La Reine des Épées

Chapitre 6Le suicide d’un philosophe.

Le vent avait chassé les nuages dont lesderniers couraient encore, comme des fuyards attardés, au-dessus dumont Kniebis ; des myriades d’étoiles pendaient au firmament,dégagé de toutes vapeurs, et brillaient de cet éclat plus vif quela tempête calmée semble prêter aux astres de la nuit, comme si cespurs diamants, semés sur l’azur du ciel, renouvelaient leurs feuxau contact de la foudre. Le versant occidental du Rouge présentaitun aspect étrange et surtout inattendu : vous eussiez ditqu’un coup de théâtre s’était fait parmi la sombre beauté de cessolitudes. À partir du milieu de la rampe, on voyait des torchesétagées qui éclairaient d’abord le valet Hermann, entouré desserviteurs du château ; puis la cohorte des étudiants deTubingue, le glaive sur l’épaule ; puis Frédéric et Rosenthal,qui se tenaient embrassés ; puis la jeune comtesse Lenor etChérie, les mains unies, les yeux pleins de larmes heureuses. Entreces derniers groupes et les étudiants, Élias et Werner, toujoursgarrottés, étaient accroupis sur le sol.

Tout en bas de la rampe, une vingtaine decharbonniers, hommes et femmes, portaient des rameaux de pinsenflammés, dont la lueur ardente éclairait à revers laCroix-Miracle, la chute écumante du Raub et les ruines de lachapelle, fondée par Philippe de Souabe. Entre tous cespersonnages, il y avait eu bien des paroles échangées, et pourtantla paix était faite. Que fallait-il pour débrouiller cet écheveau,emmêlé si péniblement par la diplomatie du vieux comte ? unpeu de lumière. La lumière était venue et chacun s’étonnaitmaintenant de sa propre colère. Cependant, les montagnardsrassemblés au pied de la Croix-Miracle étaient loin de se trouverau grand complet. Une heure auparavant, autour du bûcher allumélà-haut dans l’entonnoir, il y en avait au moins le double. HugoBraun, le petit frère, manquait notamment à l’appel avec sa fiancéeGretchen, et l’on pouvait entendre que la chasse nocturne sepoursuivait dans les halliers qui bordaient la vallée.

Tandis que Bastian donnait à messieurs lesétudiants, d’un air moitié embarrassé, moitié important,l’explication un peu confuse de tout ce qui s’était passé, pendantque Rosenthal et Frédéric se serraient la main du meilleur de leurcœur et que les deux jeunes filles se recueillaient dans leurallégresse muette, la chasse se rapprochait et Dieu sait quel’homme ou la bête, objet de cette poursuite acharnée, devait êtrebien las ou bien lasse ! On entendait distinctement lescharbonniers, qui s’excitaient entre eux de l’autre côté de laCroix-Miracle.

– J’y pense, s’écria tout à coupRosenthal, exprimant une idée qui était sur les lèvres de Chérie,puisque vous vous êtes trouvé ici pour me sauver la vie, suivantvotre habitude, ami Frédéric, qui donc poursuit-on là-bas dans levallon ?

– C’est l’étudiant ! répondirent lescharbonniers au bas de la montagne, le coquin d’étudiant !

Les membres de la famille des Compatriotes secomptèrent du regard et se prirent à rire : personne nemanquait dans leurs rangs.

– Diable d’enfer ! grommela Bastianqui se gratta l’oreille, j’ai peur pour mon dolman et pour macasquette !

– Tayaut ! tayaut ! cria lavoix de Hugo Braun, dont on devinait déjà la grande taille dansl’ombre, barrez-lui le passage ! Il est à nous cette fois, àmoins qu’il n’ait fait un pacte avec Satan !

La casquette et le dolman bleu franchirent leruisseau d’un bond désespéré et passèrent à droite de la croix,tandis que les cris des charbonniers redoublaient. Puis l’étudiantqui jouait le rôle de lièvre dans cette chasse mémorable, et qui lejouait parfaitement, se jeta tout à coup sur la gauche, gravit larampe avec une agilité de chat et vint tomber épuisé à quelquespieds du groupe formé par Rosenthal et ses compagnons. Il étaitdans un état déplorable. Le dolman ne présentait plus qu’un lambeauinforme, et la partie inférieure du costume était enduite de bouedepuis les talons jusqu’à la ceinture. Quant au personnagelui-même, tout le monde a pu voir un renard forcé et rendu quiattend les dents de la meute. Le pauvre animal, pantelant,haletant, essaye de regarder derrière lui sans oser tourner latête, ses yeux sanglants sortent de leurs orbites, tandis que sescôtes fument et que ses jambes tremblent…

– Ah ! ah ! s’écria Hugo Braunen s’avançant dans la lumière, je dis que nous avons gagné lesflorins du graff !… Il avait beau geindre et crier :« Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi ! » nousl’avons mené de la bonne manière !… A-t-il été battu, lecoquin d’étudiant !… et il faut qu’il ait le diable au corpspour s’être relevé vivant de toutes les fondrières où il a fait leplongeon !…

Hugo s’arrêta court à la vue de ses deuxfrères garrottés. Le prétendu étudiant était couché par terre, oùil tremblait en gémissant. Rosenthal avait un peu de pâleur aufront et détournait les yeux de ce tableau.

Bastian fit le tour du cercle à pas de loup ets’approcha de l’homme-renard par derrière… Comprimant à grand’peinel’envie de rire qu’il avait, ce gros garçon impitoyable arrachaprestement la casquette de l’inconnu et découvrit la titusdépoudrée du vieux comte Spurzeim, homme du dix-huitième siècle,esprit sans préjugés, cousin de l’Encyclopédie et l’un desdiplomates les plus véritablement forts du royaume deWurtemberg.

– Le graff !… gronda Hugo stupéfaiten reculant de plusieurs pas.

– Le graff !… répétèrent lescharbonniers et les charbonnières, qui n’en pouvaient croire leursyeux.

La cohorte des étudiants éclata de rire, etBastian, levant au bout d’un bâton la fameuse casquette, s’écria dece ton plein d’emphase que prennent chez nous les affiches pourproclamer la déchéance des oignons brûlés, ou inviter le peuplespirituel entre tous à gagner quatre cent mille francs pour vingtsous :

– Prodige de ladiplomatie ! ! !

C’était frapper un cadavre ; lemalheureux Spurzeim resta immobile et comme abêti. Rosenthal fit unpas pour le relever.

– Monsieur le baron, dit Bastian, quis’indemnisait de la terreur très-sérieuse que le bonhomme lui avaitfaite, je crois devoir vous répéter que votre oncle vénérable avaitfait venir ici mes frères de Tubingue pour vous envoyer rejoindrevos aïeux.

– Je ne crois pas cela, ditRosenthal.

Et la jeune comtesse indignée ajouta : –C’est impossible !

– De même que, poursuivitimperturbablement Bastian, il avait mis sur pied cette populationmalpropre et féroce, pour extirper notre ami Frédéric !…Diable d’enfer ! ne touchez pas à ce serpent àsonnettes !

Rosenthal s’était arrêté. – Est-cevrai ?…, demanda-t-il aux charbonniers.

– Quant à cela, freyherr, répliqua HugoBraun, qui regardait ses deux frères du coin de l’œil, le graffnous avait dit qu’il y avait un coquin d’étudiant qui voulait vousprendre votre fiancée… Et il avait promis de donner des florins àcelui qui l’attraperait.

– Et que deviez-vous faire del’étudiant ? demanda encore Rosenthal, qui à son insu prenaitle ton sévère d’un juge.

– On devait l’emmener au village de Munz,répondit le petit frère Hugo, où sont les dragons du roi.

Rosenthal fit un geste d’énergique dégoût. Levieux comte semblait avoir perdu tout à fait l’usage de la parole.Ses yeux éteints se ranimèrent un peu, parce qu’il vit approcherHermann, son valet fidèle, et qu’il pensa bien que celui-là dumoins allait témoigner en sa faveur. Hermann montra son visage groset fleuri à la lueur des torches ; il avait le sourire auxlèvres, et dans ce sourire épais on aurait pu retrouver uneréminiscence caricaturale de la grimace spirituellement diaboliquede monsieur de Talleyrand. C’était pourtant le pauvre Spurzeim quilui avait appris ce joli jeu de physionomie !

– Monsieur le baron, dit Hermann d’unaccent discret, c’est moi qui suis allé, sur l’ordre de monsieur lecomte, chercher à Tubingue messieurs les étudiants… Je doisdéclarer que monsieur le comte se vantait à toute heure d’êtrevotre héritier présomptif, et que le diable lui-même, si croire audiable n’est point une superstition, ne peut avoir en fait demorale des opinions plus avancées que monsieur le comte.

Ayant prononcé ces paroles avec modestie,l’excellent Hermann salua et se tut.

– Ah ! pensa le malheureux Spurzeimavec mélancolie, il n’a encore qu’un mois de leçons… quelsprogrès !

– Comte, dit Rosenthal, n’avez-vous pasun mot pour vous défendre ?

– Que monsieur le comte attende !s’écria Rudolphe ; il y a d’autres accusations contre lui… Enmême temps, il fit lever Élias et Werner.

– Parlez ! leur dit-il.

Les deux brigands jetèrent autour d’eux leursregards sournois.

– Le graff nous avait dit, murmura Éliasd’une voix à peine intelligible, que le vieil homme et la vieillefemme passeraient sur la route à onze heures de nuit…

Il faut constater que personne, excepté lesétudiants de Tubingue, ne connaissait le triste sort de maître Hiobet de sa femme Barbel ; et cependant, au son de la voixd’Élias, Rosenthal et les deux jeunes filles se sentirentfrissonner. Il y avait du sang dans le bredouillement sinistre quirâlait au fond de la gorge du bandit. Spurzeim se souleva sur lecoude et regarda Élias en face avec inquiétude.

– Eh bien ? fit Rosenthal.

– À onze heures de nuit, reprit Élias, levieil homme et la vieille femme sont passés dans leur carriole… Ilsétaient venus pour acheter le Sparren… et le graff ne voulait pasque le Sparren fût vendu…

– Sur mon honneur, s’écria Spurzeim quitremblait de tous ses membres, j’avais dit seulement qu’on leur fitpeur !

– Le graff avait dit, grommela Élias enbaissant la tête, qu’ils portaient sur eux un papier qui valaitcent mille florins…

Un silence glacial régna du haut en bas de lamontagne, et au milieu de ce silence on entendit comme le roulementsourd d’une charrette, arrivant au pas, derrière le détour duchemin.

– Et qu’est-il arrivé ?… s’écria levieux comte éperdu, car la théorie du mal allait peut-être plusloin chez lui que la pratique.

Élias Braun ne répondit point ; il avaittourné les yeux vers le coude de la route où le bruit se faisaitentendre. Sa main crispée s’étendit dans cette direction, puis illaissa retomber ses deux bras, et sa tête s’inclina sur sapoitrine…

Le long de la route, une carriole attelée dedeux chevaux s’avançait lentement et comme à l’aventure. De tempsen temps, les chevaux, que nulle main ne guidait, s’arrêtaient pourbrouter l’herbe ou les basses branches des buissons. Puis ilsreprenaient leur marche indolente et les roues de la carriolecriaient sur leur essieu. Ils vinrent ainsi jusqu’au bas de larampe où la route passait. Quand la lueur des torches éclairal’intérieur de la carriole, un cri sourd s’échappa de toutes lespoitrines. Spurzeim, dont les cheveux se hérissaient sur son crâne,ne demanda plus ce qui était arrivé… Les chevaux passèrent, tantôtbroutant, tantôt reprenant leur marche somnolente, tantôt semordant à la crinière et échangeant quelque caresse fatiguée… Lacarriole fit le tour de la Croix-Miracle, montrant une dernièrefois les deux cadavres qu’elle emportait, puis elle disparut aveclenteur dans les ténèbres de la vallée…

 

Tout était tumulte au château deRosenthal ; les domestiques, éveillés en sursaut, allaient etvenaient par les grands corridors ; le chapelain, lademoiselle de compagnie, le bibliothécaire et l’écuyer se hâtaientvers le salon d’apparat, où, depuis bien longtemps, si nombreusesociété ne s’était trouvée réunie. Le baron avait offertl’hospitalité à messieurs les étudiants de Tubingue. La chanoinesseConcordia était assurément la seule qui n’eût aucune notion desévénements de cette nuit. Elle se levait en hâte parce qu’on luiavait dit que les étudiants de Tubingue étaient au salon. Bastianlui avait donné une haute idée de l’université. Parmi tant dejeunes gens aux cœurs généreux et chauds, elle était bien sûred’ailleurs de recruter quelques partisans à la cause sacrée desHellènes. Une grave question était de savoir si elle mettrait sarobe de moire ou sa robe de lampas à ramages, pour faire leshonneurs au nom de Rosenthal. Quant à la robe de velours, il n’yfallait point songer, sous peine de faire naître dans l’esprit deBastian et de Frédéric cette pensée que la chanoinesse n’était passuffisamment montée en robes d’apparat.

Pendant que la digne chanoinesse hésitaitentre le lampas et la moire, l’homme qui avait fait sourire sesrêves de jeune fille, l’homme qui avait fait battre son cœurdécemment et modestement, une trentaine d’années en deçà, setrouvait dans une position bien affligeante. Hélas !l’auriez-vous reconnu, ce brillant diplomate qui possédait naguèreà lui tout seul le regard de Talleyrand, la grimace de Metternichet le sourire de Voltaire ? Il n’avait plus rien de toutcela ; il était assis sur le pied de son lit, dans sa chambreà coucher, les mains croisées sur ses genoux et le regard fixé dansle vide. Vis-à-vis de lui était son portrait, glorieux et pimpant,celui de ses portraits qui avait quelque chose de Wellington et dePozzo di Borgo ; il n’osait pas même le contempler, tant ilavait grande honte de lui ressembler désormais si peu. C’était undiplomate déchu dans toute la force du terme ! Et personne nel’avait suivi dans son malheur ; il était là, seul, sombre,découragé. Auprès de lui, sur la table de nuit, deux pistolets toutarmés et amorcés semblaient pronostiquer un dénoûment funeste.Outre les pistolets, il y avait une paire de rasoirs, et, comme sice n’était pas assez d’agents de destruction, un couteau-poignardouvert complétait cette panoplie du suicide.

– Allons, murmura-t-il d’une voixtrès-altérée, la mort est le seuil du néant !… Je ne suis pasde ceux qui croient à une autre vie !… Ce n’est après tout quel’affaire d’un instant… Je n’aurais jamais cru qu’il fût possibled’en finir avec autant de stoïcisme !

Il prit le couteau-poignard, qu’il remit surla table, trouvant sans doute que le rasoir valait mieux. Quand ileut bien regardé le rasoir, il se décida pour les pistolets.

– C’est que je ne tremble pas !…murmurait-il émerveillé de son propre courage ; il y en a quise presseraient et qui se précipiteraient les yeux fermés dans lamort… moi, je regarde tous ces instruments avec la curiosité d’unphilosophe.

Son caractère revenait grand train ; ilcherchait déjà au fond de ses souvenirs quelle figure historique etconnue il était convenable de prendre dans une circonstance aussisolennelle. La porte de sa chambre s’ouvrit en ce moment, et levisage bouffi d’Hermann parut sur le seuil.

– Vous avez sonné ?… prononça ledigne valet du bout des lèvres.

Spurzeim laissa de côté son poignard, sesrasoirs et ses pistolets pour le regarder curieusement.

– Oui, mon ami, répondit-il avec douceur,j’ai sonné… Je désirais te voir une dernière fois pour te témoignertoute ma satisfaction.

– Ah ! ah !… fit Hermann enriant, vous êtes content de moi !

– Bien, mon ami ! interrompit lecomte d’un accent pénétré. Tu es insolent parce que tu me voisréduit à l’extrémité : c’est le cas ; jet’approuve !… Je ne peux pas te dire combien ta conduite, dansla montagne, m’a inspiré de considération pour tapersonne !

Hermann était un peu interdit ; il nesavait plus sur quel pied danser.

– Quand j’ai commencé ton éducation,reprit le vieux Spurzeim, je n’espérais pas que tu ferais si vitedes progrès pareils… Tu me semblais un peu rond, un peu lourd, unpeu bonasse… mais quand on cache sous cet aspect charnu lavéritable coquinerie, – le mot est de toi, tu t’en souviens, – celaproduit un effet excellent ! Continue, mon ami Hermann ;tu sais déjà être ingrat et abandonner les malheureux : c’estle fond de la science !

– Ma foi ! monsieur le comte,balbutia Hermann déconcerté, si j’avais espéré vous sauver…

– Tais-toi !… interrompitprécipitamment Spurzeim, ne gâte pas ton action !… Je suisperdu sans ressource : tu n’as absolument rien à craindre ni àespérer de moi.

– Sans cette affaire diabolique, repritHermann, l’affaire du vieux bedeau Hiob et de sa femme !…

Un tic nerveux agita la face de Spurzeim, quilui imposa silence d’un geste.

– J’avais agi correctement…balbutia-t-il ; c’était un petit chef-d’œuvre d’arrangement etd’entente… Cela n’a pas réussi : n’en parlons plus.

Il se redressa et mit sa main dans son jabotavec fierté.

– Mon ami, dit-il en changeant de ton, tuconnais mes idées sur la philosophie en général… Je vais mettre finà mes jours, sans forfanterie comme sans peur… Ce n’est point uneprouesse, ce n’est point une faute ; c’est, comme toutes lesactions de la vie, une chose indifférente en soi, sous le rapportdu bien et du mal.

Hermann se sentait pris d’une certaineémotion. Le froid courage de son maître en cet instant suprêmel’émerveillait et l’attendrissait.

– Si on ne peut pas arranger cettemaudite affaire, murmurait-t-il, et je ne sais pas trop comment onpourrait l’arranger, je suis bien sûr que monsieur le baron, votreneveu, vous donnerait les moyens de fuir.

Spurzeim secoua la tête lentement.

– Mon ami, dit-il avec un sourire enmontrant le poignard, le rasoir et les pistolets, si une chose mefâche, c’est de n’avoir pas là deux ou trois variétés de poisonspour que mon choix soit plus libre… Une corde, cela se procurefacilement…

La pendule de la cheminée sonna minuit.

– Va-t’en, mon bon Hermann, dit Spurzeimà son ancien valet ; ne reviens pas ici avant le jour. Tout ceque tu trouveras dans ce secrétaire est à toi : je te le donnepour tes fidèles services… Ne parle point de moi à mon neveu cettenuit : ce serait troubler son bonheur… Demain, tu seras bienforcé de lui dire quel a été mon sort, et je te prie de lui faireen même temps mes meilleurs compliments. Adieu, mon amiHermann : je ne suis plus de ce monde.

Il désigna la porte d’un geste calme, maispéremptoire, et le gros valet s’éloigna les larmes aux yeux.

– Après tout, pensait-il en refermant laporte, il n’y a pas d’autre manière d’en sortir !… Mais c’estégal, ces philosophes sont de fameux gaillards, au fond !

 

Une fois seul, Spurzeim se frotta les mainstout doucement. Il posa son arsenal sur la tablette de la cheminéeet se regarda successivement dans la glace avec la pointe dupoignard au cœur, avec la lame du rasoir à la gorge, avec lepistolet au front… Rien de tout cela ne le fit sourciller, maisrien de tout cela ne le satisfit sans doute, car il croisa ses brassur sa poitrine en murmurant :

– Il y a encore le Raub, qui est profondà la chute du Wunder-Kreuz !…

Il ouvrit son secrétaire et remplit ses pochesde rouleaux d’or et de billets de banque. À la place de cesvaleurs, il mit la vieille casquette de Bastian et les débris dudolman. Hermann, le légataire, avait raison : ces philosophessont des gaillards !…

Spurzeim ouvrit sa fenêtre qui était aurez-de-chaussée et donnait sur les fossés fleuris. Sans doute ilvoulait contempler une dernière fois le bel azur du firmament… Maisl’air tiède et doux invitait à la promenade : Spurzeim jeta unmanteau sur ses épaules, enjamba l’appui de la fenêtre et traversale parc dans la direction du Wunder-Kreuz. Chemin faisant, iltâtait ses poches pleines avec un certain plaisir, ce qui nel’empêchait pas de réciter des tirades encyclopédiques sur le droitque possède l’homme d’en appeler à la mort. Il ne s’arrêta qu’aubord du Raub, dont il contempla la chute écumante avec unsang-froid véritablement héroïque.

Hermann, cependant, accomplissait l’ordre deson maître ; il gardait le silence sur sa fatale résolution.Dans le grand salon de Rosenthal, personne ne se doutait de cedrame solitaire qui s’accomplissait au pied du Wunder-Kreuz. Lasalle était illuminée comme pour une fête ; la chanoinesseConcordia, qui avait décidément choisi sa robe de lampas à ramages,s’était d’abord donné beaucoup de peine pour comprendre les motifsdu brusque changement survenu dans les dispositions matrimonialesde son neveu. Il était le fiancé de Chérie, et la chanoinesseentendait dire de tous côtés autour d’elle qu’il allait épouser lajeune comtesse Lenor. Chérie, de son côté, choisissait pour épouxl’étudiant Frédéric Horner. Les doutes de la chanoinesse cessèrentquand Rosenthal, prenant Lenor par la main, vint lui faire-partofficiellement de son mariage. La chanoinesse baisa sa nièce aufront et dit : – Je donne mon consentement avec d’autant plusde plaisir, que ceci ressemble au dénoûment d’une de mestragédies : Sylvio, qui devait épouser Rosemonde, se trouveêtre le mari de Stella, tandis que Théodebald, après avoir fait sacour à Stella, allume pour Rosemonde le flambeau de l’hyménée…

Les étudiants de Tubingue entouraient Frédéricet Chérie. C’étaient des caresses et des transports sans fin.L’université retrouvait sa pupille plus belle, plus tendre et millefois mieux aimée. Le bonheur de Frédéric avait peut-être plus d’unjaloux, mais la joie se montrait toute seule et c’était unevéritable fête de famille.

– Lenor, dit Rosenthal en un moment où sanouvelle fiancée et lui se trouvaient à l’écart, vous ne m’avez pasdemandé d’explication sur ma conduite envers vous, durant ces troissemaines ?

– Non, répondit la jeune fille qui seprit à sourire.

En même temps, elle entraîna Rosenthal vers legroupe des étudiants, au milieu duquel se trouvait Chérie.

– Pourquoi ?… insista le baron.

Lenor ne répliqua point cette fois ; sapetite main blanche s’ouvrit un passage dans les rangs pressés del’école et chercha la main de Chérie.

– Venez, ma sœur, dit-elle.

– Chérie !… balbutia Rosenthal avecun peu d’embarras dans la voix, m’avez-vous pardonné, et mepermettrez-vous de vous appeler aussi ma sœur ?

En même temps, il tendait la main à Frédéric,qui la serrait cordialement.

– Vous pardonner… quoi ? demandaChérie étonnée.

Le sourire de Lenor se faisait plus malin, enmême temps que le souvenir du plus beau moment de sa vie mettait àson front une rougeur émue.

– Je viens d’improviser un courtépithalame, dit la chanoinesse en dehors du cercle : j’y donneà mon neveu Rosenthal le nom gracieux de Tircis ; à ma nièceLenor, l’aimable pseudonyme d’Amaranthe ; j’y désignemademoiselle Chérie sous le nom de Galatée, et son futur époux souscelui de Ménélas…

– Monsieur le baron, avait réponduChérie, si nous parlons de pardon, je crois que c’est à moid’implorer le mien près de vous… Si je m’étais adressée directementà votre loyauté…

Rosenthal songeait toujours à cettemystérieuse entrevue de la Croix-Miracle, où il avait rendu labague de saphir sans que la jeune fille la lui eût demandée.Chérie, de son côté, faisait allusion à cette comédie commencée sigaiement dans la salle à manger du château et qui avait failliavoir, sur le flanc du Rouge, un dénoûment si terrible.

– Soyez donc mon frère, puisque vous levoulez, reprit Chérie ; pour vous et pour ma sœur Lenor, jevous aimerai du meilleur de mon âme !

– Prouvez-le-moi, dit tout bas Rosenthal,qui se pencha sur sa main et resta ainsi pour cacher le trouble deson visage, tandis qu’il poursuivait : – Je suis riche ;permettez au frère de doter sa sœur…

La jeune fille rougit, et un murmure parcourutles rangs des Compatriotes.

– Monsieur le baron, répliqua Rodolpheavec hauteur, la fille des étudiants de Tubingue est riche aussi etn’a pas besoin de dot !

En même temps, il élevait au-dessus de sa têtela lettre de l’inspecteur Muller, qui reconnaissait à Chérie uncapital de cent cinquante mille florins dont cent mille avaientservi à acheter la maison du Sparren.

– L’université peut être fière tantqu’elle voudra, s’écria Chérie en se jetant au cou de Rosenthal,moi, je suis reconnaissante et je vous dis : Merci, mon frère…Mais puisque vous ne pouvez pas me doter, maintenant que me voilàtrop riche, je veux recevoir de vous mon anneau de mariage.

– Votre anneau ?… balbutiaRosenthal.

Il n’eut pas le temps d’achever. Lenors’avança souriante, et glissa au doigt de Chérie la bague desaphir ; puis elle se tourna vers Rosenthal étonné et, cachantson beau front couvert de rougeur sur la poitrine de son fiancé,elle murmura :

– Voilà pourquoi je ne vous ai pasdemandé d’explication.

– C’était vous, dit Rosenthal, là-bas, àla Croix-Miracle ?

– C’était moi qui vous écoutais, et quine serai jamais plus heureuse en ma vie.

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