La Reine des Épées

Chapitre 5Papillon.

C’était une vaste salle éclairée par troisfenêtres cintrées. La voûte, peinte à fresque par un vieux maîtreallemand, représentait le premier repas d’Énée et de ses compagnonssur la terre latine : on voyait là grand carnage de venaison,et ces fameux pains qui servirent de table, afin que fût accompliela prophétie troyenne. La boiserie de noyer noir portait, du sol àla voûte, les naïves guirlandes de sa sculpture. Au centre dechaque panneau était suspendu un trophée de chasse.

L’écusson parlant de Rosenthal : desinople semé de roses ou quintefeuilles d’or (Rosenthal signifievallée des roses), brillait, supporté par deux Mores armésde casse-tête, au-dessus de la massive cheminée à manteau quitenait presque tout un côté de la pièce.

En face de la cheminée, il y avait un de cesdressoirs qui sont l’orgueil de l’art allemand, un édifice toutentier, un chef-d’œuvre de menuiserie et de découpure, portant surses profondes tablettes assez de vaisselle d’argent et d’or pouroccuper un jour tout entier les balanciers de la monnaie duroi.

À l’heure où nous entrons dans cette pièce,qui était la salle à manger du château, le soleil dépassait déjà lemilieu de sa course, frappait obliquement les vitraux des croiséeset réchauffait les teintes un peu effacées de la voûte. La boiseriesombre faisait saillir les trophées qui projetaient au loin leurombre. Il y avait là partout une couleur uniforme et respectablequi eût fait tressaillir d’aise un ami du passé. Là, plus qu’entout autre lieu du château, on était forcé de reconnaître que cesRosenthal avaient dû être de hauts et puissants seigneurs.

La table, servie entre le dressoir et lacheminée, attendait les convives. Elle était en parfaite harmonieavec la magnificence sévère et rude de la salle ; la nappedamassée et de taille gigantesque allait d’un bout à l’autre ;mais comme il n’y avait pas assez d’hôtes au château pour remplirtoutes les places marquées autour de l’énorme table, les assietteset le service s’arrêtaient au milieu. Le reste n’était pas videcependant : on y voyait, sur son piédestal habillé de satin,une corbeille de mariage d’un goût exquis et d’une richessevéritablement royale.

La cloche des repas vibrait encore ; lesconvives venaient d’entrer et entouraient la corbeille qui faisaitl’admiration de tous. La dame de compagnie de la comtesse Lenor,l’écuyer de la chanoinesse Concordia, le bibliothécaire du vieuxSpurzeim ne tarissaient pas en éloges.

Chérie, qui venait d’entrer en grandetoilette, au bras de Frédéric, n’accorda aux magnificences de lacorbeille qu’un coup d’œil distrait, presque dédaigneux.

– Elle croit que c’est pour la comtesseLenor, se dirent la dame de compagnie, l’écuyer et lebibliothécaire en échangeant un regard d’intelligence. Quand elleva savoir que c’est pour elle !…

Comme ils parlaient ainsi, la comtesse Lenorpassait justement le seuil de la porte qui donnait dans lesappartements intérieurs. Elle détourna les yeux pour ne point voirla corbeille et gagna lentement la place qui lui était réservée auhaut bout de la table.

Elle avait les yeux baissés et son beau fronttriste se couvrait de rougeur.

En ce moment, Rosenthal et le comte Spurzeimarrivaient à leur tour par la porte du jardin. Derrière eux il sefaisait un grand bruit, et l’on entendait les éclats d’une voixprovocante.

– C’est mon autre tuteur, Bastian, ditChérie en s’avançant vers Rosenthal, le sourire aux lèvres.

– Diable d’enfer !… s’écriait lejoyeux étudiant au dehors, je savais bien qu’on viendrait mechercher !… Je n’ai pas de rancune, mais je demande desexcuses catégoriques et complètes pour l’accueil malséant qui m’aété fait ici ce matin.

Tous les regards s’étaient tournés du côté dela porte ; Spurzeim jouait avec son jabot et affectaitl’indifférence ; Rosenthal baissait les yeux, et une nuanced’embarras se peignait sur le visage de Frédéric lui-même. Unsourire moqueur était autour des lèvres de Lenor, qui cherchait,mais en vain, à rencontrer les yeux de Rosenthal. Chérie seuleconservait son air d’imperturbable gaieté.

Elle avait entamé la lutte d’un cœur vaillant,et maintenant qu’elle se savait aimée, l’empereur lui-même nel’aurait pas fait reculer.

– Eh bien ! monsieur le baron,murmura-t-elle, faut-il que j’aille recevoir mon oncleBastian ?

Rosenthal s’inclina de bonne grâce et fit unpas vers la porte au moment même où le gros étudiant paraissait surle seuil avec sa redingote en lambeaux et sa grande pipe à laboutonnière.

– Entrez, monsieur, dit-il ; lesamis de ma fiancée sont ici chez eux.

– C’est bien ce que je pensais, répliquaBastian d’un air capable. Dites donc, vous, monsieur le conseillerprivé honoraire, témoignez-moi donc un peu les regrets que vousavez…, le chagrin…, enfin une petite phrase polie, quoi !

– Je n’avais pas l’honneur de vousconnaître, mon cher monsieur Bastian, répondit Spurzeim avec sonplus séduisant sourire ; veuillez agréer mes excuses, etcroire que bien sincèrement…

Bastian lui avait déjà tourné le dos. Lematin, en attendant Frédéric, il était entré dans un cabaret pourse bien assurer que le kirsch de la forêt Noire méritait sa vieilleréputation. Il était superbe, et, Dieu merci ! Chérie n’avaitpas besoin de lui souffler son rôle.

– C’est sombre ici, dit-il en promenantson regard autour de la chambre, mais je ne déteste pas cettevieille couleur de cathédrale… On mange consciencieusement aumilieu de ces antiquités curieuses… Ah ! bonjour, bonjour,reine Chérie, s’interrompit-il avec effusion ; vous êtescrânement mignonne en duchesse, et je ne regrette pas le chemin quej’ai fait pour vous voir… C’est pour vous cette corbeille denoce ?

– Oui, mon cher monsieur, répondit lediplomate fort, qui tâchait évidemment de se rendre agréable.

– Fichtre ! c’est du cossu !…s’écria Bastian ; c’est stylé !

Rosenthal s’était approché.

– Je serais heureux si ma fiancée latrouvait à son goût, dit-il en interrogeant Chérie du regard.

Depuis le commencement de la scène, Lenortriomphait, car elle se sentait déjà vengée. Chérie regarda lacorbeille par-dessus l’épaule.

– Pas mal… murmura-t-elle du bout deslèvres.

– Pas mal !… pensa Lenor. Cettecréature est odieuse ! Une corbeille de princesse ! Lepauvre Rosenthal sera trop puni !

– Voyons, à table ! s’écriaChérie.

– Toujours ravissante !… dit Bastianattendri ; toujours cousue d’idées spirituelles !… Àtable ! quel joli mot !… Du talent ! dutalent !

Rosenthal avait pris la main de Chérie.

– Nous attendons ma tante la chanoinesse,murmura-t-il.

– Ah ! fit Chérie ; c’estqu’elle n’est pas vive, la bonne dame !… et mes tuteurs ontfaim.

Pour la première fois, une nuance de dépit serefléta dans les yeux du baron, que le vieux Spurzeim surveillaitavec inquiétude.

– Ça m’aurait bien surpris, s’écriaBastian avec un gros rire, s’il n’y avait pas eu ici de tantechanoinesse… La voilà, je suis sûr que la voilà !… Tantechanoinesse, je vous offre mes civilités empressées !

Madame Concordia venait en effet d’entrer,précédée de son chapelain ; elle resta stupéfaite au devant duseuil, regardant tour à tour Frédéric et Bastian.

– Mon révérend, dit-elle enfin auchapelain, voyez comment cela se trouve bien que j’aie mis ma robede velours, puisque voilà justement des étrangers au château deRosenthal.

Le chapelain ne put faire moins qued’approuver du bout du bonnet, et Concordia exécuta deux révérencesconsidérables en l’honneur des deux étudiants.

Chérie était maîtresse de la maison ;elle plaça Frédéric auprès de Lenor et Bastian à côté de lachanoinesse. Le chapelain récita la bénédiction latine, et le repascommença.

Il faut se souvenir de ce que nous avons dittouchant l’étiquette compassée et toujours uniforme qui régnaitd’ordinaire dans la salle à manger de Rosenthal. On peut affirmerque ces voûtes nobles n’avaient jamais entendu que des parolesrigoureusement convenables : aussi, tous les convives, depuisla dame de compagnie jusqu’au bibliothécaire, tressaillirent-ilsd’un commun mouvement lorsque Bastian s’écria, en prenantplace :

– Diable d’enfer ! je crois que jevais avoir aujourd’hui un joli coup de fourchette !… Et vous,ma vénérable ?

La chanoinesse Concordia jeta sur lui unregard plein de sérénité ; elle ne s’était jamais éloignéebeaucoup des tours de Rosenthal. Elle avait vu la cour, maisrarement et dans des occasions solennelles ; c’était lanaïveté même. En outre, elle avait cette politesse sincère desgrandes races et cette bienveillance innée qui se refuse à devinerl’impertinence.

– J’ai toujours eu, grâce à Dieu,répondit-elle avec un bon sourire, un excellent appétit,monsieur.

Tous ceux qui avaient tremblé pour cemot : ma vénérable, si impudemment familier, durentse rassurer, car la digne chanoinesse pensa tout uniment quec’était quelque nouveau titre à la mode, et mangea son potage d’uncœur calme.

Rosenthal évitait les œillades moqueuses etprovocantes de Lenor. Le vieux Spurzeim causait comme une pie etsemblait vouloir abriter derrière son babil les excentricités deBastian. Mais celui-ci avait la voix bien timbrée.

– C’est un moment à passer, se disait lediplomate fort ; puisque mon cher neveu ne l’a pas mis dehorspar les épaules, il faut qu’il ait ses raisons pour cela… Nousaurons, je l’espère, plus de peur que de mal… D’ailleurs nous avonsun de ces jeunes gens qui se conduit admirablement bien, et c’estdéjà quelque chose.

On ne pouvait, en effet, accuser Frédéric defaire beaucoup de bruit. Le regard de Spurzeim se tourna vers luicomme pour le remercier de son excellente tenue ; mais, pourle coup, le sourire à la Voltaire, qui était à demeure sur leslèvres du bonhomme, s’évanouit brusquement. Il venait de voirFrédéric, penché tout contre l’oreille de Lenor, qui l’écoutait enrougissant.

Spurzeim tressaillit ; décidément saroute était pavée de lames de rasoir. S’il fut jaloux, point n’estbesoin de le dire, mais il fut surtout terrifié par l’idée que lebaron lui-même allait être jaloux ; car il connaissait l’étatdu cœur de Rosenthal mieux que Rosenthal lui-même, et tous sesespoirs se fondaient sur la rapidité du dénoûment matrimonial. Ilsavait bien que tout cela ne pouvait réussir qu’à la course et enquelque sorte par surprise ; désormais Frédéric lui faisaitplus de peur que Bastian lui-même.

Heureusement pour lui, Rosenthal, confus et àla gêne, n’osait point regarder du côté de Lenor, dont il craignaitl’œil triomphant et railleur.

– Eh bien, reine Chérie, s’écria Bastianà travers la table, je prendrais ma pension ici avec plaisir, moi…Vous ne devez pas vous plaindre !

– Je ne me plains pas… répondit la jeunefille en riant. Fritz, servez à boire à mon tuteur !

Bastian arrondit ses doigts sur ses lèvres etlui envoya un baiser reconnaissant.

– Madame, madame, disait tout basFrédéric à l’oreille de Lenor, au nom de votre bonheur, croyez-moi…Ne cédez pas à une rancune indigne de vous !…

– Bon Dieu ! monsieur, répliquaitLéonor, qui voulait jouer le dédain, mais qui déjà était indécise,que peut-il y avoir de commun, je vous prie, entre mademoiselleChérie et moi ?

– Vous êtes une noble dame, elle n’estqu’une pauvre fille, répliqua vivement Frédéric, mais je ne saispoint de cœur plus haut placé que le sien !

– Que diable peuvent-ils se direainsi ?… grommelait le diplomate fort.

– À votre santé, conseiller privéhonoraire ! s’écria Bastian, qui vida son verre rubis surl’ongle.

Mais il le tendit par-dessus son épaule auvalet Fritz, qui l’emplit de nouveau. Spurzeim s’inclinagracieusement.

– À votre santé, vénérable dame, repritBastian, qui vida son second verre. Du talent, ce vin-là ! dutalent !

– Me serait-il permis, monsieur, dit lachanoinesse, après l’avoir remercié fort sérieusement, de vousdemander si vous êtes Grec ou Turc ?

– Plaît-il ? fit Bastian scandalisé.Je suis chrétien, diable d’enfer ! et natif de la rue Tulipe,à Stuttgard !

– Je me faisais l’honneur de vousdemander, reprit la chanoinesse, si vos préférences politiques sontpour la Porte Ottomane ou pour les illustres et malheureuxdescendants des Hellènes ?

Bastian éclata de rire et s’emplit la bouchejusqu’au gosier.

– Moi, répondit la chanoinesse avec uncommencement d’animation, mes opinions sont bien connues : jesuis Grecque depuis la plante des pieds jusqu’à la racine descheveux.

– Eh bien, vénérable dame, dit Bastianqui ne se lassait point de la contempler, je me fais Grec aussipour l’amour de vous.

– Entendez-vous, comte ? s’écriaConcordia enthousiasmée ; j’ai conquis une recrue pour lacause des fils de Miltiade et de Thémistocle.

– Est-ce que par hasard il serait Turc,le conseiller privé honoraire ? demanda Bastian, qui fronça lesourcil.

La chanoinesse prenait tout au grandsérieux ; elle répondit :

– Ah monsieur, c’est une tristesse pourmoi… le comte approuve toutes les horreurs commises par la SublimePorte.

– Ça m’affecte aussi, moi, sensiblement,ma bonne dame, dit Bastian. Ergo, buvons pour oublier noschagrins… Esclave, ajouta-t-il en s’adressant à Fritz, mets lacruche à côté de moi, afin que je me serve à mafantaisie !

Le valet Fritz hésita, tant ces mœurs étaientinconnues au château de Rosenthal ; mais Chérie lui fit unsigne impérieux et il fallut bien obéir.

– À la bonne heure ! s’écria le grosétudiant qui emplit jusqu’aux bords le verre de lachanoinesse ; ma voisine, vous êtes une bonne âme, et jecommence à vous trouver fort à mon gré !

– Monsieur… murmura Concordia, qui danssa gratitude se leva à demi pour ébaucher une révérence.

– Eh bien, monsieur le baron, dit toutbas Chérie à Rosenthal, vous n’avez pas l’air content de voir mafamille ?

– Si fait, madame, répliqua le baron, sifait, assurément.

Spurzeim guettait son cher neveu ; il levoyait pâlir petit à petit et pensait : « Cela va segâter ! »

– Sur mon honneur, madame, murmuraitFrédéric, qui n’avait pas cessé de parler bas à la comtesse Lenor,elle est votre amie.

– Mon amie !… répéta l’orgueilleusejeune fille avec mépris.

– Et l’amitié de Chérie, poursuivitFrédéric dont la voix s’affermit, honorerait une reine !

Lenor eut un sourire amer.

– Comment serait-elle mon amie, dit-elleen tournant la tête pour cacher sa rougeur, puisqu’elle m’a pristout le bonheur que j’attendais ici-bas ?

– Le bonheur qu’elle vous a pris, madame,elle veut vous le rendre.

Lenor regarda Frédéric en face, tandis que levieux Spurzeim, ébahi, pensait en les lorgnant tous deux :« Ah çà ! ils ne se gênent même plus !… Le diableest dans cette maison ! »

– Me le rendre !… répéta Lenor.

Puis elle ajouta, emportée par un méchant élande jalousie : – Suis-je tombée si bas que je puisse accepterla compassion de mademoiselle Chérie ?

– Hélas ! madame, dit Frédéric, sivous voulez avoir compassion d’elle, Chérie vous remerciera de boncœur !

– Puisqu’elle est victorieuse,qu’a-t-elle besoin de pitié ?

– Elle est comme vous, madame : ellesouffre parce qu’elle aime…

– Monsieur le baron deRosenthal !

– Non… un autre.

Pour la seconde fois, Lenor leva les yeux surFrédéric. Elle le vit si beau dans sa douce tristesse, qu’elle nelui demanda point le nom de celui que Chérie aimait.

Seulement, elle dit, gardant encore undoute : – Si elle souffre, pourquoi ce joyeux sourire à seslèvres, pourquoi cette gaieté bruyante dans sa voix ?

– C’est qu’elle espère en vous, madame,répondit Frédéric, qui à son insu même était un diplomate bienautrement fort que Spurzeim ; c’est qu’elle joue un jeu hardi,mais qui ne blesse point sa conscience, car elle sait bien quemonsieur le baron de Rosenthal se trompe lui-même et que son cœurest toujours avec vous.

Lenor rougit de plaisir, au grand dépit duvieux comte qui se tordait sur son siége et qui trouvait un goût defiel à tous les plats.

– Madame, ajouta Frédéric simplement etd’une voix qui portait la persuasion dans l’âme, quand on vous aaimée une fois, peut-on aimer ailleurs ?

En ce moment il y eut un coup de foudre.

– Dis donc, toi, Frédéric, s’écriaBastian, qui était déjà rouge comme une tomate, quand tu auras finide faire la cour à ta voisine, nous chanterons le Gaudeamusigitur, le Bibendum, ou le Trésor deFanchon… veux-tu ?

Jugez ! Le chapelain, l’écuyer, la damede compagnie et le bibliothécaire restèrent la fourchette en arrêt,la bouche béante. L’écuyer tranchant, qui découpait un cuissot dechevreuil, laissa tomber son coutelas ; le comte toussaénergiquement, la chanoinesse branla de la tête et mit sesconserves pour voir cette voisine à qui on faisait lacour.

Rosenthal avait enfin regardé Lenor ; ilétait pâle et ses sourcils se fronçaient violemment.

Il y eut un moment de silence ; on eûtentendu voler une mouche dans cette grande salle où chacun retenaitson souffle, croyant qu’il allait se passer quelque violentetragédie.

On était au château de Rosenthal, chez lecolonel des gardes du roi ; il y avait là deux pauvres hèresqui étaient venus on ne savait trop d’où et qui avaient été reçuson ne savait trop pourquoi, par grâce sans doute, et pour ne pointblesser la fiancée du maître.

Soit dit en passant, c’était déjà une bienétrange histoire que ces fiançailles, et la vieille domesticité duchâteau, tout en trouvant que Chérie était merveilleusement belle,s’habituait difficilement à voir en elle la future baronne deRosenthal.

Or ces deux pauvres hères qui étaient venus,habillés Dieu sait comme, et gris de poussière de la tête auxpieds, s’étaient assis en conquérants à cette table où, de mémoired’homme, nul n’avait pris place qu’en frac noir et en bas de soie,hormis les jours de grande vénerie.

L’un de ces deux intrus buvait comme unportefaix, sinon mieux, et semblait se croire à la taverne.

L’autre… mais que dire de plus fort que lesparoles de Bastian lui-même ? Bastian accusait l’autre defaire la cour à la comtesse Lenor, absolument comme s’ilse fût agi d’une petite grisette, égarée dans une débauched’étudiants.

Spurzeim ferma les yeux pour ne point voir letonnerre tomber. Il en fut pour ses frais ; le tonnerre netomba pas et chacun put remarquer cette circonstance plus étrangeque tout le reste : c’est que la fière comtesse Lenor nesembla pas même offensée.

Par exemple, le pauvre Frédéric devint plusrose qu’une cerise et perdit contenance, ni plus ni moins qu’unejeune fille surprise à ses premiers rendez-vous.

– Mon frère Bastian, balbutia-t-il en sefaisant honte à lui-même, je crois qu’on ne chante pas ici ;ce n’est pas l’usage.

Bastian se tenait les côtes.

– Diable d’enfer ! s’écria-t-il enétouffant de rire, la drôle de figure que tu fais, mon frèreFrédéric !… Moi, je trouve qu’il n’y a pas de quoi rougir… Lapetite comtesse est jolie comme un Amour, et je voudrais être à taplace.

Les lèvres de Rosenthal tremblaient. Leridicule de sa situation l’écrasait. Il eût donné une année de sonrevenu pour que le comte parlât. Mais le comte n’avait garde.

La chanoinesse, qui avait trouvé sesconserves, jeta un regard tout bienveillant sur Frédéric etdéclara, ne pouvant jamais songer à mal, que c’était un bien jolijeune homme.

– Quant à l’usage de la maison, repritBastian, voilà, par exemple, une chose dont je me moque !…Nous sommes ici chez Chérie, n’est-ce pas, et nous sommes lestuteurs de Chérie… Ergo, nous faisons tout ce qui nouspasse par la tête !

Chérie adressa un signe caressant à Bastian etlui dit :

– Bien parlé, mon oncle !

Rosenthal avait déjà laissé trop faire, sansdoute, pour songer maintenant à se révolter. Quand même il auraiteu cette idée-là, il lui vint un nouvel adversaire sur lequelassurément il ne comptait point. L’excellente chanoinesse, à quiBastian avait libéralement fait part de son flacon, sentait unedouce chaleur se répandre dans son être ; elle était gaie sanstrop savoir pourquoi, et un sourire heureux épanouissait sonvisage.

– Nos nobles ancêtres chantaientvolontiers pendant le repas, dit-elle, et nous avons eu grand tortde laisser tomber en désuétude ce respectable usage… Si quelqu’unveut dire une chanson, je ne me refuserai pas à en répéter lerefrain.

– Eh houp ! cria Bastianenthousiasmé, du talent ! du talent !… la vénérable parlecomme un livre !… Voyons, Chérie, il n’y a pas dans toutel’Allemagne un rossignol pareil à vous… Chantez-nousPapillon, si vous vous souvenez des gais enfants deTubingue !

– Si je me souviens de mes amis et de mesfrères !… Monsieur le baron, permettez-vous ?

– De grâce, madame, dit Rosenthal avecune froideur polie, n’oubliez pas que vous êtes ici l’absolue etsouveraine maîtresse.

Chérie glissa un coup d’œil vers la comtesseLenor comme si elle eût voulu demander encore une permission. Lenorbaissa les yeux et se prit à sourire.

Alors un éclair de gaieté brillante illuminale visage de Chérie ; ce sourire, c’était comme la paix signéeentre elle et cette pauvre belle jeune fille à qui, sans levouloir, elle avait fait tant de mal. La voix de Chérie, sonore etdouce, vibra tout à coup dans la salle, et ce fut comme un bon ventde joie qui réchauffa le cœur de tous les convives.

Sa chanson était ainsi :

Papillon, ma légère,

Ici-bas, on ne voit

Marquise ni bergère

Qui soit

Si bonne que toi, chère,

Dans ton petit doigt !

– Brava ! brava !… dit lachanoinesse en véritable amateur.

– Oui… murmura Lenor sans regarderFrédéric, vous devez bien l’aimer !

Bastian était en extase. Il buvait son grandverre à petits coups et répétait entre chaque gorgée :

– Du talent ! du talent !…ah ! diable d’enfer ! bien du talent !

Chérie poursuivit, la tête haute et le souriresur les lèvres :

Le juif à la bourse qui sonne,

Le juif est venu

Me dire : « Veux-tu

De l’or et des bijoux, mignonne ?

Veux-tu la grandeur ?

M’a dit le seigneur ;

Je suis comte, à toi ma couronne. »

Moi, je réponds : Non,

Je suis Papillon,

Papillon qui toujours chante

Et qui s’en vante :

Grand merci, non, non,

Je veux rester Papillon !

Bastian reprit le refrain à tue-tête, etChérie fit signe à Frédéric de l’appuyer. La chanoinesse, qui avaiteu de la voix avant la révolution, fit chorus de bonne grâce.

Chérie commença le second couplet :

« Veux-tu brillante renommée ? »

M’ont dit à genoux

Les poètes, tous

De mon haleine parfumée.

Puis le général,

Sur son beau cheval,

M’a dit. : « Veux-tu mon armée ? »

Moi, je réponds : Non,

Je suis Papillon, etc.

Et Bastian de reprendre avec un enthousiasmenouveau :

Papillon, ma légère, etc.

Cette fois, la demoiselle de compagnie,l’écuyère et le bibliothécaire, encouragés par le bon exemple de lachanoinesse, crurent devoir donner un peu de voix. Le chœur seformait ; c’était mieux nourri.

Chérie acheva :

Mais j’ai rencontré, le soir même,

Un abandonné

Qui m’a dit : « Je n’ai

Trésor, esprit, ni diadème ;

Je n’ai que la fleur

De mon jeune cœur

Papillon, veux-tu que je t’aime ?…

Comment dire non

Sans perdre mon nom ?

On m’appelle étudiante,

Et je m’en vante ;

Je ne dis pas non,

Je suis toujours Papillon ![2]

– Qui m’aime me suive ! s’écriaBastian, qui entonna le refrain d’une voix de stentor.

En même temps il battit la mesure contre sonverre avec son couteau. Pour le coup personne ne manqua à l’appel.On put entendre la voix diplomatique et chevrotante du comteSpurzeim, qui jetait quelques notes fausses dans l’ensemble, et lajolie Lenor, frappant, ma foi, son verre en mesure, fitgaillardement chorus.

Jamais homme ne fut si complétement abandonnéque ce pauvre baron de Rosenthal.

– Eh houp ! eh houp ! criaitBastian hors des gonds. Gaudeamus, mes frères… du talentdu talent !… Voilà une maison comme il faut, ou je ne m’yconnais pas !

– Mon voisin, dit la chanoinesseavec effusion, vous êtes d’un agréable caractère.

Puis elle ajouta en élevant la voix :

– Fritz, va me chercher mon violon… Jecrois que mon devoir est de faire aussi quelque chose pour réjouirles hôtes du château de Rosenthal.

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