La Reine des Épées

Chapitre 7Le secret de Chérie.

La riante vallée du Necker se voilait déjàsous les demi-teintes du crépuscule du soir, tandis que le sommetdu coteau où s’asseyait le village de Ramberg étincelait auxderniers rayons du soleil.

La salle de danse et ses environs attiraient àeux tout le mouvement et toute la vie. Il régnait dans le reste dubourg un calme profond, un silence que ne comportaient point lesjours ordinaires du travail.

Il en est ainsi quand une cité célèbre safête. De même que chez l’homme livré au plaisir, toute la chaleuret tout le sang se jettent vers les centres vitaux, le cerveau etle cœur, de même la ville égayée déserte ses faubourgs pour affluersur la place publique.

Paris lui-même, – nous ne parlons point deLondres, qui ne sait pas ce que c’est qu’une fête, – Paris lui-mêmeprésente à certains jours ce spectacle curieux.

L’étranger peut se perdre dans les ruesabandonnées, tandis que le passage est obstrué par la cohue tout lelong des boulevards.

Ici le mouvement désordonné, le fracas, lesrires, les cris aigres de l’enfance, les chants rauques des pèresde famille ; là, le silence inaccoutumé, la solitudeétonnée.

Le lendemain, après une nuit de lourd sommeil,le boulevard s’éveillera calme et triste, tandis que la vie aurareflué vers les faubourgs, ces grandes artères du travail.

De la fête, il ne reste rien qu’un peu delassitude. La ville a eu sa congestion cérébrale ; on l’asaignée, elle s’est guérie, et la voilà qui vaque à ses affairesquotidiennes, encore un peu hébétée et engourdie.

Entre le bon bourg de Ramberg et la ville deParis, il y a certes de la marge ; mais, du petit au grand,toutes les villes et toutes les fêtes se ressemblent. – Donc,autour de la Maison de l’Ami, à mesure que la journée s’avançait,c’était un silence plus grand, une solitude plus complète.

Maître Hiob lui-même, l’ancien bedeau et sadigne femme Barbel, ayant achevé de compter l’argent de lacasquette, avaient gagné, bras dessus, bras dessous, la salle dedanse.

Quand on possède, comme cet excellent couple,une conscience pure et tranquille, on aime à contempler les gaisplaisirs de la jeunesse, sans préjudice du charme que l’on éprouve,selon le poète, à voir lever l’aurore.

Aucun bruit ne venait troubler le sommeil deFrédéric, et Chérie demeurait là, près de lui, toujours à genoux etcomme écrasée sous le poids de sa rêverie.

Nous savons la naissance de Chérie ; onnous a dit l’histoire romanesque de son enfance, et nous devinonsbien ce que furent ses premières années, choyées et gâtées par latendresse enthousiaste des jeunes gens de l’école.

Ce qui ne se devine pas, c’est le secret d’unejeune fille ; il faut bien que nous connaissions enfin lareine Chérie et son secret.

C’était un caractère étrange, d’une douceurexquise et parfois d’une virile fermeté ; son cœur ressemblaità son visage, où la suavité des lignes n’excluait point la force,où l’intelligence brillait parmi la grâce. Sous ses cheveux blonds,si légers, si charmants, il y avait un front pensif ; sabouche, qui savait si bien sourire, savait être sévère aussi, etses grands yeux bleus candides, quand ses longs cils fauves sebaissaient, devenaient d’un azur si foncé qu’on eût dit le regardd’une brune.

Depuis ce jour fatal où les étudiants,compagnons de son père, et qui ne savaient point le nom de cettepauvre petite enfant tout à coup abandonnée, l’avaient baptiséeLiebchen (Amour, Mignonne, Chérie), elle n’avait eu pourentourage, à part les étudiants eux-mêmes, que dame Barbel etmaître Hiob.

Dame Barbel la traitait bien, elle était payéepour cela ; l’ancien bedeau et sa femme regardaient Chériecomme leur poule aux œufs d’or ; ils n’avaient garde de lamécontenter. S’ils eussent été de bonnes gens, Chérie les auraitaimés, car son cœur ne demandait qu’à s’ouvrir ; mais il yavait dans sa nature une délicatesse clairvoyante, ou plutôt unesorte d’instinct qui l’éloignait du couple économe et vertueux àqui son enfance avait été confiée. Elle ne voulait point de mal àmaître Hiob ni à sa femme, mais jamais il ne lui était venu àl’idée de les choisir pour confidents de ses petits chagrins ou deses joies intimes.

À Tubingue, où s’étaient écoulés ses premiersans, puis à Stuttgard, elle voyait les autres jeunes filles jouerensemble et s’entr’aimer ; quelque chose la retenait quandl’envie lui venait de se mêler à leurs jeux. Et une fois qu’ellepassa par-dessus cette réserve timide, elle devait se souvenir decela toute sa vie, les enfants joyeux qu’elle abordait le sourireaux lèvres la regardèrent avec de grands yeux étonnés.

– Tiens ! dit un beau petit ange,voilà la fille élevée par charité !

Chérie s’en alla, les joues baignées delarmes, et ne voulut pas dire à dame Barbel ce qui lui étaitarrivé.

Ce fut la seule tentative que fit jamaisChérie pour entrer dans le monde, pour se mêler à ceux qui vivaientde la vie commune, pour s’asseoir enfin à ce grand banquet de lacité, où chacun, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, a sa place,petite ou grande.

Lorsque Chérie fut ainsi repoussée, elle avaità peine six ans. Depuis lors, elle se tint pour bannie et acceptala proscription.

Le mot que nous employons ici est fort exagérésans doute. À proprement parler, personne ne songeait à proscrireChérie, surtout depuis qu’elle était jeune fille et que sa beautésans rivale éblouissait tous les regards. Au contraire, il était demode et de bon ton parmi les nobles dames de Stuttgard de s’occuperd’elle avec bienveillance ; on condescendait à reconnaître quesa vie était pure autant que le brillant éclat de ses yeux ;on lui souriait, en vérité, à la promenade et à l’église. Mais,vous savez, c’était ce sourire qui naît sur le passage de lacomédienne en vogue, de la femme hardie qui, montée sur un chevalimmobile de terreur, se laisse enlever par un ballon au-dessus desnuages, – ce sourire qui est cousin germain de celui qu’on donne àla girafe ou au singe du jardin des Plantes, – ce sourire que lesprincesses de théâtre acceptent comme un triomphe et qui tueraitune femme de cœur, – ce sourire, enfin, qui désigne avec bonhomie,qui insulte sans malveillance, qui montre au doigt purement etsimplement.

Croyez que le monde est avare de ce sourire etqu’il ne le donne pas au premier venu. Nous savons des messieurs etdes dames qui n’ont jamais pu l’obtenir.

Chérie n’en voulait pas, de ce sourire. Maiselle n’était point faite comme ceux qui protestent hautement contrel’ostracisme mondain. Elle avait sa fierté à elle, et sa fiertédédaignait la fierté commune. Il lui semblait que réclamer contrela sentence de ce tribunal, c’était le reconnaître. Chérie neréclamait point. Elle passait, modeste et froide, parmi ce mondequ’elle se fût concilié d’un mot peut-être.

Elle était trop hautaine pour ne se pointmontrer affable et polie ; elle avait trop d’orgueil pourlaisser voir jamais où saignait sa blessure.

Mais elle souffrait… Souvent, quand ellevoyait passer d’autres jeunes filles au bras de leur mère, ellepleurait amèrement et longtemps. Une mère !… oh ! quecelles-là devaient être heureuses ! Oh ! comme il leurétait facile d’être bonnes, d’être sages et de ressembler auxanges !

Puis, le petit cheval noir de Chérie piaffait,impatient, dans la cour ; elle boutonnait, le long de sataille svelte, le drap noir de son amazone ; le chapeau defeutre, où fouettait le voile vert, emprisonnait les boucles de sachevelure, et la voilà partie, plus rapide que le vent, laissantderrière elle des tourbillons de poussière et souriant, et nesongeant plus à sa douleur guérie !

Toute seule dans ces riantes campagnes quisuivent le cours du Necker, toute seule, tantôt galopant dans lesprés, tantôt assise dans les grandes herbes émaillées defleurs ; toute seule avec elle-même, avec son esprit rêveur etavide de connaître, avec son cœur brûlant qui n’avait pas encoreparlé ; toute seule, la belle entre les belles, l’admirée etla bien-aimée !

Les pâtres qui mènent leurs troupeaux dans cesfraîches prairies qu’arrose le fleuve la connaissaient bien, etvenaient écouter sa chanson.

Parfois un officier de la garnison deStuttgard, ou quelque gentilhomme des environs, se prenait à lasuivre. Chérie n’était ni farouche ni revêche. Quand on saluaitChérie, que l’on fût paysan, soldat ou châtelain, elle répondait ensouriant. Mais si l’officier ou le gentilhomme, je ne parle pas dupaysan, voulait l’approcher de trop près, il y avait ce diable depetit cheval noir qui était fée. Il n’attendait jamaisl’avertissement de la cravache mignonne que Chérie tenait à lamain ; il secouait sa crinière noire et soyeuse, ses naseauxfumaient, et il partait des quatre pieds à la fois.

Suivez donc un oiseau qui s’envole ! lepetit cheval noir de Chérie allait plus vite qu’unoiseau !

Et c’est alors qu’il fallait la rencontrer, labelle et chère enfant, sur le penchant de la montagne ou tout aufond des vallées ; la rapidité de sa course animait sonfront ; ses yeux brillaient de cet éclair hardi qui s’éteintavec la jeunesse ; ses cheveux dénoués flottaient avec sonvoile.

Sous l’ombre épaisse des grands arbres, enquelque lieu retiré, le mors avertissait le petit cheval noir, quis’arrêtait court sur ses jarrets tremblants. Chérie sautait à terreet s’enfonçait, déjà rêveuse, dans le bosquet.

Maintenant ses paupières étaientbaissées ; entre les franges de ses longs cils, son regardalangui glissait…

Que dire ? elle avait lu sur l’écorcerugueuse d’un vieil arbre le nom de deux amants. Elle avait essayéde railler et de sourire… Mais elle avait des larmes plein lesyeux.

Pauvre belle Chérie !

C’est qu’en ce temps-là, Frédéric était déjà àl’université de Tubingue.

Mais tout à l’heure, nous allons parler deFrédéric. Chérie n’aimait pas encore, elle le criait bien haut àson cœur ; elle ne voulait pas aimer.

Elle se disait, tant les jeunes filles sagessont folles ! elle se disait : « Je resteraitoujours comme je suis, toujours avec mes amis, toujours libre,toujours reine… »

Et un nuage passait sur le rayon d’orgueil quiavait illuminé son regard.

Hélas ! elle se souvenait de ce mot cruelqui avait fait tomber sa main tendue vers le monde inconnu :« C’est la fille élevée par charité !… »

Et il lui fallait alors l’espace, le mouvementdésordonné, la course extravagante. Le petit cheval noir reprenaitle galop par les monts et par les vallées.

Et le jour s’écoulait.

Mais chaque jour qui s’en allait ainsilaissait Chérie plus triste. L’élément joyeux disparaissait. Parmila douleur réelle de Chérie naissait la vague mélancolie des jeunesfilles.

Tout cela dans la solitude, car dès qu’unregard se fixait sur elle, Chérie se redressait vaillante ;nul ne la devinait : à ses amis comme à ses ennemis, ellevoulait se montrer heureuse.

À ses ennemis par fierté, à ses amis parreconnaissance.

Car elle aimait de tout son cœur ces enfantsgénéreux qui avaient essayé de remplacer auprès d’elle son père etsa mère. Il y a quelque chose d’invraisemblable dans cettetendresse ainsi divisée et répartie sur tant de têtes ; maisil est certain que Chérie se fût dévouée de tout son cœur pourquiconque faisait ou avait fait partie de l’université de Tubingue.Elle connaissait tous les étudiants par leurs noms, et jamaisl’absence n’avait pu effacer un seul de ces noms dans samémoire.

Pour elle l’université était un être deraison, un ami collectif, et à part certaines petites préférencesinévitables, chaque étudiant avait part égale dans son affection.Elle savait bien comme elle était tendrement aimée ; ellesavait bien que si l’on découvrait sa tristesse, ce serait un deuilgénéral, et Chérie voulait payer avec de la joie les bienfaits deces jeunes tuteurs.

Aussi, nul parmi eux ne se doutait des penséesqui assiégeaient l’esprit de la belle reine. Quand elle lesabordait, tout nuage disparaissait de son front, et son délicieuxvisage n’exprimait plus que l’insouciance et le bonheur. Elle étaitla gaieté de toutes les fêtes universitaires, l’entrain de toutesles réunions, l’orgueil de toutes les cérémonies. Et les étudiants,qui étaient fous d’elle, n’avaient garde de s’inquiéter touchantl’avenir de leur cher trésor.

Une fois, c’était à l’époque de la fin desvacances, parmi les jeunes gens qui arrivaient pour entrer àl’université de Tubingue, il y en avait un qui excita la railleriegénérale, parce qu’il arrivait conduit par sa mère, une pauvrebonne femme, habillée en paysanne, qui pleurait toutes les larmesde son corps et semblait ne point pouvoir se séparer de sonfils.

– Ils se moquent de toi, tu vois bien,enfant, disait-elle ; tu seras malheureux ici… reviens avecmoi !

Le jeune homme, qui avait les yeux rouges depleurs, lui rendait ses baisers, mais ne voulait point partir.

Chérie regardait tout cela, émue presqueautant que le fils et la mère.

Elle alla prendre le jeune homme par lamain.

– Il ne sera pas malheureux ici, bonnedame, dit-elle, car je serai son amie et je le protégerai.

La paysanne leva sur elle ses yeux humides etcrut voir un ange de miséricorde. Elle ne s’informa point de cequ’était Chérie ; elle eut confiance et lui livra son filstout tremblant.

Chérie mena l’enfant vers les Anciens, tandisque la bonne femme s’en allait bien lentement, se retournant àchaque pas et envoyant de loin des baisers.

Chérie et son protégé arrivèrent au milieu dugroupe respectable des Maisons moussues, en se tenant par la main,et ce fut sous les auspices de Chérie que Frédéric fit son entréedans l’université de Tubingue. Car l’enfant craintif, l’enfant auxyeux mouillés de larmes, qui regardait partir sa mère en étouffantde gros soupirs, c’était Frédéric ; et vous n’eussiez pointdeviné, je vous jure, qu’en moins de six années, ce blondintremblant allait conquérir à grands coups d’épée le titre enviableet redouté de roi des Crânes.

Ce n’était pas du moins Chérie qui devinaitcela ; et pour que l’amour entrât pour la première fois dansson cœur, il fallait peut-être cette condition de faiblesseapparente. L’idée de protéger séduisit cette jeune fille quin’avait jamais eu la joie d’obéir à sa mère, à qui rien n’avaitrévélé la dépendance de son sexe.

À vrai dire, elle avait été élevée à peu prèscomme un petit garçon au milieu de tous ces jeunes hommes. Lehasard avait mis en elle quelque chose de mâle que voilaitheureusement la gracieuse douceur de sa beauté. Si Chérie avait eudes cheveux noirs, des sourcils d’ébène hardiment dessinés et cepoil follet qui entoure gaillardement la lèvre de plus d’une joliefemme, Chérie nous eût fait peur. Mais c’étaient de légères bouclesdorées qui se jouaient sur son front, et le suave azur d’un ciel deprintemps brillait doucement entre ses paupières.

Chérie ne permit point qu’on fit subir àFrédéric ces dures épreuves des premiers jours, qui sont la plaiede toutes les écoles. Chérie prit littéralement Frédéric sous sonaile, et quand on lui demandait en riant la cause de cettesollicitude, elle répondait : – Je l’ai promis à sa mère.

Nous l’avons dit, c’était par surprise que lepremier amour pouvait se glisser dans ce cœur tendre, maisombrageux à l’excès. Mais aussi ce cœur, en face de la faiblesse,n’eût peut-être aimé qu’à demi ; pour grandir cet amour unefois né, il ne fallait rien moins qu’une sorte d’héroïsme.

Et voilà que l’héroïsme vint à point pourachever la défaite de cette pauvre Chérie ! voilà que l’enfanttimide et larmoyant secoua, un jour de mauvaise humeur, sa blondechevelure comme une crinière de lion, et démolit, pour moins querien, une demi-douzaine de Maisons moussues.

Ce bras, frêle et potelé comme un bras defemme, était de force à soulever une montagne. Cet œil langoureux,quand il le voulait bien, lançait la foudre.

Vers la Pâque, les Anciens de l’université deTubingue décidèrent dans leur sagesse profonde qu’il fallait mettreà la raison le Renard révolté ; il y eut un pro patriàscandal comme on n’en avait jamais vu, de mémoireuniversitaire. Vertubleu ! pas un glaive ne resta suspendu aurâtelier de l’Honneur.

En résultat, on lacéra plusieurs douzaines deredingotes, on perdit plusieurs douzaines de palettes de sang, etmaître Frédéric, sans blessure aucune, et frais comme une rose, futnommé sur le champ de bataille première Épée de l’université.

Alors, Chérie se retira de lui. C’était laseconde phase – Vous connaissez cela, si vous avez aimé. – Chériefuyait parce qu’elle avait peur. Quand on s’échappe ainsi, c’estque la fuite est vaine.

Chérie aimait, et, dans un cœur comme le sien,l’amour, c’était la destinée.

Notre blond Frédéric avait beau être unespadon de première force, il ne voyait goutte en ces mystères. Ilavait aimé Chérie tout de suite, parce qu’elle était bonne, parcequ’elle était belle et parce que son cœur à lui ne demandait qu’às’allumer. À mesure qu’il l’avait connue davantage, sa passionavait grandi et s’était exaltée par un mélange de respect et dereconnaissance. Personne n’ignore, en effet, la persistance despremières impressions : Frédéric ne pouvait oublier que Chérielui était apparue tout d’abord comme une providence.

Tant que dura ce bon temps où le sourire deChérie semblait partout le chercher, il fut heureux comme un élu duciel ; mais dans son bonheur même, il y avait du doute, parcequ’il se disait toujours : – Comment se fait-il que notrereine m’ait justement choisi, moi, pauvre et inconnu, parmi tousceux qui l’entourent et qui l’adorent ?

C’était un des traits du caractère deFrédéric, d’être timide à l’excès, malgré son audace folle.

À une heure donnée, et par fanfaronnade, ileût assurément escaladé les balcons de la fille du roiGuillaume ; mais il baissait les yeux devant un regard deChérie, et si on l’eût défié de baiser la main de Chérie, le cœurlui aurait manqué certainement.

Beaucoup de braves enfants sont faitsainsi ; ils ne demandent qu’à se désespérer, et pour lesforcer à voir leur bonheur, il faut leur ouvrir les yeux à deuxmains.

Quand Chérie s’éloigna de lui, Frédéric tombadans un découragement morne, il ne fit aucun effort pour regagnerles bonnes grâces perdues de la jeune fille. Il ne se demanda pointquel crime il avait commis ; il se dit tout bonnement : –J’étais fou, j’avais rêvé l’impossible.

Absolument comme ces pages des tempschevaleresques qui, dans un jour de délire, levaient leurs yeuxjusqu’à la châtelaine.

Et, ne vous y trompez point, Chérie,non-seulement pour Frédéric, mais encore pour la plupart demessieurs les étudiants de Tubingue, était, ma foi ! bien plusqu’une châtelaine.

Les voilà donc, tous les deux dos à dos,Chérie et Frédéric, amoureux comme deux petits fous, et séparés parl’abîme de leur inexpérience. Si vous leur eussiez donné de vraisobstacles à franchir, ils se seraient réunis d’un seul bond ;mais ces petits fossés que creusent les méprises de l’amour, lesfausses délicatesses, les malentendus, les mauvaises hontes, sontplus difficiles à sauter que les plus larges précipices.

Si les choses n’allaient pas ainsi, leThéâtre-Français tomberait en faillite, et la société des auteursdramatiques se mourrait de faim canine.

Pendant que le pauvre Frédéric soupirait et sedésolait, Chérie perdait ses belles couleurs, et chaque fois qu’illui fallait sourire pour ne point attrister ses chers tuteurs, ellesouffrait le martyre.

Les choses marchèrent ainsi durant de longsmois. Les vacances vinrent.

Frédéric partit pour aller voir sa mère.

L’absence est quelquefois un pont jeté sur cediabolique fossé dont nous parlions tout à l’heure, car, aprèsl’absence, il y a le retour, et l’instant du retour est entre touspropice.

Frédéric et sa bonne mère avaient si souventparlé de Chérie ! et Chérie avait tant rêvé deFrédéric !

Hélas ! pourquoi Frédéric, le maladroitenfant, avait-il cédé à la fatigue ? pourquoi s’était-ilendormi au moment même où Chérie revenait vers lui, décidée àrompre la glace ?

Chérie avait eu le temps de réfléchir ;le beau colonel avait eu le temps de passer sous la fenêtre…Heureux au jeu, malheureux en amour, dit le proverbe. Aujeu des arquebuses, Frédéric avait gagné la partie ; qui saitsi le baron de Rosenthal n’allait point prendre sarevanche ?

Chérie n’avait pas dans le cœur un atomed’ambition égoïste. C’était une nature choisie, et son âme étaitbelle autant que son visage ; mais Chérie était femme :la vengeance est le mets favori des femmes et des dieux.

Nous ne savons pas, nous autres hommes, àmoins d’être nés au bon pays de Corse, quel ragoût savoureux est lavengeance !

Chérie avait à se venger, non point, comme cesaffreux Corses, avec le poignard ou le mousquet, mais avec lebonheur et les sourires. On l’avait dédaignée… Dans cetteorgueilleuse ville de Stuttgard, il y avait des épouses demargraves, des chevalières de Sainte-Élisabeth et des chanoinessesqui ne s’étaient point assez cachées pour la regarder comme unebête curieuse.

Tout en rêvant, Chérie tira de son sein unelettre, fermée par un cachet armorié : – Je serais baronned’empire !… murmura-t-elle.

Comprend-on bien ? Chérie, la reineChérie, la protégée de messieurs les étudiants, la petite filledont on avait le droit de parler comme d’une danseuse de corde oucomme d’une écuyère rompue au saut des oriflammes… baronned’empire !

Elle serait rentrée à Stuttgard l’égale de sesennemies, tout en leur restant supérieure en beauté, en grâce, enesprit, en jeunesse.

C’est là de la vengeance moins noire que lavengeance corse, mais nous en pouvons garantir l’excellentequalité. C’est comme cela que les femmes d’esprit se vengent.

Chérie tourmentait la lettre entre ses mains.La lettre était du baron de Rosenthal, et Chérie l’avait trouvée lematin à son chevet, avant de quitter son réduit d’Abten-Strass.

La lettre était tendre, empressée, galante,presque respectueuse.

Après l’avoir lue, Chérie avait, en vérité, ledroit de prononcer ces mots dans son rêve : – Baronned’empire !

Et c’était de propos délibéré, nous pourrionsmême dire de force que Chérie tournait sa méditation de ce côté. Ence moment, il lui plaisait de faire de la sagesse, de separler raison à elle-même, de discuter son avenir.

Elle cherchait là un refuge contre sa passion,qui l’effrayait.

Baronne d’empire !… La richesse, le luxe,les honneurs, sans parler de la victoire remportée sur leschanoinesses, sur les épouses de margraves et sur les conseillères,– c’était là certes un notable triomphe !

Mais le regard de Chérie tombait bien malgréelle sur Frédéric endormi, tout cet échafaudage ambitieux qu’elleavait laborieusement élevé croulait comme par magie, il ne restaitrien en elle que son amour.

Cette lettre qui était la fortune, Chérie nesavait même plus l’avoir entre ses mains. Quand elle la retrouva,elle eut honte et la cacha précipitamment dans son corsage.

Puis elle se leva d’un brusque mouvement etsecoua le bras de Frédéric, comme si un caprice irrésistible l’eûtentraînée. Frédéric ouvrit les yeux : Chérie demeura interditeet sans parole.

Frédéric regarda autour de lui avecétonnement. Chérie se repentait déjà ; elle eût voulu chercherun biais, un moyen adroit pour entamer l’entretien.

On sait ce que valent ces adresses, en toutcomparables à la diplomatie transcendante du conseiller privéhonoraire comte Spurzeim.

Les amoureux aussi se figurent trop souventque la langue nous a été donnée pour cacher notre pensée. Chérie secreusait la tête et imposait désormais silence à son cœur.

Frédéric, plus gauche qu’elle et mille foisplus timide, n’osait même plus la regarder.

Dans ces occasions, c’est toujours le souriremoqueur qui vient au secours de la jeune fille. Cela ne sert àrien, mais à quoi sert au poltron qui tremble de chanter comme unbienheureux, la nuit, dans le chemin désert ?

– Vous étiez là, Chérie ?… balbutiale pauvre Frédéric.

La jeune fille venait d’avoir une merveilleuseidée, et son imagination criait victoire ! En somme, quevoulait-elle ? savoir définitivement et une fois pour toutes,si Frédéric l’aimait ; ces choses-là ne se demandent pas, ilfaut les deviner ou les surprendre.

Voyez quelle bonne ruse Chérie avaitimprovisée :

– Oui, j’étais là, Frédéric, dit-elle enmettant plus de raillerie dans son sourire ; vous songiez touthaut et je vous écoutais…

Frédéric devint pâle, et un frisson courut lelong de ses membres.

– Ah ! fit-il avec un effroivisible, je songeais tout haut !…

À son tour, Chérie se sentit froid dans lesveines. Pourquoi cette terreur qui se peignait sur le visage deFrédéric ?

Chérie allait donc apprendre ce qu’ellecraignait tant de savoir !

– Qu’ai-je dit ? demanda Frédéric endétournant la vue.

Chérie hésita un instant ; puis ellerépondit, en rassemblant son courage :

– Vous avez prononcé un nom.

– Quel nom ?…

– Un nom de femme.

Frédéric joignit les mains d’un airsuppliant.

– Ô Chérie ! Chérie !s’écria-t-il, pardonnez-moi !

Bien souvent, le matin, pendant les vacances,la bonne vieille mère de Frédéric venait s’asseoir à son chevet, etattendait son réveil en le contemplant toute fière et toutheureuse.

Bien souvent, quand Frédéric ouvrait les yeux,il voyait, penché sur son visage, le bon et tendre visage de savieille mère qui souriait, les paupières mouillées.

– Enfant, tu l’aimes donc bien ?…disait alors la paysanne.

Et Frédéric savait ce que cela signifiait.C’est qu’il avait encore prononcé dans son rêve, c’est que sa mèreavait encore entendu le nom adoré de Chérie.

Ce qu’il pensa quand Chérie lui dit d’un tonde colère qu’elle avait surpris le secret de ses songes, chacunpeut le deviner. Comme sa mère, Chérie avait sans doute entendu lenom que son cœur envoyait toujours à ses lèvres. Et il respectaitsi bien celle qu’il aimait, il plaçait son idole sur un autel sihaut, qu’il trembla jusqu’au fond de son âme.

Chérie, de son côté, tremblait ; Chériesouffrait un mal cruel et poignant ; Chérie s’égarait dans dessuppositions folles, dont la moins extravagante était à cent lieuesde la vérité.

Quand l’imagination d’une jeune filletravaille et qu’on a fantaisie d’observer cet intime labeur, ilfaut d’abord mettre sous clef la logique et se jurer à soi-même,sous les serments les plus sacrés, qu’on ne suivra pas le droitchemin. Il faut se dire qu’on va entrer dans le plus capricieux detous les labyrinthes, il faut oublier à plaisir tout ce qu’on sait,tout ce qu’on croit savoir, pour tâtonner sans boussole dans lanuit de cette route nouvelle.

Il n’y a point de milieu : la jeune filleentre dans le vrai du premier coup avec une sagacité qui tient duprodige, ou bien elle ferme les yeux tout exprès pour ne point voirla lumière, et s’égare volontairement à des distances fabuleusesdans la voie de l’erreur.

Le long de cette route, pavée de stratagèmes,où Chérie s’était engagée à l’encontre de son premier mouvement, àl’encontre même de sa nature forte et franche, elle devaitinfailliblement s’égarer.

Chérie regarda l’aveu de Frédéric à travers lesophisme de la situation qu’elle s’était faite ; elle était làen amante jalouse et délaissée ; ce rôle la saisit malgréelle. Frédéric, accusé d’avoir prononcé un nom de femme, restaitdevant elle tout pâle et tout frémissant ; donc Frédéricl’avait trahie…

Ses yeux s’aveuglaient ; elle oublia dansquelle position Frédéric et elle se trouvaient ; elle nevoulut point comprendre qu’entre elle et Frédéric il ne pouvait yavoir de trahison possible, puisque leur foi ne s’était échangée niexplicitement ni tacitement ; elle oublia tout et ne voulutrien voir, sinon le fantôme d’une rivale détestée.

Une douleur inconnue et navrante lui étreignitle cœur. Elle regarda Frédéric avec cette désolation de l’adieusuprême et sortit de la Maison de l’Ami sans prononcer uneparole.

Frédéric resta tout abasourdi et n’essayapoint de la suivre. L’engourdissement du sommeil pesait encore sursa raison : il suivait son idée comme Chérie se laissaitentraîner par la sienne, et se disait dans l’excès de sa timiditépastorale : – Elle a entendu son nom !… elle ne me lepardonnera jamais !

Chérie marchait à grands pas dans le sentierqui conduisait à la vallée ; elle ne savait pas où elle allaitainsi ; sa tête la brûlait et la fièvre lui montait aucerveau.

– L’ingrat !… l’ingrat !…murmurait-elle ; moi qui aurais tout donné pour sonamour ! moi qui, pour être sa femme, pour vivre entre lui etsa mère dans sa pauvre cabane, aurais dédaigné un trône !…Oh ! maintenant, reprit-elle en s’arrêtant tout à coup et enredressant son beau front révolté, il faut que je sois riche, ilfaut que je sois puissante, afin de m’étourdir et afind’oublier !… Elles sont heureuses aussi, peut-être, celles quivivent par l’orgueil !… l’orgueil ne peut pas tromper commel’amour !… Je veux monter si haut, qu’en regardant au-dessousde moi je ne puisse plus voir mes souvenirs !

Elle avait repris la lettre du baron deRosenthal, elle l’avait ouverte, elle la lisait couramment, car lefeu de ses yeux avait séché ses larmes.

– Il m’aime, dit-elle encore, il m’aime,celui-là !… Lui qui est entouré de tant flatteries et de tantd’hommages, il m’a choisie entre toutes !… Il est beau, luiaussi ! il est vaillant, il est noble et généreux !…Pourquoi donc ne pourrais-je pas l’aimer ?

Elle essaya de sourire, mais un sanglot montadans sa poitrine.

Il y avait sur le bord du sentier une petitecroix de pierre.

Chérie resta un instant absorbée ; puisla lettre du colonel baron de Rosenthal s’échappa de ses doigts. Aulieu de la relever, elle la repoussa du pied.

Elle s’assit sur les degrés de la croix, commeune pauvre Madeleine ; elle entoura la pierre de ses brasfrémissants et la baigna de larmes.

– Mon Dieu, dit-elle à travers lessanglots qui l’étouffaient, vous n’avez pas voulu me donner cettejoie suprême d’être aimée de lui… J’aurais été tropheureuse !… Eh bien, mon Dieu, je souffrirai sans me plaindreet je l’aimerai toujours !…

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