La Reine des Épées

Chapitre 6La tentation de Bastian.

Rien ne saurait peindre l’aimable et doucegaieté qui régnait dans la salle à manger du château de Rosenthal.C’étaient partout visages souriants et rouges, fidèles où sereflétait le contentement des âmes. Le courant était établi, labouteille circulait parmi les rires, et il semblait qu’un joyeuxvent fût venu dégeler l’atmosphère humide et froide du vieuxmanoir.

Le soleil jouait dans les vitraux comme s’ileût voulu embellir la fête. On causait bruyamment et à toutevoix ; l’étiquette, scandalisée, avait pris la fuite.L’écuyer, la dame de compagnie et le bibliothécaire faisaient, envérité, des gorges chaudes ; le chapelain venait de risquer uncalembour. Hermann, qui était à son poste derrière son maître,regardait tout cela d’un air béat, parce qu’il avait trouvé moyende faire une douzaine de visites au buffet, visitesinfructueuses !

Lenor et Frédéric s’entretenaient comme devieux amis. Le comte Spurzeim, au moment où la chanoinessedemandait son violon, avait glissé à l’oreille d’Hermann, par undernier effort :

– Dis à ce coquin de Fritz que je luidonnerai quelque chose s’il casse une ou deux cordes.

Mais le flot montait. Le diplomate fort,cherchant du courage au fond de son verre, perdit plante, comme lesautres, et se mit à folâtrer pour tout de bon.

Quant à Chérie, elle était comme le centred’où partaient les rayons de cette gaieté ; elle mettait tantde franchise à gourmander Rosenthal sur la triste figure qu’ilfaisait au milieu de l’allégresse commune, que le pauvre baronétait à cent lieues de soupçonner une conspiration.

Il prenait la chose au mélancolique ; ildisait : « Je suis engagé d’honneur ; cette jeunefille est ma fiancée ; je lui dois peut-être la vie, et riendans sa conduite ne peut motiver une rupture. » Mais tout ense disant cela, il sentait gronder en lui une colère sourde. Plusla joie de ses hôtes devenait expansive, plus l’embarras de sasituation augmentait, et le moment vint où il eût tordu le cou auxdeux étudiants avec un sincère plaisir : à Bastian, pour letapage indécent qu’il faisait ; à Frédéric, à Frédéricsurtout, pour cette rougeur qui naissait sur le front de Lenor etpour ces jolis sourires qui épanouissaient comme une rose la bouchede la jeune fille.

Il était furieux, il était jaloux, et cela sevoyait si bien que le vieux Spurzeim se grisait de parti pris, parla frayeur qu’il avait de son cher neveu.

Mais c’était Bastian et la chanoinesse qu’ilfallait voir. Ils étaient d’autant plus beaux que personne ne leuravait soufflé leur rôle et qu’ils y allaient bon jeu, bon argent.C’était maintenant une paire d’amis : Bastian trouvait que lavénérable était la perle des chanoinesses, et Concordia s’avouait àelle-même avec candeur qu’elle n’avait jamais rencontré de cavalieraussi agréable que le gros étudiant. Ils se trouvaientréciproquement d’autant plus aimables qu’ils parlaient tous deux àla fois et n’avaient garde de s’entr’écouter.

Bastian racontait avec feu les victoiresbachiques qu’il avait remportées ; la chanoinesse défendaitvigoureusement la cause des Hellènes contre la Porte Ottomane etincendiait la flotte turque avant le combat de Navarin.

– Je reviendrai ici deux ou trois jourspar semaine, disait Bastian, et je vous amènerai de bons diables,qui ont tous du talent, pour débrouiller un peu les mystères devotre cave.

– Mon Dieu ! répondait Concordia,puisque vous êtes amateur de littérature, je puis bien vous avouerque j’ai composé un nombre considérable de tragédies dont le styletient le milieu entre la manière classique de Sophocle et lesallures romantiques de Gœthe et de Schiller.

– Nickel ! s’écriait Bastian, vouspensez que Nickel est plus fort que moi… sérieusement ? Ehbien, madame, sur mon salut éternel ! je bois encore cinqcruchons après que Nickel a roulé sous la table.

La chanoinesse baissa les yeux d’un airmodeste.

– Hélas ! monsieur, murmura-t-elle,ce sont de bien faibles essais !… D’ailleurs, je n’aime pasbeaucoup à réciter mes propres œuvres ; je sais, voyez-vous,que c’est là un travers où tombent tous les poètes… Cependant, vousavez une manière si galante d’exiger…

– Allons ! conseiller privéhonoraire, s’écria Bastian, je vous propose bier scandal àcoups de vin du Rhin !

Le conseiller privé sablait à petites gorgéesun verre de johannisberg.

– Eh gai ! gai !… murmura lecomte, coquette Lisette, mes amours, toujours ! chacun boit àsa manière… deri dera, là !

Bastian le contemplait avec une admirationsérieuse.

– Dès là première fois que je l’ai vu,cet homme-là, pensa-t-il tout haut, j’ai dit : Voilà un hommequi a une bonne tête ! du talent ! du talent !

– Elle est intitulée Rhamsès,ou l’Énigme égyptienne, reprenait la chanoinesse aveccomplaisance. – Le théâtre représente un obélisque au faîte duquelune cigogne s’est perchée par hasard. – Au loin, on voit le Nil quise retire avec une majestueuse lenteur, laissant sur les guéretsson limon bienfaisant. – À droite du spectateur, de nombreuxmaçons, personnages muets, construisent une pyramide. À gauche, unsphinx propose des énigmes aux habitants de Memphis.

Il y a des poisons dont l’odeur seuletue ; Bastian n’écoutait pas du tout, cependant il bâilla.

– Le soleil se couche derrièrel’obélisque, poursuivit la chanoinesse, et la lune est censée selever au dos des spectateurs. – Rhamsès entre avec son confidentArtabar, homme brun, taciturne et sournois.

SCÈNE PREMIÈRE.

RHAMSÈS, ARTABAR

RHAMSÈS, avec humeur.

Maudit soit le soleil ! maudite soit lalune !

Je n’ai plus de plaisir à voir l’autre nil’une !

Grisis m’éblouit ; quant à la pâleIsis,

Je crois, cher Artabar…

– Le violon ! s’écria Chérie, quivit entrer Fritz avec le mélodieux instrument ; voici leviolon de madame la chanoinesse !

– Ergo, répondit Bastian, quiécrasa son verre contre la table, entonnons une chanson infernaleet foudroyante qui fasse tourner cette voûte déteinte et danser cessolennelles murailles !

Une preuve certaine que la chanoinesse avaitun délicieux caractère, c’est qu’elle interrompit, sans murmurer,la récitation de sa tragédie ; elle saisit le violon, quigrinça tout de suite entre ses mains exercées, et déclara qu’elleétait prête à accompagner tout ce qu’on voudrait.

– Attention ! dit Bastian, qui pritune bouteille de johannisberg par le goulot, afin de s’en servircomme d’un bâton de mesure ; – et du talent !

Au moment où il entonnait, à la grande joie detous, sa chanson infernale et foudroyante, monsieur le baron deRosenthal se leva. Spurzeim, Lenor et Frédéric crurent que la mineallait faire explosion ; mais Rosenthal, gardant son calmehéroïque, fit seulement signe à Chérie de le suivre et l’emmenadans l’embrasure d’une fenêtre.

– Madame, lui dit-il avec une courtoisiequi eût certes attendri le bon cœur de la jeune fille s’il ne sefût point agi de son bonheur, je n’ai point oublié ce que je vousdois et je vous prie de prendre mes paroles en bonne part.

– Ce préambule est fait pour effrayer,monsieur le baron, répliqua Chérie qui fixa sur lui ses grands yeuxclairs et riants.

La chanson de Bastian était commencée :c’était dans la salle un tapage véritablement diabolique.

Les sourcils du baron se froncèrent malgrélui.

– De par Dieu ! murmura-t-il avecplus de tristesse encore que de colère, je ne pensais pas vivreassez pour voir la maison de mon père transformée entaverne !

– Vous dites ?… demanda Chérie quiavait toujours son regard ouvert et franc.

Rosenthal se mordit la lèvre. Sans exagérer enrien, nous pouvons affirmer qu’il eût mieux aimé voir en face delui un ennemi mortel, outrageant à voix haute l’honneur de son nom.Mais il n’y avait là qu’une femme à qui il était redevable ;il attribuait tout ce qui se passait au hasard : c’était unsoldat, celui-là, non point du tout un diplomate ; c’étaitsurtout un gentilhomme, poussant à l’excès le culte de lareconnaissance et de l’hospitalité.

Nous le disons, bien peu de parvenus auraientsu être ridicules à la manière de monsieur le baron deRosenthal.

– Veuillez m’excuser, madame,répliqua-t-il avec douceur, si je ne répète point mes paroles… Jevoulais vous demander seulement si messieurs vos tuteurs viendrontsouvent vous rendre visite.

Chérie avait envie de lui tendre la main et delui dire : « Nous sommes des fous qui jouons une follecomédie… » Mais il n’était pas temps, et Chérie répondit sanshésiter : – Le plus souvent que je pourrai, monsieur lebaron.

Son regard venait de se croiser avec le regardde chat du comte Spurzeim. Elle sentait vaguement qu’elle n’étaitpas à bout de peine.

L’embarras du pauvre Rosenthal croissaitvisiblement.

– Cependant, madame, balbutia-t-il, sivous avez comme cela trois cents tuteurs…

– Trois cents !… se récria la jeunefille en riant ; songez-vous ?

La figure de Rosenthal se rasséréna unpeu.

– Les autres membres de l’université deTubingue ne sont pas vos tuteurs ? dit-il vivement ; vousn’avez que ceux-là ?

– Mais si fait… repartit Chérie.

– Vous disiez ?…

– Je disais que j’en ai plus de troiscents !

– Ah !… fit Rosenthal qui reculad’un pas.

– Mais certainement !… Chaque annéeil vient trois cents étudiants nouveaux, j’entends l’un dansl’autre, à l’université de Tubingue… Mais comme voilà quinze ansque je suis la pupille de messieurs les étudiants, cela fait justequinze fois trois cents tuteurs.

– Ah !… répéta Rosenthalatterré.

– Oui, monsieur… Et en supposant, ajoutaChérie avec sensibilité, que la mort m’en ait enlevé quelquescentaines, ce qui n’est, hélas ! que trop probable, il m’enreste toujours quatre mille, nombre rond.

Rosenthal garda le silence.

– Est-ce tout ce que vous aviez à medire, monsieur ?… demanda Chérie.

Rosenthal s’inclina ; il étaitlittéralement abasourdi.

– En ce cas, monsieur, excusez-moi,reprit la jeune fille ; je vais faire les honneurs de votremaison.

Elle s’enfuit, toujours souriant et pluslégère qu’une sylphide.

Faire les honneurs, grand Dieu ! leshonneurs de la maison de Rosenthal ! Le baron avait été bienmodéré quand il avait parlé de taverne ; c’était désormais unebelle et bonne orgie, un bacchanal à faire dresser les cheveux.

Au moment où le baron se retournait, un nuagepassa sur ses yeux : il venait de voir Frédéric baiser la mainde Lenor. En même temps, une odeur âcre le saisit à la gorge :une haute spirale de fumée s’échappait de la grande pipe deBastian.

La patience de Rosenthal était à bout ;mais comme il allait s’élancer vers la table, il se trouva nez ànez avec son oncle Spurzeim.

– Que voulez-vous, mon cher neveu ?lui dit ce dernier en lui barrant le passage, la chanoinesse adéclaré qu’elle ne détestait pas l’odeur du tabac !

Par le fait, Concordia jouait du violon aumilieu d’une auréole de fumée.

Le comte toussa.

– Après tout, reprit-il, ce sont de bonsjeunes gens… Chaque fois qu’on épouse quelqu’un, mon cher neveu, onse trouve en face d’une famille plus ou moins nombreuse, plus oumoins désagréable… Je ne vois pas pourquoi vous vous fâcheriez…

– Mais Lenor !… s’écria lebaron.

– Plaît-il ?… fit le vieux comteavec un méchant sourire.

– N’avez-vous pas vu ?… poursuivitRosenthal dont les lèvres frémissaient de colère.

– Quoi ?… demanda Spurzeim.

Et il ajouta après un silence :

– Ceci me regarde… Mon cher neveu, jetrouve que vous prenez trop de souci de mes affaires… Croyez-moi,bornez-vous aux vôtres !

Il fit une pirouette, laissant Rosenthalchancelant et comme étourdi.

À l’autre bout de la salle, Frédéric, Lenor etChérie formaient un petit groupe au milieu du tumulte général.Chérie avait les larmes aux yeux et pressait sur son cœur la mainde Lenor.

– Si vous aviez voulu m’entendre,murmurait-elle, il y a longtemps déjà que vous seriez mon amie.

– J’étais si malheureuse !… répliquala jeune comtesse avec émotion.

– Oh ! vous l’aimez bien, s’écriaChérie en l’attirant dans ses bras, et vous serez heureuse.

Les deux jeunes filles demeurèrent un instantembrassées ; puis Chérie essuya ses yeux lestement ets’échappa.

Sa voix décidée domina la bagarre.

– Allons ! mes tuteurs,s’écria-t-elle, on étouffe ici… Est-ce que vous ne voulez pas voirmes nouveaux domaines ?

– Si fait… répondit Frédéric.

– Venez, dit la chanoinesse à Bastian,j’ai fait placer mon buste en Melpomène à l’entrée de lagrotte.

Bastian ne demandait pas mieux que de faire unpetit tour. Le fameux violon fut accroché ; tout le monde seleva de table et prit le chemin de la porte.

– Voulez-vous m’offrir votre bras,monsieur le baron ? dit Chérie au moment où Rosenthals’avançait avec Lenor.

Rosenthal ne put pas refuser, et ce futFrédéric qui prit le bras de Lenor.

Le soleil descendait à l’horizon, le parcétait vaste, et il ne restait plus guère qu’une heure dejour : il fallait se hâter ; les convives sortirentgaiement et un peu en désordre.

Au moment où la chanoinesse Concordia passaitle seuil, comptant bien que son cavalier la suivait, le diplomatefort mit la main sur l’épaule de Bastian et lui dit :

– Deux mots, cher monsieur, je vousprie.

– Non pas, conseiller privé honoraire,répliqua Bastian qui voulut l’écarter pour passer outre ;après dîner, la promenade a de grands charmes pour mon estomac, etje ne vois plus rien sur la table.

– Hermann ! appela Spurzeim sanslâcher le bras du gros étudiant.

Hermann se présenta dans la position du soldatsans armes.

– Va me chercher, lui dit le comte, deuxbouteilles de johannisberg… de mon johannisberg à moi… de cejohannisberg que monsieur le prince a eu la bonté de m’envoyer aveccette lettre si flatteuse qui…

– Oh ! la lettre, interrompitBastian, je m’en bats l’œil !… mais je ne suis pas mécontentde me rincer la bouche avec le nectar du propre Metternich…Allez ! Hermann, mon ami, et apportez quatre bouteilles, pourn’être pas obligé de faire un second voyage… Monsieur le conseillerprivé honoraire, je vous écoute.

Spurzeim fit deux ou trois petites grimacespréparatoires, exorde muet dont les diplomates d’une certaine forcene se privent jamais.

– Cher monsieur, dit-il ensuite enclignant de l’œil avec une étonnante finesse, je vous aideviné.

– Bah !… fit Bastian.

– Oui, cher monsieur… vous êtes percé àjour !

– Pas possible !

– Vous aimez la future baronne deRosenthal, ma nièce en expectative… Ne vous en défendez pas, chermonsieur : je vous approuve.

– Merci bien !… dit Bastian.

– C’est de ce sujet-là que je voulaisvous entretenir.

Hermann venait de rentrer et le gros étudiantavait décoiffé un des longs flacons du vin du Rhin.

– Diable d’enfer !… s’écria-t-il engoûtant le contenu clair et limpide de la bouteille, Metternich, cevieil ancêtre, a décidément du talent ! Entretenez,entretenez, je vous écoute !

Il s’était assis et bourrait de nouveau sapipe, selon l’art.

– Cher monsieur, reprit le comte ens’asseyant auprès de lui, il me plaît que vous aimiez ma futurenièce, parce que je suis sur le point d’épouser la comtesseLenor.

– Si ça l’amuse, cette jeune fille,répliqua Bastian ; chacun son goût : je n’ai rien àdire.

– J’espère que cela ne la contrarie pas…Mais je me trouve dans cette position difficile d’avoir à redoutervotre ami Frédéric…

Bastian éclata de rire.

– C’est vrai qu’il lui fait un énormedoigt de cour, s’écria-t-il, ce Frédéric chevaleresque etsentimental !… moi qui le croyais fou de Chérie !

– Et de redouter en même temps,poursuivit Spurzeim, mon propre neveu le colonel.

– Tiens ! tiens !… fitBastian ; alors buvez !

Il emplit jusqu’au bord le verre du conseillerprivé, qui le vida par distraction.

– Je suis bien sûr, continua-t-il ensecouant la tête, que la scène d’aujourd’hui a complétement dégoûtémon neveu de son mariage avec Chérie.

– De quoi ?… s’écria Bastian ;quelle scène ?… c’était stylé pourtant !

– Vous n’avez pas vu quelle mine ilfaisait !

– Si nous avions été une cinquantaine deCompatriotes seulement, nous aurions chanté en chœur leGaudeamus igitur, et la bicoque aurait croulé…Bibendum equidem !

Il entama la seconde bouteille ; malgrésa vaillance de buveur émérite, sa tête commençait àdéménager ; le vieux Spurzeim lui-même devenait pluscommunicatif.

– Nos intérêts sont semblables, chermonsieur, continua-t-il ; vous pouvez m’aider, je peux vousservir… Voulez-vous entrer dans mes combinaisonsdiplomatiques ?

Il bondit sur son fauteuil en poussant unpetit cri d’effroi, parce que Bastian venait de lui taper sur leventre.

– N’ayez pas peur, papa ! dit legros étudiant ; buvez un coup pour vous remettre, et voyonsvos combinaisons.

– Si l’on vous mettait à même d’épouserChérie ? demanda Spurzeim d’un ton insinuant.

– Ça ferait mon bonheur !… répliquaBastian. Mais Frédéric et monsieur de Rosenthal…

– Ce sont eux qui vous barrent le chemin,n’est-ce pas ?… interrompit le comte, enchanté de cet éclairde raison. Eh bien ! ce sont eux aussi qui embarrassent maroute… Il suit de là que notre intérêt à tous deux est d’éloigner àla fois Frédéric et monsieur de Rosenthal.

Bastian le regarda en face curieusement ;il se souvint d’avoir vu cette figure-là chez bien des marchandsd’estampes ; seulement, il se demandait, avec ce pénibletravail des ivrognes, si la lithographie de deux sous qu’il avaitdevant les yeux représentait monsieur de Voltaire, monsieur deMetternich ou monsieur de Talleyrand ; car le diplomate fort,exalté par le johannisberg et la circonstance, prodiguait à la foistous ses moyens : il souriait à la Voltaire, il grimaçait à laMetternich, il regardait à la Talleyrand.

– Vieux finaud ! grommela Bastian,c’est pourtant cela ! il a touché le joint… Du talent !du talent !… Moi, d’abord, ma passion pour Chérie touche audélire le plus extravagant… Mais comment les éloigner ?

– Pour ce qui est de Frédéric, réponditle comte en approchant son siége d’un air mystérieux, rien de plussimple… Nous sommes ici dans la forêt Noire…

– Berceau des charbonniers, source dukirsch-wasser.

– J’ai justement une centaine decharbonniers qui sont mes vassaux et qui m’obéissent comme desautomates… je n’ai qu’un mot à dire : mes charbonnierssaisissent Frédéric et le transportent.

– Où ça ?

– Au diable… ou partoutailleurs !

Bastian souffla dans ses joues.

– Je trouve ça médiocrement gentil pourFrédéric ! marmotta-t-il.

– Quant à mon cher neveu, reprit lediplomate qui s’animait à vue d’œil, c’est plus spécialement votreaffaire… Voulez-vous lui proposer un duel ?

– Mais du tout !… s’écria Bastian.Je suis plus brave qu’un lion du désert, c’est connu… mais lessaintes lois de l’hospitalité !…

– J’entends !… interrompit lediplomate avec une nuance de dédain ; faisons mieux… Vousautres étudiants, vous êtes organisés ; je sais vos rubriquessur le bout du doigt… L’université de Tubingue n’est pas loin, onpeut aller et revenir en quelques heures avec un bon cheval…Écrivez à vos camarades…

– Quoi donc ?

– Par exemple, que Frédéric est endanger.

– Hum ! fit Bastian, si les dragonsdu roi trouvaient sa piste !…

– Ou bien encore la reine Chérie,poursuivit le comte qui ne l’entendait point.

Bastian réfléchissait ; il demandaconseil au troisième flacon.

– Savez-vous, vieillard, dit-il avecgravité, que vous êtes un Machiavel ?

Le visage ratatiné du diplomate s’éclaira d’unvif rayon d’orgueil.

– Voyez l’effet, s’écria-t-il engesticulant : vos compagnons partent de Tubingue comme lafoudre, car je crois savoir que Frédéric et Chérie sont leursfavoris ?

– Quant à ça, ils les adorent !

– Ils arrivent dans la montagne avecleurs épées d’une aune… et, ma foi, s’ils y trouvent mon cherneveu…

– Vieillard, interrompit Bastian d’unevoix creuse, vous êtes un Méphistophélès !

Spurzeim avait vu Méphistophélès dans uneédition illustrée de Gœthe ; il prit aussitôt la physionomiede ce personnage infernal.

– Est-ce dit ?… murmura-t-il.

Bastian mit sa tête apoplectique entre sesmains ; il chancelait sur son siége et ses penséestournoyaient dans son cerveau.

– Pensez donc, cher monsieur, lui disaitle diplomate penché à son oreille comme le serpent tentateur, unefois débarrassé de Rosenthal, c’est le bonheur qui est devantvous !… Chérie, si belle, si charmante…

– Et qui sait toutes nos chansons !balbutia Bastian attendri ; du talent à bouche queveux-tu !…

– Chérie, qui n’est pas si pauvre qu’onle croit !… ajouta Spurzeim de ce ton qui donne beaucoup àentendre ; je connais certains petits détails…

– Aurait-elle un oncle d’Amérique ?…demanda Bastian qui se dressa comme un ressort.

Spurzeim hocha la tête.

– Je ne m’explique pas, cher monsieur,dit-il.

Puis il appela le fidèle Hermann et luiordonna d’apporter tout ce qu’il fallait pour écrire. Quant celafut fait, il tendit la plume à Bastian et prononçasolennellement :

– Chacun a une heure dans sa vie où ilpeut commander à la fortune… cette heure qui passe si vite estvenue pour vous… Dans quelques minutes il sera trop tard.

Bastian essuya du revers de sa main la sueurqui coulait de son front. Spurzeim emplit son verre.Bastian ne pouvait pas sentir auprès de lui un verre plein sans leboire.

Il but et fit le geste historique de César, aumoment de franchir le Rubicon.

– Allons ! s’écria-t-il de l’accentle plus dramatique qui se puisse entendre, vieux démon, tul’emportes !… Puisque Chérie a un oncle d’Amérique, le sort enest jeté !

Sa plume lourde et boiteuse trébucha sur lepapier. Il écrivit deux lignes ; Spurzeim lui évita le soin decacheter sa lettre.

– À Tubingue ! s’écria-t-il enmettant la lettre dans les mains d’Hermann ; crève ton cheval,s’il le faut… Va !

Hermann sortit.

– Mon cher complice, dit le diplomate ense tournant vers Bastian, reste à trouver le moyen d’amener monneveu et Frédéric, cette nuit même, dans la montagne… Nous avons,Dieu merci ! toute la soirée pour cela… Mais, chut ! lesvoici qui reviennent… sachons dissimuler.

Il prit un air riant et secoua son jabot avecgrâce.

On entendait la voix des convives quicausaient et riaient dans le vestibule.

Bastian se leva tout chancelant.

– Sachons dissimuler !… répéta-t-ilen essayant de croiser ses bras sur sa poitrine. Je suis untraître, un infâme, un scélérat. Prenons-en les allures !

Il rabattit sa casquette sur ses yeux et, aulieu de marcher à la rencontre des convives qui rentraient, il allas’asseoir dans le coin le plus sombre de la salle.

Spurzeim le regardait avec compassion.

– Entre les mains d’un homme tel que moi,se disait-il, l’instrument le plus vil devient un levierpuissant !

Puis il ajouta, en consultant sa montre, quilui avait coûté très-cher, mais qu’il montrait à tous comme untémoignage de l’estime de l’empereur d’Autriche :

– Cinq heures !… Avant minuit lesÉpées de l’université peuvent être dans la montagne.

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