La Reine des Épées

Chapitre 4Au pied d’un chêne.

J’ai vu souvent le lis royal, le lis dans sajeunesse et dans sa beauté, porter fièrement à la rosée du matin sahaute couronne de fleurs ; puis l’ardeur flétrissante dusoleil de midi frappait sa tige, et ses corolles s’inclinaient uneà une, tristes et comme humiliées ; puis encore la tigeelle-même, la tige droite et flexible s’inclinait vaincue… Et lelis royal allait mourir.

J’ai vu l’orage bienfaisant déchirer la nuéeet verser l’eau du ciel au pied du pauvre lis royal… Et c’étaitplaisir de contempler la résurrection du beau lis ! Une à une,ses corolles penchées se relevaient lentement ; sa tige seredressait plus droite et plus flexible ; et quand le nuageétait passé, le lis royal, préparé pour une lutte nouvelle,semblait sourire orgueilleusement aux rayons du soleil.

Si Frédéric se mourait, c’était faute d’un peude bonheur. Comme au lis royal que la sécheresse va coucher aumilieu du parterre, pour revivre il ne lui fallait qu’une goutte derosée. Ses lèvres effleurèrent le front de Chérie et son regardranimé tout à coup brilla, et ses joues se colorèrent, et son cœurengourdi recommença à battre.

– Chérie ! Chérie !murmura-t-il, ô reine Chérie ! combien vous êtes plus belleencore que mes souvenirs et que mes rêves !

– Voici le vingt et unième jour,Frédéric, dit la jeune fille au lieu de répondre, et aucun de vousn’a songé à m’écrire !

– Aucun de nous, excepté moi,Chérie !… J’étais encore bien malade quand j’ai tracé pourvous quelques lignes tremblantes…

– C’est vrai, interrompit Chérie quibaissa les yeux, vous êtes changé, Frédéric !

– Et depuis cette première fois,poursuivit le jeune homme, chaque jour j’ai repris la plume, malgrél’ordre du conseil des Anciens, malgré la volonté de mesfrères.

– Vos lettres ne me sont pas parvenues,dit Chérie.

Une expression de doute était sur le visage deFrédéric.

La jeune fille réfléchissait. « Le baronde Rosenthal est incapable d’une pareille bassesse !… »pensait-elle.

Assurément ; mais les diplomates forts nesont pas fiers, et c’était monsieur le comte Spurzeim qui avait misdans la poche de son habit à la française les lettres deFrédéric.

– Mes amis sont donc fâchés contremoi ?… reprit Chérie d’un accent timide, puisqu’il vous afallu, pour m’écrire, aller contre leur volonté.

Frédéric baissa la tête et ne réponditpoint.

– Quoi ! tous ceux quim’aiment ? dit Chérie en l’interrogeant d’un regard avide.Arnold, qui m’a connue enfant !… Rudolphe, qui a tiré l’épéepour moi !… et tous les autres ?…

– Arnold, Rudolphe et tous les autres,répliqua Frédéric lentement, ont juré sur le glaive de ne jamaisprononcer votre nom.

Une larme jaillit des yeux de la jeunefille.

– Pour faire le serment des glaives,Frédéric, dit-elle, il faut que l’université soit assemblée et queles trois Épées disent avant tous : « Je lejure !… » Vous qui êtes la première Épée, vous avez doncjuré le premier ?

Frédéric eut un sourire.

– Mes frères m’ont retiré le glaive,Chérie, répondit-il ; je ne suis plus la première Épée del’université de Tubingue.

– Pourquoi ?

– Parce que la loi du Commentest formelle et que j’ai dégelé deux fois contre mes frères :une fois dans l’allée d’érables qui est sous le village de Ramberg,pour sauver la vie de l’homme que vous aimez, Chérie… L’autre foispour défendre votre honneur.

– Les deux fois pour moi !… murmurala jeune fille.

Puis elle ajouta tout à coup :

– Mon honneur !… vous avez parlé demon honneur… Il faut vous expliquer, Frédéric !

Frédéric obéit avec répugnance.

– C’était huit jours après votre départ,dit-il ; l’université vint de Tubingue à Stuttgard et serassembla dans la Maison de l’Ami… On parla de vous, Chérie, etl’université monta l’escalier qui conduit à votre chambre… à lachambre qui vous appartenait jadis, quand vous étiez notre fille,notre reine… J’étais bien faible encore et je n’avais pu assisterau conseil, mais quelque chose me disait que mon poste était là, etquand nos frères arrivèrent devant votre porte, j’étais dans lecorridor, adossé contre la muraille.

Arnold portait un marteau avec desclous ; Rudolphe tenait à la main un écriteau, et ceux quisuivaient soulevaient un grand voile noir au-dessus de leurtête.

Arnold cloua la porte de votre chambre contreses montants et dit. « Cette porte est condamnée ; nuldésormais n’en passera le seuil ! »

Cela me plaisait, je laissai faire.

Arnold étendit ensuite le voile noir au devantde la porte et le cloua du haut en bas en disant : « Quece lieu soit triste et consacré au deuil comme si c’était unetombe ! »

Cela me serra le cœur, mais je laissaifaire…

Frédéric s’arrêta pour reprendre haleine. Lapoitrine de Chérie était oppressée ; elle écoutait sansprononcer une parole.

Frédéric reprit d’une voit plusémue :

– Enfin Rudolphe déplia l’écriteau etvoulut le fixer sur le drap noir. Je lus l’inscription qu’ilcontenait ; je m’élançai, et l’écriteau tomba déchiré en millepièces.

– Que disait l’écriteau ? demandaChérie avec agitation ; que disait-il ?

– Vous voulez le savoir ? prononçalentement Frédéric.

– Je le veux ! répliqua Chérie, quicroisa ses bras sur sa poitrine comme pour supporter mieux le coupqu’elle attendait.

– L’écriteau contenait ces mots, repritFrédéric après un silence : « La fille de Franz Steibel,tué par un officier du roi, adoptée par les étudiants de Tubingue,a quitté les étudiants de Tubingue pour suivre un officier duroi. »

Chérie se couvrit le visage de ses mains.

– Y avait-il encore autre chose ?…murmura-t-elle à travers ses sanglots.

– Il y avait au-dessous deux épées encroix avec trois larmes dessinées, et au-dessous encore« ci-gît l’honneur de la reine Chérie ! »

La jeune fille se redressa et montra sonvisage baigné de pleurs.

– Oh ! fit-elle, il en a menti,celui qui a écrit cela !…

– Je foulai aux pieds les débris del’écriteau, continua Frédéric, et je touchai de la pointe de monglaive la poitrine de mon frère Arnold en disant :« Celui qui a écrit cela en a menti ! »

– Merci, Frédéric, dit Chérie, qui étaitassise au pied de l’arbre, à côté du jeune homme ; que Dieuvous récompense, vous qui êtes mon seul ami en ce monde !

– Ils vous aimaient bien eux aussi,Chérie, et s’ils ont été cruels envers vous, c’est que leurs cœursétaient profondément blessés !… Mais que vous importe aprèstout maintenant ? Et tandis qu’il parlait ainsi, la voix deFrédéric prenait malgré lui un accent d’amertume. Que vousimporte ?… vous vivez une vie nouvelle, et ceux qui vousentourent sont les amis de votre choix.

La jeune fille le regarda étonnée.

– Vous aussi, Frédéric, dit-elle, vous mejugez donc comme ils m’ont jugée !… Alors pourquoi m’avez-vousdéfendue ?

– Pourquoi me suis-je placé au-devant dubaron de Rosenthal quand vous avez dit : « C’est celui-làque j’aime ?… »

– Je vous comprends, murmura Chérie avectristesse, vous avez fait cela parce que vous avez un cœurgénéreux… Voilà tout, n’est-ce pas ?… Mais s’il en est ainsi,je vous ferai encore une question, Frédéric : Pourquoiêtes-vous venu au château de Rosenthal ?

Frédéric tressaillit, et Chérie eût voulureprendre la parole prononcée, tant fut amère et soudainel’expression d’angoisse qui vint se peindre sur le visage du jeunehomme.

– Ô Chérie ! Chérie ! dit-illes larmes aux yeux, est-ce donc déjà le réveil ?…Hélas ! je ne savais plus déjà si c’était le domaine deRosenthal qui m’entourait, et je ne voyais plus que vous,Chérie !… Mais vous avez bien fait de me rendre à moi-même,car le temps passe et le chemin est long d’ici à la frontière dupays de Bade.

Chérie l’interrogeait d’un regard inquiet.

– Avant de quitter ma patrie, pourtoujours peut-être, continua Frédéric dont le front s’étaitredressé et qui tâchait de sourire, j’ai voulu embrasser ma vieillemère et lui dire un dernier adieu… C’est pour cela que je suisvenu.

– Quitter votre patrie ! répéta lajeune fille à voix basse ; pourquoi vous exilerainsi ?

Frédéric se leva et reprit son bâton devoyage.

– Chérie, dit-il, les dragons du roi sontà ma poursuite ; je suis proscrit !

– Vous, Frédéric ! s’écria la jeunefille, vous qui bouchiez vos oreilles pour ne pas entendre parlerpolitique : je me souviens bien de cela !… Vous qui étieztout entier aux études et aux plaisirs de votre âge… Vous,poursuivi par les soldats du roi !… vous, proscrit !

– J’étais ainsi, c’est vrai, répondit lejeune étudiant qui voulait garder un air calme et dont la voix sebrisait malgré lui dans sa poitrine ; j’étais ainsi, maisquand vous êtes partie, je crois bien que je suis devenu fou… Voussouvenez-vous, Chérie, de cette chanson satirique contre le roi etses ministres, qui fit mettre le pauvre Goëtz dans uneforteresse ?… Le roi ne m’a rien fait, et je ne connais mêmepas ses ministres, mais je me dis : Puisqu’on a mis Goëtz dansun cachot pour avoir chanté seulement cette satire, si moi je vaisla clouer en plein jour à la porte du palais royal, on metuera…

– Et vous l’avez fait ?… balbutiaChérie, qui était plus pâle que morte.

– Oui, je l’ai fait, réponditFrédéric : je voulais mourir.

La tête de Chérie s’inclina sur son sein.

– Mais vous savez, reprit le jeune homme,nos frères m’aimaient et, malgré mes torts envers eux, ils m’aimentencore… Ils m’ont parlé de ma pauvre mère qui n’a plus que moi ence monde, et j’ai consenti à fuir… Hélas ! Chérie,s’interrompit-il, je mens, et que Dieu me pardonne !… J’aimema mère de toute mon âme, et vous le savez bien, mais je restaisombre et froid à son souvenir… Je m’obstinais dans la pensée de lamort… Et si j’ai consenti enfin à prendre la fuite, c’est qu’uneidée a traversé mon esprit, éblouissante et rapide comme l’éclair…c’est que je me suis dit : Sur cette route de l’exil, jetrouverai le château de Rosenthal où elle est à présent, et quandje l’aurai vue encore une fois, il sera temps de mourir !

Frédéric se tut. Chérie restait immobile et latête baissée. Frédéric attendait un mot de consolation ou detendresse : ce mot, Chérie ne le prononçait point.

– Et maintenant, dit le jeune homme enfaisant un effort pour assurer sa voix, je vous ai revue et je suiscontent, Chérie… Je vais voir ma mère, qui prie pour vous chaquejour, et je lui dirai que vous êtes heureuse… Adieu, Chérie, jesouhaite du bonheur à celui que vous aimez, et je ne vous prie pasde me plaindre ; car moi, désormais, je ne souffrirai paslongtemps.

Il se pencha pour baiser la main de la jeunefille ; mais celle-ci releva tout à coup son visage inondé delarmes.

– Vous m’aimiez donc, Frédéric… monpauvre Frédéric ? dit-elle en le retenant par la main.

– Si je vous aimais, Chérie !s’écria celui-ci avec un élan de passion si ardente, que la jeunefille heureuse sourit à travers ses larmes.

– Et vous ne me le disiez pas !…reprit-elle.

– Tous les jours, je rassemblais moncourage, tous les jours je voulais tomber à vos pieds, mais il yavait comme une main de fer qui étreignait ma bouche dès que meslèvres s’ouvraient pour vous parler d’amour.

– Et moi qui n’ai pas su vousdeviner !… pensa tout haut Chérie dont les belles mainsblanches s’appuyaient sur les épaules de Frédéric ; moi qui mefaisais tout exprès froide et sévère dès que je vous apercevais deloin !… Ah ! Frédéric, mon pauvre Frédéric, le bonheurétait là, sous notre main, et nous l’avons laissés’envoler !

Frédéric avait l’air d’un homme qui voit leciel s’ouvrir ; il écoutait avec ravissement, avec extase.

– Le bonheur !… répéta-t-il ;c’est vous qui avez dit cela, Chérie ?

La jeune fille pesa sur ses épaules en jouant,et Frédéric, cédant à ce mouvement, se mit à genoux devantelle.

Ils se regardèrent tous deux, souriants et lesyeux humides ; tous deux émus jusqu’à l’angoisse et savouranten même temps tous deux cette grande joie des cœurs quis’entendent.

– Moi aussi, je vous aimais… prononçalentement Chérie.

Frédéric ferma les yeux ; il n’avait plusde paroles ; il ne se sentait plus vivre qu’aux violentsbattements de son cœur. Tout à coup, sa joue devint pluspâle ; il chancela et sa tête trouva pour abri le sein deChérie.

Il était là le pauvre enfant, trop faiblecontre cette félicité soudaine ; son souffle venait mourirentre ses lèvres. Chérie le contemplait tendrement, et tandis queses belles mains toutes tremblantes se jouaient parmi les cheveuxbouclés de Frédéric, il y avait dans son sourire un reflet deprotection maternelle.

Elle n’avait que seize ans, mais elle sesentait la plus forte, et dans son âme elle se disait : Jeveux qu’il soit heureux !

– Relève-toi, Frédéric, dit-elle tout àcoup ; jusqu’à demain je suis encore la reine Chérie… et, situ le veux, je ne serai jamais la baronne de Rosenthal !

– Est-ce possible ?… s’écriaFrédéric. Il n’est pas trop tard, mon Dieu !

– S’il était trop tard, dit Chérie quirejeta en arrière d’un mouvement de tête résolu les riches anneauxde sa chevelure blonde, te parlerais-je comme je le fais ?… Tuvois bien que je brûle mes vaisseaux, Frédéric ! Puisque nousnous aimons et que je ne suis pas mariée, pourquoi serait-il troptard ?

– Là-bas, à Tubingue, balbutia le jeunehomme, on a dit qu’il y avait eu fiançailles légales, par-devant lemagistrat… et fiançailles valent mariage.

Le pied mignon de la jeune fille frappa legazon avec impatience.

– Oh ! quant à cela, s’écria-t-elle,si vous êtes ainsi fait, Frédéric, mettez votre paquet au bout devotre bâton et allez pleurer à Bade ou ailleurs, tandis qu’ici, moije serai au désespoir… Si vous avez perdu tout votre courage…

Les yeux de Frédéric brillèrent, et un éclatde fierté vint à son front.

– Bien ! s’écria Chérie, je croisque je vais retrouver mon Frédéric !

– Faut-il combattre ?… demanda lejeune homme, qui sentait renaître en lui son ardeur si longtempsengourdie.

– Oui certes, il faut combattre, etbravement ! répondit Chérie, mais pas avec l’épée, c’est tropfacile… Les armes qu’il nous faut vaincre, c’est l’espoir, c’est lajeunesse, c’est la gaieté, c’est la grâce et la coquetterie…Regarde-moi, mon Frédéric, et dis si tu veux que je sois tafemme !

– Hélas ! balbutia le pauvre enfant,s’il ne fallait donner pour cela que ma vie !…

Chérie, pour le coup, se fâcha tout rouge.

– Eh ! que voulez-vous qu’on fassede votre vie, monsieur ? s’écria-t-elle.

Elle s’interrompit en voyant le blond étudiantbaisser les yeux avec tristesse.

– Ah Frédéric, murmura-t-elle, mon pauvreFrédéric ! quand je pense que j’ai eu peur de vous !Folle que j’étais, je vous jugeais d’après je ne sais quelle idéeromanesque et bizarre que je m’étais faite des hommes ; jevous élevais au-dessus de moi, je vous craignais et je vous fuyais…Mon Dieu ! je n’en sais pas beaucoup plus long que vous sur lemonde ; je ne l’ai jamais vu et jamais je n’ai essayé à ledeviner… Mais cependant, puisque vous ne voulez pas ouvrir lesyeux, il faut bien que je vous conduise… Avez-vous confiance enmoi ?

– Comme en un ange du ciel !répondit le jeune homme.

– Voilà déjà que vous prenez meilleurefigure, interrompit Chérie en souriant ; cela va venir,peut-être… Voyons, mon petit Frédéric, je vous ai connu autrefoisl’air si fanfaron, la tournure si crâne, l’air si espiègle et simutin : ne pouvez-vous retrouver tout cela ?

– Je tâcherai, dit Frédéricnaïvement ; mais pourquoi faire ?

Et, sans qu’il y prit garde, la gaietécontagieuse de Chérie gagnait son esprit et son cœur ; iln’osait pas encore se livrer, car la timidité était samaladie ; mais il sentait se réveiller en lui cette fougue dela jeunesse que le malheur avait matée… Et le progrès de cetteguérison qui s’opérait à son insu se montrait sur son charmantvisage, expressif et délicat comme celui d’une jeune fille.

C’est égal, même dans cette voie deconvalescence, il eût bien mieux aimé que l’arme choisie pour lalutte fût une de ces longues et bonnes épées pendues, là-bas, aurâtelier de l’Honneur.

– Écoutez-moi bien, reprit Chérie, jesuis la fiancée de monsieur le baron de Rosenthal ; nous nepouvons plus rompre désormais que par consentement mutuel… Moi, jeconsens d’avance ; il s’agit donc de le faire consentir.

Frédéric leva les yeux au ciel. Chérie haussales épaules.

Comme il arrive toujours, elle devenait plushardie à mesure qu’elle sentait son champion plus langoureux etplus timide.

– Pour obtenir le consentement demonsieur le baron, poursuivit-elle, il n’y a qu’une chose :c’est de le dégoûter de moi.

– Oh grand Dieu ! s’écria le pauvreFrédéric, si vous n’avez que ce moyen-là, Chérie ?…

– Merci du compliment, Frédéric,interrompit la jeune fille ; mais mon moyen est bon ; ilest excellent, si vous jouez bien votre rôle.

– Quel rôle ?

– Êtes-vous prêt à tout ?

– À tout pour vous plaire, réponditFrédéric d’un air très-suffisamment décidé.

– À la bonne heure, s’écria la jeunefille enchantée ; asseyez-vous donc là, près de moi, etconspirons comme deux vrais camarades d’université… C’est ici lamaison de la diplomatie. Dans cette maison, il y a un bandeau surtous les yeux ; toutes les têtes sont à l’envers ; tousles cœurs souffrent : je ne sais quel mauvais génie a passépar là… Pour vaincre ce mauvais génie, que je connais et que vousne connaissez pas, la première chose à faire est de m’obéir entout.

– Je ne demande pas mieux.

– Voyons, si vous êtes bienobéissant !

Frédéric souriait maintenant comme Chérie. Ils’était mis sur l’herbe, auprès d’elle ; il lui tenait lesdeux mains et ne pouvait se rassasier de la voir. Assurément, il nesongeait plus guère à la chanson politique clouée sur la porte dupalais royal, aux dragons qui le poursuivaient, ni à l’exil, ni àrien de ce qui n’était point Chérie.

– Mettez-moi à l’épreuve !s’écria-t-il.

– Je vous ordonne de faire la courgalamment, assidûment, avec ardeur, avec passion… commença la jeunefille.

– À vous ?… interrompitFrédéric ; voilà un ordre qui n’était pasnécessaire !

Chérie le regarda en dessous, et dans ce coupd’œil il y avait bien un peu de dédain. Elle s’occupait dediplomatie depuis cinq minutes seulement, mais elle se sentait déjàforte, la délicieuse fille d’Ève, et la simplicité de Frédéric luifaisait compassion.

– À moi ? répéta-t-elle. Ahçà ! Frédéric, vous qui êtes si habile en escrime, est-ce quevous ne cherchez pas à tromper le fer de votre ennemi ?

– Pas souvent, répliqua Frédéric ;toutes ces feintes de salle sont des jeux d’enfant. Moi je paretout uniment sur la première attaque, et je riposte droit… ça meréussit assez.

Chérie fit une petite moue ; sa tentativede démonstration métaphorique n’avait pas eu de succès.

– Eh bien, Frédéric, reprit-elle, je suisplus raffinée que cela ; je ne dédaigne pas du tout lesfeintes… C’est à la belle comtesse Lenor qu’il vous faudra faire lacour.

– Oh !… s’écria Frédéricscandalisé.

Chérie leva le doigt d’un air impérieux ;le jeune étudiant, pour marquer son obéissance, saisit ce doigtmignon et l’appuya contre ses lèvres.

– C’est convenu ? demandaChérie.

– C’est convenu, répéta Frédéric, jeferai la cour à la belle comtesse Lenor.

– Et vous vous installerez ici bravement,quand même l’accueil ne serait pas des plus empressés ?…

– Je veux bien…, mais c’est que je nesuis pas seul.

– Tant mieux ! s’écria Chérie. Quidonc est avec vous ?

– Notre ami Bastian.

Chérie frappa ses mains l’une contrel’autre.

– Bastian ! dit-elle en riant detout son cœur, le roi des pipes et du bier scandal !…Excellent ! excellent ! nous n’aurons pas besoin de luisouffler des folies, à celui-là… Il n’y aura qu’à le laisser faire,il se rendra insupportable tout naturellement.

Elle s’interrompit soudain et prêtal’oreille.

– Chut ! dit-elle, n’entendez-vousrien ?

– On marche derrière ce bosquet, réponditFrédéric.

Il fit un mouvement pour s’éloigner. Chérie leretint de force.

– Nous allons entrer en scène,murmura-t-elle, je n’ai pas grande confiance en votre aplomb,Frédéric, mais je serai brave pour deux.

On vit la tête poudrée du comte Spurzeim quidépassait les derniers arbres du bosquet.

– Les voici ! les voici !…s’écria-t-il.

Rosenthal et Lenor se montrèrent derrièrelui.

– Ne restons pas ainsi… murmura Frédéric,qui avait la rougeur au front ; car ils étaient toujoursassis, l’un auprès de l’autre, sur l’herbe, au pied du chêne, etleurs mains restaient unies, malgré la présence des maîtres duchâteau, qui s’arrêtaient immobiles à les regarder.

À la grande surprise du jeune homme, Chériechoisit justement cet instant critique pour jeter ses bras autourde son cou et l’embrasser en riant comme une folle.

– Bravo ! dit le comte Spurzeim, quieut son petit rire sec.

Lenor détourna les yeux avec un suprêmedédain. Rosenthal gardait le silence.

Chérie fit lever Frédéric, tout rouge et toutconfus, et s’avança belle, souriante, sans honte ni embarras, versle noble groupe en disant.

– C’est aujourd’hui fête au château deRosenthal, monsieur le baron… Nous avons à dîner deux de mes cherstuteurs qui sont venus me voir, et je vous présente celui quej’aime le mieux parmi messieurs les étudiants de Tubingue.

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