La Reine des Épées

Chapitre 6La bourse de Chérie.

Chérie entra, sans sourciller, dans cetteatmosphère enfumée qui eût fait tousser un grenadier. Quevoulez-vous ? Chérie n’était point une petite marquise, etc’était là, en quelque sorte, son air natal.

Ce n’était pas non plus une lionne, aumoins ! Chérie n’avait jamais souillé au contact d’un cigarele pur corail de ses lèvres. Seulement, elle passait intrépide aumilieu de ces grandes pipes allumées qui avaient encensé sonberceau.

Derrière Chérie venait sa gouvernante, dameBarbel, et derrière dame Barbel, le bon, l’excellent maître Hiob,dont nous ne saurions trop chanter les louanges.

Dans chaque ville de cycle, c’est-à-dire danschaque ville contenant assez d’étudiants, au temps des vacances,pour qu’un Conseil de Famille s’y puisse réunir, il y a ce qu’onappelle une Maison de l’Ami.

Pour dérouter un peu les tracasseries de lapolice, messieurs les étudiants choisissent volontiers pour amiquelque ancien appariteur, quelque bedeau retraité qui puisse aubesoin les couvrir de sa paisible renommée.

Les bedeaux en exercice sont presque toujoursles espions des étudiants, et reçoivent pour cela des appointementsde la police centrale ; mais les bedeaux réformés ne reçoiventplus rien, et messieurs les étudiants se les concilient aisément aumoyen de ces petits cadeaux qui entretiennent l’amitié.

Il arrive ceci : dès que les bedeauxdeviennent les amis de messieurs les étudiants, la policecentrale recommence à les payer, voilà tout. De sorte que l’amitiéde messieurs les étudiants est véritablement une providence pources pauvres bedeaux réformés.

Or maître Hiob était un bedeau en retraite. Ilpossédait au suprême degré la confiance de messieurs les étudiants.Sa demeure à Tubingue était la Maison de l’Ami ; le vieilhôtel d’Abten-Strass, habité par sa respectable femme, était encorela Maison de l’Ami à Stuttgard.

Ce n’était pas tout : dame Barbel avaitla garde de Chérie depuis sa petite enfance.

Ce n’était pas tout encore : maître Hiobétait, depuis la même époque, le banquier de Chérie, et les sommesversées annuellement par la famille des Compatriotes étaientconfiées à sa probité scrupuleuse.

Messieurs les étudiants étaient généreux, nouspourrions même dire magnifiques envers leur enfantd’adoption ; maître Hiob recevait beaucoup d’argent ; ilest sous-entendu que Chérie n’en savait point le compte, et noussommes forcé d’avouer que les membres de la Famille n’étaient pasplus avancés que Chérie.

Ces fougueux Compatriotes, ardents à l’étudecomme à l’orgie, ardents à la danse comme à la bataille, aimaientbien mieux payer que compter.

Ce n’est pas qu’ils fussent riches, aucontraire, mais ils savaient le prix du temps… Maître Hiob ne seplaignait point de cela.

Et tout le monde était content. Chérie vivaitdans l’aisance ; aucune parure ne manquait à sa beauté,aucunes leçons à l’activité de son intelligence ou à son aptitudepour les arts : que pouvait-on demander de plus ?

La caisse du bonhomme Hiob s’emplissaitd’année en année ; cela ne faisait de mal à personne.

Les Anciens entourèrent Chérie, la casquette àla main, tandis que les Nouveaux se levaient sur la pointe despieds, à la fois curieux et craintifs, car ils avaient entenduparler de Chérie jusqu’au fond de leur village, et sa présence leurfaisait autant d’effet, pour le moins, que la présence d’unevéritable reine.

Elle était bonne princesse, la reine, pasfière du tout, et jamais sourire plus avenant ne put égayer lèvresplus fraîches. Elle fit tout d’abord une belle révérence etdit :

– Bonjour, mes tuteurs !

Arnold et Rudolphe lui baisaient lesmains.

– Bonjour, mes oncles ! reprit-elleen riant plus fort.

Et, à la ronde, elle distribuait des poignéesde main à tous ceux qu’elle avait connus l’année dernière. Elle lesappelait par leurs noms et demandait des nouvelles de ceux qui nedevaient point revenir.

Car c’était ainsi : les tuteurs deChérie, ses oncles, comme elle les nommait, depuis que, selon lachanson, elle était trop grande fille pour avoir de si jeunespères, changeaient tous les ans. Elle voyait passer ceux quil’aimaient, puis ils s’en allaient un beau jour, perchés surl’impériale d’une diligence, en lui envoyant de loin un dernierbaiser avec un adieu.

Bien souvent ceux-là réprimaient une larme quise balançait au bord de leur paupière ; car nous aurions beaule répéter cent fois, nous ne saurions jamais dire comme elle étaitaimée, la fille adoptive de l’université !

Mais le fouet du postillon retentissait ;les lourds chevaux frappaient du pied le pavé qui rendait desétincelles ; la diligence s’ébranlait. Ils partaient, ces amisd’une année, ils entraient dans la vie réelle et sérieuse où lesouvenir de Chérie les suivait quelque temps, puis mourait.

Aussi, parmi toute cette gaieté de la jeunefille, il y avait un fond de mélancolie.

Chérie n’avait point de mère, et son pauvrecœur, si aimant, si plein d’effusion et de chaleur, se fatiguait ences tendresses changeantes qui la rendaient heureuse un jour, pours’enfuir bientôt comme des fantômes et laisser derrière soil’amertume des regrets.

Ainsi le voyageur, égaré dans les grèvesimmenses qui entourent le mont Saint-Michel, perd son courage avantde perdre ses forces, parce qu’il sent les sables mouvants céder àson effort et manquer sous ses pas.

Quand Chérie aperçut Frédéric, qui restaitimmobile à la même place, le sourire s’envola de ses lèvres ;elle dit avec une sensibilité mêlée de tristesse :

– Bonjour, mes amis !

Puis elle se reprit encore et ajouta plusbas :

– Mes bienfaiteurs !…

Frédéric se détourna comme si Chérie lui eûtdit personnellement une injure.

Mais déjà Chérie ne le regardait plus.

Elle était là, au milieu du cercle, entouréed’adorations et d’hommages ; on l’admirait, on la choyait,mais, et ceci vous donnera une idée du respect chevaleresque queleur bonne action même inspirait à ces jeunes gens, personnen’osait lui dire qu’elle était belle.

Frédéric tout seul se tenait à l’écart, etChérie se disait :

– Il m’évite… Pourquoi ?

Frédéric avait profité de cet instant oùl’université tout entière entourait la jeune fille, pour prendre àpart maître Hiob, qui se tenait discrètement auprès de laporte.

– Voici pour elle… murmura-t-il en luimettant dans les mains sa casquette pleine.

La casquette était si lourde que maître Hiob,pris à l’improviste, fut sur le point de la laisser tomber.

– Oh ! oh !… fit-il d’abordjoyeusement.

Puis, rentrant soudain dans son rôle, ilajouta en dessinant une grimace :

– L’enfant grandit, meinherr Frédéric…les besoins croissent ; quant aux caprices, je n’en dis rien…mais Dieu sait si j’ai eu de la peine cette fois à nouer les deuxbouts de l’année !

– Parlez plus bas, maître !… fitprécipitamment Frédéric, qui frémissait à penser que Chérie pouvaitentendre ; s’il faut davantage, on donnera davantage.

– Bon, bon, fit maître Hiob d’un accentgrondeur. Des promesses… on ne fait pas bouillir la marmite avecdes promesses !

Il paraît que du moins on achetait de larente, car le vieux coquin avait au grand-livre de Vienne, par lessoins de l’inspecteur-receveur général Muller, une inscription desplus respectables.

– J’ai pensé à tout cela, dit dame Barbelen s’approchant. Votre servante, mon jeune herr Frédéric !l’an qui vient vous allez avoir une paire de moustaches… Ah !ah ! vous poussez, vous autres, et cela nousrenvoie !

– À quoi avez-vous pensé, dame ?interrompit Frédéric impatienté.

– J’ai pensé qu’on pourrait s’arrangerautrement, dit dame Barbel avec un sourire aimable. Au lieud’appeler les fonds au mois de septembre et à la pâque, si l’onfaisait tous les mois une petite collecte ?…

Les yeux de la bonne dame brillaientd’avidité.

– C’est une idée, cela !… murmural’ancien bedeau ; songez-y, meinherr Frédéric, puisque vousparaissez vous intéresser spécialement à la chère petite.

Frédéric eut démangeaison de jeter le dignecouple par la fenêtre ; mais il tourna le dos endisant :

– J’y songerai.

Le regard de Chérie errait tout autour de lasalle.

– C’est donc quelque chose de bienimportant qui vous retient ici, mes amis ? disait-elle avecdistraction. Le repas est fini, on a remarqué votre absence, etj’étais toute seule, moi qui ne sais pas un mot de latin, pourreprésenter la savante université de Tubingue !

Bastian l’écoutait, bouche béante ; ilfaisait les yeux morts et se disait :

– A-t-elle du talent ! a-t-elle dutalent !

Bastian était un bien bon garçon. Toute cettebière froide qu’il buvait en si grande abondance ne pouvaitéteindre le volcan de son cœur : Bastian était amoureux, ets’il eût osé… mais il y avait les grandes Épées toujours prêtes àpunir les audaces de ce genre, et Bastian n’avait guère devaillance qu’à table.

Chérie, cependant, n’avait pas perdu un seuldes mouvements de Frédéric. Il était le seul à qui elle n’eût pointtendu la main, le seul à qui eût manqué son cordial et gracieuxsalut. Faut-il ajouter qu’elle ne s’occupait que de luiseul !

Elle attendait, elle craignait à la fois lemoment où Frédéric allait s’approcher d’elle.

Mais Frédéric, en quittant maître Hiob, avaitfait le tour du cercle d’un air soucieux pour aller s’asseoir toutà l’autre bout de la salle.

Le cœur de Chérie se serra. Mais elle étaitfière ; elle rappela sur ses lèvres son plus joli sourire.

– Manquerez-vous au bal comme audîner ? demanda-t-elle gaiement ; je viens chercher icides danseurs, pour ne point rester sur ma chaise, tandis que lajeune comtesse Lenor, qui est si belle, attirera tous leshommages.

– Coquette ! murmura Rudolphe.

– Vous savez bien que partout où vousserez, Chérie, ajouta Arnold, les hommages n’iront point à d’autresqu’à vous.

– Diable d’enfer !… pensa Bastianavec dépit ; si tout le monde, excepté moi, la bourre dedouceurs, mon affaire est claire !

Il toussa bruyamment et s’écria :

– On s’en fiche pas mal, de la comtesseLenor !… En voilà une pour qui je ne maigrirai pas !…Tandis que j’en connais d’autres… Enfin, n’importe, ajouta-t-ilplus bas, on ne peut pas dire tout ce qu’on pense ici !

Il enfonça ses deux mains dans ses poches etse fit à lui-même un compliment flatteur sur le talent qu’ilavait.

Mais quand on est en veine, on ne s’arrête pasen si bon chemin. Bastian avisa Frédéric qui rêvait, la têteappuyée sur sa main. Frédéric portait encore, nouée autour de sesépaules, la belle ceinture que le roi Guillaume avait donnée pourprix du tir à l’arquebuse.

Bastian ne fit qu’un saut jusqu’àFrédéric : il avait une idée… et du talent !

– Dis donc, murmura-t-il à l’oreille dujeune vainqueur, tu ne t’occupes pas de ces détails-là, toi, maismoi, j’y pense à ta place, parce que je suis ton meilleur ami…Cette écharpe est pour Chérie ?

Frédéric fit avec distraction un signe de têteaffirmatif.

Bastian ouvrit une fenêtre ; la mélodied’une valse de Weber arriva jusqu’aux oreilles de Frédéric comme unlointain écho.

– Entends-tu cela ?… demandaBastian.

Frédéric passa ses doigts dans ses cheveux. Ilsouffrait et n’eût point su dire ce qui causait sa souffrance.

– Il est quatre heures sonnées, repritBastian, et ces bruits harmonieux viennent de la salle de bal… Un,deux, trois !… ça m’enlève, moi, cette valse, et je me sensvaporeux comme une sylphide… Un, deux trois !…

Il arrondit ses bras et balança son gros corpsen trois temps.

– Mais ce n’est pas tout ça, reprit-ilbrusquement. Si tu veux donner l’écharpe à Chérie, si tu veux queChérie en soit parée au bal, il n’est pas trop tôt… La voilà qui vapartir.

Frédéric fit un geste de fatigue.

– Bien, mon ami, bien !… dit-il.

Maître Hiob et sa femme s’étaient mis dans uncoin, le nez collé à la muraille, et supputaient avec zèle lecontenu de la casquette.

– Après ça, dit Bastian, qui joual’indifférence, si tu ne veux pas te déranger, donne-moi l’écharpe,je vais la lui porter.

Frédéric défit le nœud de l’écharpe que lesbelles mains de Chérie elle-même avaient serrée autour de sesépaules, et l’avaleur de bière s’en empara comme d’une proie.

Il ne demanda point son reste.

– L’orchestre nous appelle, disait en cemoment Chérie. Je veux vous emmener tous à la salle de bal, pourque la comtesse Lenor voie si ma cour est aussi nombreuse que lasienne !

Les désirs de Chérie étaient des ordres :la porte fut grande ouverte et le défilé commença.

En ce moment la jeune fille vit Bastian quis’approchait d’elle l’écharpe à la main. Elle détourna la têtecomme pour éloigner l’annonce d’un malheur.

– Voilà pour vous, reine Chérie, dit legros étudiant, qui lui passa galamment l’écharpe autour du cou.

Chérie ne put retenir le cri de son cœur.

– Pourquoi ne me la donne-t-il paslui-même ?… demanda-t-elle d’une voix tremblante.

Puis elle baissa les yeux, confuse et irritéecontre elle-même.

– Qui ça ? fit Bastian,Frédéric ?… Ah ! ah ! diable d’enfer ! meinherrFrédéric a bien d’autres chats à fouetter !…

Il se rapprocha tout à coup et ajouta dans ungros soupir chaud et bruyant comme la vapeur qui s’échappe d’unelocomotive : – Parce qu’il n’est pas comme moi, reineChérie ! parce que… Ah ! s’il n’était pas défendu, sousles peines les plus sévères, de vous dire qu’on vousaime !…

Son regard tomba sur les glaives pendus aurâtelier de l’Honneur, et il n’acheva pas.

– Allez, Bastian, dit Chérie, je voussuis.

Tous les étudiants avaient passé le seuil.Chérie arriva la dernière devant la porte et jeta un long regardsur Frédéric, qui avait sa tête entre ses mains.

– Il faut que je sache… murmura-t-elle,il faut que je sache pourquoi il m’évite ainsi !… Que luiai-je fait pour qu’il me déteste ?

– Que lui ai-je fait, pensait Frédéric,pour qu’elle me haïsse et pour qu’elle m’évite ?… Tous nosfrères ont eu leur part de son charmant accueil… Elle leur a parlé,affectueuse et souriante…

– Ils sont tous venus à moi, se disaitencore Chérie, tous la main tendue et le sourire fraternel sur leslèvres… Lui seul est resté sévère et triste.

– Quand son regard est tombé sur moi,continuait Frédéric, perdu dans sa rêverie, elle a changé le nomd’ami en celui de bienfaiteur !

– Quand c’eut été son tour de venir,acheva Chérie, il a trouvé un prétexte… Il est allé vers maîtreHiob… Oh ! il ne m’aimera pas… il ne m’aimerajamais !

Et au même instant, Frédéric concluait avecdésespoir :

– Jamais ! jamais elle nem’aimera !…

Chérie sortit, parce que la famille desCompatriotes, rassemblée sur la place, l’appelait ; mais, ensortant, elle se dit d’un air résolu :

– Je vais revenir et je saurai !

Frédéric était seul dans la grande salle.Cette fatigue qu’il ne ressentait point tout à l’heure parce quel’enthousiasme et la passion l’entraînaient, cette fatigue duvoyage le reprenait plus lourde et plus accablante. En même temps,le silence qui succédait tout à coup à ces bruits dont la grandesalle était naguère remplie l’invitait au sommeil ; leslointains échos de la valse se balançaient autour de ses oreilleset le berçaient.

Il se redressa un instant, comme s’il eûtvoulu s’éveiller et lutter contre les passes d’un magnétiseurinvisible. Puis ses yeux battirent, lassés, et sa tête vacillantese renversa sur le dossier de son fauteuil.

Il dormait quand Chérie, qui était parvenue às’échapper, rentra dans la salle. Chérie revenait toute pensive. Uninstant elle s’arrêta devant la porte de la Maison de l’Ami, où iln’y avait plus personne.

Ses regards inquiets interrogèrent lesalentours. On eût dit qu’elle allait commettre une action coupable,et certes, si elle avait aperçu quelqu’un aux environs, ne fût-cequ’une fillette du village de Ramberg ou un simple paysan, Chériene serait pas entrée dans la Maison de l’Ami. Dieu sait pourtantqu’il n’y avait rien que de pur, rien que de bon dans le sentimentqui la poussait à cette heure. C’était le meilleur de son cœur quilui parlait et qui lui disait : « Entre ! »

Nous ne connaissons pas encore Chérie, et toutà l’heure nous tenterons de lire au fond de son âme ; qu’ilnous suffise de dire à présent qu’elle était comme nous tous,pauvres enfants d’Adam et d’Ève, entre le génie du bien et le géniedu mal, entre le bon et le mauvais ange.

Hélas ! oui, Chérie, la douce fille auradieux regard, Chérie, la belle et bonne Chérie, avait un mauvaisange qui parlait tout bas à son oreille gauche et qui l’appelaitvers le mal.

Mais, Dieu merci ! à la droite de soncœur, il y avait le bon ange qui veillait de la part de Dieu.

Or il ne se trouvait, dans cette partie duvillage, ni une fillette ni un garçon. Tous et toutes étaient à ladanse, valsant comme des bienheureux et ne songeant guère à épierles actions de leur prochain. Chérie n’hésita plus ; elleentra, et ce fut d’un pas rapide, car elle se sentait en ce momentbien décidée.

Parfois le courage dure peu ; Chérievoulait profiter de cet instant de courage.

Elle referma la porte de la grande salle ets’avança vers Frédéric, qu’elle appela doucement.

Frédéric ne répondit point. Il était assis àcontre-jour devant une fenêtre où se jouaient les rayons du soleilcouchant. La lumière frappait violemment les yeux de Chérie etlaissait dans l’ombre le visage de Frédéric.

Chérie ne voyait pas qu’il dormait.

Elle s’arrêta, étonnée de n’avoir point reçude réponse, et déjà sa résolution s’en allait. Il eût fallu, pourbien faire, une explication soudaine : une demande, uneréplique, de la franchise des deux côtés.

Mais qu’est-ce donc que l’amour entre deuxtout jeunes gens ? le bel amour, le premier amour chanté partant de lyres harmonieuses, qu’est-ce donc, sinon une source deréticences, de gaucheries et de malentendus ?

Réticences mignonnes, gaucheries charmantes,malentendus qui font couler de gracieuses larmes, tôt essuyées parle sourire, je ne dis pas ; c’est là l’ordre commun, parcequ’il y a un Dieu pour les enfants fous, et qu’à tout prendre, ceDieu a meilleure raison d’être que le Dieu misérable chargé degarder le cou des ivrognes.

Mais parfois le drame triste se glisse àtravers ces larmes gentilles, avant que vienne le sourire qui doitles sécher.

S’il est sans exemple de voir un ivrogne secasser la tête dans l’exercice de ses fonctions, on voit biensouvent, hélas ! ces enfants trop heureux gâter leur vieentière pour une parole prononcée qu’il fallait taire, pour un motqu’ils taisent et qu’il fallait prononcer.

Et alors, c’est un deuil long, morne etinconsolable, car l’horizon est vaste à cet âge ; bonheur etmalheur vivent longtemps.

Chérie ne répéta point son appel ; Chérien’osait déjà plus.

Elle s’approcha de Frédéric sur la pointe dupied, dès qu’elle devina son sommeil ; elle s’arrêta devantlui en retenant son souffle et le contemplant endormi.

Il était bien pâle, Frédéric. Parmi la fatiguequi tirait son visage, il y avait bien de la tristesse. Mais qu’ilétait beau dans son repos !

Ses grands cheveux blonds, bouclés, faisaientcomme un cadre à sa figure douce et fière ; sa tête sepenchait sur son épaule, et ses lèvres entr’ouvertes laissaientéchapper un souffle régulier et pur comme celui d’un enfant.

Chérie le regardait ; ses yeux étaienthumides. Elle se tourna lentement vers l’autre extrémité de lasalle où brillait cette rangée de longs glaives nus qu’on appelaitle râtelier de l’Honneur.

Elle tressaillit ; une larme roula sur sajoue.

– Si jeune !… murmura-t-elle ;s’il m’aimait, je lui dirais : Je ne veux pas !

Frédéric s’agita faiblement dans son sommeil,comme on fait quand ce reste de conscience qui survit àl’engourdissement du repos sent ou devine vaguement la présenced’un étranger. On ne s’éveille pas, mais le corps bouge, l’esprittravaille et s’efforce, et le rêve commencé, profitant de toutcela, s’assimile en quelque sorte ce labeur intime et lesmouvements extérieurs.

Frédéric rêvait ; ses lèvresentr’ouvertes tremblèrent. Chérie se pencha sur lui, curieuse etavide d’entendre.

Elle se pencha si près, que les boucles de sescheveux cendrés frôlèrent la joue de Frédéric et se confondirent uninstant avec ses cheveux à lui, d’un blond plus fauve et plussombre.

Elle écoutait… Frédéric se prit à sourire,mais sa bouche n’articulait aucune parole.

– Il est heureux ! pensa Chérie,dont la voix avait une expression d’amertume ; et pourtantj’ai vu s’allumer l’éclair de son œil… j’ai vu tout son corpsfrémir quand le baron de Rosenthal a dit, après sa défaite :« J’aime mieux le second prix que le premier ! »

Il paraît que, dès le commencement de la fête,Chérie était plus avancée que ses oncles et tuteurs, messieurs lesétudiants, puisqu’elle savait le nom du beau chasseur inconnu.

Souvenons-nous que celui-ci l’avait saluéealors qu’elle trônait au haut de son estrade, et que Chérie avaitbaissé les yeux en rougissant.

Cette phrase, dont Chérie avait si bien retenuchaque parole : « J’aime mieux le second prix que lepremier, » était, assurément une déclaration en forme, puisquele second prix, la bague de saphir, était un don de Chérie.

Cette phrase, la comtesse Lenor ne l’avaitpoint entendue, bien qu’elle fût aussi près des vainqueurs queChérie. Pourquoi Chérie, toute seule, avait-elle pu en saisir lesens ?

Et maintenant que sa mémoire la lui répétait,cette phrase, le cœur de Chérie battait. Elle accusaitl’indifférence de Frédéric, elle traduisait amèrement ce sourireerrant autour des lèvres du dormeur… et ses yeux à elle brillaient,et la pensée de Frédéric n’était plus seule en elle, et sa tête sepenchait sous le poids de sa rêverie…

Un bruit se fit au dehors. Chérie se redressaen sursaut et regarda par la fenêtre. Elle vit, dans l’alléed’arbres qui bordait la Maison de l’Ami, la comtesse Lenor au brasdu baron de Rosenthal.

La comtesse Lenor avait une parure nouvelle,une parure de bal ; le baron avait mis bas ce déguisement degalante fantaisie dont il s’était affublé pour disputer le prix dutir. Il portait son brillant costume de colonel des chasseurs de lagarde.

Lenor et lui échangeaient quelques parolesfroides et distraites.

Immédiatement derrière eux marchait le comteSpurzeim, conseiller privé honoraire, qui s’appuyait au bras dufidèle et inévitable Hermann.

Monsieur le comte avait mis un œil de poudre àsa perruque, et sur son visage, rude comme parchemin, une nouvellecouche de gaillardise diplomatique.

C’était bien là un conseiller privé de labonne école, très-fin, très-fort, très-dissimulé, très-astucieux,très-profond.

Il regardait d’un œil matois le jeune couplequi précédait et faisait des signes à Hermann, son domestique, dontl’honnête figure s’évertuait à prendre une expression de ruseinfernale.

Comme nous l’avons dit, le soleil couchantdardait ses rayons à l’intérieur de la grande salle de la Maison del’Ami. Par la fenêtre ouverte, on pouvait apercevoir, sur lepremier plan et vivement éclairée, la figure de Chérie.

Le vide de la salle semblait sombre et faisaitressortir le teint éblouissant de la jeune fille. Derrière elle, aufond, dans les demi-ténèbres, les glaives nus renvoyaient çà et là,en étincelles mobiles, la lueur rougeâtre du couchant.

La comtesse Lenor passa, tête baissée ;elle semblait pensive ou plutôt, tranchons le mot, elle était demauvaise humeur.

Le baron de Rosenthal, au contraire, tourna latête vers la Maison de l’Ami et demeura comme ébloui à la vue deChérie. Il inclina le front respectueusement, et levant le doigt dela main gauche où brillait le saphir, il l’effleura de seslèvres.

Chérie chancela et fut sur le point de tomber…Ce pouvait être la colère causée par cet hommage trop hardi.

Le comte Spurzeim avait tout vu ; ilenfonça ses doigts osseux dans l’épaule dodue d’Hermann et luidit :

– C’est tissé, vois-tu bien, comme unetoile d’araignée, et plus délicatement… Mon cher neveu est unemouche un peu grosse, mais il s’y prendra, je t’en donne ma paroled’honneur !

– Ah !… fit Hermann avecgravité ; monsieur le comte a tant de coquinerie dansl’esprit !

– Comment, drôle ! se récria leconseiller privé honoraire, de la coquinerie !

Mais il se ravisa, et un sourire triomphantrapapillota les rides de ses joues.

– C’est que c’est le mot !…prononça-t-il à demi-voix ; nous ne cherchons que plaies etbosses, nous autres !… Coquinerie ! coquinerie !… mafoi, le maraud a trouvé le mot !

Le baron de Rosenthal, Lenor, le vieux comteet son valet avaient tourné l’angle de la maison. Chérie resta uninstant à la même place, abasourdie et comme atterrée.

Puis, elle courut tout à coup vers la fenêtre,tourna le dos au jour et se mit à peu près, sauf la distance, dansla position où devait être le colonel lorsqu’il l’avait saluée dudehors.

Ceci fut fait avec soin. Elle prit à deux outrois fois ses mesures, et quand elle se vit bien dans la lignevisuelle occupée par le baron de Rosenthal au moment où il passaitdevant la fenêtre, elle regarda l’endroit où elle se trouvaitnaguère à ce même moment. Un soupir de soulagement s’échappa de sapoitrine.

– Il n’a pu le voir !…murmura-t-elle.

En effet, le haut dossier du fauteuil cachaitcomplétement Frédéric du côté de la fenêtre.

Mais qu’importait à Chérie, et pourquoi cettejoie ? Était-ce le bon ange ou le mauvais ange qui lasoufflait à son cœur ?

Le sourire ne resta pas longtemps sur salèvre, et avant qu’elle eût repris sa place, son visage attristéexprimait déjà une sorte de repentir.

Elle contempla encore Frédéric ; sesmains se joignirent, et tout à coup elle s’agenouilla comme si elleeût obéi à quelque autorité mystérieuse.

Ses yeux humides se levèrent au ciel avec uneexpression de prière ardente et désespérée.

– Je suis folle, mon Dieu…murmura-t-elle ; il y a en moi un vertige !

Un instant les sanglots étouffèrent sa voix,puis elle reprit :

– Oh ! sainte Vierge ! s’ilm’aimait !… s’il m’aimait !…

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