La Reine des Épées

Chapitre 7Conclusion.

Bien des années ont passé depuis lors dans lehaut pays, entre Freudenstadt et le village de Munz ; lesbonnes gens qui racontent cette histoire disent que le lendemain,Lenor, Chérie, le baron de Rosenthal et messieurs les étudiants deTubingue, laissant Frédéric endormi, s’en allèrent au delà du bourgdu Haupt, sur le versant du Kniebis, où s’élevait la cabaned’Élisabeth Horner. La pauvre vieille filait sur le pas de sa porteen songeant à son fils Frédéric, qui l’avait quittée un moisauparavant, bien pâle et souffrant de la tristesse d’amour. On lamit dans le carrosse du baron, entre Chérie, dont elle avaitsurpris tant de fois le nom sur la lèvre brûlante de son fils, etla jeune comtesse Lenor. Quand Frédéric s’éveilla, un grand bruitse faisait dans la cour du château de Rosenthal : c’étaientmessieurs les étudiants de Tubingue qui arrivaient en chantant etportaient sur leurs épaules la bonne femme avec son casaquin delaine et sa coiffe de paysanne. Frédéric s’élança hors de sachambre et vint tomber en pleurant dans les bras de sa mère, quiétait demi-folle de surprise et de bonheur. Élisabeth Horner eut lameilleure place à l’église et la meilleure place à table ;Chérie l’entourait de caresses filiales ; quant au baron et àLenor, on eût dit qu’ils étaient aussi leurs enfants.

Une avenue d’érables fut plantée qui menait dela porte du château au petit perron du Sparren. Les érables sontdevenus de grands arbres, et la mousse ni l’herbe n’a pas eu letemps de croître dans l’allée.

Là où commence le repos heureux, il n’y a plusd’histoire ; nous dirons seulement que le fils aîné deFrédéric Horner et de Chérie est capitaine des chasseurs de lagarde, et que Rosenthal a un beau garçon à l’université deTubingue.

Tous les ans, il y a deux grands jours defête : un jour à la maison blanche, un jour au vieux château,et c’est plaisir de voir comme les officiers du roi et messieursles étudiants ont oublié leurs anciennes querelles.

L’addition fantastique de Chérie se trouve dureste justifiée. Toutes les générations de Compatriotes viennent serencontrer à la fête, et c’est par milliers que la pupille del’université de Tubingue compte ses tuteurs bien-aimés.

La reine Chérie a une fille de quinze ans, auxlongs cheveux d’un blond perlé, aux grands yeux noirs pétillants etmutins… Mais ne commençons pas un autre roman !

Qu’il nous suffise de dire en finissant, pourrentrer dans le sujet même de notre récit, que la chanoinesseConcordia fit non-seulement deux épithalames sur le double mariage,mais encore une élégie dramatique, une héroïde, comme ellel’appelait elle-même, sur la mort prématurée du comte Spurzeim. Onavait trouvé, en effet, au bord du torrent, la perruque et lesmanchettes du diplomate fort : c’était l’indice irrécusabled’un suicide. La chanoinesse compara ces manchettes et cetteperruque aux sandales d’Empédocle, rejetées par le volcan del’Etna.

Or, cette même nuit, justement, un voyageur àla mise décente passait à la frontière de Wurtemberg, au-dessus deHas-lasch, traversait le duché de Bade et pénétrait en France parle pont de Kehl. Quatre ou cinq jours après, ce voyageur entraitdans la capitale du monde civilisé, par la barrière de la Villette.Il employa une semaine entière à visiter les principaux monumentsde Paris et à étudier les mœurs de nos populations si véritablementintelligentes. Le huitième jour, il monta sur les tours deNotre-Dame et jeta tout autour de lui un regard dominateur.

– Salut, Paris ! s’écria-t-il en sefaisant un garde-vue de ses paupières, à la façon du prince deTalleyrand-Périgord : je te connais, j’ai deviné ton secret…Salut, ville du vin frelaté, patrie du chrysocale et du strass, descachemires à cinquante francs et des festins à vingt-cinqsous !… J’ai fait de la diplomatie politique et j’y ai perdumon patrimoine ; j’ai fait de la diplomatie de famille et j’yai perdu mon latin… Chez toi, cité amoureuse de la fraude, citéfolle du bon marché, je vais faire de la diplomatie decuisine !… Les épiciers sont tes seigneurs, ô Paris ! jeveux monter au rang d’épicier ! je veux m’appeler monsieurMivard-Godard ; je veux te vendre du sucre saturé d’amidon, ducafé plein de châtaignes torréfiées, de la bougie de suif, duchocolat de fécule, du savon de résine, et les fruits les plussavoureux de la Provence, récoltés dans les vergers deChaillot !… Je veux te faire manger du silex en poudre au lieude sel ; je veux te prodiguer des sangsues illustrées déjà parplusieurs campagnes, mettre de la cendre de bois flotté dans lepoivre de tes ragoûts, mettre du son dans la moutarde de tes bainsde pieds ; et toutes ces bonnes choses, ô Paris ! maconquête, je veux te les débiter à l’aide de poids philosophiques,dans des balances sans préjugés !…

Il dit, et sans perdre de temps, il allacommander du madère à Belleville, du champagne grand mousseux à laPetite-Villette, des saucissons de Bologne à la barrière du Combat.La Compagnie hollandaise lui fournit du bœuf de Hambourg, le marchéde la Vallée lui donna des jambons de Bayonne. Il acheta de lacendre, du plâtre, des cailloux, de l’empois, du gros papier, enfintout le nécessaire ; puis le nom de Mivard-Godard brilla enlettres d’or, sur une enseigne de verre, dans l’un des plus beauxquartiers de la capitale.

Son œuvre a naturellement prospéré, par lesoin qu’il a eu de n’employer que des poisons lents dans sesmixtures. Il est riche, il a l’estime générale ; il a donnéquelques billets de banque à une entreprise honorable pour qu’elleéditât sa biographie, où se trouve cette phrase que nous croyonsavoir déjà vue quelque part : « Monsieur Mivard-Godardest une personnalité remarquable, un véritable homme dudix-huitième siècle, etc., etc. »

Nous ajouterons qu’il a fait faire sonportrait par un peintre de quelque talent, et qu’une discussions’est élevée entre lui et l’artiste, parce que ce dernier demandaitcinq cents francs de plus pour appliquer sur les lèvres de monsieurMivard-Godard le malin sourire de Voltaire.

FIN

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer