La Reine des Épées

Chapitre 5Le Gaudeamus.

Quand le fidèle Hermann arriva devant la portede la maison de l’Ami, à Tubingue, il était environ sept heures dusoir. Quelques étudiants se trouvaient déjà réunis dans la grandesalle, mais la plupart étaient encore disséminés par la ville, etil fallut perdre une demi-heure pour rassembler le conseil desCompatriotes. Hermann exhiba la lettre que Bastian avait écritedans son ivresse, sous la dictée du vieux comte. Cette lettredisait que Frédéric et Chérie étaient en danger. Les étudiants nesavaient que trop quelle sorte de danger pouvait menacer Frédéric,accusé du crime de lèse-majesté. Il n’en était pas de même deChérie, et pourtant, à ce nom de Chérie, chacun se sentit frémirjusqu’au fond de l’âme. L’enfant prodigue est toujours le mieuxaimé. Chérie, ingrate et fugitive, Chérie que tous les étudiants deTubingue avaient maudite l’un après l’autre, Chérie était encorel’idole adorée. Un mot devait suffire pour éteindre cette grandecolère, et vous eussiez vu messieurs les étudiants de Tubingue selever tous à la fois, pâles, tremblants, agités d’un même sentimentde sollicitude et s’élancer vers le râtelier de l’Honneur.

Tous, depuis le Renard imberbe quin’avait vu Chérie qu’une seule fois, le jour de la fête desArquebuses, jusqu’au vieux camarade, jusqu’à la Maison moussue, quiavait eu deux ou trois ans pour apprendre à idolâtrer la reine. Iln’y eut qu’un cri : « En avant ! enavant ! »

Quelques minutes après, trente ou quaranteétudiants couraient au grand galop sur la route de Tubingue à lafrontière de Bade. Ceux-là étaient les heureux et les élus ;les autres n’avaient pu trouver de monture. S’il y avait eu cinqcents chevaux disponibles à Tubingue, cinq cents étudiants auraientbrûlé le pavé de la route. Le long du chemin, Arnold et Rudolphe,qui marchaient en tête, essayèrent de faire parler Hermann ;mais ce digne valet avait déjà trop fait de progrès dans la sciencediplomatique pour se laisser aller à des indiscrétions. Il demeuraferme et muet comme un roc. Il est juste de dire qu’il ne savaitrien du tout.

Pendant les deux premières heures, lacavalcade dévora l’espace. Le voyageur attardé, qui sentit la terretrembler sous ses pas avant de voir ce tourbillon passer dansl’ombre tempêteuse et profonde, dut songer aux courses fantastiquesdes ballades et croire que les démons des ténèbres étaientdéchaînés cette nuit. Hermann, qui servait de guide, laissaFreudenstadt sur sa gauche et se dirigea vers la montagne par leschemins de traverse. Il y avait sur la lisière de la forêt uneauberge isolée. Messieurs les étudiants mirent pied à terre en celieu, afin de s’engager dans les sentiers difficiles de lamontagne. Il leur fallait encore une demi-heure de chemin pourgagner Wunder-Kreuz, où Hermann leur avait dit qu’ils trouveraientBastian, Frédéric et Chérie.

Messieurs les étudiants avaient quittél’auberge depuis dix minutes environ, et depuis le même espace detemps ils marchaient à pied dans des sentiers inconnus, lorsqueRudolphe appela Hermann, qu’il ne voyait plus auprès de lui.Hermann ne répondit point… Hermann avait pris ses jambes à son coupour aller rendre compte à Spurzeim de sa mission diplomatique. Ily eut instant d’hésitation parmi les étudiants de Tubingue.Pourquoi cette fuite ? Valait-il mieux retourner en arrièrepour prendre un guide à l’hôtellerie ? Valait-il mieux pousseren avant ? L’heure pressait ; peut-être qu’à ce momentmême Frédéric et Chérie appelaient des sauveurs !… Arnoldcommanda tout à coup le silence ; on entendait sur la route lebruit lointain d’une voiture qui avançait.

– Attendons, dit Rudolphe, nousdemanderons notre chemin à ceux qui viennent.

À gauche du chemin, les arbres de la forêt sedressaient comme une muraille impénétrable. À droite, c’était unegrande clairière qui laissait voir le ciel. La voiture semblaitvenir lentement ; les chevaux allaient au pas, bien qu’ilssuivissent la pente de la route. La voiture apparut enfin comme unemasse sombre au coin de la clairière.

– Holà ! cria Rudolphe, le chemin duWunder-Kreuz !

Il n’y eut point de réponse et la voitureavançait toujours. Quand elle fut tout près des étudiants, ceux-cientrevirent à l’intérieur un homme et une femme qui paraissaientdormir. On ne dort guère cependant par les sentiers escarpés de laforêt Noire. Les deux chevaux, que nulle main ne guidait, voyant laroute barrée, tournèrent court et entrèrent dans la clairière.

– Holà ! cria encore Arnold,réveillez-vous, mes bonnes gens, et dites-nous le chemin duWunder-Kreuz !

Les bonnes gens ne répondirent pas plus cettefois que l’autre. Le bras de l’homme passait par-dessus le tablieroù il semblait s’appuyer mollement. Comme la carriole achevait detourner avec lenteur, Rudolphe saisit ce bras pour éveiller ledormeur. À peine eut-il touché la main qu’il poussa un cri terribleet lâcha prise.

Le bras retomba inerte sur le tablier, et lesdeux chevaux, effrayés par les cris de Rudolphe, prirent le galopen même temps. Rudolphe était entouré par les étudiants, quidemandaient :

– Qu’y a-t-il ? qu’ya-t-il ?

– Ce bras n’appartient pas à un hommevivant, répondit Rudolphe d’une voix altérée ; ceux-làqu’emporte la carriole ne dorment point, mes frères, ils sontmorts !

Après le premier instant de stupeur, toute latroupe s’élança dans la clairière, car la même pensée était venue àl’esprit de chacun : les noms de Frédéric et de Chéries’arrêtaient sur toutes les lèvres… Il y avait dans la carriole unhomme et une femme. Un meurtre venait d’être commis ; au direde Rudolphe, ce bras de cadavre qu’il avait touché gardait encoreun reste de chaleur… Étaient-ils arrivés trop tard ? Ilseurent bientôt parcouru la clairière en tous sens ; mais leurhésitation avait donné un peu d’avance à la carriole, et le pas deschevaux ainsi que le bruit des roues s’étouffant maintenant sur legazon épais. La carriole avait disparu comme parenchantement ; il n’en restait plus trace, et les étudiants,le cœur pressé par un pressentiment sinistre, battaient en vain laprairie et les taillis environnants.

Arnold, Rudolphe et deux autres s’étaientaventurés jusque sous le couvert ; comme ils allaientretourner sur leurs pas pour rejoindre le gros des Compatriotes,Arnold serra vivement le bras de Rudolphe, qui s’arrêta pourécouter. C’était, dans le fourré voisin, comme le choc aigu et secdu briquet contre le caillou. Les quatre étudiants retinrent leursouffle et regardèrent de tous leurs yeux. Un second choc se fit etles étudiants virent l’étincelle jaillissante. Puis un pointlumineux apparut dans la nuit ; les quatre étudiants, fumeursintrépides, reconnurent la lueur faible et sombre de l’amadou quiprend feu. La lueur disparut pour un instant et brilla bientôt plusvivement, excitée par un souffle vigoureux. Un pétillement sefit ; la flamme fumeuse sortit d’un tas de feuilles, et deuxfigures barbues surgirent hors de l’ombre. À mesure que la flammevictorieuse chassait la fumée, les étudiants pouvaient distinguermieux deux hommes de taille herculéenne, dont l’un portait unehache qui semblait souillée de terre et de sang ; l’autreavait un papier à la main.

– Allons, Werner, dit celui qui tenait lahache, voici une belle chandelle, je pense !… Puisque tu asappris à lire, vois comment ce chiffon peut compter pour cent milleflorins !

Werner se mit à genoux et approcha le papierde la flamme.

– C’est écrit fin, grommela-t-il, et cesfeuilles sèches me font mal aux yeux… C’est égal, je vais tacher dedébrouiller ça…

Il se prit à épeler laborieusement :

« Mon cher maître Hiob… »

– C’était bien le nom du vieux coquin quivoulait acheter le Sparren !… interrompit l’homme à lacognée.

Arnold et Rudolphe se regardèrent à ce nom. –Werner continuait :

« Vous n’avez point fait réponse à madernière, dans laquelle je vous marquais que l’avoir de ChérieSteibel, placé sous votre nom, se montait maintenant à centcinquante mille florins. Messieurs les étudiants de Tubingue et lajeune fille elle-même ne se doutaient guère de ce résultat. Voussavez quels étaient mes tendres sentiments pour Chérie Steibel, quiaurait pu, si elle l’avait voulu, devenir madame Muller… »

– Qu’est-ce que c’est que tout ça ?gronda Élias Braun.

Les quatre étudiants se faisaient inpetto la même question. En ce moment, leurs camarades, quis’étaient ralliés sur la route, les appelèrent par leurs noms àgrands cris. Werner se releva et voulut cacher la lettre.

– Ils sont loin, dit Élias, et le sentierne passe pas par ici… Achève-moi ça. Si le vieux graff nous atrompés, il aura son compte !

Le docile Werner continua :

« Cette affaire, où le cœur avait plus depart que l’intérêt, étant manquée, je vous préviens, mon chermaitre Hiob, que si vous ne m’admettez pas de bon gré au partage dela somme, je vous dénonce à messieurs les étudiants, dont vous aveztrahi la confiance, m’offrant à eux pour être témoin à chargecontre vous devant le tribunal criminel.

» Offrez, je vous prie, mes hommages àmadame, et croyez-moi bien, mon cher maître Hiob, votre toutdévoué. »

» MULLER. »

– Après ?… dit Élias, dont les grossourcils étaient froncés avec violence.

– C’est tout, répondit Werner.

Un blasphème s’échappa des lèvres d’ÉliasBraun.

– Et c’est pour ce chiffon de papier quenous avons deux fois versé le sang ! s’écria-t-il.

La parole s’étouffa dans sa gorge,qu’étreignait la robuste main de Rudolphe. Arnold avait le pied surla gorge de Werner… ils devinaient maintenant le secret de lacarriole funèbre, qui errait par les sentiers de la forêt, suivantle caprice des chevaux abandonnés.

– Arnold !… Rudolphe !…criaient au loin les Compatriotes.

Cette fois, rien n’empêchait plus les deuxÉpées de répondre. La troupe entière fut bientôt réunie autour desassassins. Ceux-ci n’avaient pas même essayé de se défendre ;on leur lia solidement les mains derrière le dos, quitte àprononcer plus tard sur leur sort, et on leur ordonna de marchervers le Wunder-Kreuz.

Ceci se passait à peu près au moment où lebaron de Rosenthal s’entretenait au pied de la croix avec laprétendue Chérie.

La route se fit d’abord silencieusement. Lesmembres de la Famille étaient sous l’impression du doubleassassinat et poussaient devant eux les frères Braun, qui allaientà contre-cœur et la tête basse. Au bout de quelques minutes, ilsarrivèrent à la base du Rouge et ils commencèrent d’entendre tousces bruits qui emplissaient la montagne : les voix rauques descharbonniers qui s’excitaient de loin ; la course invisible aufond des taillis parmi les rochers.

– Le Wunder-Kreuz est-il encore bienloin ? demanda Rudolphe à l’aîné des frères Braun.

– Non, répondit celui-ci.

– Tous ces gens qui courent dans la forêtet que nous ne voyons point, reprit Rudolphe, ne donnent-ils pas lachasse à l’étudiant Frédéric Horner ?

– Je ne sais pas le nom de l’étudiant,répliqua Élias.

– Mais tu sais bien que c’est unétudiant ? reprit Arnold.

– Oui, c’est un étudiant.

– Et ceux qui le poursuivent ont-ilsl’uniforme des dragons du roi ?

– Les dragons du roi ont passé par ici,repartit Élias, mais ils sont maintenant au village de Munz… Cesont les charbonniers de Rosenthal qui font leur besogne.

– Rosenthal ! répéta le chœur desétudiants, car ils attendaient tous ce nom ennemi.

– Silence, dit Arnold, qui ajouta ens’adressant aux deux bandits : – Rosenthal est-il à la tête deses vassaux ?

Les deux frères semblèrent hésiter ; puisWerner répondit : – Quant à cela, le freyherr (baron) doitêtre aussi dans la montagne.

Alors les étudiants de Tubingue ne virent plusque la lutte prochaine, sorte de bataille rangée, où le freyherr,comme l’appelaient les Braun, le seigneur du pays, allait venircontre eux à la tête de ses vassaux rassemblés. Dans ces sauvagesmontagnes, il n’y a pas déjà tant de chemin à faire pourrétrograder jusqu’aux mœurs du quinzième siècle. Il ne faut pointaccuser ici l’imagination folle de messieurs les étudiants ;la chose était rigoureusement possible, et ce vieux château deRosenthal, entouré de sombres forêts, rentrait à merveille dans lacouleur de ces légendes où le seigneur injuste et cruel opprimetoujours le bachelier aux cheveux blonds et la tendre fillette.

– Il faut que monsieur de Rosenthal sacheoù trouver ses adversaires ! s’écria Rudolphe en brandissantson épée ; il faut que Frédéric sache où trouver sesamis !… Les étudiants de Tubingue ne se cachent pas plus lanuit que le jour… Chantons le Gaudeamus, mes frères, etque le sommet du Kniebis nous entende !

Ils étaient tous jeunes et ardents, ilsétaient tous sans peur. Pas un ne fit cette objection qu’enrévélant leur présence aux ennemis qui restaient à couvert, ilsperdaient l’avantage. Don Quichotte a de nombreux disciples dansles universités d’Allemagne, et l’aventure plaisait d’autant mieuxà tous ces bons petits chevaliers qu’elle se présentait avec plusde périls et de mystères.

Le Gaudeamus éveilla les échos de lamontagne et parvint jusqu’à la Croix-Miracle, où nous l’avonsentendu pour la première fois. Élias et Werner écoutaient avecstupéfaction cette inutile bravade. Pendant que les étudiantschantaient à plein gosier, ils échangeaient, eux, quelques parolesrapides et combinaient un projet d’évasion. Le rendez-vous descharbonniers était au sommet du Rouge ; Élias et Werner lesavaient. Au lieu de conduire les étudiants par la route battuejusqu’à l’étoile du Wunder-Kreuz, ils gravirent la montagne par dessentiers détournés. Quand la lueur faible qui montait du fond del’entonnoir éclaira pour eux le faîte des rochers et la cime desarbres environnants, les étudiants cessèrent de chanter ets’arrêtèrent.

– Qu’est cela ?… demandaRudolphe.

Au lieu de répondre, Élias et Werner élevèrentla voix en même temps et crièrent :

– À nous, Hugo ! à nous, petitfrère !

Ce fut à ce moment que la pauvre Lenor appelaRosenthal, dont la silhouette venait de se détacher au-dessus dufoyer presque éteint… Ce fut à ce moment que la cohue descharbonniers, poursuivant un homme revêtu du costume des étudiants,passa comme un tourbillon et que Chérie prononça d’une voixmourante le nom de Frédéric. Les deux jeunes filles venaient demesurer à la fois la profondeur du danger. Chérie avait cherché envain Frédéric aux environs de la cabane des frères Braun et sur lesflancs du Rouge ; maintenant elle l’apercevait tout à coup,fuyant devant ces démons déchaînés qui brandissaient leurs hachesen criant. Lenor, de son côté, savait ce que Rosenthal devaitattendre des étudiants de Tubingue !

Le feu des charbonniers, près de s’éteindre,jeta une dernière lueur qui éclaira la scène, telle que nousl’avons montrée à la fin du dernier chapitre ; puis la flammemourut et le sommet du Rouge rentra dans l’ombre. Il y eut unmoment d’angoisse terrible ; des menaces et des blasphèmes secroisaient dans la nuit qui, sans doute, couvrait une lutteacharnée. Chérie s’était élancée à la suite des charbonniers de laforêt Noire, qui tournaient la montagne dans la direction duWunder-Kreuz ; mais ses forces la trahirent ; au bout dequelques pas, elle s’affaissa sur elle-même auprès de Lenoragenouillée. Elles étaient toutes deux immobiles, les deux pauvresjeunes filles, retenant leur souffle pour saisir, au milieu dufracas confus qui se faisait autour d’elles, le premier crid’agonie. De seconde en seconde, elles attendaient cette plaintesuprême qui, pour Lenor, devait tomber des sommets voisins et luidire : Rosenthal n’est plus ! qui, pour Chérie, devaitmonter des profondeurs de la vallée et annoncer que Frédéric avaitsuccombé sous la cognée des sauvages montagnards. La voix deFrédéric s’éleva, en effet, mais non point pour rendre uneplainte ; elle s’éleva parmi le tumulte confus comme l’appelclair et vaillant du cor qui sonne dans les bois.

– Où êtes-vous, monsieur deRosenthal ? s’écria-t-elle.

Les deux jeunes filles tressaillirent dans lesbras l’une de l’autre. La voix de Frédéric ne venait pas duWunder-Kreuz, où la cohue des charbonniers hurlait en cemoment ; mais elle semblait sortir de ces rochers oùs’adossait la cabane des frères Braun. Les étudiants de Tubingueavaient dû s’éloigner déjà du lieu où Rosenthal s’était montré auxdernières lueurs du feu, car sa réponse arriva aux deux jeunesfilles comme un écho affaibli.

– Si vous êtes en danger, que Dieu vousaide, disait le baron, je ne peux plus rien pour vous !

Le sommet du roc montra en ce moment le grèsrouge et déchiré de son arête ; une torche apparut derrièreles capricieuses dentelures et se prit à courir sur le rebord mêmede l’entonnoir, laissant flotter au loin derrière elle sa chevelurede flamme et de fumée. La torche éclairait le pâle visage deFrédéric, qui allait comme le vent… Les deux jeunes fillesélevèrent leurs mains jointes vers le ciel.

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