La Reine des Épées

Chapitre 1Paysage, caractère et portrait.

Dans la partie orientale de la forêt Noire, àquelques lieues de Freudenstadt, sur le prolongement du Kniebis,dont le sommet, couvert de neiges éternelles, domine toute lacontrée, un grand vieux château s’élève au milieu d’un sombrehorizon de pins. Un château à murailles et à créneaux, qui a satour du midi et sa tour du nord, ses glacis escarpés, ses cheminscouverts, son pont-levis sur des fossés profonds et son donjonpointu qui poignarde le ciel nuageux de la Souabe.

La forêt Noire est aussi fertile enmerveilleuses légendes que le Harz lui-même. Les fantômes dansentsous ses pins énormes comme dans les cavernes de Pludenz, comme auxsommets granitiques du Finstermunz… La nuit, quand la brume s’élèvevers la source du Danube, quand la lune tremble dans l’eau froideet calme des petits lacs, la troupe des ondines glisse le long desflancs de la montagne, et l’on entend dans les sentiers déserts legalop mystérieux de ce cheval à tous crins qui emporte les mortsvoyageurs… les morts de la poésie allemande, les morts qui vontvite !

D’étranges voix gémissent dans les cavernes oùs’engouffre le vent ; les sapins, toujours verts, agitentleurs grands bras avec un craquement monotone ; au loin l’échoapporte le chant du bûcheron, dont la mesure est marquée par lacognée ; et là-bas, cette colonne de vapeurs qui s’échappe dutoit de la cabane, et que blanchissent les rayons de la lune,ressemble à un spectre colossal dont la tête, enveloppée d’unsuaire, va se perdre parmi les étoiles.

C’est la patrie du merveilleux, surtout cetteportion du Schwartzwald qui appartient au royaume de Wurtemberg, etqui descend jusqu’au coude formé par le Necker, à la hauteurd’Eberbach.

L’autre versant de ces montagnes, enclavé dansle pays de Bade, est plus abrupte, plus pittoresque peut-être, maisse ressent déjà du voisinage trop immédiat des salons deconversation, du casino et des tables de roulette.

La poésie s’enfuit dès qu’elle entend croasserle jargon des gentlemen touristes ; la poésie ne peut pasvivre dans le voisinage de ces vilaines petites choses quientretiennent la verve des historiographes de la mode. Quand lesheureux dandies de la presse s’écrient chaque année avec un esprittoujours nouveau, mais sans daigner renouveler leur formulebien-aimée : « Paris est aux eaux ! » lapoésie, un instant égarée dans la plaine, essuie ses beaux piedsd’albâtre et s’envole vers les âpres sommets, où l’anglomanielourde et la distinction française ne pourront jamais lasuivre.

Elle s’envole en fermant les yeux, pour nepoint voir les couteliers de Birmingham, qui ont des berlines deprince et qui se font appeler mylord, pour ne point voirles lorettes parisiennes, déguisées en comtesses, éblouir lescoiffeurs russes métamorphosés en princes ; – elle s’envole ense bouchant les oreilles pour ne point entendre cette voix de l’ordéloyal qui grince sur le tapis vert sa chanson de sirène ; –elle s’envole pour laisser le champ libre à toute cettearistocratie mi-partie de bon cru, mi-partie frelatée, moitiéchevaleresque, moitié industrielle, à toute cette jeunesse doréequi montre le cuivre au moins par quelque bout et qui vient prendrepossession, vers le commencement de l’été, du grand-duché deBade.

Et tous ceux qui ne vont pas là pour jouercomme des coquins ou comme des idiots, la poursuivent cependantavec acharnement, la belle poésie envolée ; petites ladies auteint pâle, petites dames aux joues roses et souriantes, fierscavaliers campés sur la hanche et retroussant leurs moustachespacifiques, sont pris dès la frontière d’une poétique fièvre et nerêvent plus que grands bois, fleuves profonds reflétant l’azur duciel, pics escarpés, cascades écumantes.

Et ils vont partout avides, partout curieux,partout demandant au taciturne Germain sur la route : – Oùest-elle ? où est-elle, cette poésie que nous n’avons jamaisrencontrée au boulevard de Gand ni même au bois deBoulogne ?

Le Germain sourit et n’en dit pasdavantage.

Nous-même, saurions-nous répondre ? Elleest là-bas la poésie, là-bas où vous n’êtes point ; si vous yallez, elle n’y sera plus. Non pas vous, oh ! non certes,belle dame, mais ceux qui vous suivent ; votre cour élégante,esclave du tailleur, ces messieurs si bien à cheval, ces héros depetits comités, ces sportsmen et ces poètes !

Hélas ! oui, ces poètes. Quand les poètessont d’un certain acabit, quand ils sont de force à plonger unsalon tout entier dans l’extase, ce sont eux surtout qui font fuirla poésie.

Je pencherais à croire que la poésie préfèreaux poètes distingués le gros coutelier de Birmingham etces marchands de poisson millionnaires eux-mêmes qui apportent surle continent la peste de Londres.

Le pays de Bade sera bientôt, comme la Suisse,déshonoré ; ses villas blanches tomberont à ce degré de méprisoù sont déjà les pauvres chalets.

Alors la fashion enragée franchira la chaînedu Schwartzwald, traversera l’Autriche après la Bavière, la Hongrieaprès l’Autriche, et s’en ira boire de l’eau chaude ou froide,danser la schottish et piquer la carte jusque chez le ban deTémeswar !

Ceci est l’avenir. En attendant, la forêtNoire wurtembergeoise ne connaît pas encore les raffinements denotre civilisation, c’est tout bonnement la patrie antique ducharbon d’érable et du glorieux kirsch-wasser. Charbonniers etgentilshommes vivent de la vie de leurs pères ; peut-être ya-t-il excès de ce côté, car les charbonniers sont par trop noirset les gentilshommes un peu trop arriérés.

Il est vrai qu’entre ces deux classes, uneclasse nouvelle naît et grandit tout doucement : c’est lapetite bourgeoisie, qui achète à bon marché les biens desgentilshommes imprudents et les bras des charbonniers nécessiteux.Elle fait sa pelote là, comme partout ; elle bâtit au milieude cette nature magnifique et triste des maisons blanches, lourdes,laides et incommodes ; elle décime les bois et convertit lessplendeurs du paysage en thalers de vingt-quatre bons gros qu’ellecompte et recompte avec bien du plaisir.

Il suffit d’un tout petit ver pour gâter leplus gros fruit du pommier ; les bourgeois du Schwartzwaldverront la fin de ces forêts immenses qui semblent éternelles.

D’ordinaire, en face de tous ces vieuxchâteaux dont les murailles fières s’ébranlent et vont tomber enruine, on voit jaillir du sol quelqu’une de ces maisonsblanchâtres, robustes et trapues. Elles sont là quiattendent ; et, je vous le dis, dans leur laideur, elles ontje ne sais quel air de méchante raillerie. Quand on se place entrela maison, qui semble une excroissance fâcheuse aux flancs de lamontagne, et le château noble qui porte si dignement son grand âge,on se prend à penser avec une suprême tristesse que le mondedéchoit sur ses derniers jours, et que, suivant l’expression deVictor Hugo, ceci tuera cela.

C’est peut-être la loi de la nature. Et dequoi s’engraissent, en effet, les honteuses chenilles, sinon de lapure substance des fleurs ?

Notre vieux château, à nous, celui dont nousparlions aux premières lignes de ce chapitre, ne tombait point enruine ; il s’asseyait carrément entre ses douves transforméesen jardins, et pas une pierre ne manquait au capricieux ensemble deses murailles.

Du haut des tours, la vue était libre ;aucune de ces maisons blafardes, verrues de la montagne, ne semontrait au devant de sa façade. Seulement, sur la droite, loin,très-loin, au centre d’une petite clairière, on apercevait leprofil perdu d’une bâtisse carrée qui semblait toute neuve. Maiscette maison bourgeoise, bâtie avec un certain goût, au milieud’une propriété considérable, ne s’en prenait point àl’orgueilleuse forteresse ; elle semblait se cacher humblementdans le beau paysage qui l’entourait et tourner le flanc avecdiscrétion au château qui, quelque cent ans auparavant, aurait étéson suzerain.

La maison blanche s’appelait leSparren (le Chevron), par allusion au commerce de celuiqui l’avait fait bâtir. C’était un de ces négociants en bois quicontient des trains énormes au Necker, à l’Enz, à la Nagold ou à laGlatt, pour les porter au Rhin, lequel les conduit jusqu’àMannheim ; ce brave homme, dont nous avons peu de chose àdire, était mort insolvable, et ses créanciers faisaient vendre sondomaine.

Depuis quelques jours, beaucoup d’étrangersvenaient dans le pays pour visiter le Sparren. Mais un bruitcourait sourdement : on disait que trois charbonniers de lamontagne, les frères Braun, voulaient acheter à bas prix la maisondu défunt et qu’ils avaient juré de faire un mauvais parti àquiconque mettrait la surenchère. Or les trois frères Braun étaientla terreur de tout le canton ; chacun savait bien que leurcognée abattrait au besoin la tête d’un homme aussi facilementqu’une branche d’arbre. Les acquéreurs étrangers, toujours avertisdès leur arrivée, s’en allaient comme ils étaient venus.

La forteresse antique s’appelait le château deRosenthal.

Au dedans et au dehors du château, toutparlait de la puissance de cette famille de Rosenthal, démembrementdes Guelfes de Souabe, et dont l’ancienneté se perd, à la lettre,dans la nuit des temps. L’édifice principal ou corps de logisdatait du quinzième siècle : c’était une construction bizarredans sa lourde naïveté ; quelque troupe errante de ces maçonslibres dont le quinzième siècle vit se former les associations,avait dû passer dans ces montagnes, par fortune ; car ledonjon, piqué de côté, au midi du bâtiment central, présentait déjàquelques intentions hardies, et ses étroites fenêtres seterminaient par ces arcs renversés qui remplacèrent au sièclesuivant les deux lignes brisées de l’ogive. Les remparts et lestours qui flanquaient primitivement cette seigneuriale demeureavaient été détruits et réédifiés dans un style plus moderne. Versles derniers temps, on avait ajouté en dehors des murailles descommuns d’une vaste étendue, qui rejoignaient les fermes etbâtiments d’exploitation forestière. Cela formait comme un villageà qui la chapelle du manoir, véritable bijou d’architecturegothique, servait de paroisse.

Autour de tout cela, aussi loin que le regardpouvait s’étendre, la terre était le domaine de Rosenthal. Il n’yavait à rompre ce riche ensemble que l’enclave étroite et pointueoù s’élevait la maison blanche de feu le marchand de sapins. Toutdernièrement, au temps des guerres avec la France, le père du baronde Rosenthal avait aliéné cette partie de son domaine pour lever unrégiment de montagnards qu’il avait mené à l’empereur ; car siGuillaume de Wurtemberg, qui ne portait pas encore alors lacouronne royale, restait en paix avec Napoléon, ses sujets, nobles,étudiants et paysans, combattaient volontiers sous la bannière despuissances coalisées.

Nous l’avons dit, les anciennes douves étaienttransformées en jardins.

Vers l’ouest, au delà de ces frais parterres,des bosquets, disséminés dans de larges pièces de gazon,rejoignaient une forêt de pins par-dessus les hautes cimes desquelson voyait la tête blanche et coiffée de brouillard du montKniebis.

La forêt de pins s’arrondissait vers le nord,où une grosse roche de grès rouge, penchée au-dessus d’un torrent,coupait brusquement le passage. Le torrent faisait chute de la basede cette roche à la prairie plate et fertile qui entourait lemanoir du côté du nord-est. En toute saison, les grands bœufsd’Allemagne, les chevaux libres et ces chèvres barbues qui semblenttoujours des animaux sauvages égarés trop près de la demeure deshommes, animaient ce vaste tapis de verdure, car la forêt du côtédu nord, le Kniebis vers l’ouest, protégeaient l’heureuse valléecontre les vents d’hiver, qui, dans tout le reste de la contrée,prolongent les frimas depuis le commencement de l’automne jusqu’àla fin du printemps. Au sud-est, enfin, sur le penchant de lamontée qui allait rejoindre au loin un modeste affluent du Necker,c’était un paysage plus riant, coupé de bosquets de hêtres,d’érables et de sorbiers des oiseleurs, derrière lesquels tranchaitle noir feuillage des sapins.

Tout cela était calme, tous ces aspects diversavaient un caractère commun d’immense étendue ; de quelquecôté que l’œil se tournât, l’horizon se reculait, embrassant unespace énorme.

La grandeur a toujours sa tristesse : lechâteau de Rosenthal et ses environs étaient tristes. Quand nousavons prononcé le mot riant, tout à l’heure, c’est parcomparaison seulement et en songeant peut-être à ce mélancoliquesourire qui serre le cœur presque autant que les larmes.

C’était au château de Rosenthal que la pauvrereine Chérie habitait depuis trois semaines. Elle avait, Dieumerci, assez de compagnie dans le sévère manoir ; et si elleregrettait sa petite chambre mignonne de la Maison de l’Ami, àStuttgard, ce n’était pas faute d’être honorée, choyée et fêtée parles vassaux de monsieur le baron.

Voici, du reste, quel était le personnel dumanoir :

D’abord, le conseiller privé honoraire comteSpurzeim, qui était établi là de fondation, parce qu’il avait servide tuteur au baron, fils de sa sœur.

La chronique prétendait que ce mariage dudernier Rosenthal avec la sœur de Spurzeim était purement unemésalliance. Spurzeim portait le titre de comte, on ne savait troppourquoi. Son origine était couverte de ces nuages fabuleux quienveloppent la naissance des peuples. Il en était à peu près demême de sa fameuse carrière diplomatique. Nul n’aurait pu spécifierles postes brillants qu’il avait occupés dans les chancelleriesétrangères.

Le crédit de Rosenthal lui avait valu sontitre de conseiller privé. Il avait trempé très-adroitement danscette conspiration de cour dont son neveu avait été la victime.C’était pour lui la moindre des choses que de trahir. Quand ilavait passé vingt-quatre heures sans commettre une bonne petiteinfamie, il disait comme Titus : « J’ai perdu majournée ! »

Sa biographie, qui avait paru dans l’Almanachde Stuttgard, et que ses ennemis l’accusaient d’avoir un peurédigée lui-même, s’exprimait ainsi :

 

« Le comte est un esprit fin, délié àl’excès, sans préjugés, sans faiblesses. La longue habitude qu’il ades travaux diplomatiques, son admirable connaissance des choses etdes hommes font de lui un caractère à part. C’est un homme dudix-huitième siècle, une tête à la Voltaire.

» On l’accuse d’être un sceptique. Ill’avoue hautement et s’en fait honneur ; mais il avoue aussique la religion et certaines vieilleries morales sont bonnes encorepour brider le vulgaire.

» Le royaume de Wurtemberg possède en luiun homme d’État hors ligne, que les affaires n’ont point usé. Leportefeuille des relations extérieures lui est certainement dévoludans un avenir prochain.

» Faut-il ajouter que, comme tous lesdiplomates célèbres, le comte a une conversation vive, spirituelle,étincelante ? que son entretien abonde en mots profonds etinattendus ? que son esprit clairvoyant et légèrementsarcastique, etc., etc. »

 

Dans un autre passage, l’autobiographedéclarait, avec une visible complaisance, que monsieur le comteavait au fond de sa nature une certaine scélératesse mignonne etféline, une certaine perfidie philosophique qui le faisait de plusen plus ressembler à monsieur de Voltaire. Partout on sentait quela prétention du bonhomme était d’être tortueux et glissant commeune anguille, de n’avoir ni foi ni loi, et de ne point reculer aubesoin devant les actes qui effrayent le commun desconsciences.

Ceci est un genre de badauderie singulièrementdangereux et moins rare qu’on ne le pense. Nombre de nigaudsconfondent la finesse avec la méchanceté, comme ils prennent leblasphème idiot pour un symptôme de force intellectuelle. Un nigaudainsi fait est capable de tout.

Le comte n’avait jamais été riche. Son naturelastucieux et pointu l’avait entraîné dans des opérations sisubtiles, que sa petite fortune se trouvait réduite à l’état leplus diplomatique. Il ne s’en apercevait point trop, grâce à ladélicatesse de son neveu ; il était comme chez lui au châteaude Rosenthal. Vous eussiez dit, en vérité, le maître de lamaison.

Son portrait trônait dans le salon, en costumede ville et en sourire à la Voltaire. Son portrait décorait lagalerie en habit de cour, avec le regard voilé de monsieur deTalleyrand. Enfin son portrait, en grand uniforme diplomatique etorné de la propre grimace favorite du prince de Metternich, faisaitl’orgueil de la salle à manger. Il avait eu le désir toute sa viede posséder un quatrième portrait synthétique en quelque sorte, unportrait qui eût réuni la grimace du prince de Metternich au regardmadré de Talleyrand, au sourire patelin et moqueur de Voltaire,mais il n’avait pas encore trouvé d’artiste assez habile ou assezosé pour entreprendre ce difficile travail.

Par rang d’âge, après le diplomate fort,venait la chanoinesse Concordia, baronne de Rosenthal, chevalièredes ordres de Louise de Prusse, de Sainte-Élisabeth de Bavière, ettante germaine du colonel des chasseurs de la garde.

La chanoinesse Concordia se vantait de n’avoirencore que cinquante-six ans. C’était une figure allemande aupremier chef, longue, osseuse, jaunâtre et empruntant quelque chosede chevalin au jeu violent de ses mâchoires trop développées. Elleavait dû être assez laide dans sa tendre jeunesse ; à l’époqueoù se passe notre histoire, cela ne paraissait pas beaucoup :l’âge efface et use ces masques redoutables. Désormais les cheveuxardents de la chanoinesse Concordia tiraient sur le gris ; cesdents menaçantes, qui relevaient jadis la pâleur de ses lèvresminces, étaient tombées. Elle n’avait plus cette démarche virile etdégingandée des beaux jours de sa force. C’était maintenant unerespectable dame, haute et sèche comme un mât de cocagne,s’occupant avec fruit de sciences, de littérature et depolitique.

La chanoinesse Concordia était l’auteur deplusieurs tragédies et de l’Essai sur les différencesessentielles des blasons allemands et français, ouvrage dédiéaux gens du monde.

Je ne sais pas pourquoi les gens dumonde se donnent le tort de ne jamais accepter le patronage deslivres qu’on leur offre ainsi avec tant de courtoisie.

Parmi la noblesse des environs, il y avait depetits cancans sur la chanoinesse Concordia : on disaitqu’elle n’avait jamais voulu consentir à prononcer ses vœuxdéfinitifs, parce qu’elle espérait toujours épouser son allié lecomte Spurzeim, qui avait été sa première et son uniqueinclination.

Cet amour datait d’une quarantained’années ; durant ce long espace de temps, la diplomatie duconseiller privé honoraire avait su l’entretenir sans jamais lesatisfaire ni le décourager.

Vers ces derniers temps, la chanoinesseConcordia s’était vue enfin tout près d’atteindre ce but poursuividepuis tant d’années. Au moment où le mariage du baron de Rosenthalavec sa cousine Lenor avait été décidé, le comte Spurzeim s’étaitrejeté brusquement et de bonne foi du côté de la dignechanoinesse ; mais l’exil de Rosenthal était venu rompre lemariage, et un nouvel espoir avait pu naître dans le cœur dudiplomate fort. La comtesse Lenor était puissamment riche.

C’est ici que brilla dans tout son lustrel’esprit délié de monsieur le comte. Il n’était pas chez lui ;Rosenthal aimait et respectait sa tante ; il y avait uncertain péril à mécontenter la chanoinesse Concordia, et cependantil fallait revenir sur les avances faites ou bien sauter lefossé.

C’était le moment des affaires de Grèce. Lesagents barbares de la cour ottomane versaient à flots le sang desmalheureux Hellènes. Missolonghi n’avait pas jeté encore ce crid’angoisse et de triomphe qui mit debout la chrétienté ; maisde sourdes rumeurs parcouraient l’Europe, et tous ceux quiprétendaient à l’honneur douteux d’avoir un senspolitique, embrassaient de loin le parti du Divan ou le partides Trois Montagnes : ainsi appelait-on poétiquement le paysgrec enfermé entre l’Ossa, le Pélion et l’Olympe.

La chanoinesse Concordia, femme savante ettragique, ne pouvait manquer d’être Grecque enragée, ne fût-ce quepar considération pour Homère ; elle devait haïr la tyrannieottomane : aussi prit-elle parti dans cette querelle avec uneardeur incroyable. Elle acheta le portrait d’Alexandre Ypsilanti,le portrait de Jacques Tombasis et le portrait du général Odyssée.Elle chercha, sans pouvoir se les procurer, les portraits deDikaios et de Pahaseas ; elle mit sur sa pendule le bustehéroïque de Constantin Canaris ; elle fit broder, dans laruelle de son lit, la bannière d’azur à la croix d’argent, drapeaude l’insurrection.

Ce que voyant, le diplomate fort se frotta lesmains et se fit Turc.

Tout fut dit : la querelle politiquecouvrit la retraite amoureuse. La croix des Hellènes ne pouvait pasévidemment s’allier au croissant de Mahomet !

La chanoinesse, qui, malgré ses petitsridicules, était bien le cœur le plus digne et le mieux placé dumonde, regretta son bonheur perdu, mais ne retourna point sacocarde. Elle ne se doutait guère, l’excellente dame, du marchéd’or qu’elle faisait !

Après le comte et la chanoinesse, venaitRosenthal, qui était, par le fait, le chef de la famille, mais quine se prévalait nullement de ce titre. Rosenthal était un hommefoncièrement bon, brave jusqu’à outre-passer les téméritéschevaleresques, généreux, aimant, dévoué quoique faible, maisennemi de la réflexion, et partant facile à tromper.

Rosenthal avait l’esprit trop pénétrant pourgarder à son digne oncle une confiance illimitée, mais il selaissait aller par fatigue et par mollesse ; il prenait leschoses comme on les lui donnait, ne voyant jamais que l’apparenceet prêtant le flanc à toutes les petites intrigues qui se nouaientautour de lui.

C’était un amour d’enfance qui liait Rosenthalà Lenor ; mais depuis la fête des Arquebuses au village deRamberg, toutes relations entre les deux jeunes gens semblaientdéfinitivement rompues. Rosenthal avait demandé au roi Guillaume lapermission d’épouser Chérie, et de son côté Lenor avait accordé samain à l’heureux comte Spurzeim. La réponse du roi s’était faitattendre, parce que Guillaume avait pour le baron de Rosenthal uneaffection véritable et qu’il soupçonnait un coup de tête ;mais enfin la réponse était venue, et la réponse étaitfavorable.

Rosenthal paraissait enchanté ; Lenorfaisait contre fortune bon cœur et ne pleurait guère qu’encachette. Tout se préparait, au château, pour le doublemariage ; jamais on n’avait cueilli tant de bouquets dans lejardin de Rosenthal, jamais dans le village on n’avait entendu tantde chansons.

Malgré le chagrin qu’elle avait de perdre unsoupirant si ancien, la chanoinesse Concordia ne pouvait laisseréchapper cette occasion de rimer un épithalame. Le mariage deRosenthal avec Chérie lui semblait bien un peu aventureux, maiselle adorait son beau neveu, et d’ailleurs, ceux qui aiment lesalexandrins se consolent, dit-on, de toutes choses en puisant à lasource d’Hippocrène.

Tout le monde au château était donc content ouà peu près. Il ne nous reste plus à parler que de Chérie.

On se tromperait si l’on se représentaitChérie au château de Rosenthal comme une pauvre enfant timide etdépaysée au milieu de gens qu’elle sent au-dessus d’elle. Chérieétait en effet une exilée, et Chérie, par l’âge, était presque uneenfant. Un hasard romanesque, et que le calcul humain n’aurait puprévoir, l’avait jetée tout à coup dans cette demeure seigneuriale,parmi des mœurs qui n’étaient point les siennes, parmi deshabitudes qu’elle ne soupçonnait même pas, la veille de son départde Ramberg.

Mais Chérie n’était point une paysanne. Peuimportait son ignorance de tel ou tel détail d’étiquette ;Chérie avait vu le monde à sa façon, d’un peu loin, il est vrai,mais avec ce coup d’œil sûr qui rapproche les objets et qui perceles voiles ; son étonnement ne pouvait être ni de la confusionni de la gaucherie.

Nous savons bien qu’une chose particulièrementintéressante est précisément cet embarras du gentil oiseau sauvage,enfermé tout à coup dans la volière civilisée ; mais nous nepouvons pas faire Chérie autrement qu’elle n’était. La bizarreriede son existence même l’avait habituée de bonne heure à regarderd’un œil intrépide toutes sortes d’aventures ; elle étaitaguerrie par le roman de ses premières années. Le grand ton duchâteau de Rosenthal, la diplomatie du vieux comte, l’imposantedignité de la chanoinesse ne pouvaient absolument rien sur elle. Aumilieu de toutes ces choses inconnues, elle avait été à sa placedès le premier jour, parce qu’elle était femme dans la plus hauteacception du mot : c’est-à-dire fée !… c’est-à-direintelligente et modeste à la fois, hardie sous sa décence de jeunefille, vaillante derrière sa douce timidité ; c’est-à-direspirituelle, distinguée par un don de Dieu même, et possédant, descience infuse, toutes les grâces courtoises.

C’est là une portion de la beauté même !on n’est pas belle au même degré que Chérie et de la même façonpour venir trébucher contre ces petits écueils où se prennenttoujours les gros pieds des paysannes parvenues. Pour passer de saretraite mignonne, où l’adoration de messieurs les étudiants lagâtait naguère et aurait pu la faire si ridicule, pour passer deplain-pied, disons-nous, de cette retraite dans un noble salon,Chérie n’avait pas besoin de se transformer, il lui suffisait derester elle-même.

Sans rien emprunter à ses hôtes, elle étaitleur égale, tout naturellement, et demeurait vis-à-vis d’eux aussiexempte de gêne que de forfanterie.

Nous ne voulons point dire qu’elle fût à sonaise et heureuse ; nous nous bornons à dessiner sous ce journouveau les lignes calmes et toujours belles de sa physionomie.

Heureuse ? Chérie ne pouvait pas l’être,car elle avait un cœur d’or, et dans ce cœur, le premier amour nedevait s’éteindre qu’avec la vie. À part même ces souvenirs tristeset doux qui la suivaient dans la veille comme dans le sommeil,Chérie, l’enfant libre comme l’air, habituée aux franches caressesde cette famille étrange, mais affectueuse, mais tendre, maisdévouée, qui l’adorait, Chérie ne pouvait pas être heureuse entreles murailles froides de la forteresse…

Elle était grave autrefois ; du moinsl’avons-nous bien souvent rencontrée pensive et inclinée sous lefardeau aimé de ses rêveries. Mais c’était l’amour qui la faisaitainsi, l’amour et je ne sais quelle délicatesse d’esprit au-dessusde son âge. Au fond, Chérie était gaie, comme tous ceux qui viventlargement, comme tous ceux qui sont jeunes, qui sont forts et quise regardent volontiers dans le miroir de leur conscience.

L’atmosphère qui l’entourait maintenant étaitglacée et sentait le renfermé. Le baron de Rosenthal, parfaitgentilhomme et bon soldat, remplissait avec loyauté ses devoirsenvers elle ; il avait promis de l’épouser, il se mettait endevoir de remplir sa promesse. Il la trouvait belle, vraiment belleà ravir, mais il ne la comprenait point, et son cœur se tournait,malgré lui, vers Lenor qui devenait pâle à force de pleurer sonbonheur perdu.

Le baron de Rosenthal ressemblait à une foulede superbes garçons que vous connaissez tout aussi bien quemoi ; il voyait sa situation fausse, le moyen d’en sortir nese montrait point à lui, et il se laissait conduire tout bonnementpar le hasard, trouvant le pis-aller passable et s’éveillant à delongs intervalles pour murmurer ce grand mot des apathiques :Peut-être…

Telle était du moins la conduite qu’il croyaitet qu’il voulait tenir. Seulement, lui qui n’était pas un songeur,il s’attardait parfois le soir, sous les fenêtres de Lenor et seprenait, pour la première fois de sa vie, à trouver pitoyables surle visage expressif de son vénéré oncle la grimace du prince deMetternich, le regard du prince de Talleyrand et même le sourire deVoltaire. Il se serait fâché si on lui eût dit qu’il était jalouxde son oncle, mais franchement il aurait eu grand tort.

La chanoinesse Concordia traitait Chérie avecune bienveillante condescendance. Deux ou trois fois, elle avaitpoussé l’amabilité jusqu’à prier Chérie de l’accompagner au piano,tandis qu’elle jouait des romances françaises sur le violon, quiest l’instrument des chanoinesses allemandes adonnées à latragédie.

Quant au comte Spurzeim, il entourait deprévenances et de caresses, ceci pour cause, la fiancée de son cherneveu ; il avait donné à tous les subalternes du manoirl’ordre de prévenir les moindres caprices de Chérie, et faisait lapresse parmi ses vassaux pour qu’il y eût toujours sur le passagede la jeune fille des paysans et des paysannes en costumed’opéra-comique et chargés d’énormes bouquets. Chérie, nel’oublions pas, était la meilleure carte de son jeu amoureusementdiplomatique.

Chérie n’avait donc, à proprement parler,qu’un seul ennemi au château de Rosenthal : c’était lacharmante comtesse Lenor. Lenor voyait en elle, à juste titre, lacause de son malheur ; Lenor la fuyait et la détestait :et, justement, Lenor était la seule personne du château vers quis’élançât le cœur de Chérie. Il y avait entre les situationsextérieurement si différentes des deux jeunes filles une conformitéréelle qui échappait à Lenor, mais que Chérie sentait vivement.Plus d’une fois, Chérie avait essayé de se rapprocher de Lenor,mais la jeune comtesse s’était détournée avec horreur, et Chérieétait fière.

Le dîner de chaque jour présentait au manoirun aspect curieux et caractéristique au plus haut point. Il nebrillait pas par la gaieté, mais on y pouvait faire desobservations profitables. Le chapelain récitait au début la prièrerituelle, puis chacun prenait la place : Rosenthal entre lachanoinesse et Chérie, le comte Spurzeim après la chanoinesse, etLenor après le comte.

Pendant le potage on parlait un peu desaffaires du pays, et le comte lançait quelque anathème contre ledéfunt marchand de bois qui avait bâti une maison si près du manoirde Rosenthal. Il n’est pas inutile de dire que le vieux Spurzeimétait l’héritier présomptif du baron, à supposer que celui-ci vîntà mourir sans descendance directe ; en suivant l’ordre de lanature, le diplomate fort avait certes bien peu de chances d’entrerjamais en possession de cet héritage, mais on ne peut pas savoir.Toujours est-il que la maison blanche appelée le Sparrenl’offusquait et le gênait. Le moulin de Sans-Souci ne donna pasplus d’insomnies à Frédéric de Prusse, et ceux qui connaissaient levieux Spurzeim devaient s’étonner qu’il n’eût pas encore tourné dece côté les foudres de sa diplomatie.

Après qu’on avait parlé des étrangers venuspour visiter le Sparren, du mauvais vouloir des bûcherons et desmenaces des trois frères Braun, menaces sur lesquelles le comteappuyait toujours avec une sorte de complaisance, on attaquaitfranchement la question gréco-turque. La chanoinesse Concordiadéployait sur ce sujet ses connaissances géographiques etmilitaires : elle mettait en marche les armées, ouvrait latranchée sous les murailles des villes, levait l’ancre des flotteset massacrait les janissaires.

Pendant cela, Rosenthal et Chérie échangeaientquelques rares paroles. Au lieu de soutenir les Turcs, comme c’eûtété son devoir, le comte Spurzeim faisait la cour à Lenor, quil’écoutait avec distraction.

Puis, quand les grâces avaient étéprononcées, Lenor s’éclipsait en toute hâte, afin de ne pointentendre Rosenthal offrir son bras à Chérie pour la promenade dusoir. Chérie s’excusait et regagnait son appartement. Lachanoinesse, victorieuse sur toute la ligne des forces ottomanes,allait prendre son violon et célébrait son triomphe. Le comte et lebaron restaient en présence.

– Eh bien, mon neveu ?… disaitSpurzeim en adoptant la physionomie d’un de ses trois portraits,selon la circonstance.

– Eh bien, mon oncle ?… répliquaitRosenthal.

Le bonhomme buvait sa dernière gorgée de moka.Rosenthal prenait son chapeau, et ainsi se terminait ce pénibleentretien.

Le lendemain, cela recommençait.

Nous n’avons pas besoin de dire que cetagréable moment du repos commun formait comme une solution decontinuité dans la vie de Chérie ; elle y paraissait aussidigne, aussi sérieuse, aussi poupée qu’une vraie petite baronned’Allemagne, mais son esprit était ailleurs.

Chérie ne vivait que dans sa chambre. Lespremiers jours, elle avait sellé un cheval et s’était élancée toutheureuse dans ces noires forêts qui grimpaient au flanc de lamontagne ; mais elle s’était aperçue bien vite qu’un granddiable d’écuyer trottait derrière elle, par ordre du comteSpurzeim, et le cheval était désormais resté à l’écurie. Elle avaitvoulu se promener à pied dans le parc admirable qui entourait lechâteau : une demoiselle de compagnie, raide et blonde commeune quenouille, que la sollicitude du comte attachait à ses pas,l’avait dégoûtée de la promenade…

Ceci n’était pourtant pas un obstacleinsurmontable, car Chérie pouvait distancer la demoiselle et seperdre dans les sinuosités du parc : mais alors, autregalanterie du vieux comte : au détour des sentiers, despaysans et des paysannes portant des charges de bouquets venaientoffrir leurs hommages à la future baronne et lui réciterd’intolérables compliments.

Chérie avait renoncé au parc comme elle avaitrenoncé à la forêt, et maintenant elle restait dans son appartementseule avec sa pensée.

C’était le matin et le dernier jour de latroisième semaine depuis la fête de Ramberg. Chérie venait de selever, et, comme de coutume, sa première parole avait été pourdemander : « Y a-t-il des lettres à monadresse ? »

Il n’y avait point de lettres.

Chérie s’assit à son piano et ses doigtsdistraits coururent sur les touches. L’instrument se prit à chanteravec mélancolie et lenteur ce refrain si joyeusement répétéautrefois :

Je suis la pupille

De messieurs les étudiants,

De bons enfants, etc.

Chérie tressaillit en écoutant cet air, etretira ses mains qu’elle croisa sur ses genoux. C’était sa penséemême qui venait de prendre une voix malgré elle, et de lui parlertout à coup.

Elle avait les yeux baissés et sa poitrineémue se soulevait par bonds précipités. Ses paupièresbattirent.

– Non ! s’écria-t-elle en repoussantson tabouret brusquement, je ne veux plus pleurer !

Et elle ne pleura pas ; ses paupières,relevées, montrèrent ses beaux yeux tristes mais sans larmes.

Il y avait devant sa fenêtre une terrassetriangulaire faisant partie des anciennes fortifications ;cette terrasse donnait sur la vallée et dominait tout le cours duNecker. Chérie avait demandé qu’on y plaçât un télescope :avec le télescope elle voyait une étendue de terrain considérableet pouvait découvrir à perte de vue le coteau arrondi où s’élevaitle village de Ramberg.

Derrière le coteau, il n’y avait plus que desnuages, mais dans ces nuages, Chérie devinait le vieux clocher deTubingue et la petite maison gothique, au devant de l’église, oùelle avait pris par la main Frédéric, tout tremblant et tout pâle,pour le présenter à messieurs les étudiants.

Chérie était bien souvent sur cette terrasse,et son œil ne quittait guère la lentille du télescope ; làseulement elle se trouvait heureuse, parce que là seulement ellevivait entourée de ses souvenirs.

Ce matin-là, elle ouvrit la fenêtre etdescendit sur l’ancien bastion où déjà glissaient les pâles rayonsdu soleil levant.

– Vingt et un jours !…murmura-t-elle, et pas un mot de lui !… Je sais pourtant qu’iln’est plus malade… Folle que j’étais ! un instant j’ai cruqu’il m’aimait… Et, folle que je suis ! s’interrompit-elleavec colère contre elle-même, ne suis-je pas trop avancée pourreculer ?… Que serait son amour, sinon une souffrance deplus ?…

Ainsi parlait-elle, la belle reineChérie ; mais elle mit son œil au télescope braqué dans ladirection de Ramberg, et son œil interrogea avidement la route quise déroulait comme un étroit filet blanchâtre dans les sinuositésde la vallée.

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