié trop vite, mon Dieu ! et il nem’était pas permis d’être heureuse !

– N’avancez pas ! dit Owen en cemoment avec cet accent précipité que donnent les rêves, ne la tuezpas ! je l’aime !

– Est-ce de moi qu’il parle ?murmura la jeune femme avec un amer sourire.

Son regard se fixait sur Owen, qui restaitbouche béante et respirait avec effort. Elle se leva et vint semettre debout à la tête du lit. Ses bras se croisèrent sur sapoitrine. Son œil avait perdu ses rayons. Un découragement froidétait sur son visage.

– Qu’il m’aime ou non, dit-elle, oùprendre désormais un motif d’espérer ? Il faut que jem’éloigne, s’il m’a laissée pour obéir au signal de ce feumystérieux qui brûlait sous les tours de Diarmid. Oh ! monpère ! mon père !

Elle prit à deux mains son cœur endolori, etleva ses yeux secs vers le ciel.

– Je n’ai pas de forces, dit Owen dansson rêve ; je ne peux pas la soulever, – et ils vontvenir !

Kate ne comprenait point, parce qu’elle étaitévanouie au moment où Owen l’avait emportée dans ses bras, hors del’atteinte des Molly-Maguires.

Elle cherchait à deviner.

La pensée qu’Owen, affilié aux sociétéssecrètes, avait pu tremper dans l’assassinat de son père, auraitbrisé sans retour le bonheur de sa vie.

– Sauvée ! s’écria tout à coup Owen,qui se souleva tout droit pour retomber aussitôt sur l’oreiller enpoussant un long soupir.

Kate le contemplait, inquiète, attendant uneautre parole. Un monde de pensées s’agitait dans le cerveau de lapauvre jeune femme.

Le sommeil d’Owen était désormais paisible etmuet.

Kate demeura encore quelques secondesattentive. Puis ses yeux se mouillèrent.

– C’est moi, dit-elle, je crois que c’estmoi ! J’étais auprès de lui cette nuit quand je me suiséveillée.

Elle se pencha doucement, et posa un baisersur le front d’Owen endormi. Puis elle se mit à genoux et pria Dieupour lui. Puis encore elle jeta sur ses épaules l’étoffe lourde età peine séchée de sa mante rouge.

Son pas chancelant se dirigea vers la porte.Avant d’arriver au seuil, elle se tourna bien des fois pourregarder Owen. Son cœur se fendait.

Tout auprès de la porte, elle s’arrêta,composant avec elle-même et se disant :

– Je puis bien attendre encore un peu.Quand il sera tout près de s’éveiller, je m’en irai.

Owen fit un mouvement qui semblait annoncer lafin de son sommeil. Elle rassembla son courage et franchit leseuil. La porte retomba sur elle avec un bruit qui retentitjusqu’au fond de son âme. C’était la dernière fois qu’ellel’entendait.

Mickey et Sam dormaient encore, couchés sur lapaille commune. Kate traversa la salle des repas sans êtreaperçue.

Au dehors, elle prit sa course vers le sommetde la montagne.

Le soleil de juin versait à flots sa radieusechaleur. Tout était gai, calme, souriant. La nature était en fête.Kate cheminait péniblement ; des sanglots soulevaient sapoitrine ; elle ne pleurait point, parce que ses yeux tarisn’avaient plus de larmes. Où allait elle ? Elle ne savait.Elle voulait s’enfuir loin, bien loin de son bonheurperdu !

Au moment où elle était partie, Owen arrivaità cette période du sommeil où le moindre son fait ouvrir les yeux.Le bruit de la porte qui retombait suffit à l’éveiller. Il sedressa sur son séant, et regarda tout autour de la chambre.

– Kate, dit-il, où êtes-vous ?

La pauvre Kate, n’avait garde de répondre.Elle dépassait en ce moment les derniers arbres du petit bois dechênes verts qui entourait la ferme de Mac-Diarmid. À mesure queKate s’éloignait de la maison, sa force semblait revenir, sa tailles’était redressée, sa volonté s’affermissait, et son pas se hâtait,plus assuré.

Owen s’étonna que son appel fût demeuré sansréponse. D’ordinaire, au premier son de sa voix, il voyait accourirKate si joyeuse ! Le beau sourire de la jeune femme éclairaittous les jours son réveil. Mais il n’eut, dans ce premier moment,aucune inquiétude. Le souvenir des événements de la nuit restaitconfus en lui ; sa mémoire sommeillait encore ; il avaitseulement sur le cœur ce poids vague dont la sourde gêne engage àne point fouiller ses souvenirs.

Il appela une seconde fois, et le silencecontinua. Il était tout habillé sur son lit. Il se leva.

Aucun des vêtements de Kate n’était à sa placehabituelle. Owen remarqua surtout l’absence de la mante rouge, quela jeune femme prenait seulement lorsqu’elle allait au loin. Ilressentit à ce moment le premier aiguillon de la crainte.

– Pauvre Kate ! murmura-t-il ;que lui dire ? comment lui rendre son bonheur ?

Son regard se dirigea vers la porte de lasalle commune ; il était impatient de voir Kate, et en mêmetemps il redoutait sa présence. Il vit la salle vide et ses deuxfrères endormis ; la porte du dehors était ouverte.

– Kate est sortie sans moi, se dit Owentristement ; elle est allée s’asseoir sous les arbres dubosquet.

Il poussa un gros soupir. D’ordinaire, lessentiers de la montagne ne les voyaient jamais l’un sansl’autre.

Il sortit et fit quelques pas au dehors. Sonregard, où l’angoisse se peignait déjà, s’élança, perçant et avide,vers le sommet de la montagne. Une exclamation de plaisir s’échappade ses lèvres, et son front se dérida. À perte de vue et tout auhaut du sentier qui gravissait le mont, il venait de voir un pointrouge se glisser entre les roches blanchies. À cette distance,l’œil d’un mari pouvait seul distinguer et reconnaître. Owen aimaitKate.

Il bondit en avant, souple et agile. La routeque la jeune femme avait mis une demi-heure à parcourir, il lafranchit en quelques minutes.

Au sommet de ce premier pic de la chaîne desMamturks, se trouve un petit lac de forme ronde, où prend sa sourcele torrent de la Deele, qui va se jeter dans le lac Mask.

Sur les bords dépouillés de cette espèced’entonnoir, dont la sonde, dit-on, n’a jamais trouvé de fond,s’élève une vieille croix clonmacnoise, dont les dentelles depierre ont bravé l’effort du temps. Sur sa base carrée, où troisétages de niches contiennent de nombreuses figures de saints, sepose un trèfle à jour dont le centre évidé représente cette figurehéraldique que le blason nomme une croix patée.

Comme tous les monuments de ce genre, cettecroix est en vénération profonde dans le pays. On y vient enpèlerinage de Tuam, de Galway ; de Loughrea et jusque deRoscommon. Au commencement de l’hiver, une grande foule entourechaque année son piédestal moussu ; des offrandes sontsuspendues parmi le lierre antique qui court en longs festonsautour de ses bras sculptés.

Le respect qu’elle inspire est si grand, quela piété publique n’a jamais osé toucher à la pierre sainte, et l’alaissée s’incliner d’année en année au-dessus du petit lac.

Aux yeux de l’étranger, la croix, qui estdédiée à saint Patrick, paraît menacer ruine ; mais les bonnesgens du Connaught n’ont à cet égard aucune inquiétude, parce que lebras du saint est robuste, et que jamais il ne laissera tomber sacroix.

Quand Owen arriva au sommet de la montagne, ilvit Kate agenouillée au pied de la croix de Saint-Patrick.

La jeune femme avait les deux mains appuyéessur la pierre, et sa tête s’inclinait sur ses mains.

Owen s’arrêta court et s’assit derrière uneroche, à cinquante pas du lac. Il n’osait point troubler la prièrede Kate.

La prière de Kate dura longtemps ; ellerestait toujours immobile, la tête sur la pierre. Après un quartd’heure d’attente, Owen crut voir de loin l’étoffe de sa mantes’agiter et tressaillir.

En même temps, un bruit étouffé de sanglotsparvint jusqu’à lui. Kate s’affaissa sur elle-même et joignit sesmains sur ses genoux. Bien qu’on ne vît point son visage, ledésespoir se lisait dans cette attitude lassée.

La pauvre Kate semblait ne plus pouvoir porterle fardeau de sa peine.

Owen avait les larmes aux yeux ;incapable de se contenir davantage, il allait s’élancer vers elle,lorsque la jeune femme se releva et tourna la tête du côté de sacachette. Elle était pâle comme Owen ne l’avait jamais vue, même ences jours mauvais qui suivirent la mort de Luke Neale. Un feusombre brûlait dans son œil.

Elle s’avança, les bras croisés sur sapoitrine, jusqu’au bord de l’eau.

Sa tête se pencha sur le précipice, comme siune force invisible l’y eût attirée. Un instant Owen la vit enéquilibre au-dessus de l’abîme. Il poussa un grand cri et prit sonélan.

Kate se retourna : elle le reconnut ettomba sur ses genoux.

Owen, en arrivant près d’elle, se laissa choirà ses côtés ; il était sans force, son émotion l’écrasait.

– Ô Kate murmura-t-il, que vous ai-jefait ?

La jeune femme tourna sur lui des yeuxégarés ; elle avait toujours sur le visage ce même masque demorne désespoir. Elle ne répondit point.

Owen prit ses mains froides et les serracontre son cœur.

– Vous vouliez vous tuer !dit-il.

Ces paroles semblaient déchirer sa lèvre aupassage.

– Je voulais me tuer, répondit Katefroidement.

– Et pourquoi ? s’écria Owen,pourquoi ?

– Parce que je souffre trop.

Owen voulut répliquer, mais sa voix s’arrêta,dans sa gorge. Il resta un instant sans parler ni se mouvoir. Puisil se mit à genoux et implora sa femme d’un regard muet.

Kate restait glacée.

Owen attira sa tête sur son sein. Kate lelaissa faire, mais son visage garda son immobilité froide. Owen setordait les bras et regardait le lac d’un œil de convoitise.

– Oh ! Kate ! Kate ! jesouffre plus que vous ! dit-il.

La jeune femme fit un mouvement faible ;sa paupière battit et ses lèvres remuèrent.

– On ne peut pas souffrir plus que moi,murmura-t-elle.

Un incarnat fugitif vint à sa joue ; sarespiration siffla plus oppressée et sa poitrine se souleva. Puistout à coup ses sanglots éclatèrent et son visage fut inondé delarmes. Elle jeta ses bras autour du cou d’Owen et se serra contrelui avec un élan d’irrésistible tendresse.

Owen pleurait aussi et lui rendait caressepour caresse.

– Vous m’aimez ! vous m’aimez !dit-elle, dès qu’elle put parler. Je le sais, je le crois…

– M’avez-vous donc soupçonné,Kate ?

– Oui… et que j’ai souffert !Dites-le-moi bien, Owen. N’est-ce pas, n’est-ce pas que vousm’aimez ?

– Je vous aime, Kate, de toutes mesforces, de toute mon âme !…

– Merci ! Encore, Owen !encore ! j’ai tant souffert !

Mais tout à coup Kate se renversa en arrièreet pâlit. Son œil se fixa sur l’œil d’Owen, qui se baissa.

– Si vous m’aimez, dit-elle, oùétiez-vous cette nuit ?

Le sourire d’Owen se glaça, et toute sa joies’enfuit.

– Où étiez-vous ? répéta-t-elle.

Owen ne pouvait pas répondre ; mais ilétait Irlandais, et quel Irlandais fit jamais à son imagination unappel inutile ? Son front s’éclaira d’espoir.

– Vous gardez le silence ? dit Kate.Ce n’est pas à moi, en effet, que vous pouvez révéler ce terriblemystère. Je suis la fille de Luke Neale, Owen… de Luke Neale, queles Molly-Maguires ont assassiné !

Owen se taisait encore. Il réfléchissait.

– Vous gardez le silence ? repritKate ; vous ne voulez pas me dire que le feu de Ranach-Headvous a guidé cette nuit vers la galerie du Géant.

– Je ne puis vous dire cela, en effet,Kate, répliqua Owen doucement, car je mentirais.

La jeune femme le regarda d’un air soupçonneuxet à la fois désireux de croire.

– Oh ! que ne m’avez-vous demandéplus tôt le motif de mon absence, chère ! reprit Owen ;que de larmes épargnées ! que de folles terreursévitées !

Kate n’osait point encore se réjouir, maisl’espoir éclairait son visage.

– Parlez ! parlez !murmura-t-elle.

Owen l’attira de nouveau contre son cœur.

– N’avez-vous point entendu parler desélections de Galway ? poursuivit-il en empruntant à son ardentdésir de persuader un véritable accent de franchise.

– Si, répliqua la jeune femmeimpatiente.

– Et ne savez-vous point, demanda encoreOwen, combien Miles notre père est dévoué à la cause de DanielO’Connell ?

– Si, répéta Kate, qui se sentait déjàsourire au fond du cœur, et qui ne demandait qu’à êtreconvaincue.

– Eh bien chère, reprit Owen enrougissant imperceptiblement, nous avons eu un meeting denuit de l’autre côté du cap Ranach, sous le parc de Montrath.

– Est-ce bien vrai ? s’écria lajeune femme.

Owen voyait sa victoire.

– C’est bien vrai, répondit-il ens’animant. Oh ! chère ! le beau meeting !Comme ils ont fait de grands discours ! comme ils ont dit debelles choses sur William Derry, le bon garçon, qui est le protégéd’O’Connell !

Kate se laissa glisser le long du corps d’Owenet se mit à genoux ; elle joignit les mains, et son regards’élança vers le ciel avec reconnaissance. Owen parlait encore,mais elle n’écoutait plus. Elle croyait et son âme était pleine debonheur.

Au bout de quelques secondes pourtantl’expression de ses traits changea ; il n’y avait plus desoupçon dans son regard, mais bien une résolution sérieuse etintrépide.

– Je vous demande pardon, Owen, dit-elle,et je vous remercie, car je méritais de bien cruels reproches. Vousavez eu pitié de moi.

La joie d’Owen lui sauvait le remords de sasupercherie.

– Maintenant un mot encore, reprit Kate,dont la voix se faisait de plus en plus ferme et sérieuse. Nosfrères étaient-ils tous avec vous au meeting duRappel ?

– Tous ! répondit Owen sanshésiter.

– Aucun d’eux ne fait partie des sociétéssecrètes ?

– Aucun !

– Vous me l’affirmez ?

– Sur mon honneur ! s’écria Owen,qui s’échauffait, les fils du vieux Miles sont comme leur père.

Kate passa son bras sous le sien ; ilsdescendirent tous deux la montagne, à pas lents. Owen exhalait sajoie en bruyantes paroles ; mais Kate demeurait silencieuse etrecueillie. Un sourire étrange jouait autour de sa lèvre légèrementcontractée.

Et, tandis qu’Owen lui parlait de joyeusesbagatelles, Kate remerciait Dieu au fond du cœur et sedisait :

– Mon père ! mon père ! vousserez enfin vengé !

Car elle connaissait la retraite desMolly-Maguires, et Owen venait de lui affirmer sous serment que nilui ni aucun de ses frères n’était affilié aux ribbonmen.

Elle ajoutait foi aux paroles d’Owen.

Sa résolution était prise.

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