La Reine des Épées

Chapitre 5Le berceau de Chérie.

On peut deviner l’impression que le nom deRosenthal fit sur messieurs les étudiants de Tubingue. Parmi tousces jeunes gens, il n’y avait que Baldus, le réfugié de Vienne, etson compagnon de nuit Bastian, à connaître le baron. Or Baldus etBastian étaient restés à la Maison de l’Ami pendant la matinée.Personne n’avait deviné le colonel des gardes du roi sous lefantastique costume qu’il avait choisi pour paraître à la fête desArquebuses.

Messieurs les étudiants étaient bien en colèrecontre l’inconnu qui les avait bravés si hardiment devant quatremille personnes assemblées ; messieurs les étudiantsdétestaient de tout leur cœur le baron de Rosenthal, qui avaitlaissé dans la tradition de l’université un souvenir profond etterrible. Cette colère et cette haine, en se combinant, formèrentune belle et bonne rage qui se traduisit par des trépignements etpar des cris.

Sur la tête d’une seule et même personne setrouvaient réunis plus de griefs qu’il n’en fallait pour mettre enbranle dix fois les grandes Épées de l’université.

Durant quelques minutes, des conversationstumultueuses s’établirent partout dans la salle. Conscrits etAnciens, Renards et Maisons moussues tournaient leurs yeux avecenvie vers le râtelier de l’Honneur, où brillait le triple rang desglaives.

– Il sait tout, ce diable deFrédéric ! murmurait Bastian. Il connaît tout le monde… A-t-ildu talent ! a-t-il du talent !

– Mais savez-vous que c’est trop peu d’uncoup d’épée pour venger tant d’injures !… disait Rudolphe, lespoings fermés et les sourcils froncés.

– Il est venu ici tout exprès pour nousoutrager, c’est clair !… reprenait Arnold.

Un grondement sourd et menaçant s’éleva dansla salle.

Le beau Frédéric était toujours renversé surle dossier de son fauteuil. Le regard voilé de ses grands yeuxbleus suivait avec une rêveuse paresse les spirales de fuméebleuâtre que le fourneau de sa pipe en porcelaine envoyait auplafond.

Il semblait être absolument étranger à cesfiévreuses émotions qui s’agitaient autour de lui. À dater dumoment où il avait prononcé le nom de Rosenthal, pas une parolen’était tombée de ses lèvres.

Nous croyons qu’il se reposait tout bonnementavec délices des fatigues de sa longue course du matin.

Il y a sept lieues de pays entre la ville deHorb et Ramberg ; ajoutez à cela les quatre lieues queFrédéric avait faites pour aller vendre sa chaîne d’or, et vousconviendrez que, sous le grand soleil, toujours au pas de course,l’étape était bonne.

Au bout de deux ou trois minutes, cependant,son regard quitta le plafond pour se promener au hasard dans lasalle. Il sourit avec une légère nuance de dédain et retint à demiun bâillement.

– Il ne faut pas qu’il sorte vivant duvillage de Ramberg ! disait en ce moment Arnold.

– Mais s’il n’allait pas venir aurendez-vous ?… s’écria Rudolphe.

– Oui, répéta-t-on de groupe en groupe,s’il n’allait pas venir !…

Frédéric quitta comme à regret sa posturecommode et nonchalante.

– Ah çà, mes frères, dit-il en bâillantpour tout de bon cette fois, je trouve que voilà bien du bruit pourune misère !… Le baron a été condamné par votre respectabletribunal : il a mérité son sort, c’est parfaitement certain…L’exécution va se faire loyalement, et comme il convient, glaivecontre glaive, à la lueur des flambeaux : je ne vois rien làdedans qui puisse vous faire bavarder comme de vieilles femmes…C’est simple, c’est net, cela va tout seul !… Quant à laquestion de savoir si le baron viendra ou ne viendra pas aurendez-vous, je prends sur moi de vous dire qu’il n’y a personneici de plus brave que monsieur de Rosenthal.

– Diable d’enfer ! murmura Bastian,comme c’est débité !… A-t-il du talent ! a-t-il dutalent !

– Vous avez beau me regarder avec de grosyeux, reprit Frédéric, c’est comme cela : monsieur deRosenthal est un vaillant soldat, monsieur de Rosenthal est ungalant homme… De plus, je vous dis cela pour le cas où je viendraistrop tard à la parade : Arnold, toi qui me remplacerais ;Rudolphe, toi qui remplacerais Arnold, méfiez-vous, je vousconseille, car monsieur de Rosenthal est la plus fine lame qui soiten Allemagne !

Pour expliquer cette phrase, il nous suffirade dire que dans tout scandal contrà, le premier assautappartenait à la première Épée ; si la première Épée avait dumalheur, la seconde venait à son tour ; si la seconde Épéerestait également sur le terrain, c’était affaire à latroisième.

Le Philistin provoqué avait exactement lesmêmes droits que les champions de l’école ; il pouvait sefaire accompagner par un nombre illimité de seconds. S’il étaittué, chacun de ses tenants avait le droit de ramasser sonarme ; et une fois engagé, le vainqueur ne pouvait abandonnerla partie qu’après avoir nettoyé complétement le champ debataille.

Comme on le voit, ce n’étaient pas des jeuxd’enfants, et le blond Frédéric en parlait bien à son aise.

Le Comment réglait en termes froidset précis ces combats acharnés où les champions se présentaient enquelque sorte assurés de mourir, comme les gladiateursantiques.

Le Comment, ce terrible code, neprévoyait même pas le cas où l’Épée de l’université pourraitfaiblir avant de mourir.

Or Frédéric était la première Épée del’université de Tubingue, et il n’avait pas encore vingt-deux ans.Pour avoir passé sur le corps de tant de gaillards barbus etmoussus, pour avoir conquis si jeune ce grade vénérable, il fallaitbien que le blond Frédéric, malgré son joli sourire et le regardtendre de ses yeux, fût endiablé depuis les pieds jusqu’à latête.

Croyez qu’il avait fait ses preuves. Àl’université de Tubingue, on ne s’élevait point par la faveur oupar le caprice ; quand messieurs les étudiants n’étaient pas àmême de se procurer des Philistins pour un scandal contrà,ils s’exterminaient les uns les autres, dans ces batailles à huisclos connues sous le nom de pro patria scandal.Il était plus doux qu’un agneau, ce Frédéric ; mais il fautbien hurler avec les loups : Arnold, Rudolphe et vingt autresportaient de ses marques, et la chronique disait que dans unbier scandal fameux, il avait mis sous la table Bastianlui-même, lequel pourtant, à cause des vastes capacités de sonestomac, avait mérité le rang et le titre de première Éponge del’université.

Qu’on ne nous demande plus maintenant pourquoile blond Frédéric était l’objet de tant d’amour et de tant derespect !

– Je vote, dit-il en se levant et endéposant sa pipe, pour que nous laissions là monsieur le baron, etpour que nous nous occupions de choses un peu plus sérieuses.

– Comment ! s’écria Rudolphe,quelque chose de plus sérieux qu’un scandalcontrà ?

– Quelque chose de plus sérieux que notrevie et que notre honneur ? ajouta Arnold d’un ton dereproche.

– Je vous fais juges, dit Frédéric, quisouleva sa casquette et baissa la voix malgré lui. Il s’agit deChérie…

À ce nom, vous eussiez vu tous les sourcilsfroncés se détendre et le sourire naître autour de toutes leslèvres.

– Chérie… répéta-t-on, et c’était commeun doux murmure ; notre reine Chérie !…

– Bastian, fais faire le cercle !dit Frédéric.

Bastian se redressa aussitôt, fier du rôleimportant qui lui était confié.

– En avant, les Renards !…s’écria-t-il.

Frédéric, tête nue, s’était avancé jusqu’aucentre de la Salle ; Bastian rangea les Conscrits en dedans ducercle, et les Anciens se placèrent alentour.

– Voilà, dit-il, c’est fait !

Frédéric semblait se recueillir enlui-même ; sa figure, intelligente et timide dans sa fierté,avait maintenant une expression sérieuse. Il était beau, et c’étaitbien vraiment le roi de tous ces jeunes gens qui l’entouraient,bouche béante, et attendaient avidement sa parole.

– Tous ceux qui sont là ont-ils été reçusmembres de l’université de Tubingue ? demanda-t-il.

– Ils ont été reçus, ce matin, par lesenior convent (conseil des Anciens) ; réponditArnold.

– Alors, reprit Frédéric, d’autres leuront dit les droits et les devoirs des fils de la Famille… Moi, jevais leur apprendre à quoi ils sont engagés vis-à-vis de notrereine, par le seul fait de leur admission dans nos rangs… Jeunesgens, écoutez-vous ?

– Nous écoutons, répondirent lesConscrits le rouge au front.

– Chapeau bas, s’il vous plaît !prononça lentement Frédéric. Quand on parle des empereurs et desrois, on peut rester couvert : quand on parle de Chérie, notrefille et notre reine, il faut écouter tête nue !

– Chapeau bas !… chapeau bas !…murmura-t-on autour de la salle.

Et tout le monde se découvrit.

– Il y a quinze ans, dit Frédéric, FranzSteibel, étudiant de la noble université de Tubingue, fut tué enduel par le major autrichien Hensen… Guillaume de Wurtembergn’avait pas pris encore le titre de roi, et les soldats del’empereur étaient encore dans nos villes… Or, entre les soldatsdes rois ou des empereurs et les étudiants libres, vous savez bienqu’il y eut toujours du sang !

– Du sang ! répéta le chœur d’unevoix sombre, toujours !

– Il va sans dire, reprit Frédéric, quele major autrichien Hensen eut, dès le lendemain, la poitrinetraversée par une épée de l’université ; cela est dansl’ordre, passons.

» Quand la famille des Compatriotes serendit au logis du pauvre Franz Steibel pour lui rendre lesderniers honneurs, il y avait auprès du lit mortuaire un petitberceau où souriait une enfant endormie… Entre le lit et leberceau, entre la pauvre enfant et le cadavre, une femme était àgenoux, pâle comme la mort, échevelée, immobile, muette.

» Franz Steibel avait vingt ans ; ilétait marié depuis deux années : c’était Hélène, la femme deFranz Steibel, qui pleurait, agenouillée auprès de son lit.

» Quand elle vit arriver lesCompatriotes, elle se leva toute droite et dit avec un de cessourires qui déchirent le cœur : « Vous qui étiez lesamis de mon mari, je vous attendais ; soyez lesbienvenus ! »

» Les Compatriotes entourèrent le lit ensilence.

» Hélène prit le berceau, qu’elle mitentre leurs mains, puis elle dit encore : « Voicil’enfant, vous veillerez sur elle… Je puis mourir. »

» Elle se coucha en travers sur le corpsde Franz et ne bougea plus…

Frédéric s’arrêta. Son souffle s’embarrassaitdans sa poitrine ; il était pâle et il tremblait.

Un silence triste régnait dans la salle. Onn’entendait que le bruit des respirations contenues. Les Anciens sesouvenaient. Les Nouveaux avaient le cœur oppresséviolemment : ils attendaient.

– Elle était morte, la pauvreHélène ! poursuivit Frédéric d’une voix altérée. Elle allaitavoir dix-huit ans ! La veille encore, il y avait tant debeauté sur son visage ! tant de bonheur dans son âme !…Elle était morte, Hélène Steibel, la femme de Franz, et il fallutfaire deux funérailles !

Il passa la main sur son front, puis il rejetases cheveux en arrière et sa tête se releva.

– Les prêtres vinrent, dit-il, pouremporter le double cercueil : il ne resta dans la chambre quele berceau. Les étudiants prirent le berceau et le mirent sur deuxépées nues. Ils le portèrent ainsi jusqu’au lieu où les tombes deFranz et d’Hélène Steibel étaient creusées l’une à côté del’autre.

» Après que les prêtres eurent achevéleurs prières, les étudiants demeurèrent seuls autour des fossesqui n’étaient pas encore comblées. Ils se mirent à genoux, exceptéla première Épée, qui resta debout et qui dit : « Frères,en notre nom et au nom de ceux qui viendront après nous dans lanoble université de Tubingue, nous jurons que l’enfant de FranzSteibel sera notre enfant ! »

» Les Compatriotes étendirent leurs mainset répétèrent : « Au nom de Dieu ! nous lejurons !… »

Un frémissement ému glissa de rang en rangdans la grande salle de la Maison de l’Ami. Le sang généreuxcolorait tous ces jeunes visages. Tous les yeux humidesbrillaient.

Frédéric poursuivit d’une voix plustremblante :

– Chérie ne s’était point éveillée durantle trajet de la maison de Franz au cimetière ; Chérie souriaittoujours, endormie dans son berceau…

– C’était donc Chérie ?… s’écrièrentles Nouveaux, incapables de se contenir davantage.

Frédéric appuya sa main contre son cœur.

– C’était notre fille… prononça-t-il avecune émotion si forte, que sa voix était à peine entendue ;c’était notre reine… c’était notre belle Chérie !… Depuislors, reprit-il en secouant la tête comme s’il eût gourmandé sapropre faiblesse, depuis lors, elle a grandi parmi nous, pendantque les générations d’étudiants se succédaient… Et, depuis quinzeans, pauvres ou riches, tous nos frères ont apporté leur offrandepour accomplir le serment de l’université… si bien que notre filleest riche, si bien que l’orpheline n’a jamais connu le malheur…Après avoir joué, enfant, dans les bras de nos devanciers, ellesourit, jeune fille, au milieu de nous, sans souci pour le présent,sans crainte pour l’avenir, car elle sait que l’université est samère !

Frédéric se tut et le murmure s’enfla autourde lui ; il n’y avait pas un cœur qui ne battît, pas unebourse qui ne fût pas prête à s’ouvrir.

Bastian s’essuya les deux yeux avec le coin deson dolman et s’en vint serrer la main de Frédéric, tandisqu’Arnold et Rudolphe disaient :

– Tu as bien parlé, frère !… Ce quetu as dit, nos cœurs le sentent !

– S’il a bien parlé !… s’écriaBastian, qui sanglotait, je le crois bien… Il a tant detalent !… tant de talent !

Frédéric avait pris sa casquette à deux mainset faisait le tour du cercle. Avant de commencer la quête, il avaittiré de sa poche son petit portefeuille, et le fameux guillaumed’or tout neuf était tombé dans la casquette.

– Voilà pourquoi je voulais avoir unguillaume… dit-il en passant devant Arnold et Rudolphe, quil’embrassèrent les larmes aux yeux.

C’était l’enfant gâté. On ne résistait pasplus à son sourire naïf et gracieux qu’à la pointe fulgurante deson épée. Nous saurons bien juger s’il méritait d’être adoréainsi.

Les rixdales, les ducats, les florinstombaient comme grêle dans la casquette. Chacun jetait son offrandeen prononçant une bonne parole. Anciens et Nouveaux luttaient degénérosité, et bientôt le ducat tout neuf de Frédéric disparut sousla récolte abondante. La casquette, remplie et gonflée, ne pouvaitplus rien contenir.

– Merci pour elle, frères, dit Frédéric,quand il eut regagné sa place, vous êtes de bons petits pères, etvotre fille sera riche encore cette année… Elle aura de bellesrobes de soie, de beaux voiles de dentelle, des fleurs et desparures qui ne pourront pas la faire plus jolie… Mais cela nesuffit pas, les belles robes, les dentelles et les fleurs…

Il s’interrompit, et sa charmante figure pritune expression de gravité vraiment paternelle.

– J’ai bien réfléchi, poursuivit-il ensecouant la tête lentement ; non, cela ne suffit pas… Il fautencore autre chose !

– Quoi donc ?… fut-il demandé.

Frédéric était tout rêveur.

– Dites-moi, reprit-il brusquement, vousl’aimez bien, n’est-ce pas ?

– Comme la prunelle de nos yeux !s’écrièrent les Anciens.

Bastian cherchait un mot plus fort, mais il neput pas le trouver.

Quant aux jeunes Conscrits, ils n’osaient tropdire encore ce qu’ils ressentaient ; mais l’enthousiasme estcontagieux de sa nature, et depuis le premier jusqu’au dernier, ilsétaient déjà tous fous de Chérie.

– Pardonnez-moi de vous avoir demandécela, continua Frédéric, moi qui sais que son bonheur est votreplus cher désir… Mais, ajouta-t-il d’un petit ton de moraliste quilui allait à merveille, vous vous occupez trop de scandalcontrà, de coups d’épée, de chansons politiques et d’autressornettes, mes camarades… Quand on a l’épée à la main, on y va debon cœur, et c’est bien… mais le reste du temps, croyez-moi, il n’yfaut pas songer… Le reste du temps il faut songer àChérie !

– À la bonne heure !… dit Arnold ensouriant.

Les autres l’imitèrent, excepté Bastian, quihocha la tête gravement et murmura :

– Il a raison… il a bien raison !…Au diable les épées ! Vivent les schoppes et viveChérie !

– Vous souriez… dit Frédéric sans sedéconcerter. La voilà femme, pourtant !… Elle a eu seize ans àla fête des Fleurs… Pour qu’une femme soit heureuse, mes frères,pensez-vous qu’il suffise de jeter des thalers et des ducats dansun chapeau ?

La question était précise et nettementposée.

– Hein !… fit Bastian, a-t-il dutalent !

Les Anciens s’entre-regardèrent, et lesNouveaux pensèrent que ce blond chérubin, qui semblait être de leurâge, était décidément un garçon fort raisonnable.

Frédéric, cependant, baissait les yeux ;on eût dit que la parole hésitait maintenant sur ses lèvres.

Sa joue devint toute rose lorsqu’ilreprit :

– Avez-vous pensé parfois à unechose : c’est que Chérie va bientôt aimer ?…

Il se fit un mouvement depuis les bancs desConscrits jusqu’aux sommets où perchaient les Maisons moussues.

– C’est vrai !… c’est vrai,cela !… disait-on de toutes parts.

– Avez-vous pensé parfois, poursuivitFrédéric dont la voix s’altérait visiblement, que Chérie aime déjàpeut-être ?…

Il y eut un silence étonné. Personne n’avaitfait cette supposition.

– Qu’en sais-tu ?… demandaRudolphe.

– Je n’en sais rien, mon frère… répliquaFrédéric.

– Alors, pourquoi parles-tuainsi ?

– Parce que c’est possible… parce quec’est probable.

Nous ne savons comment dire cela ; il n’yavait pas un atome d’égoïsme dans le sentiment qui poussait cesjeunes gens. Nous ne sommes point de ceux qui excusent ou caressentleur fastidieuse marotte politique ; mais la sévérité la plusexcessive ne saurait sans injustice méconnaître leur loyauté. Entreeux et Chérie, il n’y avait que des rapports de générosité sainteet de paternel amour d’une part, de l’autre que des sentiments defranche et sincère reconnaissance.

Mais, écoutez, ils étaient bien jeunes pouravoir une si charmante fille. La tendresse peut faire fausse routeet s’égarer loin de son point de départ, quand nul ne prend soucide la surveiller… Et quel mal, après tout, si la tendresse restepure ?

Elle était si belle, Chérie ! elle étaitsi douce et si bonne !

Plus d’un, parmi les membres de la famille desCompatriotes, parlons plus franchement, beaucoup, presque tous,tous, peut-être, sans le savoir, sans se l’avouer, avaient euquelque doux rêve.

Il y avait dans l’université de Tubingue uneloi qui n’était point promulguée hautement ; mais la moindreinfraction à cette loi eût été châtiée avec la dernière sévérité,chacun le savait bien. C’était la loi tacite, fondée sur ladélicatesse et sur l’honneur, qui défendait de parler d’amour àChérie.

Jamais, au grand jamais, un seul mot… Maispourquoi insister là-dessus, puisque nous avons dit que ces jeunesgens avaient du cœur ?

La loi tacite était donc religieusementexécutée ; tout ce que nous voulons faire entendre, c’est quecette loi honorable qui fermait toutes les bouches, ne pouvaitmettre un bandeau sur tous les yeux.

Frédéric venait de donner un corps à unepensée que tous les cœurs gardaient à l’état latent :« La voilà femme, elle a seize ans ; elle va aimer, elleaime déjà peut-être. »

Était-il défendu à chacun de ces jeunes gensd’ajouter dans le secret de son âme : « Si c’étaitmoi ?… »

Si cela était défendu, nous devons avouer queFrédéric, tout le premier, manquait à la consigne.

– Admettons qu’elle aime, puisque noussommes sûrs qu’elle aimera, reprit-il avec une énergie soudaine quifit relever toutes les têtes à la ronde. Celui qu’elle aime, oucelui qu’elle aimera, il faut qu’elle l’épouse !

– Nous sommes prêts ! direntnaïvement quelques Anciens.

Tant il est vrai que la pensée commune étaittelle que nous l’avons exprimée.

Seulement, il ne leur tombait point sous lesens que Chérie pût aimer en dehors de la famille desCompatriotes ; et c’était en cela que le blond Frédéric, toutnovice qu’il était, voyait plus loin qu’eux.

Il eut un sourire mélancolique.

– C’est bien, mes frères, répliqua-t-il,hésitant à dévoiler sur-le-champ toute sa pensée ; mais si lafamille de celui qu’elle choisira s’y oppose ?

– On te dit : Nous sommesprêts !… ajouta le chœur d’une voix de tonnerre.

– Diable d’enfer ! ajouta Bastian,il faudrait qu’une famille fût bien pimbêche pour faire la petitebouche au vis-à-vis de Chérie !

– Moi aussi je suis prêt, murmuraFrédéric avec émotion ; mais je crois que vous ne me comprenezpas encore… Il faut prévoir tous les cas : si celui qu’elleaime, ou qu’elle aimera, n’était pas un de nous ?…

– Comment dis-tu ?… fitRudolphe.

Arnold haussait les épaules et Bastiangrondait :

– Diable d’enfer !

L’assemblée était évidemment refroidie.

– Dame !… reprit Rudolphe lepremier, que veux-tu, Frédéric ?… on ne peut répondre que poursoi !

– Si c’était un prince !… ajoutaArnold avec une légère pointe d’amertume.

– Si c’était l’empereur !… achevaBastian, tout content d’avoir trouvé cela.

Et les autres de rire.

Frédéric frappa du pied ; ses sourcilsdélicats se froncèrent et l’on vit un éclair s’allumer dans sonœil. Vous n’eussiez plus reconnu l’enfant doux et gai de tout àl’heure. C’était un homme, et un homme indomptable. Quand son frontse redressa, on y vit luire comme un reflet de sa volontésouveraine.

– Mes frères, dit-il d’une voix changéeet qui vibra jusqu’au dernier recoin de la salle, que ce soit unpaysan ou un prince, que ce soit un pauvre étudiant ou l’empereur,il faut que Chérie soit heureuse !

Sa parole entraînante allait chercherl’enthousiasme au fond des cœurs ; c’était son âme toutentière, son âme chaude et noble qui semblait jaillir et s’épandreautour de lui.

On faisait silence, non point pour réfléchirou pour résister à cette influence, mais pour écouter encore.

– Et cependant, dit une voix, si celuiqu’elle aime, cette jeune fille, est notre ennemi ?

C’était Baldus qui avait parlé, mais Baldusarrivait de Vienne et n’était pas de la Famille.

– Si celui qu’elle aime est notre ennemi,répondit Frédéric, notre haine pour lui s’éteindra dans latendresse que nous portons à Chérie… Nous sommes jeunes, noussommes forts, rien n’est au-dessus de nous… Mes frères, sur leberceau de l’enfant, l’université a fait un serment qu’elle a tenu…Sur la tête bien-aimée de la jeune fille, il faut que l’universitéfasse un autre serment et qu’elle le tienne… Dites-vousencore : Nous sommes prêts ?

La réponse sortit à la fois de toutes lespoitrines, et ce fut comme un formidable écho qui répéta :

– Nous sommes prêts !

– Jurons donc, reprit Frédéric, dont lavoix se fit en même temps plus grave et plus douce, jurons que toutobstacle s’opposant au bonheur de Chérie sera brisé par nous… Et nelimitant notre serment qu’à la volonté même de Dieu, jurons queChérie sera heureuse !

Toutes les mains s’étendirent, et après unsilence plein de recueillement et d’émotion, on entendit tous lesmembres de la Famille prononcer en chœur d’une voixlente :

– En dépit de tout pouvoir humain et saufla volonté suprême de Dieu, nous jurons que Chérie seraheureuse !

Puis la grande salle resta muette durantquelques secondes. Arnold et Rudolphe étaient allés prendre lesmains de Frédéric.

Celui-ci tressaillit, et les vives couleursqui naguère éclatèrent à son front pâlirent. Dans le silence, onentendait un pas léger, qui descendait l’escalier intérieur de laMaison de l’Ami.

Puis une voix fraîche et brillante s’éleva quichantait, sur un air plein de gaieté, une chansonnette folle dontle refrain était ainsi :

Je suis la pupille

De messieurs les étudiants,

De bons enfants,

Trop jeunes pour avoir une aussi grande fille…

Je suis la pupille

De messieurs les étudiants.

– Chérie !… murmura-t-on de toutesparts, tandis que Frédéric tremblait comme un homme surpris enfaute.

C’est qu’en effet il pensait avec une sorte deterreur : « Une seconde de plus, elle m’aurait entenduplaider sa cause !… »

Or Frédéric ne le voulait pas.

Ceux qui étaient auprès de la portel’ouvrirent à deux battants, et Chérie, le sourire aux lèvres,belle comme le plus beau des anges, franchit d’un bond leseuil.

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