La Reine des Épées

Chapitre 3La Croix-Miracle.

La route de Freudenstadt au village de Munz,après avoir traversé le ravin où Élias et Werner Braun s’étaientcachés pour attendre la carriole de l’ancien bedeau, tournait labase du Rouge, franchissait sur un pont de bois le torrent du Raubet venait passer auprès de la Croix-Miracle, dans la vallée duKniebis. Tout le paysage environnant avait emprunté son nom à lacroix ; on l’appelait généralement le Wunder-Kreuz, et iln’était point permis à un touriste de parcourir la forêt Noire sansadmirer les sites merveilleux qui se groupaient alentour. Leversant occidental du Rouge, où le torrent précipitait ses cascadesécumeuses, était aride et presque entièrement dépourvu deverdure ; entre les troncs clairsemés des sapins, on voyaitpartout la teinte sanglante du grès, qui formait comme la charpenteosseuse de la montagne. À droite et à gauche, au contraire, lavallée fertile étendait ses prairies entremêlées de bosquetsgracieux. Les petits affluents du Necker qui n’ont point de nomavant de se réunir, et qui serpentent comme un réseau de veinesentre les montagnes, découpaient leurs filets bleuâtres sur le vertsombre du vallon. À l’ouest, le grand mont Kniebis étageaitrégulièrement ses sapins jusqu’à cette ligne tranchée où commencentles frimas. Là, toute végétation cessait, et c’était comme unchapeau d’hermine qui coiffait la tête du noir géant. Immédiatementderrière la Croix-Miracle, la base du Rouge amoncelait l’un surl’autre d’énormes blocs de grès qui semblaient avoir été jetés làpar une convulsion de la terre. Deux routes coupaient le chemin deFreudenstadt et formaient avec lui une étoile à six branches,disposées symétriquement. Entre les deux branches qui embrassaientle Rouge, le torrent franchissait par un dernier bond une hauteurde quinze à vingt toises, et lançait ses eaux, blanches commel’écume du savon, à travers la prairie. Le Wunder-Kreuz lui-mêmen’était qu’une pauvre croix de bois située non loin des ruinesd’une petite chapelle, et qui gardait au centre de ses quatre brasune niche vide, qui avait dû contenir des reliques de la terresainte. La chronique disait que Philippe de Souabe, revenant deJérusalem, avait rencontré là un saint ermite qui, par ses prières,lui avait rendu la jeunesse et la santé. En récompense, Philippeavait donné au saint ermite son reliquaire précieux. Par la suitedes temps, après la mort de Philippe de Souabe, une chapelle avaitété bâtie pour abriter le reliquaire. Et les vieillards disaientque leurs pères avaient vu la chapelle intacte avec ses finesdentelles, taillées dans le grès rouge, et ses vitraux quibrillaient au soleil comme des pierreries. Quand un chrétien semourait dans le pays, qu’il fût juste ou qu’il fût pécheur, sesamis pieux l’apportaient sur un brancard au seuil de la chapelle.On priait Dieu de le guérir ou de le sauver. Parfois le moribond selevait comme si une force divine eût circulé tout à coup dans lefroid de ses veines. Parfois il rendait son âme en louant le saintnom de Dieu. Alors le lit mortuaire passait le seuil de lachapelle, et les cierges s’allumaient sur l’autel pour le chrétiendéfunt. La nuit qui suivait, quelque chose de blanc comme un oiseausans tache planait au-dessus du clocher, et chacun savait bien quec’était l’âme chrétienne qui déployait ses ailes pour monter auxpieds du Sauveur.

Une fois, au temps du grand Frédéric et de lagrande Catherine, quand la philosophie léchait le talon dessouverains avant de leur couper la tête, un philosophe courtisanvint dans le pays et acheta je ne sais quel petit Ferney qui luidonna titre de baron ou de marquis, à la façon de monsieur deVoltaire. La chapelle était sur le domaine du philosophe, on la mitbas afin de tuer la superstition infâme. Le philosopheétant allé se faire guillotiner en France par d’autres philosophesplus transcendants que lui, on éleva une croix de bois auprès de lachapelle afin de donner un asile au reliquaire retrouvé. Mais lesiècle avait marché. Comme l’enveloppe du reliquaire était enargent et valait bien deux ducats, il se trouva un philosophepratique pour prendre le reliquaire dans sa niche. Et la pauvreCroix-Miracle, ainsi dépouillée, ne garda que son nom. L’eau desorages pénétrait les pores de son bois vermoulu : ellechancelait sur sa base. Hier est venu un quatrième philosophe, quia bâti un palais en plâtre sur les ruines de la chapelle, afind’exploiter une source d’eau chaude, découverte au pied même de lacroix. Cela s’appelle toujours la Croix-Miracle. On y joue letrente-et-quarante ; on y joue la roulette. De sorte qu’unbanquier filou a recueilli l’héritage de Philippe de Souabe et del’ermite pieux… Je vous dis que le siècle marche !

Nous ne pouvons faire agir et parler à la foistous nos personnages, disséminés dans la montagne. Ces diversesscènes, qui passent l’une après l’autre sous les yeux du lecteur,avaient lieu en réalité contemporainement, et c’est à peine si unedemi-heure s’était écoulée depuis que Chérie avait franchi labrèche du parc de Rosenthal. Les premiers arrivés à ce Wunder-Kreuzqui devait être, cette nuit, le rendez-vous général, furent levieux comte Spurzeim et son complice Bastian. On avaitlittéralement tiré le gros étudiant hors de son lit par lespieds ; le comte s’était emparé de lui et l’avait entraîné bongré mal gré vers la forêt. Autour du Wunder-Kreuz, l’obscuritéétait un peu moins profonde que sur l’autre versant du Rouge, oùChérie s’égarait en ce moment, parce que tout le pays se trouvait àdécouvert, et que rien n’interceptait la lumière réfractée quitombait des nuages. On eût pu voir le diplomate et l’étudiantarriver à pas de loup sur la lisière de la forêt et regarder autourd’eux avec défiance.

– Ils ne sont pas encore arrivés, dit lecomte ; nous avons le temps de causer un peu tous deux…Figurez-vous bien une chose, mon jeune camarade, c’est que vousêtes trop avancé pour reculer… Je vous tiens, je ne vous lâchepas !

– Mais que diable voulez-vous faire demoi ? demanda Bastian d’un ton de mauvaise humeur.

– Je ne vous dis plus que je veux vousfaire épouser Chérie, répliqua le comte, qui redressait sa courtetaille et qui avait en vérité un air d’empereur. Entre les mainsd’un diplomate tel que moi, tous les hommes sont desinstruments.

– Est-ce comme cela ? s’écriaBastian ; savez-vous bien, monsieur le comte, qu’un diplomatetel que vous ne serait pas très-difficile à casser en trois ouquatre morceaux ?

Spurzeim se prit à rire ; il étendit sondoigt sec et maigre vers le sommet du Rouge, où se montraient leslueurs confuses du feu caché au fond de l’entonnoir.

– Si je poussais un cri, dit-il, vousverriez bondir cinquante sauvages le long de cette rampe, etcinquante cognées vous hacheraient comme chair à pâté !

Bastian n’était pas très-brave ; c’estrare parmi les étudiants allemands, mais cela se rencontre. Cettelumière, dont le foyer mystérieux restait invisible, lui faisaitpeur, et son imagination lui représentait parfaitement lescinquante sauvages tout noirs, avec leurs cognées coupantes commedes rasoirs anglais. Son ivresse était passée : il se trouvaitdans le moment de la réaction et se sentait froid jusqu’à la moellede ses os.

– Vous ne voulez pas me comprendre,poursuivit le comte d’un ton résolu. J’ai vu ma nièce Lenor sortirdu château… Où va-t-elle ?… Je ne sais… Ma tête est montée,mon jeune camarade, montée excessivement !… C’est mon va-toutque je risque, et je ne reculerai devant rien… Hermann estrevenu ; vos amis de l’université doivent être maintenant bienprès d’ici…

– Je leur ai dit d’apporter leursépées ! murmura Bastian, s’il arrivait malheur !…

– Un malheur, c’est le mot !interrompit le vieux comte, dont le sourire à la Voltaire disparutcette fois dans la nuit. Nous autres diplomates, nous ne pouvonspas répondre des accidents… En politique comme en famille, nousagissons correctement ; c’est tout ce qu’on peut demander, carla correction n’est autre chose que la conscience même. Et nesavez-vous pas, mon jeune camarade, ajouta-t-il avec une certaineonction, qu’un galant homme, appuyé sur sa conscience, se moque desméfaits du hasard et des brutalités de la force majeure ?

– Mais monsieur de Rosenthal est votreneveu ! dit Bastian indigné.

– Soyez tranquille, son titre et sondomaine, en cas de mésaventure, ne resteraient pas sanshéritier !

Bastian devenait tout petit devant lescombinaisons de ce bonhomme, qui grandissait à vue d’œil et dont lamanie, jusqu’alors ridicule, prenait tout à coup des proportionsterribles. Rien ne repousse et rien n’effraye comme ces bouffonsqui tournent au tragique. Si le vieux comte eût été réduit à sespropres ressources, on aurait pu rire encore ; mais il nes’agissait plus de ces griffes félines que les diplomates portentau bout des doigts : il y avait d’un côté les haches des gensdu Schwartzwald, de l’autre les glaives de l’université. Quelquechose disait à Bastian que le meurtre était dans l’air, cette nuit,sous ce vent de tempête, au milieu de ces sombres solitudes.

– Ainsi, balbutia-t-il, ce sont deuxassassinats que vous allez commettre froidement !

– Deux assassinats ! s’écria lecomte qui parut très-scandalisé ; d’où sortez-vous, jeunehomme ?… Ai-je la tournure d’un pleutre qui assassine ?…L’art véritable ne descend jamais à ces expédients grossiers… Sivous allez au fond des choses, vous verrez que la position prisepar moi dans tout ceci est aussi simple qu’honorable. Deux jeunesgens, dont l’un est mon neveu, se provoquent mutuellement ; unrendez-vous est fixé, je l’apprends ; aussitôt toutes mespensées se concentrent sur un seul objet : empêcher le duel…Pour arriver à ce but, je rassemble mes vassaux et je convoque lesamis de l’adversaire de mon neveu… de telle sorte que la rencontredevient impossible… Je sauve la vie des deux jeunes imprudents…

– À coups de hache et à coups de glaive,vieux chat-tigre ! pensa Bastian.

– Est-ce ma faute à moi, poursuivit lediplomate fort, si, dans la pratique, cette généreuse idée n’a pastout le succès désirable ?… Les étudiants de Tubingue abusentde leur nombre contre mon neveu… Les montagnards emmènent FrédéricHorner pieds et poings liés à Freudenstadt pour le livrer aucapitaine Siegel… Ma foi, ce sont là, mon jeune camarade, desaccidents malaisés à prévoir… On fait ce que l’on peut… si lediable s’en mêle, tant pis !

– Sur mon salut, comte, grommela Bastian,je crois que c’est vous qui êtes le diable.

Spurzeim eut grande peine à cacher la joie quelui causait ce compliment si flatteur.

– Non, non, mon jeune ami, répliqua-t-ilavec modestie, le diable est encore plus méchant que moi… Puis serapprochant et prenant les deux mains du gros étudiant malgré larépugnance manifeste de ce dernier, il ajoutaconfidentiellement : J’aime deux choses en ce mondeexclusivement et passionnément : ma jolie nièce Lenor et lebeau château de Rosenthal… j’entends avec les domaines qui endépendent… J’aurai le château et j’aurai la jeune fille ;c’est une chose arrêtée, souvenez-vous de cela. Avez-vous vu, àgauche du parc, une maison blanche qui se nomme le Sparren ?…J’aime tant mon vieux château, que je l’ai prise en haine, cettemaison toute neuve… L’homme qui l’a fait bâtir est mort à la tâchesans savoir quelle main mystérieuse amoncelait les malheurs sur satête… Bien des gens sont venus pour l’acheter et tous ont quitté lepays découragés et battus… Croyez-vous que je purgerais ainsi lesenvirons du beau château, s’il n’était pas à moi déjà dans mapensée, si je n’étais pas bien certain d’en devenir lemaître ?… Vous êtes étonné ? s’interrompit-il tout àcoup, vous éprouvez un double sentiment : l’admiration et lafrayeur !… Sa voix prit une expression de fatuité enfantine,tandis qu’il poursuivait : C’est l’effet que je produis surtous ceux qui sont admis à sonder les profondeurs de ma pensée.

Il lâcha les mains de Bastian, qui maintenantse demandait si ce vieil homme était idiot ou fou.

– Jeune homme, reprit le comte dont lavoix s’enfla jusqu’à l’emphase, vous entrez dans la vie ; vousne savez pas !… Regardez-moi bien, je suis ce que le vulgaireprofane appelle un monstre, c’est-à-dire que ma pensée a déchiré levoile des préjugés et des superstitions… Avez-vous lu mabiographie, publiée en 1819 dans l’Almanach de Stuttgard ?L’homme éminent qui s’est chargé de reproduire les principauxtraits de ma carrière a fait de moi un portrait fort ressemblant.Il dit en propres termes que je suis un esprit du dix-huitièmesiècle, un cousin de Voltaire, un fils adoptif del’Encyclopédie : c’est imprimé !… Jeune homme, l’Almanachde Stuttgard ne va pas assez loin ; je suis du dix-huitièmesiècle comme le fruit est de l’arbre… ce qui est en moi, c’est lasève fermentée et condensée des grands systèmesphilosophiques !… On dit que Voltaire revenait à Dieu quand lafoudre grondait dans les nuages… Moi, me voilà au milieu de cettenuit de tempête, calme et froid, jeune homme, vous êtes forcé d’enconvenir, et vous disant de ce ton léger qu’on prend pour raconterune historiette frivole : Je méprise et je brave toutes lesvieilles idées qui sont la morale et la religion des hommes ;je dédaigne ces vilains mots de vice et de vertu, d’héroïsme et decrime, qui abrutissent le commun des mortels, et, me plaçantau-dessus de l’humanité trompée, comme l’aigle qui plane dans lesnuages, je dis sans frayeur ni faiblesse : Il n’y a rienici-bas que l’intérêt ; le désir est la règle ; Dieun’existe pas… Je suis l’athée !…

Ce n’était pas un chrétien bien rigoureux nibien fervent que Bastian, notre gros ivrogne ; ce n’était pasnon plus un sot, et peut-être qu’au cabaret il se fût amusé commeil faut de ce vieil homme et de ses blasphèmes amphigouriques. Enplein jour, Bastian eût très-certainement démêlé ce qu’il y avaitde théâtral et de forcé dans l’audace de ce nouvel Encelade, quiescaladait le ciel la main au jabot, avec un œil de poudre à saperruque.

Mais Bastian était un Allemand, et cesmontagnes du Schwartzwald suent d’étranges terreurs. LaCroix-Miracle s’élevait à son côté dans la nuit comme un longfantôme… La voix du torrent répondait par un murmure plaintif auxgémissements lointains du vent dans les arbres de la forêt… Bastiantremblait pour tout de bon ; l’obscurité lui cachait laburlesque grimace du blasphémateur et ne l’empêchait pas d’entendrele blasphème. Il fit le signe de la croix, oublié depuis longtemps,et chercha dans son souvenir les prières de son enfance. Spurzeimse frottait les mains tout doucement, bien assuré qu’il étaitd’avoir fasciné cet esprit vulgaire ; il se comparait, nonsans un orgueilleux plaisir, à ces démons qui viennent tenter lesténors avec des voix de basse-taille, au cinquième acte destragédies lyriques.

– Regarde, continua-t-il, mortifié de nepouvoir faire jaillir une fusée en frappant du pied le sol, regardesi la terre s’entr’ouvre pour m’engloutir, regarde si les foudresde là-haut s’allument pour me réduire en poussière !… Enfant,j’ai mordu à la pomme mystique qui pend à l’arbre du bien et dumal !… C’est moi qui suis le Puissant ; cette nuitm’appartient, il faut m’obéir ou trembler !

Bastian marmottait tout ce qu’il pouvaitretrouver des patenôtres enseignées par sa bonne mère. Il auraitvolontiers promis sous serment de ne pas boire durant trois joursune gorgée de bière pour se trouver à cent lieues de cevampire.

– Tu es à moi, reprit le comte ; mesyeux percent les ténèbres et je lis l’obéissance sur la pâleur deton front !… Tes camarades, les étudiants de Tubingue, doiventavoir dépassé maintenant le château de Rosenthal ; il s’agitde les guider vers ce lieu et de leur monter la tête… C’est tonrôle ; en avant !

Bastian ne bougea pas.

– Eh bien !… répéta Spurzeim d’unevoix qu’il voulait faire terrible.

À ce moment, le premier éclair déchira la nueet jeta sa lueur blafarde sur le paysage, qui sembla surgir tout àcoup hors des ténèbres. La forêt, la vallée, les montagness’agitèrent durant une seconde d’un mouvement confus pour sereplonger immobiles dans la nuit. En même temps, les échos duKniebis renvoyèrent un sourd roulement de tonnerre. Les jambes deBastian faiblirent ; il tomba sur son séant dans l’herbe.

– Ma foi, dit-il d’une voix altérée,c’est payer trop cher un bon dîner et deux ou troischansons !… Si j’ai commis une faute en essayant d’enlever lareine Chérie à mon ami Frédéric, j’en fais cruellement pénitence…Appelez vos cannibales si vous voulez, monsieur le comte, etdites-leur de me manger… Quant à faire un pas,impossible !

– J’ai dépassé le but !… pensaSpurzeim, j’ai anéanti cette pauvre créature au lieu de la fascinersimplement… Pourtant, il faut bien un guide à ces étudiants quiarrivent… Allons, mon cerveau, un expédient !

Il se frappa le front avec un geste familier àtous les diplomates dans l’embarras, et de son cerveau, fécondcomme le rocher de Moïse, une idée jaillit aussitôt.

– C’est cela ! s’écria-t-il ;il y a dans cette tête des ressources inépuisables… Allons, jeunehomme ! ajouta-t-il en se penchant vers Bastian, puisque vousn’êtes bon à rien, prêtez-moi, du moins, votre casquette et votredolman… Par une nuit semblable, avec ce costume, les étudiants meprendront pour un des leurs et je ferai mes affaires moi-même.

Bastian n’essaya même pas de défendre sadéfroque ; il se laissa décoiffer et dépouiller par le vieuxcomte, qui jeta le dolman sur ses épaules, couvrit sa perruque dela casquette et retourna en arrière à grands pas. Dès que Bastianfut seul, son épouvante grandit tout à coup et serra sa poitrinecomme une main de fer. Ce qui venait de se passer là, près de lui,était-ce un cauchemar ou la réalité même ? Bastian avait commetout le monde la notion claire et précise du bandit, du scélérat,de l’assassin ; mais ce fantastique vieillard, dont la voix decrécelle grinçait encore autour de lui dans l’ombre, ne rentraitdans aucune catégorie. Avant de faire peur, il faisait rire, etpendant qu’il faisait peur, on sentait vaguement que tout à l’heureil allait faire pitié. C’était à la fois un impudent coquin, quiparlait de ses méfaits avec science et méthode, un fou misérablequi divaguait, et un histrion de bas ordre qui jouait mal un tristerôle. À le bien prendre, c’était surtout un histrion :comédien de diplomatie, comédien d’impiété, comédien d’assassinat.Il avait l’air de reproduire fatalement en charge sa pensée, toutesérieuse qu’elle pouvait être ; c’était un vilain petit hommepour rire, soit qu’on le prît en diplomate, en athée ou enmeurtrier. Seulement les épées ne rient point, les haches non plus,et cette folie avait eu le pouvoir de mettre en branle, au milieude la nuit aveugle, les haches et les épées.

Le pauvre Bastian n’avait garde de se perdredans cette analyse métaphysique ; mais il sentait vaguement ceque nous tâchons d’expliquer avec clarté. Sa lassitude allait toutde suite à la conclusion, et la conclusion était le danger mortelqui pesait à la fois sur Frédéric et sur Rosenthal. Peu importaitque les prémisses fussent insensées, impossibles, bouffonnes, si laconclusion rigoureuse était terrible ! Bastian était au fondle plus honnête garçon du monde ; la chair de poule lui venaiten songeant au rôle qu’il avait joué lui-même, au début de cettefarce qui allait se dénouer dans le sang. N’était-ce pas lui quiavait écrit à ses camarades les étudiants de Tubingue ? Il semit sur ses pieds ; la bonne pensée lui vint de chercher auxenvirons Frédéric ou Rosenthal pour les prévenir ; puis il sedemanda si mieux ne valait pas courir au-devant de la famille desCompatriotes.

Tandis que Bastian se consultait ainsi, unbruit se fit au delà du pont jeté sur le torrent, dans les buissonsqui bordaient la route de Munz. Toutes les excellentes intentionsdu pauvre étudiant s’évanouirent aussitôt ; son épouvante leressaisit à la gorge ; il crut voir à travers l’obscuritécinquante charbonniers de six pieds de haut, armés de gigantesquescognées. Il prit sa course et disparut à toutes jambes à traversles rochers, au risque de se briser dix fois le cou. Le bruit légerapprochait. Ce ne pouvait pas être certainement le pas de cinquantecharbonniers foulant le sable du chemin ; vous eussiez ditbien plutôt des pas de sylphides. Deux voix douces et tremblantess’élevèrent à la fois, qui ne pouvaient du reste laisser l’ombred’un doute.

– Lenor !… murmura une de cesvoix.

– Chérie ! répondit l’autre.

Et l’on put voir glisser dans les ténèbres quicouvraient le pont de bois deux ombres sveltes et gracieuses qui setenaient par la main.

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